Fernand Dumont a commencé à enseigner à la faculté des Sciences sociales, à l'automne 1955, après deux années d'études à Paris. Ses premiers cours ont porté sur la sociologie électorale et sur les comportements économiques. Étudiant de troisième année, je les suivais religieusement. Parmi les professeurs qui enseignaient alors à la faculté, Fernand était le premier à s'inspirer principalement de l'école française de sociologie. Il se distinguait aussi par ses préoccupations épistémologiques, acquises au contact de celui qu'il appelait affectueusement « le vieux Bachelard ». Il me disait un jour, non sans émotion, qu'après avoir fait part au maître de ses projets de recherche pour l'avenir, en se demandant si tout cela n'était pas un peu idiot, Bachelard lui avait répondu: « Mais non, mon petit, ce n'est pas idiot. »
Même si j'avais opté, à la fin de la deuxième année, pour la science politique plutôt que pour la sociologie, Fernand a dirigé les deux essais qu'il nous fallait rédiger au cours des deux dernières années de la scolarité de maîtrise. Le premier portait sur les élections dans le comté de Lévis et avait été inspiré du cours de sociologie électorale. Le second, sur l'organisation municipale à Lévis, m'avait été plus ou moins imposé par Fernand, dans le but de comparer le cas de Lévis avec celui de Beauport, analysé par Gérard Lapointe, étudiant en sociologie. Ainsi ai-je pu réconcilier, dans mes essais de maîtrise, mon appartenance officielle au département de Science politique et mon penchant pour la sociologie.
Outre les considérations épistémologiques, qui me dépassaient un peu, pour dire le moins, le principal enseignement que j'ai retenu de Fernand est qu'il y a des paliers dans les ensembles sociaux: la morphologie, y compris la population; l'économie ; les occupations et l'organisation sociale ; la culture. Il insistait beaucoup à cette époque sur la nécessité de distinguer ces paliers, tout en montrant leurs rapports mutuels. C'est d'ailleurs cette distinction entre les paliers qui est à la base de son premier livre de sociologie, écrit avec Yves Martin, L'analyse des structures sociales régionales (Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1963).
Le livre porte sur le diocèse de Saint-Jérôme, au nord de Montréal, qui a fait l'objet de recherches documentaires au milieu des années 1950 et d'une recherche sur le terrain, à l'été 1957. Il y avait là, Fernand, Yves Martin, Napoléon LeBlanc (l'expert en questions agricoles et en entrevues de groupe), François Routhier, Robert Sévigny, Marc-André Lessard (et Jacqueline qui agissait comme secrétaire), Gérard Lapointe et moi. Le « moi », en cette occurrence, était vraiment haïssable. Moins rompu que les autres aux méthodes de la sociologie, j'essayais de mon mieux de bien conduire les entrevues que j'avais à faire, mais je n'étais pas très satisfait de ma performance. Je me souviens surtout des témoignages humains, recueillis au cours des entrevues, et de quelques rencontres inoubliables, dont celle d'un jeune prêtre de Saint-Jérôme, très actif dans les mouvements d'action catholique, nommé Jacques Grand'Maison.
L'équipe de recherche habitait une grande maison, propriété du diocèse de Saint-Jérôme. À la fin de la journée, nous partagions nos expériences, chacun cherchant à dégager ce qui lui était apparu significatif dans ce qu'il avait observé. Fernand était non seulement le chef de l'équipe, mais aussi le leader intellectuel du groupe. Je me souviens qu'il nous avait dit, à la veille de ses trente ans, qu'après cette expérience de recherche empirique, il se consacrerait surtout à des travaux de nature plus épistémologique et plus théorique. En fin de semaine, nous rentrions à Québec dans une vieille bagnole, surnommée l'Émilienne, en l'honneur de l'évêque de Saint-Jérôme, Mgr Émilien Frenette, qui avait commandité la recherche.
Grâce à Fernand, j'avais connu une première expérience du terrain et des intuitions irremplaçables qu'il procure. À la fin de l'été, je partais pour Paris. À mon retour, trois plus tard, j'ai bien eu quelques contacts avec lui, mais nos choix respectifs de recherche ne les favorisaient guère. Il avait choisi le palier de la culture, alors que mes maîtres de Paris m'entraînaient plutôt à choisir le palier de l'organisation sociale.
Il demeure que Fernand m'a beaucoup donné, en des années décisives. Et parce qu'il est aussi un poète, il permettra que je lui prête, envers moi, ce mot de Novalis: « Celui à qui je puis apporter l'impulsion d'un désir, d'un penchant indéfini, je lui apporte et lui donne, très strictement parlant, la vie ».
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