Ce témoignage personnel vise à illustrer de façon concrète l'influence et la pertinence des travaux et enseignements de Marc-Adélard Tremblay sur le développement de l'approche holistique en anthropologie de la santé et en particulier dans le champ de l'adaptation-réadaptation et de l'intégration sociale des personnes ayant des incapacités qui constitue mon domaine de recherche et de pratique. Monsieur le professeur Tremblay a dirigé mes travaux de doctorat en anthropologie de 1986 à 1993.
Le 3 juin 1993, lors d'un projet de développement de partenariat subventionné par le Conseil québécois de recherche sociale (CQRS), nous avons pris l'initiative avec la collaboration de deux collègues chercheurs, Mario Bolduc du ministère de la Santé et des Services sociaux et Jacques Côté du Centre de recherche Université Laval-Robert-Giffard, de réunir, à Québec, une trentaine de personnes venant d'horizons multiples. Il s'agissait de chercheurs de diverses disciplines de quatre universités québécoises, de milieux de pratiques et de décision concernés par la problématique de la réadaptation et du soutien à l'intégration sociale des personnes ayant des incapacités, ainsi que de représentants du milieu associatif. L'objectif de cette réunion était de connaître l'intérêt de ces personnes, engagées dans les champs de la déficience intellectuelle, de la santé mentale, de la déficience motrice, visuelle ou auditive ou encore des personnes âgées en perte d'autonomie, à la création d'un réseau de recherche sur les déterminants culturels et environnementaux des situations de handicap et de la participation sociale. Les réactions et appuis exprimés par les participants à un tel projet furent non seulement positifs mais allèrent au-delà de nos espérances puisque la décision de créer un tel réseau fut prise sur-le-champ. Cette nécessité de développement d'un partenariat multidisciplinaire, multisectoriel, faisant le pont entre les chercheurs dans le domaine du social et les milieux de pratique et de décision est une orientation actuelle dont le professeur Marc-Adélard Tremblay a intensément stimulé l'émergence lors de sa présidence récente du CQRS. Il s'agissait ici d'y donner suite en mettant en relief la nécessité d'une réelle concertation et d'une mise en commun, de l'amorce d'une synergie pour le développement, le transfert et la mise à profit des connaissances qui, dans la tradition unifiante de la perspective anthropologique, invite divers points de vue à converger selon un intérêt commun : la construction culturelle de la participation sociale des personnes vivant des différences fonctionnelles à la suite de maladies et traumatismes. Cette démarche constitue, à nos yeux, une démonstration concrète de l'effet et de la pertinence de l'approche holistique dont le professeur Tremblay a été au Québec un ardent concepteur, stimulateur et diffuseur.
Marc-Adélard Tremblay s'est particulièrement intéressé à l'application de l'approche holistique dans le domaine de la santé mentale et l'on connaît plus spécifiquement l'impact de cette contribution sur la compréhension des déterminants du processus pathologique, de la maladie et de l'expérience de la personne malade en relation avec le système de distribution des soins québécois et de la recherche dans ce domaine (Tremblay, 1983a, 1983b ; Tremblay et Poirier, 1989). Je souhaite ici, souligner, après plusieurs années de collaboration pendant lesquelles j'ai bénéficié de sa direction, la pertinence et l'utilité de sa contribution au champ général des conséquences à long terme, chroniques des maladies et traumatismes, c'est-à-dire à la compréhension du processus de production culturelle des handicaps et de la participation sociale des corps et esprits différents.
Afin de situer brièvement quelques éléments de la pensée de M.A. Tremblay, nous appuyons notre propos sur des passages significatifs de son énorme ouvrage (non publié in extenso) sur la santé des Québécois et spécifiquement du premier chapitre : « Les voies nouvelles de la guérison et de la prévention » (Tremblay, 1982 : 1, 2, 3, 8)). Ces illustrations ne peuvent, bien entendu, remplacer la lecture de son texte pour tous ceux que ce sujet intéresse.
La santé, comme « fait total » dépasse la simple notion de santé, ou encore la compréhension des systèmes de dispensation des soins pour permettre la saisie de l'individu-agissant-dans-sa-culture. L'approche holistique est en effet soucieuse de révéler l'essentiel des éléments qui produisent un phénomène donné ou un fait particulier, les relations que l'ensemble de ces éléments entretiennent entre eux, la dynamique de leurs interconnexions et leur insertion dans un ensemble plus vaste (une configuration culturelle, un système) qui leur confère une position relative et les rend signifiants. [...] Les éclairages de l'approche holistique nous apparaissent essentiels pour a) identifier et interpréter le processus étiologique de la maladie, b) apprécier la fonctionnalité des diverses techniques thérapeutiques en usage, c) tracer les voies nouvelles de la guérison, de la resocialisation et de la réinsertion sociale1 et d) concevoir des stratégies sociales de la prévention. Essentiellement la question que nous nous posons est la suivante : comment définir une approche de santé globale qui, dépassant le modèle bio-médical, tienne compte du système socio-culturel de l'individu et des expériences qui constituent la trame de son existence ? Dans quelle mesure, aussi, cette conception de la santé, en tant que nouvelle représentation exige une réorientation de l'idéologie des sciences de la santé, des organisations et des pratiques sanitaires ? [...]. Le concept d'adaptation est central dans les disciplines de l'anthropologie et de l'écologie ainsi que dans les recherches bio-culturelles, car il permet de souder dans une signification unique des états biologiques, psychologiques et culturels différents [...].
Figure 1. Approche holistique
Adaptation de l'organisme humain, adaptation psychologique, adaptation culturelle constituent la trame de fond à partir de laquelle, il devient possible de comprendre les origines et les conséquences de la crise constituée par l'expérience pathologique ou traumatique, l'expérience de la déficience organique, de la limitation fonctionnelle et comportementale ainsi que les perturbations des rôles sociaux de l'individu dans son contexte culturel et physique. Cette relation fondamentale individu/culture présente dans toute adaptation humaine est réactivée par le processus de réadaptation. Celui-ci se joue donc, selon l'approche holistique, sur le plan d'une stabilisation visant minimalement le niveau de survie biologique, l'atteinte d'un niveau de conscience psychologique équilibré et la réalisation de l'intégration culturelle correspondant à l'identité sociale de l'individu.
Figure 2. Niveau d'adaptation
Le rétablissement d'un fonctionnement tridimensionnel harmonieux sur les plans organique, psychologique et culturel dans une perspective d'adaptation, de croissance et d'équilibre constitue donc la dynamique de tout processus de réadaptation et d'intégration sociale.
Selon Marc-Adélard Tremblay (1982 : 34) :
l'intégration sociale est définie comme la capacité de l'individu d'assumer des rôles qui lui sont dévolus et de les tenir en se conformant aux normes culturelles et en respectant les attentes des autres. L'individu est capable de s'intégrer socialement dans la mesure où les modèles de rôles qui lui sont proposés comportent des définitions partagées ; ils deviennent anormaux quand ils s'éloignent des définitions coutumières .
La perspective mise de l'avant par Marc-Adélard Tremblay s'avère d'une grande pertinence pour la compréhension des conséquences sociales des limitations fonctionnelles pour l'individu, la construction culturelle de situations handicapantes ou facilitantes dans la réalisation d'activités quotidiennes et des rôles sociaux, ce que je nomme les habitudes de vie sociale. Elle constitue un cadre de référence utile pour interpréter la généralisation progressive d'une approche globale biologique, psychologique et sociale de la personne en processus de réadaptation dans les milieux de pratique québécois depuis une vingtaine d'années. Lorsque le processus curatif échoue, le modèle biomédical centré sur le traitement et la guérison de la maladie organique devient insuffisant et inadéquat pour comprendre l'individu fonctionnellement différent agissant dans son environnement culturel et physique. Et c'est la remise en question d'une organisation historiquement cloisonnée des interventions d'adaptation-réadaptation issue de l'approche biomédicale séparant les groupes cibles selon leurs étiquettes-diagnostics de déficiences intellectuelles, de malades mentaux, de déficiences physiques, visuelles, auditives ou étiologiques d'accidentés du travail, de mutilés de guerre, d'accidentés de la route ou de simples usagers du ministère de la Santé et des Services sociaux qui est rendue possible grâce à l'utilisation de l'approche holistique. Cette perspective invite au développement et à l'application pratique de modèles intégrant la dimension culturelle et environnementale resituant « l'individu agissant dans sa culture », dans son milieu de vie réel. (Fougeyrollas, 1993) (Figure 3).
Figure 3. Le processus de production du handicap
Un certain consensus multidisciplinaire et multisectoriel se dessine actuellement dans les milieux de recherche et de pratique en réadaptation sur l'urgence d'accorder la priorité à l'analyse de l'interaction de l'individu (variables personnelles intégrant les dimensions organiques, psychologiques et de l'identité personnelle) et des variables culturelles et environnementales : organisation socio-économique, règles sociales et environnement physique (géographie, climat, aménagement et technologie) (Fougeyrollas, 1993). Cette perspective d'ensemble d'inspiration holistique permettra de soutenir le développement de stratégies d'intervention unifiées et efficaces sur le processus de production culturelle des situations de handicaps et de la participation sociale des corps et esprits différents (Figure 4).
Figure 4. Les déterminants des situations de handicaps et de la participation sociale pour la personne vivant des conséquences dans son cadre de vie domestique et communautaire
Il est juste et important de reconnaître la contribution des réflexions et travaux du professeur Marc-Adélard Tremblay sur l'approche holistique. Ils ont influencé de façon majeure le champ de la santé mentale mais également l'ensemble du développement de l'anthropologie de la santé au Québec. C'est avec reconnaissance que nous le remercions pour son enseignement, ses travaux de recherche et son rayonnement comme président du Conseil québécois de recherche sociale et par ses multiples engagements dans la communauté universitaire, sur les orientations actuelles en recherche sociale en général et dans le domaine de l'adaptation-réadaptation et du soutien à l'intégration sociale des personnes ayant une fonctionnalité différente en particulier.
1. Il s'agit ici du
domaine plus spécifique des situations de handicaps
et de la participation sociale couvert par ce texte.
Fougeyrollas, P., 1993.
Le processus de production culturelle du handicap
: contextes socio-historiques du développement des connaissances
dans le champ des différences corporelles et fonctionnelles.
Québec, Département d'anthropologie, Université Laval.
Fougeyrollas, P., G.
St-Michel, H. Bergeron, et R. Cloutier, 1991. Le
processus de production des handicaps : analyse de la
consultation, nouvelles propositions complètes ". .
Comité québécois et Société canadienne de la CIDIH,Réseau
international CIDIH. 4, 1-2, p. 8-37.
Tremblay, M.-A., 1982.
" Les nouveaux chemins de la guérison ". .
Non publié, Miméo - Université Laval, Québec.
Tremblay, M.-A., 1983a.
« " Une perspective holiste dans l'étude de la santé/A
Holistic Approach in the Study of Health ". », Mémoires
de la Société Royale du Canada. vol. XXI, 1983 :
p. 3-19.
Tremblay, M.-A., 1983b.
« " La santé en tant que phénomène total ". In », Conceptions
contemporaines de la santé mentale. Montréal, Décarie
Éditeur Inc., p. 49-89.
Tremblay, M.-A. et
C. Poirier, 1989. La construction culturelle de
la recherche en santé mentale : les enjeux scientifiques
et sociopolitiques. Conseil québécois de recherche
sociale, Gouvernement du Québec.
Pour tout commentaire concernant cette édition électronique:
Guy Teasdale (guy.teasdale@bibl.ulaval.ca)