La dualité du religieux: héritage catholique et nouvelles croyances *

E.-Martin Meunier et


Début du chapitre

L'EXPÉRIENCE RELIGIEUSE

ENTRE LA PERSISTANCE DE L'HÉRITAGE CATHOLIQUE ET L'EXOTISME DES NOUVEAUX REPÈRES

UNE COHABITATION CULTURELLEMENT INSCRITE?

* * *

NOTES


Jean Gould


Ce qui fait défaut à la culture actuelle, c'est un ensemble de médiations neuves, tissées dans la vie quotidienne, entre la culture première et les extraordinaires produits de la culture seconde. Des médiations qui ne se proposeraient pas d'abolir la distance qui constitue la liberté de l'art et de la connaissance mais de la récapituler, pour ainsi dire, dans une prise en charge de la pratique sociale totale. Pour que l'objet culturel et la science soient réamarrés dans ce monde-ci, il faut que la place de l'homme dans la durée et le sens soit réaménagée à leur mesure1.

Penseur et acteur du catholicisme québécois, Fernand Dumont a parcouru les termes de la mutation religieuse de l'institution et de l'expérience religieuse d'ici. Depuis quarante ans de travail, ses réflexions, ses critiques et ses espoirs ont constamment eu comme souci d'actualiser la dimension religieuse de l'homme à l'aune d'une intégrité de conscience exigée par les développements de l'histoire. En traduisant pour ses contemporains le sens des bouleversements sociaux qui l'interrogeaient, il s'est obligé à la pertinence, même si cela signifiait parfois courtiser de près l'action. Entre les tentations réformistes et les moments de repli, Fernand Dumont s'est efforcé, il nous semble, de ne pas prédire le sort de la culture, mais de scruter son émergence et ses inédits, de constater ses possibilités et ses limites, sans jamais, pour autant, isoler son ressort, sans jamais prétendre détenir l'essence de sa vitalité. Nous y voyons l'intention d'une posture où, dans un face-à-face parfois tragique, l'homme s'affronte à l'intellectuel, où dans un inlassable dialogue, la culture rappelle à la société qu'elle n'est pas réductible à une fonction, à une structure ou à une raison. Cette posture a beaucoup à voir dans l'analyse de la religion chez Fernand Dumont. Le souci pour la signification du religieux donnée par l'homme l'amène à emprunter des catégories critiquables par le regard scientiste. Ce n'est pas la vérité ontologique qui l'intéresse de prime abord dans l'expérience religieuse, c'est avant tout sa pertinence pour le croyant, sa force mobilisatrice, sa capacité d'engendrer une communauté, son ressort qui invite au témoignage et à l'interprétation. Même s'il se propose d'éclairer la cohérence de l'expérience, Dumont ne s'arrête pas à dénier la confiture qu'un croyant espère au centre de la terre. Il s'en interrogera plutôt. De même, il ne voudra pas réduire l'institution à une charpente dogmatique autoritaire, il espérera que ses clercs restent porteurs du grain de sénevé dont puissent germer les références pertinentes pour la culture.

Ce bref essai se veut une interrogation sur la signification des phénomènes religieux contemporains dans une perspective interprétative suggérée par les travaux de Fernand Dumont sur la religion, et qui cherche à conjuguer les nouvelles expériences des Québécois à leur héritage catholique.

L'EXPÉRIENCE RELIGIEUSE

Sous le regard sociologique, la religion peut être étudiée comme la sacralisation de la contrainte sociale. La religion et ses institutions sont extérieures à l'individu, qui les intérioriserait à l'époque de sa jeunesse. N'étudier les phénomènes religieux du XXe siècle que selon cette perspective, c'est bientôt conclure à l'effondrement de la religion en Occident. Mais la religion renvoie à une autre dimension, celle de la vision, de l'appel, de l'expérience. Tendre vers une lecture ancrée dans l'expérience, c'est tenter d'échapper aux lectures passe-partout sur l'effondrement de l'influence sociale et politique de l'Église.

La religion ne peut être pensée, nous suggère Fernand Dumont, sans l'expérience qui la fonde dans l'intimité de l'homme et sans la référence symbolique qui fait d'elle une expérience partagée. L'expérience religieuse est difficilement définissable, et tout aussi difficile à étudier sans se draper de pudeur ou sombrer dans une critique acerbe qui la disqualifierait d'emblée. « Tous ceux qui ont essayé d'analyser la religion subjective, nous avertit en outre William James, se sont heurtés à ce cercle vicieux: la compréhension de l'expérience intérieure n'est possible que par l'interprétation de son expression objective, mais l'interprétation adéquate elle-même suppose d'abord l'inspection de l'expérience intérieure2. » L'expérience collective offre toutefois au sociologue une précieuse voie d'évitement aux « mystères du vécu ». Sans s'attarder à toute la subjectivité de l'expérience du religieux pour un individu, le sociologue peut chercher dans la généralisation d'un même type d'expérience, en tenant bien compte du contexte dont elle émerge, une part importante de sa signification, tout au moins dans son rapport indissociable avec la société et l'histoire. L'expérience religieuse est infiniment variable et sa signification est principalement audible dans le murmure de son partage. L'opposition entre deux définitions de l'objet religieux, entre la contrainte et l'expérience, marque aussi une opposition entre deux épistémologies.

On peut néanmoins admettre que l'expérience religieuse, si intime soit-elle, se manifeste socialement du moment qu'elle tente de se faire reconnaître par autrui. Si en faire l'expérience atteste la vérité de la réponse religieuse pour une personne, elle n'allège pas du fardeau de la « preuve », c'est-à-dire de l'obligation de faire valoir comment elle répond aux questions existentielles qui, elles, appartiennent à tous. Dès lors, témoigner de son expérience, c'est semer le germe d'un groupe. Mais ce qui provoque la réunion des hommes autour d'une expérience n'est pas seulement son authenticité et sa capacité d'éclairer les interrogations existentielles, c'est également sa puissance symbolique, sa capacité d'ériger une référence commune à plusieurs personnes.

Il est possible qu'un individu n'éprouve pas par lui-même une expérience qui lui soit propre et soit plutôt invité à emprunter celle d'autrui. Le partage d'une expérience et son témoignage ne vont pas sans problème. Parce que l'expérience est intime et désire être reconnue pour s'ériger en référence commune, celui qui en fait le témoignage a nécessairement dû bénéficier, plus que d'autres, des complaisances d'un Dieu, d'une grâce divine, d'une révélation particulière qui lui confère une crédibilité extraordinaire. Alors, qui prétendra ériger son expérience à l'aune d'une référence et pourquoi? Sa réponse est- elle vraisemblable? Suis-je invité à en faire l'expérience moi aussi? L'individu est alors mis en position de s'interroger sur les réponses qu'on lui offre, sur la pertinence de la référence qu'on tente d'ériger et sur l'authenticité de l'expérience même qui la fonde. L'adhésion qu'on exige de lui demande un examen préalable des témoins, de ceux qui le pressent de se joindre à eux pour partager la révélation contenue dans leur expérience. Expériences, réponses, références et témoignages sont intimement liés dans tout embryon de religion.

Dès le jeune âge, nous sommes confrontés non seulement à la décision d'adhérer ou ne pas adhérer à une réponse ou à une expérience fondant la révélation, d'accepter ou ne pas accepter le poids de cette référence commune, mais aussi de croire ou ne pas croire en celui qui révèle, en celui qui dicte la voie à suivre. Ainsi considérées, toutes les religions sont à la fois un trait essentiel de l'homme qui comble l'absence de réponses à de graves questions, mais aussi confiance en une révélation qui unit l'ailleurs d'une référence absolue à l'ici-bas des hommes par l'expérience d'un élu. Phénoménologiquement, l'acte qu'on nomme foi est appelé à embrasser toutes ses parties dans un même geste, celui de l'adhésion, celui d'une confiance qui se fusionne à l'espoir. Mais il se peut également que l'acte de foi demeure suspendu entre le croire « à » et le croire « en »: déchiré entre la confiance qu'on accorde aux porte-parole d'une religion et le doute envers les réponses dont ils témoignent ou, inversement, tiraillé entre la croyance qu'on porte aux contenus proposés et le scepticisme envers la posture des clercs.

Au-delà de la cohérence interne que la religion tente de se donner, elle demeure tiraillée par l'exigence de ses contenus et son incarnation par des hommes. Dès la mort du maître, il faut se demander comment on perpétuera son oeuvre, comment on invoquera sa mémoire pour que le lien unissant le groupe se transmette. La mort du prophète entame la course à relais et marque la genèse d'une Église. La routinisation commence. Il ne s'agit plus de répondre aux impératifs du maître, mais d'interpréter ses voeux. Il faut alors établir un ensemble de critères qui, tout en respectant le plus possible ses révélations et ses commandements, réarticuleront la cohésion entre les disciples. Cette routinisation fait apparaître de nouvelles règles qui ont parfois peu à voir avec les désirs du maître disparu. Elles n'existent pas pour lui plaire, mais principalement pour assurer l'unité du groupe dans la dignité de sa mémoire. Or, la dignité de cette mémoire est infiniment interprétable. C'est pourquoi, notamment, il peut survenir que l'on ait du mal à comprendre l'écart entre la monumentale institution qu'est devenue l'Église catholique d'aujourd'hui par rapport à sa dimension primitive.

Mais encore faut-il comprendre ce qui pousse un groupe de fidèles à se constituer comme Église par l'interprétation de la mémoire de son maître, qui est pourtant le porteur du message qui unit les fidèles. On pourrait penser que ce phénomène de surinterprétation, voire de trahison, est incontournable. Plus on s'écarterait du moment initial de la venue du prophète, plus l'institution, cherchant désespérément à conserver son unité, tromperait son origine. Ce processus est-il irrémédiable? Pour survivre et pour s'émanciper, une Église doit se ressourcer à même l'expérience de ses fidèles qui, par leurs pratiques et leurs croyances, actualisent la signification de la révélation. Il arrive toutefois que les dirigeants de l'Église semblent ne plus écouter ces expériences et se bornent à définir leur unité à partir de l'orthodoxie élaborée par leurs penseurs. Ce refus peut être dû à une réaction de défense, à un contexte plus précaire où, véritablement, l'unité est menacée, où le Dieu est mis à prix. Il peut être également le fruit d'un durcissement des positions dogmatiques, les clercs en venant presque à exiger la soumission à l'Église avant la conviction de la foi qu'elle propose. Dans les deux cas, nous sommes en présence de ce que Fernand Dumont nomme l'institutionnalisation.

Dans les sociétés, tout est institution de quelque manière: des façons de se nourrir ou de dire ses sentiments aux formules de politesse, de la relation amoureuse aux procédures juridiques. Mais les enchaînements qui lient les institutions sont plus ou moins explicites, les discours qui les justifient plus ou moins systématiques, les pouvoirs qui les soutiennent plus ou moins fermes. L'institutionnalisation accentue les enchaînements, le poids des discours et des pouvoirs. De sorte que se constituent des systèmes d'institutions avec leurs gestionnaires, leurs bureaucrates, leurs experts, leurs idéologies. [...] C'est une conséquence obligée de l'institutionnalisation que de rejeter dans l'enceinte de la vie privée les expériences et les expressions plus ou moins spontanées3.

Lorsqu'il frappe la religion, ce processus entrave la capacité d'inscrire l'expérience des fidèles, car « ce mal n'est pas d'abord dans l'abus de pouvoir; il est dans l'assèchement de la faculté de s'exprimer par les sujets du système4 ». Autrement dit, puisque l'expérience ne s'érige pas sans l'interprétation, l'institutionnalisation travaille à la monopoliser. Elle amoindrit progressivement une des principales qualités de l'Église, qui consiste à mettre en relief des figures de référence, qui non seulement supportent la médiation de l'institution, mais déplacent l'exclusivité de sa loi vers l'expérience qui la fonde.

La contribution des figures à l'allégeance portée à la religion, catholique notamment, est remarquable: des personnages réels qui servirent de modèles à plusieurs générations de fidèles, en commençant par les prophètes eux-mêmes, jusqu'au panthéon des saints et saintes, en passant par les fondateurs de communautés religieuses. Plus que de simples symboles, les figures portent en elles une invitation à une destinée plus grande, par inscription de son expérience dans celle d'un autre qui a su offrir un message transcendant la finitude de la vie. Interfaces et médiations, elles sont les repères des drames ou tragédies qui exercent encore de nos jours une grande fascination. L'histoire de François d'Assise, le drame de Moïse, le courage de David, la sagesse de Bouddha, ou même « la figure d'Oedipe chez Freud, la figure de Prométhée chez Marx5 » sont investis de dimensions profondes de l'expérience humaine6. Toutes ces figures, petites ou grandes, universelles ou contextuelles, historiques ou mythiques, religieuses ou séculières, ne sont-elles que de pures chimères, elles-mêmes figures de l'illusion? L'apport fondamental de la figure, c'est justement de mettre

entre parenthèses le problème de la vérité en tant que celle-ci se veut strictement identification d'objets. C'est qu'elle est pensée de l'action. La caractéristique de l'action n'est pas de poser des adéquations entre la pensée et les choses, mais de déplacer les choses, de s'assimiler les situations pour aller au- delà. Plutôt que d'être un reflet, la figure est signification du monde et de l'action. Elle est médiation de l'expérience, pour l'expérience, et non pas préfiguration du concept7.

Les figures sont des lieux de rencontre entre le fidèle et son Église. Médiations, elles ont principalement un rôle de référence. Tout en canalisant l'imaginaire des individus, tout en évoquant le symbolisme de la religion, elles ficellent en un moment esthétique la rencontre de l'expérience et de l'institution. Idéal-typique d'abord, ce mode d'inscription de l'expérience religieuse diverge en bien des cas de la réalité influencée par diverses transformations historiques.

Une institution qui rigidifierait ses figures au point de tarir la capacité d'investissement subjectif des croyants disqualifierait du coup la vitalité de l'expérience contemporaine. Pensons, par exemple, à l'institutionnalisation du Renouveau charismatique au Québec, où l'expérience, épurée de toutes ses formes jugées hétérodoxes, ne devait se référer qu'à un type de figure préalablement déterminée par le clergé8. Inversement, une expérience soucieuse d'authenticité au point de refuser de se traduire dans des langages audibles pour l'institution minerait la pertinence de l'inscription institutionnelle. Ainsi, certaines expériences contemporaines, à la frange de l'ésotérisme ou du mysticisme, empruntent ça et là à d'autres traditions religieuses des éléments de croyance tout en cherchant à se faire reconnaître au sein même de l'Église. Déroutant l'institution de sa voie habituelle, ces nouvelles expériences la poussent à emprunter alors de nouveaux langages plus accessibles à tous, mais qui la dépossèdent quelquefois de sa spécificité et, conséquemment, de son sens. Pour prendre un exemple amusant, mais combien révélateur: durant la cérémonie pascale, on aurait, dit-on, remplacé le cierge par un cristal « nouvel- âgiste », à la demande des fidèles.

On l'aura compris, il ne s'agit pas ici seulement d'un enjeu d'Église, c'est d'abord la culture qui est remise en question par l'émergence d'un mode d'inscription sociale introduit, entre autres, par les nouvelles expériences religieuses, reflets et moteurs des sensibilités contemporaines. Refusant bien souvent l'inscription institutionnelle au profit d'une manifestation plus spontanée et immédiate, libérée semble-t-il de l'obligation de se traduire dans des termes « impropres » et contraignants, l'expérience contemporaine gagnerait en authenticité. Il reste à voir si elle pourra se maintenir longtemps dans cet « état de grâce », officiellement indépendante mais officieusement rattachée aux nouveaux pôles du marché et du droit, manifestations dites incontournables du nouveau mode d'inscription sociale. Or, avant de conclure hâtivement à cette fuite du religieux hors de l'institution, encore faudrait-il constater si la culture d'ici ne déjouerait pas de nouveau la fatalité de la structure postmoderne. Autrement dit, entre l'intégrisme religieux prônant la fusion de la culture avec l'institution et le chaos de la prolifération des nouvelles croyances régulées par la « main invisible » du marché, se pourrait-il que les Québécois, justement parce qu'il est question de religion, justement parce qu'il est question d'héritage, aient gardé dans une certaine sagesse contradictoire un parti pris vocationnel pour leur culture qui se serait toujours un peu méfiée de l'engouement des convertis?

Depuis le rapport Dumont, séduits par certains concepts explicatifs dépassant largement le cadre singulier de la culture québécoise (laïcisation, sécularisation, individualisme ou postmodernité...), peu de chercheurs se sont affairés à relier les nouveaux phénomènes religieux à l'héritage du catholicisme québécois. Bien que l'on puisse croire, à première vue, que les actifs de la succession sont aujourd'hui liquidés, il semble que l'héritage du catholicisme produise encore une des représentations de l'unité imaginaire de la société. Cependant, depuis les transformations récentes au sein de l'Église et depuis l'apparition de nouvelles sectes et croyances, et malgré les critiques récurrentes à ce sujet, nous sommes loin de l'assujettissement des fidèles à l'institution. La nécessité pour celle-ci de prendre en compte, et non plus en charge, l'expérience contemporaine des croyants déplace le débat de l'autorité à la capacité d'inscription de l'Église. La situation sociale contemporaine exige dorénavant des sujets qu'ils s'inscrivent d'abord dans des collectivités: entre la Loi et l'expérience, l'Église est dès lors mise en demeure de jouer un rôle de médiation.

Schématiquement, la situation du catholicisme québécois oscille aujourd'hui entre deux perspectives. Sur le plan institutionnel, on observe une relation amour/haine qui est entretenue par bon nombre de Québécois: autant une grande partie de la population cherche à s'y inscrire par les rituels de passage, autant une autre poursuit son oeuvre critique d'un catholicisme trop conservateur et rigide, en tentant de faire reconnaître par l'Église elle-même les critiques qu'elle lui adresse. Positivement ou négativement, la population ne semble pas parvenue à l'indifférence envers l'institution ; elle lui confère toujours un rôle symbolique d'avant-plan nécessaire à la continuité de sa mémoire ou à l'actualisation de son projet.

Sur le plan de l'expérience, on serait tenté de croire qu'il existe plusieurs catholicismes cohabitant tant bien que mal sous la même dénomination religieuse. À un pôle, on retrouve des fidèles qui, forts des mots d'ordre de Vatican II, se proposent de former de nouvelles congrégations laïques (pensons, par exemple, à la communauté Myriam-Bethléem) ; à un autre, on rencontre des catholiques plus conservateurs qui, anomie sociale exige, participent à plusieurs comités en vue de raffermir la moralité publique ; et, privilégiant une expérience que l'on peut ressentir parfois physiquement, divers groupes charismatiques préfèrent la liberté du souffle de l'Esprit-Saint à la rigidité des contrôles ecclésiastiques. Sans même faire appel à des croyances exogènes au catholicisme, cette présentation fortement typifiée met en évidence la diversité des expériences de foi que propose le catholicisme, ce qui nous interdit sa réduction outrancière dans une uniformité de comportements. Entre l'unanimité d'apparat de l'institution et la pluralité des expériences des croyants, il vaut dès lors mieux s'interroger, avec Fernand Dumont, sur ce « fossé dangereux [qui] se creuse entre l'image que l'Église officielle tente de donner d'elle-même et le vécu quotidien des chrétiens qui veulent appartenir à l'Église9 ». À cette situation précaire s'ajoute le chaos personnifié par l'entrée en scène des nouvelles sectes ou croyances et de l'hydre qu'on nomme le « Nouvel-Âge » qui happe les classes plus instruites. On reste avec l'impression que le catholicisme serait aujourd'hui relégué à n'être plus qu'un marchand de sens parmi les autres. Aurait-on surestimé le retour du religieux? Aurait-on sous- estimé l'indifférence en matière de religion? Aurait-on, finalement, à force d'annoncer les ruptures, les nouveautés et les révolutions, oublié ce qui perdure?

ENTRE LA PERSISTANCE DE L'HÉRITAGE CATHOLIQUE ET L'EXOTISME DES NOUVEAUX REPÈRES

De 85 % qu'il était en 1965, le taux d'assistance régulière à la messe dominicale chute à 35 % au début des années 1990, pour se situer aujourd'hui aux alentours de 20 %, selon un sondage interne du diocèse de Québec. Dans les paroisses urbaines, il serait tombé à 15 %10. Étrangement, la chute de la pratique, qui présageait une ère d'indifférence religieuse, fut paradoxalement suivie de l'éclosion de nouvelles sectes. Celles-ci ne se réfèrent plus au christianisme et elles mettent sur pied de petites institutions, ce qui est étonnant si l'on considère cette période historique comme un moment de rupture avec les institutions religieuses.

Le Centre d'information sur les nouvelles religions de Montréal dénombre environ 800 groupes et considère que moins de 4 % de la population du Québec y participe11. En raison de leur prolifération, il devient de plus en plus difficile de répertorier ces groupes sous la définition classique de la religion, comportant un dogme et une organisation hiérarchisée. Le problème de classification devient encore plus complexe lorsqu'on ajoute la panoplie de revues, de livres, de cassettes audio ou vidéo qui, sans nécessairement lier en communauté leurs consommateurs, diffusent une somme inestimable de croyances religieuses ou quasi religieuses. Ces produits sont souvent le fruit d'emprunts ou d'amalgames de croyances provenant des autres religions. S'il n'y a que 4 % de la population du Québec qui participe à ces nouveaux groupes religieux et que moins de 20 % fréquente régulièrement les messes de l'Église catholique, la religion n'est-elle pas devenue un phénomène marginal? Comment alors concilier l'indifférence envers la pratique et le fait que 85 % des Québécois se déclarent volontiers « catholiques12 »?

Les études de Raymond Lemieux sur le catholicisme québécois ont percé à jour une dimension moins connue du rapport entre les fidèles et l'institution et éclairent autrement la présumée indifférence religieuse. L'institution catholique jouerait encore un rôle unificateur sur le plan symbolique. Malgré la fragmentation des expériences de foi dans l'Église, le catholicisme est avant tout perçu comme un lieu de mémoire qui rassemble encore autour d'événements significatifs. Outre les pèlerinages et événements populaires, on peut penser en premier lieu au baptême qui est demandé par près de 85 % des parents, aux rites de funérailles qui passent presque invariablement par l'Église, aux mariages religieux qui célèbrent encore plus de 60 % des unions et, enfin, au souhait de plus de 90 % des parents de retrouver un enseignement religieux au programme scolaire de leur enfant13. D'après Lemieux, tous ces indicateurs illustrent une persistance dans l'imaginaire des Québécois d'un besoin de se réunir autour d'une institution qui les transcende surtout par sa continuité. L'Église constituerait un des rares lieux de rassemblement où cohabitent plusieurs générations et où l'individu peut ressaisir son histoire de vie sous un horizon donnant sens à ses choix, à une naissance, à une union ou à une mort. Ce catholicisme « de service » rassemble en sa mémoire l'héritage personnifié de la communauté familiale qui a, quotidiennement, de plus en plus de mal à se retrouver réunie. Bien que ce rôle puisse apparaître loin de la foi chrétienne, il constitue une des dernières attaches réelles et perceptibles de la majorité de la population à son Église. Or, cette participation aux rituels de passage n'est-elle pas paradoxale en regard aux croyances des Québécois?

Sondages et entrevues ont montré que les croyances exogènes au catholicisme colonisaient progressivement le credo « traditionnel14 ». Jésus cohabite dorénavant avec les extraterrestres, l'imposition des mains avec la télékinésie, l'eucharistie et les saintes huiles avec les pyramides et les cristaux15. L'exemple le plus typique de cette situation, nous dit Raymond Lemieux, est celui de la croyance en la réincarnation, que 25 % des personnes interrogées à l'occasion de divers sondages acceptent volontiers, alors même que bon nombre d'entre elles acceptent en même temps la résurrection telle que diffusée par les traditions chrétiennes16. Aux États-Unis, la croyance en la télépathie est passée de 8 % à 54 % entre 1934 et 197917; « l'explication des caractères [des personnalités] par les signes astrologiques passe de 36 % en 1982 à 46 % en 1993 en France18. » Un sondage Gallup réalisé aux États-Unis en juin 1990 révélait que près de 29 % des Américains avaient entendu parler du mouvement du Nouvel-Âge et que, parmi eux, 19 % avaient une opinion favorable contre 49 % qui en avaient une piètre opinion. « En 1980, la parution du livre de Marilyn Ferguson Les enfants du Verseau marque une date importante pour le mouvement du Nouvel-Âge. Cet inventaire des idées et des groupes qui constituent le nouveau modèle de vie favorise la diffusion des idées et du mouvement19. » Rapidement toutefois, le terme est apprêté à toutes les sauces et « désigne une réalité aux contours flous qui touche à tous les domaines [...]. Au-delà de son aspect commercial et de ses manifestations insolites, le mouvement du Nouvel-Âge se présente comme un bouillonnement socioculturel dynamisé par des valeurs particulières axées sur une recherche d'harmonie et de réalisation de soi20 ».

Plus près de nous, un sondage réalisé chez les étudiants du secondaire V au Québec révèle un palmarès des croyances sûres et absolues à première vue contradictoire et surprenant21: la télépathie (pouvoir de communiquer en esprit avec les autres) vient en tête de file avec 56 % ; l'unicité des religions (c'est-à-dire que toutes les religions sont des chemins différents qui mènent au même Dieu) suit avec 49 % ; en paradoxe avec la seconde, Jésus-Christ est le Sauveur de l'humanité à égalité avec 49 % ; puis, en quatrième position, le voyage astral (l'esprit peut sortir du corps pour voyager où bon lui semble) avec 48 % ; la résurrection suit avec 46 % ; la croyance au fait que Dieu est une force, 42 %, à égalité avec les extraterrestres ; la télékinésie (le pouvoir de déplacer des objets par la pensée) suit à 41 % ; la réincarnation obtient la treizième position avec 23 %. Notons que la croyance en l'enfer n'obtient pas 4 %, mais qu'en revanche, l'Antéchrist est plus populaire avec 9 %. Nous avons pu dégager de cette recherche sur les croyances des jeunes du secondaire plusieurs diagnostics qui pondèrent les craintes du supposé envahissement du phénomène. D'abord, les croyances caractéristiques du Nouvel-Âge seraient acceptées avec prudence. On y croit, mais on pratique peu et on est loin de vouloir s'enrôler dans un groupe. On remarque aussi que la construction très individuelle du corpus de croyances au Nouvel-Âge écarte l'explication de l'adhésion par des variables socio-économiques. En outre, l'écart entre les croyances et la pratique est énorme sur le plan statistique. La prière, la pensée positive et la méditation demeurent les pratiques les plus populaires. Finalement, la pénétration des nouveaux objets religieux, des cristaux aux pyramides en passant par la littérature spécialisée, n'est pas aussi puissante que certains l'affirment. En fait, les médias et le cinéma ne semblent pas influencer directement l'adhésion à une croyance. La faible connaissance des objets religieux à consommer et leur faible consommation permettent de rejeter l'hypothèse d'un marché n'ayant qu'à exploiter une nouvelle croyance pour que, spontanément, une large part de la population transforme son credo coutumier. On peut acheter des boules chinoises dans un but d'amoindrir les douleurs de l'arthrite sans pour autant se faire disciple du Zen, comme on peut regarder un film sur les extraterrestres sans annoncer après coup que leur venue est imminente. Alors, comment la population arrive-t-elle à adhérer à certaines croyances du Nouvel-Âge? Ces croyances sont généralement bien connues de la population. Mais la connaissance diffère ici de l'adhésion. Comme la contribution des médias se limite avant tout à diffuser les croyances, comme les objets « religieux » de consommation sont peu populaires, comme les groupes et les pratiques attirent peu, l'adhésion à ces nouvelles croyances se fait généralement en dehors des réseaux commerciaux et parareligieux qui les diffusent.

Contrairement à l'importance de la socialisation religieuse par la famille, ce sont davantage les groupes secondaires (amis, milieu de travail, école, groupe de loisirs, etc.) qui forment les lieux de discussion, de partage et d'adhésion à ce type de croyance. Ce passage de la famille aux groupes d'amis n'est pas insignifiant. Il marque, au contraire, une rupture entre un religieux compris comme projet individuel et un religieux rattaché à la continuité familiale. L'adhésion à ce type de croyances ne se faisant ni strictement du lieu de la famille, ni du lieu d'un supermarché des croyances, il ne semble pas que l'inscription dans une institution ou même dans la consommation soit directement recherchée par les individus. Leur expérience et leur témoignage solliciteraient de préférence une inscription moins formelle, plus affective et centrée davantage sur la reconnaissance intersubjective. Des milieux de vie aux environnements de discussion, ce que l'informel gagne en spontanéité, il le perdrait en engagement (« ça ne vous engage à rien! »). La précarité de l'adhésion témoignerait de son intention même: exposer ses croyances à autrui, c'est déclencher une discussion autour de thèmes fondateurs d'identité, où le regard de l'autre ne légitime pas tant l'adhésion à la croyance que le bien-fondé de croire en quelque chose. L'écoute de l'autre devient alors partie prenante de l'acte même de croire où le témoignage se substitue progressivement à l'expérience religieuse proprement dite.

Le Nouvel-Âge, dit-on, accentuerait l'individualisme égoïste ou narcissique, il ne serait qu'une grande complainte sur un ego mal aimé et mal intégré à l'unique monde de la pensée, fondateur de toute vraie civilisation. Nous noircissons le trait. En fait, il semble que la réalité soit beaucoup moins alarmante que ne le perçoivent les moralistes inquiets. Comme nous l'a appris Christopher Lasch, l'achèvement de l'ego ne peut se faire que par le recours au groupe, qui devient le reflet des aspirations identitaires du sujet. Exploration de l'autre moi à partir de l'autre monde, exploration ludique essentiellement essayiste, le Nouvel-Âge tente de réenchanter un projet identitaire qui, devant les discours scientistes de la psychologie, se révèle à la conscience comme un parcours de plus en plus désenchantant.

L'analyse de la croyance en Dieu apporte des indicateurs supplémentaires pour éclaircir le problème. On sait que « 85 % des Québécois déclarent volontiers, aujourd'hui encore, "croire en Dieu" (Bibby et Postersky, 1985): taux peu éloigné, remarquons-le, de ceux de 1971 (Sévigny: 87 %) et 1965 (Larivière: 91 %)22. » On enregistre donc une variation de 6 % en vingt ans, alors que, on le sait, la pratique a quant à elle diminué de plus de 65 %. Est-ce là peut- être le symptôme que la croyance en Dieu est elle-même hétérogène? Il suffit de constater la transformation de la pastorale catholique pour se rendre compte de la variance de la figure de Dieu. Du Dieu- vengeur-du-haut-de-sa-chaire à un ami accueillant et accessible personnifié en Jésus, on aboutit dans certains courants à une image diffuse de l'Esprit-Saint qui nous habite. Il n'y a peut-être rien d'incompatible ici, chacune des générations insistant davantage sur l'une ou l'autre des grandes figures de la Trinité. Lorsqu'on demande aux Québécois qui est Dieu pour eux, on obtient de multiples définitions s'écartant bien souvent du corpus judéo- chrétien23. Lors d'un sondage effectué en 1990 sur la croyance en Dieu chez les individus de la région du Québec métropolitain, nous avions préalablement dégagé, à l'aide d'entrevues, quatre pôles de réponses possibles24. Bien que 36 % des répondants aient adopté la croyance en un Dieu dit religieux, et 20 % le Dieu dit social, choix plus près de l'univers des croyances caractéristiques du catholicisme, nous constations que près de 46 % des répondants avaient opté pour les Dieux cosmique (24 %) et intérieur (21 %). Cette étude exploratoire n'illustre pas uniquement une tendance à l'exode vers d'autres lieux de croyance. Elle suggère l'existence d'une séparation entre une représentation de Dieu considéré comme une figure transcendante et une représentation immanente, ce qui converge avec d'autres indicateurs de la coexistence de deux types de religieux. Comment dès lors comprendre que 85 % des Québécois croient en Dieu et s'identifient comme catholiques, si 56 % (Dieu religieux et social)seulement se réfèrent à ce même univers? Cela semble indiquer un écart grandissant entre l'appartenance religieuse et la croyance personnelle ou, du moins, une interrogation sur la signification de l'appartenance religieuse en regard de ses croyances.

UNE COHABITATION CULTURELLEMENT INSCRITE?

L'opposition expérience/institution de Fernand Dumont aide à mieux saisir la complexité des indicateurs de la religiosité contemporaine. Le dédoublement de la culture n'est-il pas ici empiriquement confirmé? La tendance des sociétés modernes ne serait-elle pas d'élargir plus encore la faille de la culture? Dès lors, le problème de la religion, comme du politique, de l'art ou du droit, ne se ramène-t-il pas à l'incapacité d'inscrire l'expérience ou, inversement, de lui donner un sens plus large par les axiomes qui, anciennement, édifiaient les institutions? Réticents à inscrire quotidiennement leurs expériences religieuses dans l'institution, les Québécois semblent choisir d'autres lieux où il est plus facile d'échanger sans contrainte, tout en gardant l'attache à l'institution pour les grands moments qui exigent une continuité de sens. Dès lors, il faudrait distinguer deux types de religieux cohabitant dans le même espace culturel: un religieux solennel, qui prend toute sa signification par la médiation historique de l'institution, et un religieux intersubjectif, qui tire quotidiennement son sens de la rencontre, du dialogue et de l'échange affectif, sans nécessiter l'apport de l'institution25.

On doit s'interroger sur les conditions historiques et sociales qui ont transformé la routinisation culturellement significative en institutionnalisation rêche et sans aucun attrait pour l'expérience contemporaine. En un autre sens, il faudrait également s'interroger sur la perte de références attribuable aux changements sociaux qu'a connus l'Église depuis la Révolution tranquille et Vatican II. N'est-ce pas aussi ce désir d'incorporer, au prix d'en perdre son langage, les nouvelles expériences des fidèles qui aurait, en contrecoup, estompé la médiation historique de l'Église au profit d'une Église supposée plus près des « besoins » des gens, mais qui, ce faisant, ressemblerait de plus en plus à n'importe quelle autre organisation?

Plusieurs chrétiens engagés des années 1950-1960 attribuaient la déchristianisation à un divorce, celui de la foi et de la culture, celui de l'expérience et de l'institution26. Ils centraient leur espoir autour d'une conversion collective pour un catholicisme davantage en action, se consacrant aux tâches appelées par la culture première plutôt que s'affairant à sacraliser les piliers du temple de la culture seconde. L'opposition expérience/institution n'est pas que théorique. Elle a servi également de tremplin d'action à une toute nouvelle façon de concevoir les relations entre l'Église et les laïcs. Il en est résulté la mise sur pied d'une nouvelle liturgie et, notamment, d'une nouvelle pastorale d'ensemble où des hommes des sciences sociales unissaient leurs efforts à ceux des prédicateurs. Visant rien de moins que l'engagement authentique du chrétien, c'est-à-dire un engagement personnel dépassant les exercices de piété parfois insidieusement obligés par le contrôle social et une religion confinée au dimanche matin, les responsables de ce mouvement allaient, de l'intérieur même de l'Église, amorcer la critique de l'institutionnalisation. Nouvelle réalité sociale obligeait, il fallait rénover les structures du catholicisme à l'aune d'une expérience de foi plus subjective et virtuellement politique, de sorte que la foi de toute une culture transparaisse dans l'orientation de son action. La rénovation de la religion d'ici allait de pair avec une réforme en profondeur de la culture dans l'espoir de l'accorder aux conditions de vie moderne. Ce vaste projet, que l'historiographie dominante des années 1970 a rapidement amalgamé au concept éponge de Révolution tranquille, s'est d'abord fait entendre en esquissant une critique qui allait tôt rallier l'ensemble d'une nouvelle génération progressiste contre le fixisme de l'institution cléricale. Théoriquement, cette critique opposait parfois si radicalement expérience et institution que l'expérience religieuse devait être pensée et réalisée en dehors de tout rapport institutionnel. Dans l'effervescence de ce point de ralliement critique, quelques plumes combatives ont réduit, à toutes fins utiles, l'histoire du Québec à une domination cléricale asséchant toute la vitalité de l'expérience singulière de nos aînés. L'heure de la réforme ayant sonné, on en conclut, peut- être hâtivement, que le Québec entrait enfin dans sa vraie modernité, libérant ainsi les nouvelles expériences de leur corset institutionnel.

La distance historique, quoique mince, qui nous sépare des années 1960 nous permet d'interroger autrement l'héritage du catholicisme québécois et ce, à la lueur des transformations contemporaines du champ religieux. Peut-être moins sensibles à la question de la légitimité de la domination cléricale, nous nous demandons comment a-t-on pu maintenir un tel rapport entre l'institution et les fidèles durant plus de cent ans. Serait-il possible que la nouveauté expérientielle décelée durant les années 1960 ait été, bien avant qu'on ne s'en rende compte, un élément constitutif de l'originalité historique du catholicisme québécois, dès le milieu du XIXe siècle? Ce qui différerait du passé, ce n'est pas tant l'apparition d'un nouveau type de religieux intersubjectif que le fait que celui-ci ne cherche plus à s'inscrire dans l'institution ecclésiale. Autrement dit, plutôt que d'un simple déplacement du religieux, il vaudrait mieux parler d'une mutation du rapport à la « foi ». Bien que l'expression « les Québécois ne croient plus » puisse traduire une intuition culturellement juste, elle n'est pas tout à fait exacte. Les Québécois croient encore, mais cherchent moins à instituer leur croyance au sein de l'Église ou même des sectes. Ils préfèrent plutôt l'informel, le spontané, ce qui engage peu. C'est toute une transformation du rapport à l'identité personnelle et collective qui est en jeu dans ce nouveau mode d'inscription de l'expérience religieuse. Cela se passe comme si à force d'avoir opposé l'expérience à l'institution cléricale, les Québécois avaient cherché ailleurs les lieux d'inscription de leur expérience.

Pour bien saisir la rapidité de l'essor du religieux intersubjectif, il faut considérer qu'il profite d'un certain héritage typique de la culture canadienne-française qui aurait depuis plus longtemps qu'on ne l'estime entrepris ce « virage subjectif ». On ne doit pas oublier que l'Église a pour beaucoup contribué à instituer cette structure de cohabitation (religieux solennel/religieux intersubjectif), imprimant ainsi, au fil du temps, une matrice similaire dans les mentalités religieuses des Québécois. De nombreuses études sur la religion populaire ont insisté sur cette religion à deux vitesses, dans le type de prédication, par exemple. Peu de cultes populaires furent l'initiative unique de la population laïque, comme le notait l'historien Guy Laperrière: « Il n'y aurait eu qu'une religion cléricale [...] où les fidèles suivent (plus ou moins) docilement27. » Ce qui n'empêche pas en contrepartie de constater que le clergé a, dans les faits, organisé une religiosité « populaire », parallèle, affective et davantage axée sur l'émotivité que sur l'officialité du cérémonial. Ce type de religieux, que l'on pourrait dire plus intersubjectif, ne proviendrait pas uniquement de l'émergence de nouvelles organisations religieuses ni de la réforme du catholicisme, mais aurait aussi des racines historiques manifestes dans bon nombre d'activités pastorales du clergé du XIXe siècle. Si la cohabitation des deux types de religieux est encore aujourd'hui perceptible et admissible chez les Québécois, c'est peut-être parce qu'elle est cultivée depuis plus d'une centaine d'années. Or, il ne s'agit pas là, tout de même, d'une structure typiquement traditionnelle. C'est plutôt signaler que la subjectivation, condition nécessaire pour parler de modernité, aurait fait son entrée chez nous bien avant qu'on ne l'annonce en grande pompe en parlant de révolution. Sous le supposé traditionalisme des idéologies cléricales se serait dissimulée une critique des dangers de la modernité, qui se plaçait ainsi de plain-pied dans cette modernité. L'emprise croissante de l'institution cléricale ne peut se faire sans l'apport de la piété populaire ; à la rationalisation, il faut ajouter la subjectivation.

Tout en transformant le mode d'inscription de l'expérience religieuse, la Révolution tranquille aurait reconduit la structure de cohabitation des types de religieux solennel et intersubjectif. Dans cette optique, la critique lancinante contre l'institution cléricale témoignerait aussi de cette continuité ; loin de l'indifférence, elle cherche encore à faire inscrire les expériences et sensibilités contemporaines au coeur de l'institution. La tension entre l'institutionnalisation et sa critique est le propre de la vitalité religieuse du catholicisme québécois. La permanence du religieux solennel témoigne d'une véritable attache à l'égard de l'héritage cultuel du catholicisme québécois, mais paradoxalement aussi, d'un certain échec de la pastorale des années 1960 qui était centrée sur l'engagement personnel du chrétien. Les indicateurs des nouvelles croyances nous portent à penser que les Québécois auraient préféré la cohabitation des deux types de religieux, au risque d'apparaître inauthentiques, plutôt que de les fusionner dans l'engagement. Mal arrivée à la constitution d'une véritable praxis, la visée moderne de la pastorale des années 1960 se serait délayée, semble-t-il, en s'aimantant à la fois dans la nostalgie de la tradition par le pôle solennel et dans la postmodernité par le pôle intersubjectif. Mais n'est-ce pas là peut-être le paradoxe constitutif du catholicisme en modernité: tiraillé entre le pouvoir subversif de l'expérience qu'il propose et la nécessité de fonder un lieu pour l'inscrire, ballotté entre la conversion qui appelle son dépassement et la vocation à une culture dont il ne peut feindre l'héritage?

* * *

Fernand Dumont souhaiterait aujourd'hui une Église qui joue davantage un rôle de médiation pour mettre en relief des références, grandes ou petites, fournissant l'horizon indispensable à l'unité culturelle toujours fragile et à refaire. L'Ailleurs chez Dumont ne doit pas devenir le coeur des représentations de l'homme, mais un miroir nécessaire pour qu'il cesse de s'objectiver. C'est dans la conscience de son histoire que la culture a toute chance de se limiter, c'est dans la conscience de son Ailleurs qu'elle trouverait le ressort pour ne pas s'enliser. La perspective religieuse de Fernand Dumont n'est pas uniquement celle de l'institution, mais plutôt celle du sujet, hésitant, comme la plupart des Québécois, à s'y fondre tout en la perdant de vue, ou encore à la dénier tout en s'y contemplant. Entre l'ordre et le désordre que fait sans cesse renaître la religion, Fernand Dumont ne nous invite-t-il pas à chercher dans la médiation entre l'expérience et l'institution la véritable voie de notre engagement et de notre responsabilité? Sans cela, la religion ne serait plus qu'une question de Révélation en l'absence de l'Homme.

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Nous tenons à remercier Nicole Gagnon pour sa collaboration. Ses commentaires et ses suggestions de corrections ont grandement amélioré le texte original.

NOTES

CIBLE.GIF1. Fernand Dumont, Le lieu de l'homme. La culture comme distance et mémoire, Montréal, HMH, 1968, p. 220.

CIBLE.GIF2. William James, Sociologie de la religion, cité par Fernand Dumont, Chantiers. Essais sur la pratique des sciences de l'homme, Montréal, Hurtubise HMH, 1973, p. 173.

CIBLE.GIF3. Fernand Dumont, L'institution de la théologie. Essai sur la situation du théologien, Montréal, Fides, 1987, p. 60-61.

CIBLE.GIF4. Ibid., p. 61.

CIBLE.GIF5. Ibid., p. 244.

CIBLE.GIF6. L'iconographie qui surgit en Europe, surtout depuis la Renaissance, a matérialisé ces figures dans la peinture, la sculpture, l'architecture et la musique. Les grands maîtres nous ont présenté les scènes bibliques, de la création aux derniers moments de la vie du Christ ; la vie des saints fut également une source inépuisable d'inspiration, ainsi que les grands thèmes que sont la mort, le paradis, l'enfer et le purgatoire. Des historiens comme Jacques LeGoff et Philippe Ariès nous décrivent l'émergence, autour du XIVe siècle, de ces dernières figures qui ne seraient pas étrangères à l'apparition d'une religion plus marquée par le Salut individuel. À l'iconographie de l'art sacré, il faut ajouter celle de l'art populaire: des sculptures naïves jusqu'aux images pieuses en passant par les Madones de plâtre et les Chemins de Croix. Voir Philippe Ariès, Essais sur la mort en Occident, du Moyen Âge à nos jours, Paris, Seuil, 1975, 337 p.

CIBLE.GIF7. Fernand Dumont, L'institution de la théologie, p. 245. « Une fois de plus, un exemple sera utile. Selon la parole bien connue, Abraham est le "le père des croyants". Abraham est vu comme une personne singulière, bien entendu, mais d'abord comme la figure pertinente d'une expérience humaine dont il incarne le sens. Abraham a-t-il réellement existé tel que l'Écriture nous le rapporte, fut-il le père d'Isaac? C'est là une préoccupation seconde, qui me conduira à la recherche de la vérité historique ; elle ne me retiendrait pas si je n'avais été alerté au préalable par l'importance de la figure. Bien plus, l'identification du personnage par la science n'épuisera pas la richesse, la pertinence de la figure » (ibid.).

CIBLE.GIF8. Voir: Jacques Zylberberg et Jean- Paul Montminy, « L'esprit, le pouvoir et les femmes », Recherches sociographiques, XXII, 1, janvier-avril 1981, p. 49-104.

CIBLE.GIF9. Fernand Dumont, Relations, 458, avril 1980, p. 114.

CIBLE.GIF10. Raymond Lemieux, « Le catholicisme québécois: une question de culture », Sociologie et sociétés, XXII, 2, octobre 1990, p. 145-164. Sondage effectué par l'équipe de recherche du Synode du diocèse de Québec, hiver 1993. Même dans les pays où la pratique a depuis longtemps été remise en question, comme la France, on s'inquiète de la capacité à reproduire de génération en génération une certaine piété d'Église. De 27 % qu'il était en 1952, le taux de fréquentation régulière chez les jeunes de 18 à 24 ans est passé sous la barre du 1 % en 1991 (Yves Lambert, « Les jeunes et le christianisme: le grand défi », Le Débat, 75, 1993, p. 66).

CIBLE.GIF11. Cette statistique comprend outre les sectes, au sens de nouvelles communautés religieuses, plusieurs groupes de nouvelles thérapies.

CIBLE.GIF12. Voir: Réginal Bibby, La religion à la carte, Montréal, Bellarmin, 1988.

CIBLE.GIF13. Les témoignages des parents parlent par eux-mêmes et illustrent non pas leur conservatisme, mais toute leur difficulté à reléguer aux oubliettes un pan de leur culture: « Les enfants feront ce qu'ils voudront plus tard, mais nous leur aurons au moins légué quelques points de repère, ils ne pourront rien nous reprocher. S'ils trouvent autre chose, tant mieux. » Voir: Micheline Milot, Une religion à transmettre? Le choix des parents. Essai d'analyse culturelle, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1991, 170 p.

CIBLE.GIF14. Voir: Raymond Lemieux et Micheline Milot (sous la direction de), Les croyances des Québécois, Cahiers de recherche en sciences de la religion, 11, 1992.

CIBLE.GIF15. La situation a peu été étudiée pour les adultes. Mais des sondages auprès de jeunes du secondaire V dans tout le Québec nous indiquent une forte assimilation des nouvelles croyances avec celles du catholicisme. Voir: Alain Bouchard, E.- Martin Meunier, Denis Lessard et Jean-Paul Montminy, Un portrait du Nouvel-Âge. Rapport d'un sondage réalisé auprès d'élèves des niveaux secondaire, collégial et universitaire du Québec, et des visiteurs du Salon du Nouvel-Âge de Québec (1991), Groupe de recherche en sciences de la religion, Université Laval, octobre 1991, 92 p.

CIBLE.GIF16. Raymond Lemieux, « Les croyances des Québécois », manuscrit, p. 4 ; Interface, 12, 2, mars-avril 1991.

CIBLE.GIF17. Ted Schultz (sous la direction de), The Figures of Reason. A Whole Earth Catalog, New York, Harmony Books, 1979, p. 196.

CIBLE.GIF18. Guy Michelet, « Parascience, science et religion », Le Débat, 75, 1993, p. 92.

CIBLE.GIF19. Richard Bergeron, Alain Bouchard et Pierre Pelletier, Le Nouvel-Âge en question, Montréal, Éditions Paulines, 1992, p. 42.

CIBLE.GIF20. Ibid., p. 7.

CIBLE.GIF21. Ibid., p. 11-12.

CIBLE.GIF22. Ibid., p. 7. Voir, pour les sondages cités: Réginald Bibby et Donald Postersky, La jeunesse du Canada, « tout à fait contemporaine ». Un sondage exhaustif des 15 à 25 ans, La Fondation canadienne de la jeunesse, mémoire soumis à l'honorable Jean Charest, ministre d'État à la Jeunesse, Ottawa, 1988, 57 p. ; Robert Sévigny, L'expérience religieuse chez les jeunes. Une étude psychosociologique de l'actualisation de soi, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 1971, 323 p. ; Jean- Jacques Larivière, Nos collégiens ont-ils la foi? Enquête auprès de 3 000 collégiens et collégiennes, Montréal, Fides, 1965, 211 p.

CIBLE.GIF23. Voir: Raymond Lemieux et Micheline Milot (sous la direction de), op. cit.

CIBLE.GIF24. Des croyances « religieuses » dont les signifiants proviennent surtout des traditions chrétiennes affirmant la transcendance d'une Altérité. Par exemple, Dieu est le père créateur, auquel il faut se soumettre et avec qui on peut communiquer par la prière. Des croyances cosmiques tirées d'une appréhension « scientifique » du monde ou d'une appréhension du monde comme fiction, mais où l'ordre du monde se manifeste dans l'immanence. Par exemple, Dieu est une énergie diffuse dans le cosmos que l'homme ne comprend pas encore ou qu'il n'a pas apprivoisée. Des croyances sublimant la réalité du « moi », comme représentation synthèse d'une expérience personnelle, capables de dépasser et de résoudre les problèmes liés à la contingence de l'individualité parce que dotées d'une force intime. Par exemple, Dieu est une énergie vitale que j'ai en moi ; à la limite: « Dieu, c'est moi ». Des croyances portant sur des réalités « sociales » ou des valeurs réifiées, tels l'amour, la paix, la « nature », dotées d'une force susceptible de sortir l'humanité des impasses produites par la relativité de son génie.

CIBLE.GIF25. Cette dualité entre le type de religieux solennel et le type de religieux intersubjectif rejoindrait en quelque sorte la dualité typologique communauté de culture/société de droit élaborée par Gilles Gagné dans: L'évolution de la culture québécoise depuis 1950: un essai d'application de typologie communauté de culture- société de droit, Sainte-Foy, documents de travail, Laboratoire de recherches sociologiques, Département de sociologie, Faculté des sciences sociales, Université Laval, 1984, 34 p. Gagné définissait l'originalité historique du Québec par la cohabitation de ces deux types de société, qui aurait duré plus de cent ans.

CIBLE.GIF26. Au milieu des années 1960, deux oeuvres d'importance de sociologues engagés sont venues mettre en relief la situation et suggérer un renouvellement du christianisme québécois: Pour la conversion de la pensée chrétienne de Fernand Dumont et Crise du prophétisme de Jacques Grand'Maison.

CIBLE.GIF27. Guy Laperrière, « Religion populaire, religion de clercs? Du Québec à la France, 1972-1982 », dans: B. Lacroix et J. Simard (sous la direction de), Religion populaire, religion de clercs?, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1984, p. 22.


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