Culture et complexité ou du bon usage de la culture

Albert Doutreloux


Culture ?

Interculturel ?

La culture : un construit

Une communication problématique

Le projet et la pratique interculturels

Références bibliographiques


Culture ?

La notion philosophique de « culture » se développe au XIXe siècle en même temps que l'ethnologie et l'anthropologie contemporaines, et avec des corrélations idéologiques évidentes entre ces deux approches des sciences humaines au moment où l'Occident achève d'explorer le monde et de s'en emparer. Mais pour avoir, depuis, été reprise de toutes les manières, ne fût-ce que par les anthropologues, la notion de « culture » continue d'évoquer des représentations fort diverses et ne semble pas plus aisée à conceptualiser. Elle offre à cet égard des analogies avec les notions de « santé » ou de « vie », entre autres. Si l'on est certain de désigner par ces termes des réalités, on a en même temps la plus grande peine à en préciser objectivement la nature et le contour.

C'est au point que parfois certains se méfieront du terme et de ce qu'il entendrait désigner et préféreront contourner l'obstacle. Méfiance ou non, une conception du fait culturel se trouve fort bien explicitée sous le couvert de la notion d'« idéologie » par Marc-Adélard Tremblay :

L'idéologie, on le sait, constitue une prise de position qui découle d'une conscience formelle de soi, d'une définition et d'une compréhension d'une situation globale. Elle représente un modèle ou un principe d'action qui veut justifier d'une manière explicite et systématique la signification d'une série de conduites. Elle cherche ainsi à introduire, dans le vécu quotidien des membres d'une collectivité, un système à long terme, clos et cohérent. (Tremblay, 1973 : 213)

Pareille élucidation dépasse bien des « définitions » classiques par sa complexité, par l'articulation de plusieurs niveaux de réalité en quoi consisterait non la chose mais le processus en cause, idéologie ou aussi bien culture, conscience de soi et compréhension d'une situation globale, action et signification, quotidien et historicité, cohérence et fermeture. On peut, entre autres élaborations, voir s'esquisser ici autant le constructivisme que la systémique actuels.

On ne peut, par ailleurs, parler de culture que dans le cadre d'une culture. Or, on le sait, il est fort difficile, sinon impossible, de parler du système à l'intérieur du système... Aussi est-ce pour cela que l'anthropologie se spécifie comme démarche scientifique en cherchant dans le détour par l'autre et le différent l'objectivation de nos propres réalités. Ce processus héroïque (!) d'objectivation de l'inéluctable subjectivité, à la fois, désigne l'anthropologie comme ressource nécessaire pour les interventions sociétales de tous ordres, dans nos propres sociétés aussi bien que dans les autres, et en marque les risques et les limites. En d'autres termes encore, les questions, et les réponses, des anthropologues, de leurs commanditaires et des collectivités intéressées ne sont pas forcément identiques, ni même compatibles. S'il peut être nécessaire objectivement de déranger, il est en même temps inévitable de décevoir parfois et aussi objectivement ! Marc-Adélard Tremblay exprime avec beaucoup de lucidité et de franchise les ambiguïtés et les ambivalences de l'anthropologie et de ses « applications ». (Tremblay, 1983 : 378-380)

Interculturel ?

Ainsi en va-t-il dans le champ récemment mis en valeur de l'« interculturel ». Pour des raisons qu'il serait certainement intéressant d'élucider, l'anthropologie sans en être absente n'y tient pas, tant s'en faut, la place prépondérante que s'y est taillée la psychologie notamment. Peut-être l'interculturel recadre-t-il les questions et les problèmes de telle façon qu'il faille revoir aussi approches méthodologiques, conceptualisations et théories, sans oublier les interventions de l'anthropologie ou, plutôt, des anthropologies. Des remarques de Marc-Adélard Tremblay peuvent très bien être reprises ici :

« [...] n'avons-nous pas été indûment influencés, dans nos modes de pensée, par notre conservatisme disciplinaire ? N'avons-nous pas considéré les diverses dynamiques du changement externe et interne comme des facteurs isolés agissant indépendamment sur le " tissu » de la culture plutôt que comme deux ensembles de facteurs réagissant l'un sur l'autre et sur les divers éléments d'un modèle culturel, lequel à son tour déclenche une série de réactions en chaîne débouchant sur des configurations totalement différentes ". (Tremblay, 1983 : 380-381)

Cette analyse comme d'autres encore n'introduit-elle pas, de nouveau, à une mise en perspective complexe des phénomènes et à l'approche systémique en découlant !

C'est cette complexification de nos problématiques qu'on voudrait explorer à propos de la notion de « culture » imposée par ce champ d'observation et surtout d'intervention, l'« interculturel ». L'interculturel n'est pas la rencontre d'autres cultures ou, plutôt, de ressortissants d'autres ensembles socioculturels. Les anthropologues se sont fait précisément une spécialité de pareilles démarches. Celles-ci jusqu'à récemment consistaient à pénétrer dans le contexte des autres... en restant appuyé sur le sien propre et en gardant à toutes fins utiles le pouvoir de mesurer l'intensité et la durée de l'engagement. Avec l'interculturel, c'est-à-dire avec les situations créées désormais à peu près partout en Occident par les immigrations et surtout avec les immigrants de ce « monde » qu'on appelait « tiers » il y a peu encore... ! Nos « communautés clientes » désormais ont perdu leur naïveté et « [...] ont appris à s'organiser et à contre-attaquer » (Tremblay, 1983 : 379). Il ne s'agit plus, en effet, du flirt d'un soir, mais d'une vie commune et d'une vie commune à laquelle les nouveaux venus entendent participer pleinement... sans, pour autant, perdre leurs identités spécifiques. La complexité n'est plus seulement celle qui est inhérente à tout processus culturel, mais encore celle qui résulte des emboîtements plus ou moins imaginables et effectifs, heureux ou non, de systèmes culturels différents, voire incompatibles.

La culture : un construit

Ces précautions épistémologiques prises et quoi qu'il en soit des heurs et malheurs de la recherche et de l'intervention anthropologiques, la culture s'impose comme un fait certain et essentiel à la compréhension comme à l'action dès qu'il s'agit de groupes humains. Ce n'est plus, officiellement du moins, une manière, mise en valeur dans la philosophie d'un Spengler, par exemple, de désigner l'« esprit » qui sépare ceux qui le possèdent du commun de leur propre société et davantage encore des sauvages et barbares extérieurs. Telle qu'elle est conçue de manière générale par l'anthropologie, la réalité culturelle concerne tout groupe humain et a à voir avec tout ce que vit l'individu et le groupe puisqu'elle les constitue précisément comme... humains en suppléant ainsi aux dynamismes instinctuels devenus déficients dans notre espèce. Ce serait pour le groupe et ses membres la manière de construire dans l'imaginaire toute réalité les concernant à partir de l'expérience historique concrète et en mettant en relations tous les niveaux de réalités constituant cette expérience dans leurs contextes propres. Dans le même mouvement prennent cohérence, et donc sens, l'ensemble de ces réalités de tous niveaux intéressant la collectivité en cause à la suite de son histoire et au moment où elle se perçoit. En ce sens on pourrait encore concevoir la culture comme l'organisation de la complexité des relations aux réalités qui affectent les individus et les groupes par sélections, classifications, accentuations et hiérarchisations. Enfin, et d'un point de vue délibérément subjectif, les processus culturels ont comme objet et comme effet essentiels de nous construire tout simplement nos identités collectives et singulières. Dans toute cette élaboration, et pour reprendre une perspective d'A. Wilden, si le singulier est en dépendance du collectif qui, de fait, lui survit, il le détermine néanmoins en raison de sa complexité supérieure (Wilden, 1983 : xxviii-xxix). Ceci n'est pas un des moindres problèmes auxquels les processus culturels doivent répondre, soit la mise en relations fonctionnelles des collectivités et de leurs membres.

Les processus culturels reprennent donc la plus grande partie des fonctions qu'assume l'espèce pour les autres vivants, formation et information. Mais on passe alors du niveau « espèce » au niveau « collectivité » avec les changements de logiques nécessaires. C'est dire que chaque collectivité doit s'inventer elle-même et pour elle-même dans ses environnements particuliers. Elle se distingue de la sorte de ces environnements et en même temps des autres groupes analogues en se construisant comme elle s'imagine. L. Wittgenstein le remarque avec humour :

S'il était loisible à un homme de venir au monde dans un arbre d'une forêt, il y aurait des hommes qui chercheraient l'arbre le plus beau et le plus élevé, d'autres qui choisiraient le plus petit, et d'autres encore qui choisiraient un arbre médiocre, certes pas, veux-je dire, par esprit philosophique, mais précisément pour cette raison, ou cette espèce de raison, qui a fait que l'autre a choisi le plus haut. (1982 : 24)

Sans doute trouve-t-on dans ce processus culturel une racine capitale des tribalismes, nationalismes et autres « ismes » de tous ordres avec tous les types de « purifications ethniques » à leurs horizons...

En d'autres termes encore, les collectivités humaines ainsi structurées et organisées par leurs processus culturels peuvent se concevoir comme autant de systèmes autonomes ou, mieux, autopoiétiques. Si, en effet, le processus culturel assure la stabilité et la cohérence à long terme d'une société, ethnique ou autre, l'autopoièse développe cette idée d'homéostasie, si chère, et à juste titre, aux approches fonctionnalistes et structuralistes, de deux façons : « D'une part, en transformant toutes les références de l'homéostasie en références internes au système lui-même. D'autre part, en affirmant que l'identité du système, que nous appréhendons comme une unité concrète, provient de l'interdépendance des processus » (Varela, 1989 : 45). On pourrait concevoir que d'une certaine manière les ensembles culturels, construits et concrets, se constituent selon des références internes propres et s'identifient dès lors par des manières originales d'articuler les processus constituants et d'actualiser ainsi par eux-mêmes et pour eux-mêmes les lois des systèmes.

Une communication problématique

Selon pareille mise en perspective, les relations interculturelles qui affectent à tous niveaux les contacts entre collectivités rendent ces contacts problématiques, souvent conflictuels, voire parfois impossibles, au moins à court terme. Ce ne sont donc pas tellement les réalités objectives qui feront difficulté dans les relations en cause que les images culturelles que se sont formées de ces réalités chaque groupe et chacun dans son groupe. Ceci n'exclut pas toutes les causes bien plus pragmatiques des difficultés et des conflits entre groupes humains mais signifie que ces causes n'ont d'existence effective que travaillées pour chaque groupe impliqué par son imaginaire culturel. Les dynamiques pratiques de la vie collective actualisent les construits culturels sur le plan des contingences concrètes. Les processus culturels de leur côté actualisent de manière préalable et continue ces causalités objectives sur le plan, incontournable dans l'espèce humaine, de l'imaginaire social et individuel.

Un paradoxe s'impose ici : ces images et les dynamiques qu'elles engendrent demeurent pour leur grande part et la plupart du temps inconscientes pour la majorité des membres d'une collectivité. N'était-il pas réservé au niveau suprême de l'initiation, et ne l'est-ce pas encore dans maintes organisations, de saisir pour ce qu'ils sont ces « on-disait-que » qui fondent les ordres sociaux ! Cette inconscience favorise l'efficacité des processus culturels. Elle facilite, au moins, l'oblitération de l'inéluctable part d'arbitraire de l'imaginaire culturel et son inscription, en ce qui concerne non pas une opinion discutable, mais une croyance littéralement indiscutable (Wittgenstein, 1982 : 25). Cette condition d'efficacité du construit culturel, et dans sa logique même, peut entraîner des rigidités et des aveuglements qui rendent difficiles les changements ou les ajustements nécessaires. Enfin, si elles rendent possible la communication à l'intérieur de la collectivité en la structurant et en l'organisant, les organisations culturelles inconscientes ou quasi inconscientes compliquent les communications hors groupe, entre collectivités autonomes (Hall, 1979 : 209-210).

Le projet et la pratique interculturels

Ce sont précisément ces aléas des relations entre ensembles culturellement différenciés et parce que culturellement différenciés qui constituent le champ propre des observations et des pratiques dites désormais « interculturelles ». Ce champ de recherche et d'intervention s'articule alors autour de la question formulée par C. Camilleri : « comment instituer du commun à travers l'altérité, la différence, de façon à les surmonter sans les évacuer ? » (1989 : 363). Ceci suppose des conceptualisations et des réflexions théoriques adéquates en relations réciproques avec des pratiques en la matière constamment revues. Sur le plan pratique, non seulement il est d'ordinaire fort difficile d'objectiver la construction culturelle de nos réalités comme telle, à commencer par celle de nos identités collectives et individuelles, mais, selon les enjeux et les contextes, il peut être aussi risqué d'en prendre conscience que d'en rester inconscient.

À cet égard, l'avertissement prodigué par les xénophobies et les racismes individuels et collectifs ou tout simplement par les craintes des gens ordinaires n'est pas dénué de tout fondement objectif. Ainsi se manifeste concrètement ce que fait remarquer Varela, et en définissant les ensembles collectifs et culturels comme des « systèmes autopoiétiques de niveau supérieur » :

deux systèmes autopoiétiques ne peuvent interagir l'un avec l'autre sans perte d'identité que dans la mesure où leurs trajectoires respectives d'autopoièse constituent des sources réciproques de perturbations qu'ils peuvent compenser [...] Ces systèmes autopoiétiques, en raison de leur organisation, peuvent se coupler et former une nouvelle unité si leurs perturbations réciproques ne dépassent pas leurs seuils de tolérance. (1989 : 81)

On peut sans doute réfuter rationnellement les erreurs qui sont à la base des attitudes xénophobes ou racistes. On peut rejeter celles-ci d'un point de vue éthique et les condamner par des mesures juridiques. Mais dans une perspective plus complexe, et, veut-on croire, plus réaliste, une analyse comme une intervention proprement interculturelles doivent tenir compte de la nature systémique de ces situations. C'est une accentuation différente des mêmes composants qui seule distingue le raciste de sa victime, comme l'oppresseur de l'opprimé, d'une part, et c'est une mise en relation spécifique dans un contexte qui, les dépassant les uns et les autres, actualise chez chacun avec l'autre ces accentuations, pour paraphraser ici G. Bateson (1980 : 183-184). S'il y a pathologie, comme on peut le penser, c'est l'ensemble du système qui est pathologique.

Les conséquences pratiques de ces mises en système de nos réalités par les processus culturels et de leur méconnaissance fonctionnelle par les intéressés, d'une part, offrent à la collectivité et à ses membres la possibilité de se structurer et de s'organiser mais, d'autre part, induisent le risque permanent de sacraliser et de figer les réalisations concrètes issues de ces processus. Les enquêtes et discussions sur les « valeurs » ou les « identités » nationales, ethniques, religieuses le prouvent constamment. Des interrogations directes en ces domaines n'amènent que des réponses aussi directes, c'est-à-dire les pires préjugés ou stéréotypes, les idéologies les plus perverses, cependant que sont ainsi masqués les processus effectifs et complexes en quoi consistent ces valeurs ou ces identités. Le processus d'organisation de la complexité par quoi pouvait se définir la culture est enrayé. La complexité fait place à des simplifications qui, paradoxalement, produisent... la complication, juxtaposition à un même niveau de réalités dont on méconnaît les différences de niveaux logiques pour les associer dans des structures abstraites et réductrices. Dès lors sont à la fois candidement et astucieusement méconnues les inéluctables limites des construits culturels et les mutilations qu'ils imposent aux réalités dans des perspectives qui, d'abord pragmatiques, deviennent finalement idéologiques.

Dans la vie quotidienne des sociétés modernes les variations culturelles se trouvent, et de manière tout à fait caractéristique de ces sociétés, dans le cadre sociétal lui-même. En même temps toutes ces variations sont pourtant rassemblées organiquement dans une « métaculture » qui redessine en état moderne ou postmoderne l'histoire de peuples et de nations. Ainsi on assiste à un ballet continu d'homogénéisations-différenciations. Populations urbaines, populations rurales, centres, régions, « classe politique », chaque ensemble réalise à sa manière les processus culturels qui l'articulent et l'identifient. Ces ensembles ainsi constitués partagent une bonne part de leurs systèmes culturels avec leurs homologues par delà toutes les frontières mais se caractérisent encore vis-à-vis de ces homologues par des construits culturels propres, cette fois, aux ensembles historiques dans lesquels ils s'insèrent toujours, à tort ou à raison, au grand dam des uns et pour le bonheur des autres. Ainsi un Haïtien ou un Égyptien urbanisé et universitaire participe-t-il plus de la culture et de certaine identité de son collègue montréalais que le « concitoyen » gaspésien de ce dernier. Mais en même temps chacun continue d'être urbain, universitaire comme Haïtien, Égyptien, Québécois avec d'autres ensembles de « chez lui », « chez lui » tantôt étroitement circonscrit, tantôt de plus en plus large selon les contextes et leurs complexifications de la réalité. Et ceci, de nouveau, qu'on le veuille ou non, qu'on le déplore ou pas d'une part, et, d'autre part, en sachant que la participation culturelle objective peut ici susciter aussi bien des solidarités que des animosités. Ce n'est pas sans complexifier, ou compliquer, selon les cas, les rapports interculturels, tant pour les immigrants entre eux et à l'égard de leurs hôtes que pour ces derniers entre eux et à l'égard des immigrants, le caractère systémique des situations échappant la plupart du temps aux protagonistes avec les processus culturels qui organisent ce système.

Il est aisé d'observer d'autres exemples, les réactions de corps constitués, comme le corps médical ou celui des enseignants, devant des alternatives à leurs principes, leurs comportements ou leurs routines... Les résistances aux changements qui, hors système, apparaissent comme totalement irrationnelles, voire odieuses, sont vécues, dans le système, comme d'évidentes nécessités scientifiques, de bon sens et même d'éthique. Ceci, bien entendu, sans préjudice de mobiles plus objectifs, intérêts et pouvoirs bien concrets, par exemple, mais qui, de nouveau, ne pourraient expliquer nos aveuglements obstinés et, parfois, dramatiques que dans le contexte d'un système culturel. Et ce dernier, en même temps, réunit tous les protagonistes des situations en cause et les empêche de saisir la nature systémique de leurs différends et de leurs positions réciproques (Bateson, 1980 : 195).

En fait la rencontre du différent, en un premier temps tout au moins, ne peut que dé-ranger, littéralement ce qui était « bien » rangé par les représentations culturelles. Le différent, c'est-à-dire celui qu'on imagine hors système l'étranger, l'immigrant, l'infirme, le délinquant, le jeune ou le vieux, la femme ou l'homme, et même... l'élève ou le patient, nous fait réaliser confusément ou clairement, sourdement ou violemment, les fissures, limites et contradictions de nos systèmes culturels de représentations et aussi bien de ce qui en sort dans le concret des réalisations quotidiennes. De plus, des fonctionnements qui devaient leur efficacité à leur caractère inconscient doivent dans la confrontation devenir conscients et s'objectiver de quelque manière, avec les risques évidents de manipulations idéologiques et de déviations intégristes. Nos catégorisations les plus « naturelles » se montrent problématiques, nos mises en relations et nos hiérarchisations des niveaux de réalités les plus « rationnelles » apparaissent comme discutables ou même à refaire. Si la culture remplace par la complexification la complication du monde, son chaos, l'être humain compris, la prise de conscience forcée de cette complexité comme construction historique et donc contingente donne aisément l'impression d'un retour à la complication, au chaos.

Cette perception, à la fois fondée et erronée, est la cause de bien des paniques et de bien des agressivités dans les relations interculturelles entre soi ou avec les autres ! Lorsqu'on découvre la complexité culturelle et son caractère de construction collective, ce sont bien des défenses contre la complication qui se dressent de suite, couvrant, bien sûr, les défenses des convictions sur lesquelles s'appuient les identités et... les intérêts. Les relations des magistrats avec les justiciables, des médecins avec les patients, des enseignants avec les élèves mettent en cause des relations, des savoirs et des pratiques dont le bien-fondé n'exclut pas l'aspect problématique, relatif, aléatoire. Accepter que les relations en question réalisent et fassent réaliser concrètement la complexité de ces systèmes signifie aussi l'acceptation des angoisses profondes qu'engendrent ces systèmes chez ceux qui en ont la charge, magistrats, médecins, enseignants. On le sait assez ou... pas assez. La procédure alors se centre sur des formalismes, la science est invoquée comme une religion et la pratique hospitalière, à la fois, se ritualise et s'« administre », la pédagogie devient technique et les matières programmes, cependant que tribunaux, hôpitaux et écoles se constituent en systèmes réducteurs et même de régression. Ce n'est certes pas inefficace, ni tout à fait injustifiable, c'est cependant éviter la complexification en quoi réside toute « culture authentique », dirait E. Sapir, et lui substituer la simplification abstraite, quasi schizoïde, d'où naît paradoxalement... la complication. Ces procédés de décomplexification et donc de déculturation seraient à mettre en parallèle avec les pratiques analogues justice, médecine, enseignement de sociétés primitives, par exemple, où précisément c'est la complexité des réalités en cause qui est mise en jeu par la prise en compte de l'être humain dans sa totalité, telle qu'elle est empiriquement connue, et du maximum de niveaux de réalité présents.

La complexité des processus culturels joue, dans ces derniers exemples, à l'intérieur d'une même « métaculture » où chacun est, bon gré mal gré, consciemment ou non, complice de tous les autres. Les difficultés se multiplient et augmentent lorsque les confrontations se font entre ressortissants d'ensembles socioculturels différents, voire divergents. Les réactions de certains enseignants, par exemple, s'explicitent dans des objections quasi rituelles : « Un enfant est toujours un enfant », « Les mathématiques sont partout les mathématiques », « Depuis le temps que nous les connaissons, nous nous sommes adaptés et, de toute façon, un être humain reste un être humain ». De nouveau, ces énoncés ne sont pas entièrement faux. Ils ne pèchent que par simplification, méconnaissance de la complexité, c'est-à-dire en pratique, ce refus des « problèmes » dont on sait qu'il constitue la meilleure façon d'en créer, au moins à terme. Une autre parade à la complexité va, à l'inverse, compliquer les situations avec des exclamations comme : « On ne peut tout de même pas connaître tout des multiples cultures présentes à l'école ! ». Bien entendu... !

Ou alors ce sera la question « Qui doit s'adapter à l'autre, " eux » ou « nous » ? " On méconnaît ici cet effet de système qui confronte et associe des « eux » qui se trouvent autant dans les « nous » que ceux-ci dans les « eux » et les complicités objectives, pour le meilleur et pour le pire, qui s'organisent de la sorte.

On l'a suggéré déjà, ces réactions s'inscrivent, au-delà de situations spécifiques, dans un système bien plus large, celui des cultures occidentales ou occidentalisées contemporaines. Y dominent, en effet, les « buts conscients », comme l'a fait remarquer G. Bateson (1980). Il s'agit de la méconnaissance des contextes et des processus au bénéfice des contenus, la réduction des réalités à leur dimension technique. À ce dernier point de vue ces cultures ont fait montre et continuent de montrer une prodigieuse efficacité. Cette efficacité n'a pas fini de fasciner les ressortissants des cultures complexes qui, d'ailleurs, pourraient utilement parfois s'en inspirer en dépit de leur propre efficacité sur le plan de la complexité. Nos cultures compliquées ne sont pas à condamner qui d'ailleurs voudrait se passer des avantages qu'elles procurent ou pourraient procurer... !, mais il y aurait lieu, avec l'appui des « autres » ou malgré leur complicité, d'objectiver les processus qui les mènent à la pire des entropies. Dans la pratique il faut retrouver l'imagination d'où procède la complexification et la culture et briser l'illusion dominante qui fait voir les réalités humaines comme des ensembles homogènes, indifférenciés, et, en fin de compte, parfaitement abstraits. Loin d'y perdre, on y gagnerait en rationalité et en dynamisme. Mais sans doute doit-on admettre ici que pareille remise en route des processus de complexification et du bon usage d'une « culture authentique » ne peut être confiée à une administration, étatique, juridique, médicale, scolaire ou autre, dont la logique, en tant qu'administration, est précisément celle des « buts conscients », de la réduction de la complexité et de la complication. Ceci sans méconnaître de manière réductrice que ces appareils administratifs ont une place dans le système culturel dont nous sommes partie avec eux et qui nous produit, ces appareils et nous, d'un même mouvement...

Références bibliographiques

CIBLE.GIFBateson, G., 1980. Vers une écologie de l'esprit. t. 2, Paris, Seuil.

CIBLE.GIFCamilleri, C., 1989. La communication dans la perspective interculturelle. dans C. Camilleri et M. Cohen Emerique (dir.), Chocs de cultures : concepts et enjeux pratiques de l'interculturel. Paris, L'Harmattan.

CIBLE.GIFHall, E.T., 1979. Au-delà de la culture. Paris, Seuil.

CIBLE.GIFSapir, E., 1924. « Culture, Genuine and Spurious », American Journal of Sociology. 29, p. 401-429.

CIBLE.GIFTremblay, M.-A., 1973. L'idéologie du Québec rural. dans Travaux et communications de l'Académie des sciences morales et politiques. t. 1, (Montréal), Sherbrooke, Paulines, p. 212-265.

CIBLE.GIFTremblay, M.-A., 1983. L'anthropologie sur la sellette : teneur et finalité du savoir. dans M.-A. Tremblay (dir.), Conscience et enquête : l'ethnologie des réalités canadiennes. Ottawa, Musées nationaux du Canada, p. 370-383.

CIBLE.GIFVarela, F., 1989. Autonomie et connaissance. Paris, Seuil.

CIBLE.GIFWilden, A., 1983. Système et structure : essai sur la communication et l'échange. Montréal, Boréal Express.

CIBLE.GIFWittgenstein, L., 1982. Remarques sur le Rameau d'or de Frazer. Paris, l'Âge d'homme.


TABLE DES
MATIERES DEBUT DE CE CHAPITRE CHAPITRE
SUIVANT


Pour tout commentaire concernant cette édition électronique:

Guy Teasdale (guy.teasdale@bibl.ulaval.ca)