La méthodologie du bricolage dans l'analyse de contenu : écarts entre culture-objet et culture-sujet1

Denis Blondin


L'analyse de contenu des manuels scolaires

Le bricolage

Les écarts entre culture-objet et culture-sujet

Les trajectoires de la recherche

Post-scriptum

Notes

Références bibliographiques


L'âge d'or d'une institution correspond le plus souvent à sa période de maturité. Pour moi, cet âge d'or de l'anthropologie à l'Université Laval a plutôt été sa petite enfance, au moment même de la création du département. Pour la plupart des novices d'alors, la formation universitaire pouvait se combiner étroitement à l'expérience du terrain et de la recherche. C'est ainsi que dès la fin de ma première année d'études, à l'été 1968, Marc-Adélard Tremblay m'offrait, chance incroyable, un contrat de recherche sur la Basse-Côte-Nord du Saint-Laurent. Plutôt que de retourner gagner l'argent de mes études en coupant le foin sur le bord des routes ou en récoltant le tabac dans le sud de l'Ontario, j'allais pouvoir découvrir « le terrain » et combiner une aventure passionnante avec une expérience hautement formatrice, tout en recevant un salaire. Ce fut un prodigieux coup d'accélérateur dans ma jeune carrière d'anthropologue. J'en garde un souvenir vivace et je tiens à dire ici toute ma gratitude à mon maître et directeur.

« Monsieur » Tremblay, titre qui a toujours véhiculé pour nous un respect aussi profond que le « Doctor » des Américains ou le « Professeur » des Français, a été pour moi bien plus qu'un professeur ou un directeur de recherche. Ce fut un modèle, un inspirateur. Je lui dois surtout ce qui reste l'ingrédient essentiel de la recherche, soit le juste dosage de rigueur et de passion.

L'analyse de contenu des manuels scolaires

La recherche dont je voudrais ici dégager quelques pistes de réflexion n'est cependant pas cette première aventure ethnographique, mais une recherche qui a germé longtemps après que j'aie reçu les premières semences de cette passion, soit après avoir eu l'occasion d'approfondir ma discipline au fil d'une douzaine d'années d'enseignement. Il s'agit d'une analyse de contenu des manuels scolaires québécois2, réalisée dans le but d'y traquer les fondements cognitifs du racisme.

Une telle idée peut paraître farfelue, considérant que nos matériaux didactiques sont déjà minutieusement épluchés et doivent même répondre aux normes d'une politique de valorisation du pluralisme avant de recevoir l'imprimatur du ministère de l'Éducation. Mais l'hypothèse même de cette recherche était que, derrière un système de valeurs antiracistes explicitement professées, pouvait se cacher un système cognitif servant de vecteur à l'idéologie raciste, bien que de façon inconsciente et inintentionnelle.

Les objectifs de cette recherche étaient d'examiner l'ensemble des manuels scolaires québécois approuvés par le ministère de l'Éducation pour les niveaux primaire et secondaire, dans le but d'analyser la représentation des différences entre les humains. L'analyse de contenu visait à décrire l'ensemble des catégories utilisées pour penser ces différences ainsi que les théories en usage pour les expliquer, dans le but de déceler les distorsions susceptibles d'alimenter une conception raciste de l'humanité.

À mon avis, l'objectif a été atteint au-delà de toute attente et cette recherche a même conduit à des découvertes inattendues, en particulier le fait que les multiples distorsions convergeaient dans une même direction et pouvaient être expliquées par leur place au sein d'un schéma cognitif intégrateur agissant comme une sorte de programme inconscient. Mon but n'est pas ici d'en faire la synthèse, mais de livrer quelques réflexions a posteriori sur les aspects méthodologiques de l'analyse de contenu ainsi que sur les problèmes posés par la diffusion des résultats, puisque force m'est de constater que mes résultats de recherche, même publiés3, n'ont pas encore débouché sur un véritable débat de société malgré l'actualité du sujet et le caractère crucial des enjeux soulevés.

Au départ, le choix d'une approche méthodologique était conditionné surtout par la complexité des catégories de l'analyse. Comme l'avaient aussi constaté Bernard Arcand et Sylvie Vincent (1979) dans une recherche similaire, il était quasiment impensable de recourir à une approche quantitative, même si la plupart des théoriciens de la méthodologie semblent privilégier ce type d'approche. Par exemple, l'ouvrage de Benoît Gauthier (1984 : 297) reprend une définition classique de l'analyse de contenu en tant que « technique de recherche visant la description objective, systématique et quantitative du contenu manifeste des communications » (notre soulignement). Cette définition de Berelson (1952), qui correspond aussi à celles de Pinto et Grawitz (1969) et de Holsti (1969), est reprise à peu près telle quelle par Aktouf (1987), qui fait même de la quantification l'étape ultime de la recherche. Pour Gauthier, la description des étapes d'une analyse de contenu aboutit également à l'étape du « mode d'énumération ».

Si les phénomènes proprement humains qui constituent l'objet des sciences de la société sont avant tout des phénomènes de signification, on peut s'étonner de cette volonté persistante de les réduire à des nombres. Puisque, dans l'analyse de contenu, l'objet lui-même est constitué de messages et que les produits de la recherche se présentent ultimement sous forme d'énoncés langagiers, le recours au traitement quantitatif risque fort de jouer principalement un rôle réducteur, celui d'un goulot d'étranglement. Il est certain que d'autres objets de recherche s'y prêtent mieux, et même presque nécessairement. On peut compter des naissances, des votes ou des quantités de biens produits, mais il n'était pas question pour moi de calculer des pourcentages d'idées racistes par volume ou par matière, avant même de savoir en quoi consistait cet objet qu'on aurait pu appeler « le racisme ».

Quant à l'autre élément clé de la définition de Berelson, à savoir le choix des contenus « manifestes » comme objet de l'analyse de contenu, il était tout aussi insensé de vouloir s'y tenir, puisque à ce niveau d'analyse, il n'y a pas de « racisme » dans nos manuels scolaires, comme chacun sait. Selon René L'Écuyer, « l'analyse de contenu est une méthode visant à découvrir la signification du message étudié » (1987 : 50), mais pourquoi cette signification serait-elle confinée au niveau manifeste des communications ? Mucchielli (1979 : 21) prétend qu'« il n'y a qu'à analyser ce dont on dispose, sans aller supposer des " dessous » cachés influents ". Mais si tout est là et qu'il n'y a rien de latent, pourquoi faire des analyses de contenu ? Des résumés feraient aussi bien l'affaire.

En ce qui concerne le racisme, au sens courant du terme, il est bien clair qu'on ne le trouve pas dans le contenu manifeste des manuels scolaires, déjà amplement scrutés à cet égard par les auteurs eux-mêmes, par les éditeurs et par le ministère de l'Éducation du Québec, qui en approuve le contenu. Même une recherche systématique sur le sujet (McAndrew, 1985) n'en a apparemment pas décelé de traces dans les manuels québécois. C'est évidemment au niveau des contenus latents qu'il faut chercher, et à cet égard, on pourrait même dire que « le racisme » s'y présente en surabondance. Pour parler en termes quantitatifs, l'application de la grille de lecture au corpus choisi, soit un ensemble de 84 manuels scolaires, a généré plus de 1800 pages d'extraits retenus comme significatifs, et le livre qui en fait la synthèse (Blondin, 1990) comporte environ 800 références aux matériaux didactiques québécois. Bref, il s'agit de bien autre chose que de quelques « préjugés » ou « stéréotypes » furtivement glissés ou oubliés dans les matériaux didactiques.

Si l'analyse est correcte, c'est l'ensemble des programmes et manuels scolaires qui contribue à inculquer dans l'esprit des générations successives l'idée que les Occidentaux (les Blancs) constituent une espèce humaine distincte et supérieure aux autres. Cette conclusion serait pourtant niée par les auteurs des manuels, et l'écart semble être maximal entre le panorama reconstruit par mon analyse et le système de leurs perceptions subjectives.

Faudrait-il en conclure que l'analyse de contenu trahirait la signification des messages que les auteurs ont voulu produire ? En un sens oui, si l'on se rapporte à leur intention consciente, mais ce n'est pas en soi un problème lié à telle ou telle méthode. En réalité, il n'est pas du tout nécessaire de prétendre que l'analyse produite fournit un portrait fidèle du corpus analysé. L'analyse ne prétend pas davantage restituer la signification « réelle » ou « profonde », mais plutôt élaborer un deuxième discours à partir du premier. La distance entre les deux est bien réelle : dans le cas présent, elle correspond à une série de raisonnements et d'inférences qu'un lecteur peut faire à partir de la lecture des manuels scolaires. Comme on le verra plus loin, cette distance correspond en même temps à l'écart entre deux cultures, la culture-objet et la culture-sujet.

La méthodologie employée ne peut pas facilement être décrite selon un modèle formel, et il n'est pas étonnant que les auteurs d'ouvrages sur la méthodologie ne traitent que très brièvement de cette approche, qui se confond presque avec l'analyse qualitative, telle que Marc-Adélard Tremblay l'a illustrée avec son étude des valeurs acadiennes (1968 : 219-227). C'est que l'analyse de contenu est utilisée à toutes les étapes de toutes les recherches, particulièrement en anthropologie, puisqu'il faut bien analyser le contenu des ouvrages consultés, des entrevues réalisées, des notes ethnographiques recueillies, etc. En fait, une analyse de contenu systématique ne diffère pas des autres formes de recherche scientifique et comporte les mêmes étapes essentielles : la formulation du problème de recherche, l'élaboration d'un devis, la détermination des catégories pour la classification des données, la compilation systématique et la synthèse des données selon des catégories. D'un certain point de vue, l'analyse de contenu se distingue surtout en ce qu'elle repose ultimement sur une approche qualitative de son objet de recherche et tente d'en dévoiler les contenus latents.

Le bricolage

On considère ordinairement que les opérations essentielles d'une analyse de contenu sont le choix de l'unité d'analyse et l'élaboration d'une grille de lecture. Dans le cas présent, l'unité d'analyse choisie n'était ni le mot, ni la phrase, ni le thème, ni le symbole, ni le paragraphe, ni la page, mais bien l'extrait, c'est-à-dire tout passage d'un texte comportant soit une partition de l'humanité en catégories, soit l'énoncé d'une explication des différences entre les groupes humains, soit la mise en scène d'un rapport entre eux. En pratique, il est plus que probable que tous les extraits répondant à ces critères n'ont pas été retenus, mais seulement ceux qui pouvaient se rattacher d'une façon quelconque à l'idéologie raciste, selon des critères qu'il serait possible de définir au terme de la recherche mais qui ne pouvaient pas l'être, de façon précise, au début. Bref, il semble bien que la pratique de l'analyse de contenu, à partir d'un certain point, échappe à tout cadre formel prédéfini, et cela est probablement essentiel pour lui conserver son caractère heuristique.

Quant à la grille de lecture, c'est vraiment elle qui occupe la place centrale puisqu'elle est appelée à se transformer par la suite en une grille de codification des données et en une grille d'analyse. La grille de lecture utilisée devait être ouverte afin de pouvoir s'enrichir de nouvelles catégories au fil de la recherche, mais, dès le départ, elle était conçue en vue de sa transformation en grille de codification des extraits retenus. Elle comportait donc des types de catégories d'humains, des types de théories explicatives et des types de rapports entre groupes, en plus de références à la provenance des extraits, aux procédés de communication employés et à d'autres extraits déjà retenus.

Dans l'analyse de contenu, le traitement des données passe par le découpage et la sélection des unités de signification, et par les diverses étapes de leur classification, mais il doit aboutir à une interprétation des unités par attribution d'une signification nouvelle et à leur mise en ordre au sein d'un nouveau système signifiant qui fournit le programme d'interprétation. C'est au coeur de ce processus que prend place une mystérieuse alchimie qui échappe à toute description formelle et permet à la recherche de se transformer en acte créateur.

La démarche de l'analyse de contenu implique une sorte de bricolage des données, c'est-à-dire non pas un travail moins systématique ou moins rigoureux que celui de l'ingénieur, mais plutôt une opération de recyclage des unités d'analyse. Lévi-Strauss (1962 : 26-33) a utilisé cette notion de bricolage à propos de la fabrication des mythes, à la fois par opposition à la sophistication de l'oeuvre d'ingénierie et dans le sens d'un recyclage des matériaux, constamment réutilisés pour fabriquer de nouveaux mythes. Dans le cas présent, c'est uniquement cette deuxième dimension du concept qui est prise en compte, et le concept du bricolage s'apparente plutôt à l'ingénierie de l'avenir, animée de soucis écologiques, qui axerait son concept même sur le recyclage plutôt que sur l'usage de matériaux neufs ou bruts. Il implique surtout le passage d'un système culturel à un autre, à partir du démontage méthodique du premier et de la réutilisation des éléments recyclés pour en reconstruire un tout nouveau. Le processus est probablement identique dans le cas de la recherche scientifique et dans la production des nouveaux mythes.

Les écarts entre culture-objet et culture-sujet

À première vue, une analyse de contenu des manuels scolaires québécois par un anthropologue québécois est clairement un cas d'anthropologie « rapprochée », comme la désigne Marc Augé (1987 : 25), ou d'anthropologie « endotique », par opposition à l'anthropologie exotique, c'est-à-dire portant sur la culture même du chercheur. En principe, une recherche de ce type doit normalement aboutir à une reformulation des matériaux analysés, dans des termes qui ne sortent pas du paradigme commun à la culture du chercheur et à celle qu'il interprète. Dans le cas présent, la recherche a plutôt conduit à produire un écart profond entre ce qu'on pourrait appeler la culture-objet, la culture québécoise, ou plus largement occidentale, et la culture-sujet, celle qui a été construite comme produit de la recherche et se présente essentiellement comme une vision du monde antinomique par rapport à la première.

Présenter une image complète de cette cosmogonie alternative demanderait un exposé complet des résultats de la recherche4, mais il est possible d'en illustrer au moins certains éléments significatifs, résumés dans le tableau 1.

Les éléments de la culture-sujet ne sont pas tous des produits originaux issus de la recherche. Plusieurs sont bien établis dans le monde scientifique, notamment la remise en question des races humaines comme entités biologiques (Jacquard, 1978), la conception d'une « stase » ou état de non-évolution des espèces une fois établies (Eleredge et Gould, 1972), ou la réinterprétation de la révolution néolithique (Sahlins, 1968). D'autres éléments relèvent plutôt de la simple évidence : les densités de population de l'Afrique et de l'« Europe », le caractère esclavagiste de la Grèce antique, les conditions environnementales du « Sud » et du « Nord », etc. Ce qui est une découverte ici, c'est qu'on trouve de si nombreuses affirmations contraires. Il reste que pour certains de ces éléments, en particulier la conception de la révolution industrielle et des révolutions sociales en Occident, il s'agit à ma connaissance d'interprétations inédites, qui débouchent sur une sorte de sociologie de « la société humaine » (l'humanité) et proposent une lecture différente de celle de la tradition occidentale, mise au point au XIXesiècle, selon laquelle les Occidentaux auraient par eux-mêmes produit la totalité du progrès social ou technique avant d'en assurer la diffusion au reste du monde5.

Quant aux éléments de la culture-objet, une présentation plus complète montrerait qu'ils sont liés entre eux par une certaine conception du monde impliquant une différence de nature entre les Occidentaux et les Autres, conception qu'on pourrait appeler « racialiste »6, bien qu'aucun élément pris séparément ne puisse être taxé de raciste, et malgré l'affirmation simultanée de valeurs humanistes ou antiracistes. En d'autres termes, le contenu cognitif des programmes scolaires devrait logiquement conduire à la conclusion que les Occidentaux, ou « les Blancs », constituent une variété humaine plus « évoluée », bref une race supérieure, et que leur domination du monde est un simple résultat de leur supériorité naturelle. Par opposition, les éléments de la culture-sujet témoignent d'un désir de mettre en forme une vision alternative du monde, impliquant que les « inégalités » sont de nature sociale et non biologique, c'est-à-dire issues de rapports de domination et non sources d'une supériorité ou infériorité naturelles.

Le schéma « racialiste » dégagé de la culture-objet est d'abord fondé sur la séparation des humains en deux entités analogues à des espèces biologiques, et régies par des théories opposées : soit l'espèce historique (Nous), régie par un principe biologique d'évolution, et présentée comme l'auteur de tous les progrès, et l'espèce géographique (les Autres), obéissant à un principe biologique d'adaptation, et présentée comme étant vouée par nature au « sous-développement », à cause du climat (la nature extérieure) ou de la mentalité (la nature intérieure). Cette dissociation se trouve en pratique incarnée dans la structure même des programmes scolaires, qui semblent conçus à partir de l'équation suivante : « L'Histoire, c'est Nous ; les Autres sont de la Géographie ».

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Tableau 1
Culture-objet Culture-sujet
L'espèce humaine peut être divisée en un certain nombre de races biologiques objectives et clairement délimitées. Il n'est pas possible d'effectuer un découpage en « races » sur le plan biologique, et les écarts sont toujours établis sur un plan social.
Il y a un processus d'évolution biologique continue à l'intérieur de l'espèce humaine, soit depuis 3 ou 4 millions d'années. L'espèce humaine n'est établie que depuis 100 000 ans au maximum et est stable biologiquement.
Les traits « raciaux » sont des adaptations aux différents environnements et résultent de la sélection naturelle. Ces différences sont neutres du point de vue adaptatif et résultent du hasard des mutations et de la dérive génétique.
L'Europe est un continent, c'est-à-dire une entité naturelle. L'Europe est une entité politique découpée à même le continent eurasien.
L'Afrique est surpeuplée et c'est l'une des causes du sous-développement. L'Europe a une densité de population environ dix fois supérieure à celle de L'Afrique sub-saharienne et ce facteur n'a rien à voir avec le développement.
La nature est plus « hostile » à l'Homme dans l'hémisphère sud que dans l'hémisphère nord, et c'est l'une des causes du sous-développement. La nature n'est pas plus « hostile » dans le sud que dans le nord et ce facteur n'a rien à voir avec le développement.
La révolution néolithique a été un progrès au chapitre de l'alimentation, de la qualité de vie et du temps de loisir. La révolution néolithique a conduit à une régression pour la majorité des humains touchés.
Les Grecs ont inventé la démocratie. Les Grecs formaient une société esclavagiste et n'ont jamais connu de « démocratie »
Les Grecs ont inventé la science. La science est une activité pratiquée par tous les humains de toutes les époques.
Les Aztèques ont pris les Espagnols pour des dieux; contrairement à ces derniers, ils étaient polythéistes et ils pratiquaient des sacrifices humains. Les Aztèques ont perçu les Espagnols selon les mêmes processus mentaux que ces derniers qui pratiquaient aussi les sacrifices humains et croyaient en un grand nombre de divinités.
La Révolution industrielle a été l'oeuvre des Européens et elle est une cause historique de leur domination colonialiste. La Révolution industrielle a été réalisée à l'échelle planétaire et elle résulte, entre autres, de l'établissement d'un système économique mondial dans le cadre des empires coloniaux.
La Révolution française et les autres révolutions sociales des nations occidentales sont des processus endogènes, que les nations du Tiers-Monde auraient intérêt à imiter pour pouvoir aussi « se développer ». Ces révolutions correspondent à l'établissement d'une structure sociale mondiale, au sein de laquelle les privilèges de l'aristocratie sont étendus à l'ensemble des « démocraties » occidentales, tandis que le Tiers-État est réellement remplacé par le Tiers-Monde.

En plus de cette dissociation fondamentale, le schéma « racialiste » implique le recours à deux autres opérations, soit l'inversion des théories et la biologisation des entités. Les deux entités sont expliquées à partir de théories systématiquement inversées et elles sont décrites à travers des discours contradictoires, comme si elles ne partageaient aucune commune nature humaine. C'est ainsi que les Autres « n'évoluent » pas, ou alors ils le font à un rythme ralenti, et que, contrairement à eux, Nous ne sommes pas soumis au déterminisme géographique, ou alors selon des principes inversés. Par exemple, on prétendra qu'un climat « hostile » constitue un obstacle pour le développement des Autres (en géographie), mais le même milieu « hostile » sera présenté comme un stimulant dans notre développement (en histoire). De même, une forte croissance démographique sera interprétée comme un frein au développement des Autres et apparaîtra plutôt comme un accélérateur dans le nôtre. Cette mise en scène des discours inversés nous amène à croire, en profondeur, que Nous serions une sorte d'humains pourvus d'un cerveau différent, doué du « libre-arbitre » et plus apte à la rationalité et au progrès technique.

Globalement, l'écart entre culture-objet et culture-sujet apparaît énorme. Ce fossé, qu'on serait tenté d'appeler « idéologique », était présent à l'origine de la recherche, notamment en ce qui concerne la remise en question de la réalité des races humaines, mais il s'est progressivement creusé au cours de l'aventure, à mesure que la conception alternative prenait une forme plus précise, de sorte que ces deux visions du monde apparaissent inconciliables au terme du processus de la recherche. Le qualificatif « idéologique » apparaît ici comme impropre, dans la mesure où l'opposition est presque nulle sur le plan du système des valeurs en cause. En effet, il n'existe à cet égard que peu d'écarts entre les valeurs professées par les auteurs des manuels et celles auxquelles adhère l'auteur de cette recherche. Mais un très grand nombre d'éléments cognitifs sont en parfaite opposition, à tel point qu'il faudrait parler d'un autre paradigme. L'ampleur de ce gouffre explique peut-être, encore plus que les difficultés habituelles de diffusion des résultats de recherche, le silence évoqué plus haut quant à un possible débat social ou intellectuel sur les enjeux soulevés par cette remise en question de certains piliers de « notre » culture.

Les trajectoires de la recherche

On peut se demander jusqu'à quel point l'itinéraire de cette recherche a été une aventure solitaire et atypique, ou si un tel écart entre culture-objet et culture-sujet ne se trouve pas, à des degrés plus ou moins marqués, dans la majorité des recherches en sciences de la société, même lorsqu'elles concernent en principe la société ou la culture même du chercheur. D'abord, le caractère solitaire de l'aventure ne fait pas le moindre doute. Être seul à affirmer que nos manuels scolaires transmettent systématiquement une conception raciste du monde, même si personne ne répond à l'« accusation », cela ressemble un peu à la situation de Galilée qui prétendait seul à la rotondité de la terre.

Malgré cette situation assez particulière, il reste que l'établissement d'un fossé entre culture-objet et culture-sujet pourrait se révéler comme un aspect commun à la majorité des recherches en sciences de la société. D'abord, la distinction entre recherche exotique et endotique apparaît largement illusoire dans un grand nombre de cas et repose sur un découpage très large des unités qu'on appelle des « cultures », souvent identifiées jusque dans les grandes nations. En pratique, une importante distance sujet-objet est presque toujours donnée dès le départ. En effet, peut-on tenir pour acquis qu'un chercheur issu du milieu universitaire étudie « sa propre culture » lorsqu'il entreprend des recherches sur un mouvement ouvrier ou religieux, sur un quartier urbain ou une zone rurale, sur l'ethnomédecine ou les légendes québécoises ? Le produit de sa recherche n'est-il pas toujours la traduction d'un système donné d'une culture à une autre ? Dans ces situations, la distance entre culture-objet et culture-sujet, soit le système utilisé ou créé pour décrire l'objet de la recherche, se mesure surtout dans un espace social.

À propos des matériaux didactiques, l'expression « étudier sa propre culture » semble à première vue plus adéquate, puisque cette culture avait marqué en profondeur ma propre socialisation. La distance, mesurée sur un espace social, apparaît donc à peu près nulle. Mais l'identité personne-culture est un phénomène dynamique, puisque les personnes autant que les cultures se transforment. Les mythes, les idéologies, les langues, comme les modes ou les courants politiques, sont appelés à être progressivement remplacés au fil des générations d'humains ou d'idées. À certains moments, ce sont même de nouveaux paradigmes qui sont formulés. Et aucun nouveau système culturel ne voit le jour à partir de rien : chacun est issu d'un autre, par transformation, et probablement toujours sur le mode de l'opposition. Toutes les cultures humaines de toutes les époques sont ainsi enchaînées dans une sorte de maillage ininterrompu7.

Quel est le rôle de la recherche scientifique dans ce processus ? On pourrait être tenté d'assumer l'illusion que le chercheur réussit réellement à s'extraire mentalement de la situation sociale étudiée pour simplement décrire ce qu'il observe, qu'il s'agisse de systèmes statiques ou de situations en transformation rapide, en se contentant de réaliser ce que Jurgen Habermas (1987) appelle la « décentration de la perception égocentrée du monde ». Dans le cas présent, cette illusion apparaît intenable, surtout à cause de la dimension idéologique de l'écart qui s'est peu à peu creusé. La culture-objet qui, au départ du moins, était en bonne partie « ma culture », m'est progressivement apparue comme une culture dont j'étais en train de sortir pour prendre appui sur un nouveau système de référence en voie d'élaboration, en suivant ainsi une trajectoire inverse de celle qui caractérise l'anthropologie exotique, où le chercheur vise plutôt à pénétrer à l'intérieur d'une culture étrangère.

Dans ce cas, la distance peu à peu établie entre culture-objet et culture-sujet pourrait être davantage pensée en termes de temps social plutôt qu'en espace social, dans la mesure où la démarche s'inscrit dans un processus de succession des systèmes culturels. Pour une large part, l'analyse de contenu des manuels scolaires a été réalisée comme une sorte de déconstruction systématique d'un système. Cette impression était aussi celle de Stephen Jay Gould, qui termine sa remarquable analyse des traditions scientifiques de quantification des différences entre humains en parlant du « démolissage comme science positive » (1983 : 362). Mais il est clair que déconstruction et reconstruction sont ici tout à fait indissociables, ce qu'exprime parfaitement le concept du bricolage.

Dans une telle situation, il semble bien que le processus de la recherche, dans les sciences de la société, soit indissociable d'un processus de création, pour autant que la recherche revête un certain caractère heuristique. En effet, comment dissocier, dans l'oeuvre de Marx par exemple, son analyse critique des structures sociales capitalistes, la recherche et sa formulation alternative d'un projet socialiste, la création ? On peut croire qu'à des degrés divers, cette situation constitue la règle générale, et non l'exception. Il serait donc largement illusoire de vouloir faire correspondre une distinction entre recherche et création, dans les sciences de la société, à la distinction, mieux fondée dans les sciences de la nature, entre découverte et invention.

La dimension idéologique évoquée plus haut implique en même temps que toute la démarche est fortement motivée, ce qui, aux yeux de plusieurs, pourrait être perçu comme un obstacle à cette « objectivité » qui est encore généralement présentée comme l'idéal de la recherche scientifique et comme synonyme de neutralité émotive. Mais pourquoi le biochimiste qui cherche à identifier les souches microbiennes responsables d'une maladie ne pourrait-il pas les détester passionnément tout en restant maître de sa lucidité de chercheur ? Non seulement la recherche est-elle une activité humaine complète, où peuvent se conjuguer toutes les composantes de la pensée et de l'action, mais la passion y constitue probablement un ingrédient aussi essentiel que dans les rapports amoureux, sans que sa présence enlève quelque espace à la tout aussi essentielle rigueur de la démarche.

Post-scriptum

Cet itinéraire de recherche ne débouche pas sur de nouvelles recettes pour produire de la connaissance, ce qu'aucune méthodologie ne peut d'ailleurs fournir8. Le constat du résultat constructif d'une approche résolument critique et destructive, le propre du bricolage, ne peut être posé qu'a posteriori, comme tout autre résultat d'une recherche heureuse (ou heuristique). La méthodologie ne fournit qu'un ensemble de règles visant à minimiser les errements ou le vagabondage intellectuel, tout en permettant la comparaison entre diverses recherches et, éventuellement, la reprise du même trajet pour en vérifier la justesse. Aussi sophistiqué qu'il soit, le processus méthodologique de la recherche ne peut que s'ajouter, jamais se substituer à la créativité primaire du bricolage. La tradition anthropologique est d'ailleurs une parfaite illustration de cet état de fait puisqu'elle lui a toujours laissé une place de choix, et c'est sans doute en partie à cette tradition qu'elle doit sa remarquable productivité dans le champ des sciences de la société.

Dans cette aventure, l'héritage de Marc-Adélard Tremblay se définit moins en regard de l'approche méthodologique utilisée, bien qu'elle lui soit également redevable en bonne partie, qu'en rapport avec l'objectif poursuivi et avec la dose de passion requise pour s'y attaquer. S'il est une constante dans l'oeuvre de M. Tremblay, c'est bien le recours aux méthodes, aux techniques et aux théories anthropologiques dans le but de traquer l'Autre qui se dissimule sous le visage familier du Nous, c'est-à-dire d'accéder à une connaissance anthropologique de nos propres structures sociales et mentales pour y découvrir l'identité profonde avec celles que les anthropologues ont surtout cherché à débusquer chez l'Autre. Ma recherche sur les fondements cognitifs du racisme, traqués non pas chez « le raciste » (l'Autre) mais chez le bien-pensant, au coeur même de « ma culture », me semble bien se situer dans la voie sur laquelle M. Tremblay m'a lancé à l'été 1968, en même temps que toute une génération avide de construire un nouveau monde.

Notes

CIBLE.GIF1. Ce texte est une version remaniée d'une communication présentée au IIIe Congrès international de l'Association pour la recherche interculturelle (ARIC), à Paris (octobre 1991).

CIBLE.GIF2. Recherche réalisée grâce à des subventions du Fonds FCAR, dans les programmes ACCSAIR (Aide aux chercheurs des collèges et sans affiliation institutionnelle reconnue) pour l987-1988 et 1988-1989, et ACC (Aide aux chercheurs des collèges) pour 1989-1990.

CIBLE.GIF3. Voir Blondin (1990) et pour un aperçu plus succinct, Blondin (1991).

CIBLE.GIF4. Voir Blondin (1994). Cet ouvrage démontre en même temps que le panorama dégagé des manuels scolaires québécois ne formait qu'un écho des ouvrages scientifiques les plus officiels, considérés eux aussi comme exempts de racisme.

CIBLE.GIF5. Faut-il rappeler qu'après l'évolutionnisme, c'est le diffusionnisme qui a constitué le deuxième grand courant théorique dominant de l'anthropologie occidentale ?

CIBLE.GIF6. Ce terme est utilisé par différents auteurs, dans un sens qui n'est pas encore clairement établi. Il désigne ici la composante cognitive de l'idéologie raciste, envisagée indépendamment du système des valeurs ou attitudes.

CIBLE.GIF7. Si les sciences de l'administration ont emprunté à l'anthropologie sa notion de culture pour parler de « cultures d'entreprise », peut-être pourrions-nous tirer profit de leur concept de « maillage » d'entreprises pour développer une conception nouvelle des différences entre cultures.

CIBLE.GIF8. À la limite, on peut se demander s'il est possible de formuler un modèle opérationnel de la recherche. Les règles de la méthode scientifique, comme celles de la grammaire, permettent d'analyser une recherche ou un discours, mais on imagine mal qu'un système puisse être programmé pour produire du discours neuf ou des connaissances scientifiques.

Références bibliographiques

CIBLE.GIFAktouf, Omar, 1987. Méthodologie des sciences sociales et approche qualitative des organisations, . Sillery, Les Presses de l'Université du Québec.

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CIBLE.GIFAugé, Marc, 1987. « Qui est l'autre ? Un itinéraire anthropologique », L'Homme. 103, p. 7-26.

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