« En souvenir du temps de notre jeunesse... »

Gérard Bergeron


Début du chapitre

NOTES


Décembre 1993: alors que nous échangions le dernier de nos livres, qu'un heureux hasard faisait paraître dans le même mois, le signataire de Genèse de la société québécoise inscrivait en tête du sien cette dédicace: « En souvenir du temps de notre jeunesse... » J'ai comme l'impression de répliquer maintenant à toutes les médisances qu'il m'avait décernées à propos d'icelle dans une récente situation exactement inverse1.

Fernand Dumont, âgé de 23 ans, entrait en deuxième année du programme en sciences sociales (sociologie) lorsqu'en septembre 1950, fraîchement débarqué après trois ans d'un séjour d'études européennes, je commençais, à 28 ans, mon enseignement comme professeur à Laval. Dès lors, une amitié, aussi intense que naturelle, s'établissait entre nous: j'allais ajouter, « comme s'étant tout de suite reconnue... » Voilà donc quarante-cinq ans que cela dure. Et aucun laminage de quelque exclusive que ce fut n'a jamais appauvri la qualité de ce sentiment entre nous, ni encore moins entravé la chance d'autres belles amitiés.

Dans nos conversations s'est imposée avec le temps cette formule, peut-être quelque peu bizarre, de « nos symétries » diverses. Elle exprime autre chose que des concordances ou des similitudes, fussent-elles marquantes2, car elle signale aussi de forts contrastes, mais de part et d'autre n'ayant rien de restreignant. La locution, nullement pédante dans pareil contexte, de l'oeuvre à faire déterminerait bien autour de quoi allaient tourner lesdites symétries. Chacun des deux la voyait s'esquisser chez l'autre dès la jeune trentaine. Voilà qui me met en belle position, après toutes ces années, d'affirmer que l'étudiant exceptionnel qu'était Fernand Dumont ne faisait pas qu'annoncer très tôt le maître à penser qu'il allait être, car il avait déjà commencé à le devenir grâce à des aptitudes, extraordinairement hâtives, en posant les grandes questions relatives à rien moins que ce qui fait tenir les hommes en société. Le mot n'existait pas en ce sens, mais disons qu'il avait conscience de se programmer à l'oeuvre qu'il avait dessein de faire.

La petite poignée d'années, qui faisait de moi son aîné, n'avait pas plus de réalité entre nous que l'artificialité de la barrière professeur-étudiant. Et nous parlions! Bien sûr, en dehors des cours... Rarement avant: pas question de sécher les cours, surtout étant sur place, dans cette petite salle commune de la faculté. Donc après les cours, mais les retards à des rendez-vous ébréchés, c'était parfois au grand dam de nos amies, Cécile et Suzanne, les futures mères de la famille que nous aurions. « L'amour de la science », nous était-il parfois signifié, ne transcende pas de pareilles situations manquant tout de même d'un peu de courtoisie!

De quoi parlions-nous? Ni de tout (enfin, de presque tout), ni de rien (s'il eût fallu!). Le point de départ: une lecture ou un cours, un doute ou un problème, un champ d'études ou une question d'actualité, à cette époque où Duplessis régnait et que la guerre froide battait son plein. Donc, nous causions beaucoup selon un mode surtout spontané, intuitif, et même itératif, frisant parfois le redondant – l'autre étant là pour la diversion! C'était jeune, sans être juvénile, sans doute plus maladroit qu'on ne l'eût désiré, mais sans jamais s'attarder au loufoque, que nous ne nous refusions pas à l'occasion! Nous aurions toute une vie pour mûrir.

Il y a une dizaine d'années, à une émission radiophonique où nous avions été conviés à causer, à bâtons rompus, de nos carrières (une certaine « symétrie » aurait donc été perçue par quelqu'un d'autre?), Fernand commit ce mot d'une portée qui m'apparaît toujours définitive: « L'important, ce n'est pas tellement d'écrire sur le Québec que d'écrire à partir du Québec ». C'est bien ce que nous aurons fait l'un et l'autre, ce qu'attestent nos bibliographies respectives.

C'est donc très tôt que nous avons choisi nos terrains d'exploration: lui, le culturel ; moi, le politique. Mais comme l'un renvoie à l'autre (ou finit par le rejoindre), c'est dans l'entre-deux, soit à l'embranchement central des valeurs sociales, que nous discutions lors de ces échanges de nos commencements. D'autres façons, nous continuerons jusqu'à ce jour: ce qui fait passablement de livres – et dont un bon nombre furent publiés sur la place de Paris afin d'atteindre le public plus large d'une francophonie naturelle. Chacune des oeuvres s'est évidemment développée selon son principe d'autonomie et les deux, aux divers niveaux de leur spécificité propre.

Par-delà « le temps de notre jeunesse », nous aurons mené des carrières de recherche et d'enseignement sans tellement nous cantonner dans les cloisonnements dits « académiques » de nos départements, revues, associations scientifiques. L'université, comme carrefour institutionnel, et le groupe d'étudiants d'un cours, comme microcosme de transmission, restent des lieux de communications essentielles. Toutefois, les « denrées » de base restent les livres, qui ont justement le bon esprit de n'être pas « périssables » –compensant ainsi une assez fâcheuse propension à la sous-consommation chez les étudiants.

Conséquence bénéfique entre collègues de même lignage: on se voit moins, mais on se lit davantage. Et, surtout, on apprend à se connaître en plus grande profondeur. Dans ces Mélanges, d'autres rubriques présentent des collaborations d'études fondamentales sur les aspects majeurs de l'oeuvre dumontienne, vaste et profonde, diversifiée et complémentaire. Je m'en réjouis par avance. Et ai hâte d'en prendre connaissance.

Pour avoir parcouru cette oeuvre selon l'ordre chronologique, à quelques inversions près et tôt rattrapées, je suis heureux de dire, après tant d'autres, ma grande admiration devant une contribution intellectuelle d'une aussi grande envergure, en outre produite en état de nécessité par son auteur. Comme Dumont déteste jusqu'aux simples apparences de flagornerie envers d'autres, il lui répugnerait à ce qu'on en usât envers lui. J'aimerais tout de même ajouter deux points.

Du maître il n'a pas produit que la pensée vivante et novatrice, mais il a su aussi exercer un magistère d'influence très concrète auprès d'étudiants et de disciples, ainsi que dans un public cultivé. Ce penseur en chambre était aussi efficacement animateur de conférences et de colloques que fondateur d'instituts et de groupes de recherches. Tout cela, qui est du domaine public, n'a pas besoin d'être ici précisé dans le détail. Mais, de vous à moi, il faudrait de plus nombreux agents polarisateurs de cette espèce pour que nos universités se défendent mieux d'une certaine « morosité », prématurément corrosive en couleur vert-de- gris.

Et enfin, comment ne pas mentionner la classe de l'écrivain? Une telle qualité est de parachèvement, et donc rarissime mais nullement superflue. La première publication de Dumont fut un recueil de poèmes, publié en 1952, alors qu'il travaillait à son mémoire de maîtrise en sociologie sur la notion de l'institution juridique. On lui décernait le classique Prix David en 1975, une quinzaine d'années avant qu'il soit nommé lauréat du Prix Léon- Gérin en sciences sociales. Comme quoi la gent littéraire et les aléas honorifiques peuvent aussi savoir concorder. Un collègue sociologue (Marcel Rioux), commentant une communication de Dumont, ne pouvait s'empêcher de noter « la somptuosité » de ce style. Pour ma part, je sais plus d'un lecteur relisant volontiers une page de Dumont afin de mieux goûter sa seule beauté formelle. Ou même d'autres, sans doute plus rares, qui se souviennent encore de la lumière se dédoublant de L'Ange du matin:

Fuir le cheminement des attentions Ne plus entendre Le vol brûlant des perspectives Ne dire que pour soi Pour nous Ton âme à elle-même rendue3.

NOTES

CIBLE.GIF1. Je fais allusion aux délicates pages qu'il a données à Jean-William Lapierre, Vincent Lemieux et Jacques Zylberberg, dans: Être contemporain. Mélanges en l'honneur de Gérard Bergeron, Sillery, Les Presses de l'Université du Québec, 1992, p. 499-500.

CIBLE.GIF2. Comme exemple d'une première symétrie, à fondement géographiquement objectif, si j'ose dire: les deux villages de nos origines. Montmorency et Charny (beaux noms de noblesse française), avec la célèbre cataracte sur le territoire du premier et les belles chutes de la Chaudière sur celui du second ; les populations homogènes et fortement majoritaires dans chaque cas: de tisserands dans le premier et de cheminots dans celui du second. Voilà un beau sujet d'observation pour des sociologues en herbe... Le tout, posé à l'oblique selon un axe traversant le fleuve, dont le centre passe par la petite rue de l'Université, et tout à côté, le vieux Séminaire, et sur l'autre rive, le Collège de Lévis, nos deux Alma Mater. Enfin d'autres éléments de ce qu'un auteur français, dont le nom est oublié, qui parlait de « géographie intime... » Il y a aussi des « sociologies intimes » ; mais cela ferait déborder cette note, simplement indicative en passant...

CIBLE.GIF3. Fernand Dumont, L'Ange du matin, Montréal, Éditions de Malte, 1952, p. 18.


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