Marc-Adélard Tremblay : le maître d'oeuvre de l'anthropologie canadienne1

Alexander M. Ervin


Note

Références bibliographiques


Au cours de l'hiver 1990, je visitais Québec en compagnie de Jim Freedman, de l'Université Western Ontario. Nous travaillions avec Marc-Adélard à une étude de faisabilité visant à déterminer si la Société canadienne d'anthropologie devait élaborer un programme d'accréditation des professionnels de l'anthropologie appliquée. Nous avions été aimablement invités à un souper en famille chez une de ses filles qui habitait à environ deux kilomètres du trajet emprunté par le défilé du carnaval d'hiver. En soirée, nous sommes allés voir le défilé. Au retour, Adé, dans la soixantaine, se livra à une course amicale contre son fils et son gendre, tous deux dans la vingtaine.

Après le départ de la course, sa fille Dominique et moi nous sommes fait le commentaire qu'Adé était remarquable. Elle me dit : « My father is a builder ». L'expression builder m'a alors semblé étrange, me suggérant plutôt des images d'Adé vêtu d'un tablier de cuir et muni d'une scie, d'un marteau et de plans. Réalisant qu'il s'agissait d'une métaphore, je me suis alors demandé si elle était plus répandue en français qu'en anglais.

Depuis lors, chaque fois que je pense à Adé, je l'associe à un « bâtisseur ». J'ai même poussé la métaphore jusqu'à le qualifier de « maître d'oeuvre ». À une époque plus ancienne, c'est ainsi que l'on nommait la personne qui maîtrisait chacun des métiers (la maçonnerie, la charpenterie, la plomberie, etc.) nécessaires à la construction d'édifices publics ou religieux. Ma famille s'enorgueillit de mon arrière-grand-père, qui jouait un rôle semblable dans la Nouvelle-Écosse rurale de la fin du XIXe siècle.

La première réalisation d'Adé à titre de maître d'oeuvre tient au fait qu'on pourrait le considérer comme le « bâtisseur » de l'anthropologie appliquée et de l'anthropologie des politiques au Canada. Diplômé de l'Université Cornell, qui offrait un programme précurseur en anthropologie appliquée, il fut une ressource clé dans la mise sur pied et le développement du projet de recherche portant sur le comté de Stirling. Je ne saurais trouver d'autre exemple plus authentique d'un projet d'anthropologie appliquée mené par un Canadien, projet qui allait donner lieu à ses travaux majeurs sur les Acadiens du littoral sud de la Nouvelle-Écosse.

Il est bien connu que l'étude sur le comté de Stirling fit époque internationalement parce qu'elle jetait les bases du mouvement de santé mentale communautaire et qu'elle constituait un exemple des traditions les plus rigoureuses en épidémiologie psychiatrique.

Un autre projet d'importance en anthropologie appliquée au Canada fut celui du groupe de travail (1966Hawthorn-Tremblay) qui enquêta sur les conditions socio-économiques des peuples autochtones au cours des années 60. Les recommandations de politiques (citoyenneté-plus, etc.) contenues dans ce rapport étaient en avance de plusieurs décennies sur la pensée de l'époque. Par ailleurs, Adé a poursuivi ses travaux sur les Québécois de la Côte-Nord, sur les Amérindiens, sur les Acadiens, sur les immigrants et, à titre de consultant pour le gouvernement du Québec, sur la prestation de soins de santé, plus particulièrement, dans le domaine de la santé mentale. Ses nombreuses réalisations en anthropologie appliquée au Canada le démarquent toujours actuellement si l'on considère qu'il a publié récemment le seul manuel (Tremblay, 1990) d'anthropologie appliquée au Canada. Qui plus est, la Société d'anthropologie appliquée au Canada l'a honoré en donnant son nom à un prix qu'elle décerne annuellement.

Marc-Adélard Tremblay apparaît donc comme le principal bâtisseur de l'anthropologie appliquée au Canada. Par ailleurs, son travail auprès des associations professionnelles d'anthropologie illustre une autre facette de ses talents de maître d'oeuvre. Lorsque j'étudiais à l'Université de Toronto, au milieu des années 60, le Canada ne comptait aucune organisation de ce genre. Dix ans plus tard, la Société canadienne d'anthropologie était mise sur pied. En 1981, c'était au tour de la Société d'anthropologie appliquée au Canada (SAAC) et, peu après, celui de l'Association canadienne d'anthropologie médicale (ACAM). À l'instar de Joan Ryan et de Sally Weaver, Adé peut être considéré comme un fondateur de la Société canadienne d'anthropologie, dont il a été l'un des premiers présidents. Il a également, avec David Lumsden, participé à la fondation de l'Association canadienne d'anthropologie médicale, dont il a été le deuxième président. De plus, il a été très actif aux premières heures de la SAAC et, par la suite, tout au long de son développement.

On connaît également le travail émérite accompli par Adé au sein d'organisations hors du domaine de l'anthropologie, notamment son rôle à titre de président de la Société royale du Canada. Revenant à notre métaphore, on remarquera qu'en ce qui a trait aux associations professionnelles, Adé a été un « bâtisseur de ponts ». Dans un pays marqué par les diversités ethniques, régionales et linguistiques, il est arrivé que les tensions qui surgissaient, à l'occasion, à l'échelle nationale se manifestent dans le monde universitaire. Or, tout en demeurant fidèle à ses racines québécoises, Adé s'est toujours révélé un médiateur et un communicateur efficace. Je suis assuré que, s'il n'avait pas choisi l'anthropologie, il aurait pu faire une remarquable carrière diplomatique.

Comme témoin de l'extérieur, il m'apparaît qu'au-delà de sa contribution essentielle à la mise sur pied et au développement d'organisations professionnelles, Adé a été l'un des principaux artisans de l'émergence institutionnelle d'une anthropologie francophone au Québec. Comme activité universitaire à part entière, l'anthropologie québécoise n'a réellement vu le jour qu'au début des années 60, alors qu'on a séparé les départements d'anthropologie et de sociologie. Le même phénomène s'est produit au Canada anglais. Dans les deux cas, l'anthropologie a connu dès lors un développement exponentiel. Par exemple, il y a actuellement au Canada 26 départements d'anthropologie alors qu'on les comptait sur les doigts d'une seule main au début des années 60. Si les anthropologues canadiens ne disposaient pas d'associations autonomes jusqu'au milieu des années 70, les congrès annuels de la Société d'anthropologie du Canada présentent maintenant de 50 à 80 sessions de communications scientifiques d'une très grande variété, sessions qui étaient, dans la première moitié des années 60, amalgamées aux activités de la beaucoup plus grande American Anthropological Association.

Une étude réalisée par le regretté John Price (1987 : 32) révèle que sur le plan quantitatif (nombre de praticiens et de départements), l'anthropologie québécoise est sous-représentée par rapport à l'ensemble de l'anthropologie canadienne. En revanche (c'est moi qui souligne), on peut soutenir que l'anthropologie québécoise occupe une place plus importante quant à la qualité et à l'intensité de sa production. Représentée par les départements respectifs de l'Université Laval et de l'Université de Montréal, l'anthropologie francophone au Québec est extrêmement diversifiée eu égard à ses aspects théoriques et pratiques comme en ce qui a trait à la pratique d'une ethnographie d'ici et d'ailleurs. De façon générale, l'anthropologie québécoise est plus cosmopolite et traite de domaines plus variés que l'anthropologie anglophone. À titre indicatif, on notera que l'anthropologie québécoise a réussi avec beaucoup plus de succès que sa contrepartie anglophone à faire l'étude de sociétés dominantes, complexes, modernes et postmodernes. Lorsque, à l'occasion, mes étudiants me demandent où ils devraient poursuivre leurs études de doctorat, je cherche à savoir s'ils parlent français parce qu'à mon sens l'Université Laval et l'Université de Montréal sont, dans ce domaine, parmi les trois meilleures du pays.

L'émergence d'une anthropologie spécifiquement québécoise est, en grande partie, attribuable aux efforts de bâtisseur de Marc-Adélard Tremblay, dont les premiers travaux remontent aux années 50. On pourrait même se demander s'il existait une anthropologie moderne au Québec avant Tremblay. Sa carrière témoigne du degré de sophistication auquel est parvenue cette dernière. Considérons certains des thèmes qu'il a traités, comme les communautés francophones d'agriculteurs, de pêcheurs et de bûcherons, les immigrants au Québec ainsi que ses recherches plus traditionnelles sur les peuples autochtones, considérons ses préoccupations théoriques à l'égard de la politique publique, des modèles de stress, de la santé communautaire et de la santé mentale, de même que la nouvelle anthropologie appliquée, tout cela reflète les influences cosmopolites de cette anthropologie aux multiples facettes.

On peut conclure, en résumé, que Marc-Adélard Tremblay a été le maître d'oeuvre qui a jeté les bases d'une anthropologie spécifiquement québécoise, d'une anthropologie appliquée canadienne dynamique et des principales associations d'anthropologues au Canada.

Note

CIBLE.GIF1. Ce témoignage a été traduit par Karen Dorion-Coupal et Louis Gagnon.

Références bibliographiques

CIBLE.GIFHawthorn, H. et M.-A. Tremblay (édit.)1966. A Survey of Contemporary Indians of Canada. vol. 1 et 2, Ottawa, Département des Affaires indiennes.

CIBLE.GIFPrice, J., 1987. Applied Anthropology : Canadian Perspectives. inédit.

CIBLE.GIFTremblay, M.-A., 1990. Les fondements historiques et théoriques de la pratique professionnelle en anthropologie. Québec, Laboratoire de recherches anthropologiques, Université Laval.


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