« Il nous reste l'interrogation1 ».
« Quelle maladie que ce besoin de donner des réponses! » (Job, 16:3)
« Abraham partit, sans savoir où il allait. » (Héb, 11:8)
Le théologien qui estime que « la théologie parle de Dieu et avec Dieu comme les anges dans le Ciel2 » ne se pose pas tout à fait les mêmes questions sur les conditions de son travail que celui pour qui la théologie est un effort d'interprétation de l'expérience que des hommes et des femmes peuvent faire d'eux-mêmes dans leur monde.
J'ignore s'il existe encore beaucoup de théologiens qui se prennent pour des anges et dont l'occupation principale serait de parler entre eux de Dieu en sa présence. Je sais qu'il en reste un certain nombre qui estiment avoir reçu plus ou moins directement de Dieu lui-même ce qu'ils tentent de transmettre aux autres. Mais la plupart de ceux que je connais ne sont pas loin de se reconnaître –l'« inspiration » en moins – dans ce qu'Augustin écrivait un jour de l'évangéliste Jean. Après avoir rappelé à ceux qui l'écoutaient qu'il ne disait lui-même que « ce qu'il pouvait, car qui est capable de dire ce qui est? », Augustin continua ainsi:
J'ose l'affirmer, mes frères, Jean lui-même peut-être n'a pas dit ce qui est, mais il a dit lui aussi ce qu'il a pu, car il n'était qu'un homme et il a parlé de Dieu, un homme inspiré de Dieu sans doute, mais néanmoins un homme. Parce qu'inspiré, il a dit quelque chose ; sans l'inspiration, il n'aurait rien dit; cependant, parce que l'inspiré était un homme, il n'a pas dit tout ce qui est, mais il a dit ce qui était possible à un homme3.
Si les théologiens ont réalisé depuis un certain temps déjà que la langue des anges n'est plus la langue de la majorité, ils se trouvent aujourd'hui confrontés à une question qui ne touche pas moins à leur identité mais à laquelle il est beaucoup plus difficile de répondre: qu'est- ce qui, en ce qui leur échoit, est seulement possible aujourd'hui? Pourquoi?
On ne décide pas vraiment de poser une telle question. C'est plutôt elle qui s'impose petit à petit, à mesure que l'on expérimente les impasses dans lesquelles conduisent un jour les chemins pourtant familiers ou que se tarissent les sources où on allait spontanément s'abreuver. Comme il n'est pas évident non plus qu'une fois cette question posée, il soit facile d'y répondre. Il est possible qu'il faille habiter longtemps la nouvelle contrée qu'elle ouvre pour qu'un nouveau chemin apparaisse dans lequel il vaille la peine de s'engager.
Fernand Dumont a beaucoup réfléchi à cette question. Il a porté sur la théologie un diagnostic très sévère mais en même temps très lucide. Il éclaire d'une lumière vive le premier versant de notre question. Ce diagnostic me paraît aujourd'hui assez largement partagé mais des indices nombreux permettent de penser que la situation qu'il dénonce n'est pas tout à fait révolue. Je le rappellerai donc brièvement. Il nous permettra de dire à quelle tâche nous sommes encore confrontés.
Dumont ne s'est pas contenté de dénoncer une situation qu'il estimait intenable. Il a proposé, du point de vue qui est le sien, une direction dans laquelle la théologie devrait s'engager. Dans un deuxième temps, je rappellerai également le point de vue de Dumont. Je dirai en quoi il rejoint une exigence que le théologien découvre également comme sienne à partir de ses propres présupposés.
Dans un troisième temps, enfin, je voudrais me risquer à faire un pas de plus et dire ce que cela peut, selon moi, signifier pour la théologie si elle s'engage dans la voie qu'elle doit emprunter. Fernand Dumont n'est pas lui-même allé jusque-là mais je pense qu'il en a fort bien anticipé le chemin. Peut-être s'ouvrira-t-il ici la possibilité d'un nouveau dialogue sur une question qui, je le sais, nous interpelle tous les deux.
Lorsqu'il fait paraître en 1964 son essai sur la conversion de la pensée chrétienne, Fernand Dumont s'inscrit dans un mouvement de fond déjà important mais qui ira en s'amplifiant pour dénoncer la dérive dans laquelle la religion chrétienne et sa théologie en sont venues à se retrouver par rapport aux questions avec lesquelles étaient aux prises les hommes et les femmes de son temps. Jamais peut-être depuis la Réforme une génération de croyants n'avaient si consciemment éprouvé un tel sentiment d'étrangeté, d'aliénation, à l'égard d'une tradition dont ils estimaient pourtant qu'elle aurait dû continuer d'être pour leur vie une référence féconde.
Déjà, au tournant des années 1940, des voix autorisées s'étaient fait entendre en faveur d'un renouveau de la pensée chrétienne et plaidèrent avec vigueur pour une théologie qui réponde aux nécessités du temps4. Mais c'est sans doute l'expérience du deuxième Concile du Vatican (1959-1965) qui fit réaliser non seulement l'urgence mais surtout l'ampleur de la tâche qui s'imposait et donna à un grand nombre l'enthousiasme nécessaire pour s'y attaquer.
Le diagnostic que pose alors Fernand Dumont impressionne par sa justesse et sa lucidité. Ce que d'autres avaient perçu dans l'aporie des vieux traités et la sécheresse des approches coutumières, Dumont l'a saisi comme à ras de sol, dans la trame quotidienne des hommes et des femmes, là où l'aménagement du quotidien pose comme de lui-même les questions qui demanderont ensuite toute une vie pour être apprivoisées.
Dumont a bien vu que c'est parce qu'elles ont « fait mal le contact avec l'expérience tout court » que la religion chrétienne et sa théologie en sont venues à « résorber le Message dans la doctrine5 ». Plutôt que de « se plier aux plus complexes implications de l'expérience humaine6 », elles se sont appliquées à mettre en place une espèce de zone tampon entre cette expérience vitale et le message chrétien, ce que Dumont appelle une « culture chrétienne7 » qui, loin d'accueillir l'expérience comme le lieu fécond de l'interprétation du message, a plutôt contribué à empêcher toute circulation de l'une à l'autre. Cette « culture » a, au contraire, fait servir aux intérêts d'une institution aussi puissante que craintive la dérive dans laquelle elle s'est de plus en plus trouvée face aux requêtes de son temps.
Il était clair pour Fernand Dumont qu'il n'était possible de sortir de la « crise religieuse » de l'époque qu'à la condition de « liquider » cette culture religieuse. Or, cette liquidation ne pouvait se faire, selon lui, que dans « la confrontation de la culture chrétienne avec les conditions d'existence des hommes de notre temps8 ».
Loin de constituer une fonction particulière à côté d'autres fonctions que l'être humain exercerait dans son monde, la religion met pour lui en cause « toute la personne9 ». C'est pourquoi il importe de la mettre en relation « avec l'ensemble de la situation sociale de l'individu ». Car c'est « par de multiples liens » que la religion tient à ce tout que constitue l'existence humaine dans le monde et c'est pour l'avoir oublié, voire carrément refoulé, qu'elle se retrouve, avec son discours de légitimation que fut un temps la théologie, en porte-à-faux sur ce que vivent concrètement les humains.
Cette idée de totalité, d'intégrité, me paraît tout à fait fondamentale. Elle apparaît très tôt dans l'oeuvre de Fernand Dumont comme une référence critique déterminante. Je suggérerai plus loin qu'elle est également décisive pour comprendre ce qui est actuellement possible pour la théologie.
L'essentiel de l'essai de 1964 consiste à réaliser cette « confrontation » et à montrer comment « en émerge la plus impitoyable dénonciation » d'une culture chrétienne « cramponnée » à une situation sociale révolue, en complète dérive par rapport à ce que vivent réellement les hommes et les femmes dans leur monde.
À trente ans de distance, après tant et tant d'autres analyses de la situation de la religion chrétienne et de sa théologie dans nos sociétés occidentales, le diagnostic de Fernand Dumont n'a plus la même force de nouveauté qu'en fin de Concile où il paraît. Quiconque est un peu familier avec la production théologique des dernières décennies ne pourra toutefois que reconnaître son exceptionnelle justesse et à certains égards hélas! sa triste actualité10.
S'il est bien posé, tout diagnostic porte déjà comme en creux les grandes lignes d'une thérapie. On pourrait la lire à rebours dans l'essai de 1964 mais Dumont s'y est aussi risqué à l'indiquer clairement. C'est ici, à mon sens, que ses analyses se révèlent comme étant particulièrement fécondes. La voie qu'il indique dépasse de beaucoup le domaine d'une stratégie d'adaptation. Elle touche la manière dont la théologie est invitée à se comprendre. C'est à la seule condition de bien comprendre cela que le possible qu'elle laisse entrevoir pourra ensuite être perçu dans toute sa portée.
Avec la clarté qui le caractérise, Fernand Dumont ne laisse planer aucun doute sur la seule voie qui reste ouverte à la pensée chrétienne. Pour que la « liquidation de la culture chrétienne » se réalise sans reste et que la pensée chrétienne retrouve le contact avec l'expérience, il est nécessaire que cette pensée s'engage dans une profonde « conversion », qu'elle soit disposée à « penser autrement11 ». Qu'est-ce à dire?
Il ne s'agit pas ici d'une question de méthode. Il ne s'agit pas d'adapter une ancienne manière de faire, fût-elle plusieurs fois centenaire, à une nouvelle situation. Il ne suffit même pas pour la théologie de revenir « à ses objets premiers, l'Écriture, la liturgie, les Pères12 » ni d'ajouter, aux questions qu'elle ne saurait cesser d'aborder, des chapitres ou des cours sur des questions nouvelles ou plus actuelles13. Non! « Il y faut une autre manière de penser, une autre intention14. » Elle doit refaire « le contact avec l'expérience tout court », car c'est parce qu'elle a mal fait ce contact qu'elle est sans cesse « tentée de résorber le Message dans la doctrine » et de tout systématiser. Mais pour ce faire, elle doit en toute rigueur changer de lieu. Il lui faut « redescendre en deçà des prémisses pour retrouver l'inquiétude15 ».
On aurait mal compris cette exigence si l'on n'y voyait que l'obligation provisoirement nécessaire de s'imposer un détour, d'habiter pour un temps un nouveau lieu mais en se sachant en transit, le temps de se réapproprier autrement ses anciennes certitudes actuellement menacées. Il s'agit tout au contraire de laisser derrière soi un lieu familier pour aller habiter ailleurs et d'une autre manière, avec la conscience que c'est à partir de ce lieu qu'il faudra désormais (ré-)apprendre à penser. Bref, c'est à une véritable conversion qu'il faut être disposé.
On peut se demander si, pour urgente qu'elle soit, une telle exigence est vraiment à notre portée. Pouvons-nous décider un bon jour de « penser autrement »? Notre façon de penser ne ferait pas corps, pour ainsi dire, avec notre propre manière d'habiter le monde, si bien que nous pourrions vraiment un jour non pas penser « autre chose » mais penser « d'une autre façon », puis un peu plus tard, d'une autre façon encore.
Il y a un versant que j'appellerais négatif à l'exigence de « penser autrement ». Il indique déjà, comme en creux, une « autre direction ». L'exigence de « penser autrement » fait d'abord une croix sur une voie déjà pratiquée. Elle surgit de l'expérience, habituellement douloureuse, d'une impasse. Sans l'épreuve d'une certaine faillite, il n'est point de discours de conversion qui soit crédible. Mais quand on sait à quelle profondeur et combien subtilement nos intérêts sont emmaillés à nos façons de penser et gardent notre regard dans la direction qui nous est la plus profitable, on hésite à affirmer qu'il suffit de le vouloir pour voir dans quelle direction les choses nous font signe. Il faut le plus souvent qu'elles s'introduisent d'abord avec violence dans le monde que nous nous sommes construit et que celui-ci commence à se lézarder pour que nous commencions à notre tour à regarder dans une « autre direction ».
Le drame de la théologie, et sans doute plus largement aussi de la religion chrétienne, tel que Fernand Dumont le décrit dans son essai sur la conversion de la pensée chrétienne, tient précisément au fait qu'ayant fait passer dans le domaine du savoir, c'est-à- dire transformé en objet de domination et de contrôle, ce qui relève d'une interpellation libératrice, elle s'est progressivement mise à l'abri de toute interrogation qui aurait pu la mettre en question et s'est habituée à fonctionner sans devoir prendre en compte ce qui ne venait pas d'elle-même.
Lorsqu'il écrit que, pour sortir de cette situation, la théologie doit « redescendre en deçà des prémisses pour retrouver l'inquiétude », ou encore qu'elle doit « refaire le contact avec l'expérience tout court », Fernand Dumont n'indique pas une voie qui s'ouvrirait déjà toute tracée devant elle et sur laquelle il ne tiendrait désormais qu'à elle de s'engager, sachant pratiquement d'avance où elle mènera. Ce qui lui apparaît comme une incontournable exigence, c'est bien plutôt d'accepter d'habiter un lieu dont personne n'est maître, où elle serait mise en mouvement par ce qui ne viendrait pas d'elle – c'est proprement cela, l'in-quietas – pour une tâche qu'il est impossible de définir d'avance et qu'il pourrait s'agir de reprendre sans cesse.
Plus d'une vingtaine d'années après l'essai de 1964, Dumont estimait devoir revenir à nouveau sur cette question. En un parallélisme saisissant avec les formulations de naguère, il reprend finalement le même propos mais en ajoutant cette fois une remarque qui, replacée dans l'ensemble de son oeuvre, me paraît lourde de conséquences concrètes pour le travail de la théologie. On lit, en effet, ceci dans L'institution de la théologie:
L'individu poursuit l'aventure de la foi selon tout son être, de chair et de préjugés ; de même les cultures ne sont habitées par la transcendance qu'à partir de leur configuration tout entière. De sorte que la théologie ne peut chercher la fissure de la transcendance en un endroit circonscrit ; elle doit redescendre en deçà des normes de la foi, en deçà même de l'expérience chrétienne, pour rejoindre la genèse indéfiniment recommencée de la culture où elle travaille16.
Je note d'abord cette idée d'« unité », on dirait aussi d'« organicité », si présente dans l'essai de 1964. Mais je retiens surtout que c'est jusque dans la genèse même de la culture que la théologie doit descendre.
Si c'est là le sens de la « conversion » à laquelle, selon Fernand Dumont, la théologie se trouve conviée, que nous permet-elle d'entrevoir pour le travail concret de la théologie? Que peut signifier concrètement pour celle-ci que d'habiter « la genèse indéfiniment recommencée de la culture »? On ne peut évidemment pas se risquer à répondre sans prendre position sur ce qu'est la culture, mais aussi sur ce qu'est, ou devrait être, la théologie. La réponse que j'estime pouvoir risquer à ce stade-ci est la mienne mais je trouve dans l'oeuvre de Dumont des indications qui y conduisent. En fait, il ne s'agit pas d'une réponse mais d'une tentative, trop rapide, pour essayer de dire dans quelle direction la question devrait être posée.
On peut glaner dans l'oeuvre de Fernand Dumont plusieurs formulations de ce qu'il entend par culture. Celle qui ouvrait son importante conférence au XVIIe Congrès mondial de philosophie à Montréal en 1983 me paraît, nonobstant sa concision risquée, d'une incontestable fécondité. Dumont disait alors: « La culture est l'institution d'un sens du monde dans une communauté des hommes, dans des pratiques et des idéaux partagés en commun17. » Elle est, si je comprends bien, ce lieu symbolique, tissé par l'ensemble des rapports que l'être humain développe avec lui-même et avec son univers et dans lesquels s'exprime la compréhension qu'il a de lui-même dans son monde18.
Il me paraît plus difficile de proposer une définition de la théologie qui soit ici satisfaisante parce que j'estime qu'elle dépend largement de l'idée que l'on se fait de la portée de ce qui advient concrètement dans la culture ainsi comprise. La théologie ne peut plus se définir à partir d'une réalité qui aurait déjà toute sa consistance à l'extérieur de ce lieu et à laquelle elle aurait un accès direct et privilégié. Les conditions qui ont peut- être à un moment donné rendu une telle compréhension possible n'existent plus. Le travail du théologien doit aujourd'hui s'effectuer dans la pleine conscience que « l'intelligence théologique se découvre elle- même historiquement et contextuellement située et qu'elle est reçue comme telle par la culture ambiante. [...] Elle doit renoncer à formuler un discours qui prétendrait être le reflet homogène ou l'écho fidèle d'une Révélation qui échapperait comme ce discours à l'historicité radicale du savoir humain19 ». En d'autres termes, « le théologien ne peut plus comme ses prédécesseurs se prévaloir d'un statut épistémologique propre à sa science théologique20 ». La théologie n'est pas tributaire d'un savoir supérieur et sa tâche ne consiste pas à adapter un tel savoir à des situations continuellement changeantes. Le rapport à ce que nous appelons ici la culture ne serait alors certes pas accessoire mais n'aurait finalement d'intérêt que stratégique.
La théologie est au contraire tributaire d'une expérience historique, grâce à laquelle des hommes et des femmes ont découvert une nouvelle manière de se comprendre eux-mêmes qui leur permette de gagner en quelque sorte en humanité. Les possibles nichés dans cette expérience libératrice faite avec l'homme Jésus de Nazareth ont mis en branle une tradition interprétative de l'existence humaine qui s'est faite aussi bien à même la pratique humaine concrète que dans sa reprise théorique, mais de telle manière qu'elle s'est toujours réalisée au coeur des possibilités de chaque époque. Dans cette perspective, qui mériterait bien évidemment d'être mieux étayée, le rapport à la culture ne peut pas être compris uniquement comme une préoccupation, sans doute légitime, d'un sociologue attentif aux avatars des liens sociaux. Ce rapport devient en quelque sorte une réalité théologique, car il indique le seul lieu où peut se réaliser l'interprétation qui définit le travail de la théologie.
Des transformations profondes dans l'expérience que l'être humain fait de lui-même et de son monde ont opéré des déplacements majeurs à notre époque dans les ressources de l'interprétation. L'émergence d'une nouvelle conscience historique, la brisure violente d'un monde cassé entre les riches et les pauvres, l'utilisation de la violence la plus barbare pour régler les conflits ou défendre ses intérêts, la montée croissante d'une menace qui paraît de plus en plus compromettre les possibilités mêmes de la vie sur notre planète et qui rend en tout cas chaque jour un peu plus aléatoire son avenir comme monde humain, voilà autant de réalités qui ont à notre époque profondément modifié la manière de nous comprendre dans notre monde. Notre rapport au passé n'est plus le même. C'est tout l'univers de nos possibles qui s'est transformé. Peut-être que les désirs humains sont demeurés les mêmes au cours de cette transformation. Ils n'apparaissent plus en tout cas sur le même horizon et ne disposent plus des mêmes moyens pour se dire que ce qui était encore disponible il y a une ou deux générations.
Il n'est pas facile de dire avec assurance s'il s'agit là de figures différentes d'un même phénomène ou s'il s'agit de réalités plutôt indépendantes les unes des autres. Des indices nombreux nous permettent de penser que ces phénomènes en apparence différents sont portés par une même force qui les travaille de l'intérieur et qui tend à rassembler notre époque sous une même matrice. En fait, la transformation à l'oeuvre dans la plus vaste culture concerne la rationalité même qui la structure. La raison dominante se révèle chaque jour davantage comme une raison instrumentale et fonctionnelle et notre monde apparaît de plus en plus dominé par la technique.
Le monde dans lequel nous vivons est un monde construit, planifié. Il est organisé en fonction de la production de biens matériels dont la consommation doit servir à soutenir encore davantage leur production. Il n'y a pas un seul petit recoin de notre expérience quotidienne qui ne soit pas en quelque manière touché par la rationalité qui est à l'oeuvre dans la science et dans la figure que celle-ci a prise dans la technique.
Fernand Dumont a perçu très tôt l'ampleur de cette réalité. Dans son essai sur la conversion de la pensée chrétienne, la référence à la technique lui permet déjà de mettre en évidence l'écart inquiétant qui sépare le monde contemporain de l'expérience humaine et celui dans lequel était demeuré installé le discours chrétien. On ne rencontre pas dans cet essai des développements détaillés sur les implications de la facture technique de notre monde quant à la compréhension que peuvent avoir d'eux-mêmes les hommes et les femmes qui l'habitent. Il me paraît clair, toutefois, que Dumont a vu que, si certaines choses ne paraissent plus possibles ou n'ont plus de pertinence dans la manière de penser l'interpellation chrétienne, ce n'est pas parce que certains en auraient décidé ainsi mais parce que les conditions qui les avaient rendues telles n'existent plus ou qu'elles se sont transformées.
Il est cependant revenu plus tard très explicitement sur cette question. Ce qu'il dégage alors me paraît important pour une juste compréhension de la conversion dans laquelle il voit l'avenir de la théologie. Je pense en particulier à un passage de son étude sur la culture comme lieu de l'homme où il rappelle tout d'abord comment « la technique n'a pu donner lieu à une extension prodigieuse de la connaissance analytique qu'en se dissociant de cette autre connaissance spontanée, symbolique surtout celle-là, par laquelle le monde a d'emblée un sens pour l'homme ». Le travailleur se voit assigner un rôle, « c'est-à- dire une tâche et une place dans les processus de production, sans que référence explicite ou implicite soit faite aux autres traits de sa personnalité que la compétence ou le rendement, sans qu'on tienne compte de ses autres liens sociaux, du sens plus général et plus spontané que la vie a pour lui ». En refoulant hors du travail le sentiment et le symbole, l'organisation technique du monde du travail repousse à sa marge « la référence à une signification globale du monde ». Mais ce qui est le plus déterminant, c'est que « ce phénomène de dissociation déborde l'usine et envahit l'univers social tout entier. Car c'est là un trait fondamental de l'âge industriel: en se développant, les techniques matérielles se sont conjuguées avec une extraordinaire prolifération des techniques sociales ». Ainsi se dessine, poursuit Dumont, « une radicale opposition de la technique et de la subjectivité. L'âge cybernétique, dans lequel nous entrons, représente l'achèvement de ces tendances21 ».
Ce que Fernand Dumont met ici en évidence, c'est que la structuration technique du monde ne concerne pas uniquement une activité à côté des autres activités humaines. C'est tout le sujet humain qui s'en trouve profondément concerné. Plutôt que de favoriser une intégration de ses diverses dimensions, la technique ne se développe et n'étend son emprise qu'en provoquant et en entretenant une profonde fracture au coeur même du sujet individuel. Elle vit, semble-t-il, de l'écart qu'elle élargit entre les aspirations à une vie sensée, qui sollicite l'individu dans tout ce qu'il est, et une de ses possibilités qu'elle exacerbe.
La rationalité technique est habitée elle-même par un projet et une exigence de globalité. Son ressort intime est une visée de domination totale, dont la réalisation se poursuit chaque jour sous nos yeux. Elle ne l'accomplit cependant qu'en repoussant de plus en plus à sa marge cette autre exigence, qui sourd du plus intime de ceux qu'elle emploie, c'est-à-dire cette nécessité de ce que Dumont appelle « une signification globale du monde ».
Cette aspiration n'est peut-être pas étouffée par l'avancée de la technique. Sans doute peut-on même estimer qu'elle appartient à ce qu'est un être humain22. La technique tend toutefois à lui ôter toute possibilité concrète d'accomplissement parce qu'en occupant pratiquement le champ de l'agir, elle détermine d'avance les conditions d'une authentique rencontre avec l'autre.
Si le sens de l'agir doit résider de plus en plus dans sa capacité à s'inscrire de manière efficace dans une structure prédéfinie de production, c'est l'unité même du sujet humain qui risque d'être irrémédiablement défaite, la faille pouvant devenir infranchissable entre ce qu'il voudrait être et ce qu'il est contraint de faire. La rencontre de l'autre risque de ne plus être appréciée qu'en fonction de l'usage qui pourrait en être fait.
Max Horkheimer avait observé jadis comment la raison instrumentale avait conduit à une domination de la nature qui s'avérait chaque jour de plus en plus catastrophique. « La tentative totalitaire, écrivait-il, d'assujettir la nature réduit le moi, le sujet humain, à un simple instrument d'oppression. » Et, d'une manière analogue à Fernand Dumont, il concluait: « Toutes les autres fonctions du moi sont discréditées23. »
Ce qui a progressivement disparu, à la mesure de l'avancée de la technique, c'est proprement le « monde » au sens des Anciens, cet « univers du sens » qui permettait à l'homme d'avoir un lieu qui donne cohérence à ce qu'il est. Fernand Dumont a fait à ce propos une remarque capitale. Elle nous conduit, si je vois bien, à ce point où il enjoignait naguère la théologie de « redescendre ». Devient plus clair alors ce qu'elle risque d'y trouver. On lit, en effet, dans son livre sur L'anthropologie en l'absence de l'homme:
Ne se réconcilient plus un Objet de l'intelligible et un Univers du sens. Subsiste un Monde solitaire, un Monde du savoir, un Monde qui se produit. La logique des procédés de production dessine la figure d'un nouveau démiurge, un sujet épistémique, qui, s'il produit du sens aussi bien que des raisons, ne le fait supposément que pour la pertinence de son emplacement à lui. Le problème de l'homme resurgit de ce démantèlement des figures extérieures de l'homme. Il persiste comme répondant de l'homme après la fin du Monde. Il n'y a plus de cosmos qui nous serve de modèle à contemplation et à identification ; s'est brouillé ce texte de l'univers que croyaient déchiffrer les Anciens. Derrière les « apparences » de ce monde-là, il n'y a même plus, profère-t-on, d'autre monde ou d'arrière-monde24.
L'évanouissement de cet univers extérieur du sens nous a renvoyés à ce que Dumont appelle l'« Intérieur » mais pour y découvrir que là aussi quelque chose de familier était en train de se défaire. « Il n'y a plus de Monde ; mais quelque chose se produit, et à partir d'une source qui n'est plus le sujet rationnel du cogito cartésien. » Ce qui servait en quelque sorte d'assise à l'homme, le sol dans lequel prenait racine la compréhension qu'il avait de lui-même est en train de se déplacer. En une formule qui n'est pas sans rappeler ce que disait aussi Horkheimer, Dumont notait: « Depuis que nous avons rendu étrangers le Sujet et le Monde, il n'y a plus de culture qui soit totalité concrète25. »
Les grands récits, « par lesquels les hommes de jadis redisaient l'éternel recommencement des pensées, des intentions et des actes26 » ont perdu de ce fait leur assise et ne sont plus en mesure de faire le lien entre les origines anciennes et l'expérience actuelle. Mais tout ce qui s'est constitué dans le registre du savoir révèle également sa fragilité et son incapacité à refermer la faille qu'a creusée la technique. « Le Savoir est dispersé et nous sommes tous convaincus qu'il le demeurera. Jusqu'à nous, de Descartes aux positivistes variés, on a cru avec persévérance que le savoir comblerait dans un délai plus ou moins long la béance de l'homme et du monde. Il ne reste plus grand-chose de ces espérances27. »
Que reste-t-il alors? « Il nous reste l'Interrogation. » Et non pas comme « un prolégomène mais ce par quoi dorénavant nous vivons et pensons28. »
En regard de cette expérience que l'homme de notre époque fait ainsi de lui-même dans son monde, le plus grand danger qui guette la théologie n'est pas qu'elle ait en tant que théologie trop peu à dire à ce sujet mais qu'elle en dise trop. Si elle accepte de redescendre « en deçà même de l'expérience chrétienne, pour rejoindre la genèse indéfiniment recommencée de la culture où elle travaille », la théologie n'aura pas d'autre choix, sous peine d'être encore et toujours en porte-à-faux sur l'expérience de son époque et de ne parler aux hommes qu'à partir d'un monde qu'elle serait seule à habiter, que de se taire et d'écouter, afin d'entendre vraiment ce qui dans cette culture cherche à se dire. Peut-être pourra-t-elle alors accueillir les questions auxquelles elle pourrait travailler à donner une réponse. Elle ne pourra toutefois y arriver que si ces questions sont effectivement devenues les siennes. Mais même alors elle ne devrait pas s'empresser de répondre. Il se pourrait que la parole du poète s'adresse aussi à elle:
Je voudrais vous prier, autant que je sais le faire, d'être patient en face de tout ce qui n'est pas résolu dans votre coeur. Efforcez-vous d'aimer vos questions elles- mêmes, comme des pièces qui seraient fermées et comme des livres écrits dans une langue étrangère. Ne cherchez pas pour le moment des réponses qui ne peuvent vous être données, parce que vous ne pourriez pas les vivre. Et il s'agit précisément de tout vivre. Vivez pour l'instant les questions. Peut-être qu'en les vivant finirez-vous par entrer insensiblement, un jour lointain, dans la réponse29.
Parce qu'elle a pensé pendant longtemps posséder en Dieu la réponse aux questions des hommes, la théologie éprouve beaucoup de difficultés à vivre du côté de la question. La conversion à laquelle elle paraît contrainte ne signifie pas pour elle qu'elle n'ait plus à se comprendre en rapport avec ce que la tradition de sa foi appelle « Dieu ». Elle pourrait toutefois signifier qu'elle ait à (re)découvrir que le Dieu de cette foi n'est peut-être pas tant une « réponse » que ce qui se manifeste quand on s'engage dans le chemin ouvert par certaines questions, mais qui se retire aussitôt si l'on arrête de questionner.
« Quand l'homme ne parvient plus à réconcilier les produits épars d'une production qui ne semble guère relever de son initiative, quand il a même perdu l'espérance de dire un peu nettement les coordonnées de lui-même qu'il faudrait réunir, reste une ultime exigence: faire de cette difficulté immense une pratique de l'interrogation30. » La théologie ne devrait pas craindre d'être revendiquée par cette exigence. Ne s'est-elle jamais demandé, en effet: « Si toutes les questions de notre esprit ne trouvent leur ultime réponse que dans la connaissance de Dieu, qu'en est-il alors de cette ultime réponse si ce Dieu demeure de toute éternité le mystère insaisissable, même alors lorsque dans la lumière éternelle nous le contemplerons face à face31? »
1. Fernand Dumont,
L'anthropologie en l'absence de l'homme, Paris, Presses
universitaires
de France, 1981, p. 242.
2. R.L. Bruckberger,
« Dialogue théologique », dans: Dialogue
théologique, pièces du débat entre La revue thomiste,
d'une
part, et les révérends pères de Lubac, Daniélou, Bouillard,
Fessard, von Balthasar, s.j., d'autre part, Saint-Maximin,
Les Arcades, 1947, p. 9.
3. Tractatus in Johannis
Evangelium, I, 1, Desclée de Brouwer (Oeuvres de
saint Augustin, 71), 1969, p. 129.
4. Ainsi, Henri de Lubac,
en 1938, dans son ouvrage Catholicisme. Les aspects
sociaux du dogme, Paris, Cerf (collection Unam Sanctam, 3),
1938. Puis, après lui, H. Urs von Balthasar, J.
Daniélou, H. Bouillard. Voir: Jean-Claude Petit, « La
compréhension de la théologie dans la théologie française
au XXe siècle. Pour une théologie qui réponde
à nos nécessités: la nouvelle théologie », Laval
théologique et philosophique, 48, 1992, p. 415-431.
5. Fernand Dumont, Pour
la conversion de la pensée chrétienne, Montréal,
HMH (collection Constantes, 6), 1964, p. 219.
9. Ibid., p.
59. La critique de Fernand Dumont rejoint sur ce point
tout à fait celle que Paul Tillich adressait naguère
à une conception courante de la religion. Voir: P. Tillich,
« Le dépassement du concept de religion en philosophie de la
religion » (1922), dans: P. Tillich, La dimension
religieuse de la culture. Écrits du premier enseignement
(1919-1926), Oeuvres de Paul Tillich, I,
Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1990, p.
63-84.
10. Des
analyses semblables à celles de Pour la conversion de la pensée
chrétienne se sont en effet multipliées depuis, en Europe mais
aussi au Québec, les plus autorisées identifiant également
le rapport à l'expérience comme étant le point de fracture
le plus grave et aux plus grandes conséquences. À titre
purement indicatif, voir, par exemple: G. Morel, Questions
d'homme, T. II, L'autre, Paris, Aubier-Montaigne,
1977 ; E. Schillebeeckx, L'histoire des hommes, récit de
Dieu, Paris, Cerf, 1992 ; M. Desplands, « La religion
en Occident. Grandes ou petites vérités? »,
Critère, 32, 1981, p. 9-35. Quant à l'actualité
du diagnostic, ou à la persistance de la maladie, il
suffit de suivre l'actualité religieuse pour s'en convaincre ou
demeurer attentif au sens du déplacement du religieux
dans nos sociétés.
11. Fernand
Dumont,
Pour la conversion..., p. 217.
16. Fernand
Dumont,
L'institution de la théologie. Essai sur la situation
du théologien, Montréal, Fides, 1987, p. 206.
17. Fernand
Dumont,
« Mutations culturelles et philosophie », dans:
Philosophie et culture. Actes du XVIIe congrès
mondial
de philosophie, Montréal, Éditions du Beffroi/Éditions
Montmorency, 1986, p. 45.
18. Voir:
Fernand Dumont,
Le lieu de l'homme. La culture comme distance et
mémoire, Montréal, HMH, 1968, p. 11.
19. J.P. Gabus,
Critique du discours théologique, Paris et Neuchâtel,
Delachaux
et Niestlé, 1977, p. 22.
20.
Ibid., p.
23. Qu'on ne se fasse pas illusion: la conception qui
veut que la culture, même entendue en son sens le plus
prégnant comme le fait F. Dumont, soit essentiellement
le champ de la « pastorale » comprise comme travail
d'application, est encore bien répandue. Quelques exemples
– pris il est vrai un peu loin de nous – dans: Jean-Claude
Petit, « La réception de l'oeuvre d'Eugen Drewermann.
Quelques observations sur une esquive », Théologiques,
I, 2, 1993, p. 101-120.
21. Fernand
Dumont,
Le lieu de l'homme, p. 95-96.
22. Voir: B.
Welte,
La lumière du rien. La possibilité d'une nouvelle
expérience religieuse, Montréal, Fides, 1989, p.
59 et suivantes.
23. Max
Horkheimer,
Zur Kritik der instrumentellen Vernunft, Aus
den Vortrgen und Aufzeichnungen seit Kriegsende, Francfort, Athenum
Fischer Taschenbuch Verlag, 1974, p. 153.
24. Fernand
Dumont,
L'anthropologie..., p. 240-241.
25.
Ibid., p.
242. Voir: M. Horkheimer, Ibid.: « La formalisation de
la raison conduit à une situation paradoxale de la
culture. [D'un côté] l'antagonisme destructeur [qui
oppose] le moi et la nature atteint à notre époque son
apogée, un antagonisme qui trace les contours de l'histoire de la
civilisation bourgeoise. »
26. Fernand
Dumont,
L'anthropologie..., p. 242.
29. Rainer
Maria Rilke,
Lettres à un jeune poète (4e lettre),
traduites de l'allemand par B. Grasset et R. Biemel,
Paris, Grasset, 1937. (Traduction retouchée.)
30. Fernand
Dumont,
L'anthropologie..., p. 245.
31. Karl
Rahner, « Die unverbrauchbare Transzendenz Gottes und unsere
Sorge
um die Zukunft », dans : Zugang zur Theologie.
Fundamentaltheologische BeitrÂge. Wilfried Joest zum
65. Geburtstag. Hrsg. v. F. Mildenberger und J. Track.
GËttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 1979, p. 202-203.
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