L'artisan du texte

Hélène Pelletier- Baillargeon


Début du chapitre


Fils de travailleur, Fernand Dumont est entré dans la vie intellectuelle comme on entre en religion. Il y a tout investi. On ne lui connaît pas, hormis ses longues promenades à pied, de « distraction » au sens pascalien du terme.

Mais, paradoxalement, cet être réservé et exclusif a toujours su manifester, à l'égard des causes qui lui tenaient à coeur, la plus totale des générosités. Fernand Dumont est, à l'égard des siens, l'homme des solidarités profondes. Sa prodigieuse carrière n'a jamais eu d'autre sens.

On ne compte plus, en effet, le nombre de petits périodiques engagés dans la militance nationaliste, sociale ou écclésiale qui ont, depuis trente ans, eu recours à lui pour un article, une entrevue, une participation à un colloque populaire. On pourrait, aujourd'hui, constituer une somme de tous ces textes simples et accessibles où les exigences de la pensée et du style sont tout autant servies et honorées qu'elles l'ont été dans ses innombrables publications savantes. C'est de cette accessibilité et de cette générosité discrètes, trop souvent ignorées par les curriculums universitaires, dont je voudrais témoigner ici.

C'est au sein de l'équipe de la revue Maintenant (1962-1974) que j'ai rencontré Fernand Dumont pour la première fois. Mais c'est surtout à compter de 1970 que j'ai eu le privilège de travailler en étroite collaboration avec lui.

Peu après les événements d'octobre 1970, en effet, le directeur, Vincent Harvey, décide de doter la revue (dominicaine d'origine) d'une équipe de direction élargie. Fernand Dumont est du nombre avec les Robert Boily, Serge Carlos, Richard Guay, Jacques Grand'Maison, Michèle Lalonde, Louis O'Neill, Claude Saint-Laurent, Jean-Yves Roy et Pierre Vadeboncoeur. Laurent Dupont, Yves Gosselin et moi-même assurons l'intendance quotidienne avec le directeur. Quelques autres, les Guy Bourassa, André d'Allemagne, Gérald Godin, Benoît Lacroix, Gaston Miron, Jacques-Yvan Morin, Alice Parizeau, Guy Rocher, etc. viennent, à l'occasion de certains dossiers, apporter leur contribution à nos débats.

Pour Fernand Dumont, comme pour nous tous, ces derniers seront tout aussi passionnants que passionnés. Cette décennie sera, en effet, marquée par les grandes enjambées tous azimuts de la Révolution tranquille, la naissance d'un premier parti politique souverainiste et la convocation, à Rome, du concile oecuménique de Vatican II qui allaient susciter tant d'espoirs dans l'Église et la société québécoises. Cette triple conjoncture devait interpeller profondément la foi et les convictions sociopolitiques de Fernand Dumont.

Elle devait même le conduire à effectuer, deux fois par mois, l'aller-retour Québec-Montréal pour venir fabriquer avec nous une revue mensuelle d'opinion dont le tirage, dans les mois fastes, atteignait tout de même les 10 000 exemplaires. Au cours de ces années 1970-1974, Fernand Dumont y aura donné près d'une quarantaine d'articles de fond et apporté sa contribution à d'importants dossiers concernant la langue, la culture, la question nationale, les questions sociales, l'éducation, la vie ecclésiale, etc.

Fernand arrivait en tout début de soirée avec son compagnon de route attitré, Louis O'Neill. Leurs deux bérêts basques à peine accrochés à la patère et le contenu de leurs porte-documents étalé sur la table, on poussait hâtivement devant eux un carton de poulet frit et la réunion commençait sur-le-champ. À vrai dire, la discussion était déjà lancée: tandis que Louis tenait le volant, sur l'autoroute qui ne portait pas encore le nom de Jean Lesage, souvent Fernand en avait déjà esquissé les plus importants paramètres. Derrière les verres épais dont la science ophtalmologique ne l'avait pas encore délivré, ses yeux pétillaient déjà... Si quelqu'un pouvait témoigner personnellement que la vie de l'esprit est une grâce et un bonheur, c'était bien lui!

Cette grâce et ce bonheur étaient merveilleusement communicatifs. Ils nous rejoignaient tous, sans distinction de formation. Pour Fernand, loin de constituer des barrières, la diversité et l'interdisciplinarité de notre groupe étaient l'occasion rêvée de rapprochements et de recoupements. Loin de le dérouter, elles le stimulaient. Il se montrait particulièrement attentif aux expériences de terrain et aux témoignages des regroupements communautaires qui foisonnaient, à cette époque, dans les milieux populaires.

Je n'ai pas été longue a reconnaître en lui l'intellectuel québécois sans doute le plus complet de sa génération. Sociologie, psychologie, philosophie, théologie, histoire, littérature, il se mouvait avec une aisance déconcertante dans tous les domaines de la pensée. Il savait tout, il avait tout lu! Combien, en ces années- là, j'eusse voulu habiter Québec et m'inscrire à ses cours... Ce « maître », pourtant, avait choisi, avec une modestie non moins déconcertante, d'être pour nous un simple coéquipier.

C'était, je crois, notre pratique commune de l'écriture qui, à ses yeux, l'emportait sur tous les autres rapports hiérarchisés qu'en des circonstances et des lieux différents nous eussions pu avoir. C'était son talent d'écrivain qui, outre son remarquable esprit de synthèse, le rattachait le plus étroitement à nous dans cette tâche commune que nous nous étions donnée: remettre la pensée à l'honneur et la rendre accessible...

Je le revois encore, le crayon à la main, lorsqu'à la toute fin de nos réunions, nous nous distribuions les tâches de rédaction. Fernand notait soigneusement sur son calepin le titre de l'article qui lui avait été assigné. Il en résumait ensuite les grandes lignes pour bien s'assurer qu'il avait correctement saisi le sens de la commande. S'il survenait dans son esprit quelque idée de modification ou de développement, il la soumettait séance tenante à notre approbation.

Trois semaines plus tard, son article était, neuf fois sur dix, le premier entré: Fernand était productif, fidèle et régulier en écriture. Les atermoiements, les intermittences, voire les coquetteries propres à tant d'écrivains (et Dieu sait s'il en est un!) lui étaient étrangers. Il était l'artisan quotidien du texte, comme d'autres le sont du fer ou du bois.

La revue, pour lui, était faite pour être lue: la compréhension et le plaisir du lecteur étaient, à ses yeux, des critères essentiels lorsqu'il s'agissait de retenir ou de refuser un texte. Envers certains universitaires, qui tenaient mordicus à leur terminologie savante, ou qui refusaient avec hauteur de se résumer, il pouvait se montrer impitoyable. Que de fois, lorsque après la mort de Vincent Harvey je dus assumer la direction de la revue, ne m'a-t-il pas encouragée à traduire et à élaguer carrément la prose de certains de ses collègues qui répugnaient à procéder eux- mêmes aux clarifications et aux allégements nécessaires. Pour Fernand, la vulgarisation de la pensée savante relevait du devoir social.

La revue a cessé de paraître en 1974, faute de fonds. Les connivences, elles, sont demeurées intactes. Tous ceux et celles qui, comme moi, ont fréquenté Fernand Dumont dans cette salle enfumée où nous refaisions allègrement le monde évoquent rarement son amitié sans que ne surgissent des étoiles au fond de leurs yeux... Ces échanges privilégiés que nous avons eus avec lui nous auront tous marqués. Pour moi, ils constituent, hors de tout doute, l'un des plus beaux cadeaux que m'a faits la vie.


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Guy Teasdale (guy.teasdale@bibl.ulaval.ca)