Dans une étude sur Marcel Rioux et Fernand Dumont, « deux penseurs québécois de la culture », Renée B.- Dandurand écrivait:
Dans l'histoire de la pensée sociologique et anthropologique au Québec, le domaine de la culture a toujours occupé une large place. Ainsi a-t-on privilégié, dès les années 1940 et 1950, l'étude des phénomènes liés à la religion, à la famille et à la nation: par la suite, l'éducation, la langue, les idéologies et en particulier la « question nationale » ont été des préoccupations majeures, alors qu'on voyait poindre des intérêts pour la littérature, le discours politique ou technocratique, les groupes ethniques, la mythologie, les sciences et les arts... Les objets d'étude liés à la culture demeurent, depuis des décennies, un angle privilégié d'observation de la société québécoise1.
Elle se demande ensuite si ce n'est pas là l'effet « de notre particularisme comme enclave minoritaire en Amérique du Nord ». Je suis enclin à lui donner raison. Mais quelle que soit l'explication de ce « particularisme », la très grande richesse des études sur la culture, sous diverses formes d'enquêtes empiriques et de recherche théorique, est assurément un des traits caractéristiques de la sociologie québécoise, sinon le principal. Et la part qu'y a contribuée Fernand Dumont en forme un axe central.
Cependant, même si l'on peut parler à cet égard d'une continuité à travers l'histoire de la sociologie québécoise, la tradition des études de la culture n'est pas sans avoir connu divers accidents. Ainsi, après avoir fait état de la « large place » qu'a toujours occupée le domaine de la culture dans la sociologie québécoise, Renée B.-Dandurand a dû présenter la pensée de Rioux et Dumont « en trois périodes successives de "gloire", "éclipse", puis "regain" de la culture2 ». Selon l'auteure, 1965-1969 correspond à « la fin d'une période de gloire », suivie d'une « éclipse de la culture » de 1970 à 1977, puis d'« une résurgence de la culture » de 1978 à 1985.
Cette évolution est-elle en rapport ou n'a-t-elle aucun rapport avec l'évolution des études de la culture dans la sociologie et l'anthropologie anglo-saxonnes? Y aurait-il eu diverses influences directes et indirectes s'exerçant du Sud au Nord? Je ne suis pas en mesure de répondre à cette question et ne tenterai pas de le faire ici. Mais dans cet ouvrage conçu en hommage à Fernand Dumont, il ne m'a pas paru hors de propos de tracer quelques grandes lignes de l'évolution des études anglo-saxonnes de la culture, dans une première tentative de cerner quelques divergences et convergences entre celles-ci et celles menées au Québec.
La jeune sociologue américaine Wendy Griswold commence un petit ouvrage d'intention surtout didactique sur « les cultures et les sociétés dans un monde en changement » en rappelant que lorsqu'elle a entrepris d'enseigner au début des années 1980, la sociologie n'accordait que bien peu d'attention à la culture. On s'employait alors, dit-elle, à expliquer les phénomènes sociaux par les formations structurelles et les arrangements matériels, très peu par la culture. Elle constate en 1994 une « explosion des études culturelles au cours des dernières années » en sociologie et dans les autres disciplines des sciences sociales: science politique, science économique, psychologie3.
Ce n'est que depuis janvier 1992, avec son volume 21, que l'importante revue américaine Contemporary Sociology (qui porte en sous-titre An International Journal of Reviews, mais qui est dans les faits bien plus états-unienne qu'internationale) a ouvert une nouvelle section sous le titre Sociology of Culture qui est venue remplacer l'ancienne section fourre-tout qui s'intitulait précisément Sociology of Art, Knowledge, Science, Religion and Sports.
Déjà, cependant, cette revue avait consacré ce qu'elle appelle un Symposium (c'est-à-dire le regroupement d'un certain nombre de recensions d'ouvrages traitant de thèmes ayant entre eux une certaine parenté, regroupement qu'elle place en tête de son numéro) dans son numéro de juillet 1990 (volume 19, numéro 4) à des ouvrages récents portant sur la culture. Le Symposium portait le titre significatif (on verra plus loin pourquoi) The many facets of culture. Dans l'introduction du Symposium, Richard A. Peterson parlait d'une « revitalisation du concept de la culture » en sociologie, dont il croyait pouvoir dater l'émergence dans la seconde moitié des années 1970. Peterson lui-même est un de ceux qui ont activement contribué à ce renouveau.
On ne peut s'empêcher de noter une évidente coïncidence de date entre la « résurgence de la culture » que Renée B.- Dandurand fait débuter en 1978 et la « revitalisation du concept de la culture » que Peterson place vers le même moment. Cela ne signifie pas pour autant qu'une influence quelconque se soit exercée d'une sociologie sur l'autre. On peut y lire cependant une de ces concomitances dont l'histoire des idées nous offre bien des exemples. Dans les décennies 1960 et 1970, la sociologie a connu la percée que réalisa alors le marxisme dans la théorie des sciences sociales, au Québec comme dans les pays anglo- saxons ; aux États-Unis, ce fut sous la forme qui s'appela radical sociology, ou critical sociology ou même new sociology. Cette période ne fut pas favorable aux recherches sur la culture.
Ce qui s'appelle sociologie de la culture dans la sociologie américaine et anglo-saxonne est à la fois déconcertant et fascinant. Déconcertant par sa diversité et son foisonnement. On range sous ce vocable les études les plus variées: celles sur la littérature et les sports, sur les médias et sur le marché des oeuvres d'art, sur la connaissance scientifique et sur la musique populaire, sur la mode vestimentaire et sur les écrivains féminins, pour ne donner ici que quelques exemples choisis délibérément pour leur extravagance. On pourrait dire de cette sociology of culture qu'elle tire dans toutes les directions, on oserait même dire sur tout ce qui bouge! Sous son nouveau titre de Sociology of culture, la section de Contemporary Sociology demeure aussi fourre-tout qu'elle l'était sous son ancienne appellation.
Fascinante par ailleurs, cette nouvelle sociologie américaine de la culture, à la fois par ce qu'elle comporte d'amnésie et d'innovation. Son amnésie consiste à oublier ou à minimiser ce qu'elle a été, ce qu'elle a produit, ses origines et son passé. Cet oubli ou cette négligence ne doivent pas nous faire minimiser les innovations qu'elle apporte.
Parlons d'abord de son amnésie. L'insistance des sociologues anglo-saxons à dire que leur sociologie a longtemps négligé la culture me paraît injuste. On y trouve au contraire une longue et vivante tradition d'étude de la culture. Sans remonter à son lointain passé, les travaux de l'après-guerre justifient déjà cette affirmation. On considère généralement que trois auteurs, ou plus précisément trois livres, ont donné le coup d'envoi aux fameuses cultural studies anglo-américaines, nourries tout ensemble par la littérature, l'anthropologie et la sociologie. Ce sont The Uses of Literacy de Richard Hoggart (1957), Culture and Society de Raymond Williams (1958) et The Making of the English Working Class (1963) de E.P. Thompson. Ces trois ouvrages demeurent des classiques du genre et leurs trois auteurs sont toujours considérés comme la trinité des fondateurs d'une école de pensée, et du même coup d'une nouvelle matière solidement inscrite depuis lors dans les curricula de l'enseignement supérieur anglo- saxon4.
Sans diminuer l'apport des deux autres, j'attache une importance particulière à la figure de Raymond Williams et à l'ensemble de son oeuvre. Décédé en 1988, il laisse une oeuvre considérable et un souvenir encore très vivant. Il demeure identifié à la gauche socialiste britannique, dont il fut un solide porte-parole, notamment à travers la New Left Review qu'il fonda. Il a laissé en Grande-Bretagne le souvenir d'un homme qui a toujours gardé une très grande liberté de pensée et une largeur de vues qui ont souvent déconcerté ses amis de la gauche tout autant que ses ennemis. Sa formation première, à laquelle il resta toujours attaché, était en littérature ; il est demeuré toute sa vie un important critique littéraire. Ce fut, au cours de ses études, sa découverte de l'oeuvre de Marx, notamment par les leçons de F.R. Leavis dont il fut l'étudiant à Cambridge et dont il se dira toujours à la fois le disciple et le critique, qui inspira un tour social et sociologique à ses études littéraires. Il s'intéressa tout particulièrement aux conditions sociales et économiques de la création artistique et littéraire, aux rapports de classe entre culture savante et culture populaire, à l'évolution des médias porteurs de la culture, notamment la radio et la télévision, et à leur place dans les rapports de pouvoir au sein de la société moderne. Il sut mener des recherches minutieuses (par exemple dans The Country and the City, 1973) et fut en même temps un brillant essayiste. On a notamment publié après sa mort deux ouvrages réunissant ses essais parus à différents moments de sa carrière: Resources of Hope: Culture, Democracy, Socialism (1989) et The Politics of Modernism: Against the New Conformists (1989). Sur le plan idéologique, son sens tout à fait britannique de la démocratie, son respect des institutions démocratiques comme un acquis de la civilisation (The Long Revolution, 1961) ont contrebalancé et nuancé son marxisme sans le priver totalement de cette source d'inspiration (Marxism and Literature, 1977). Et pour terminer ce trop bref portrait, ajoutons enfin que Raymond Williams est l'auteur de plusieurs ouvrages sur le théâtre (il fut Professor of Drama à l'Université de Cambridge de 1977 à sa retraite en 1983) et d'analyse littéraire.
Si j'évoque la figure et l'oeuvre de Raymond Williams, c'est qu'elles demeurent trop peu connues dans le monde francophone. Je suis pour ma part touché par ce grand intellectuel, à la fois activement impliqué dans la vie politique de la Grande-Bretagne et explorateur attentif et curieux des formes les plus variées de création culturelle. Et je crois que c'est avec raison qu'on le considère aussi comme celui qui a apporté – d'une manière discrète et même par des voies presque secrètes – une riche contribution à la conceptualisation de la notion de culture dans l'anthropologie et la sociologie anglo-saxonnes.
Lorsqu'on insiste aujourd'hui sur le virage qu'a pris la sociologie anglo-saxonne et surtout américaine en matière d'études culturelles, on cite en premier lieu les récentes recherches menées sur les différentes formes de production culturelle et sur les modes de diffusion des produits culturels. Raymond Williams fut précisément un des initiateurs, sinon l'initiateur de ce genre de recherches. Il en fut en même temps le savant et le vulgarisateur, le chercheur empirique et le théoricien.
Raymond Williams avait une conception à la fois étendue et assez concrète de la culture, qu'il a présentée à diverses reprises dans ses écrits. S'inspirant de l'anthropologie et de la sociologie du XIXe siècle et prenant acte de l'évolution qu'a connue depuis la notion de culture, il en venait à définir celle-ci comme étant le concept qui « regroupe les pratiques et les institutions de sens et de valeur dans une société, pratiques et institutions que l'on retrouve sous la forme spécialisée de la religion, l'apprentissage, l'éducation, les arts5 ». Dans cet article où il se proposait de présenter une sorte de programme de recherches sur la culture, Williams suggérait à la sociologie de la culture de « contribuer à une compréhension plus générale de toutes les pratiques et institutions sociales, d'un point de vue où les questions complexes de la production de sens et de valeurs deviennent explicites ». Plus concrètement, il proposait aux sociologues de la culture de s'intéresser particulièrement aux médias de communication, à cause de l'action unique et centrale qu'ils exercent dans les sociétés industrielles avancées, qu'elles soient capitalistes ou totalitaires. La contribution qu'il attendait de la sociologie porterait sur trois thèmes: l'analyse des institutions de communication, puisque la sociologie a déjà mis au point une théorie et des méthodes de recherche sur les institutions ; l'étude des effets de ces institutions, comme on a commencé, disait-il, à rechercher les effets sociaux et culturels de la télévision ; enfin, l'étude de ce qu'il appelait les formations intellectuelles, c'est-à-dire les groupes et mouvements de tous ceux qui contribuent à la culture (cultural contributors), particulièrement dans le domaine des arts, de la littérature et de la pensée sociale6.
Ce qui est sans doute nouveau aujourd'hui et qui marque profondément la sociologie anglo-saxonne de la culture, c'est la forte vague d'influence française qu'elle connaît. Après s'être inspirée d'Émile Durkheim, la sociologie américaine en est longtemps restée là de ses sources françaises. Ainsi, le long règne de Georges Gurvitch (certains parleront d'une longue domination!) sur la sociologie française est passé presque inaperçu aux États- Unis et en Grande-Bretagne, sans parler de l'Australie et du Canada anglais. Malgré quelques traductions de son oeuvre en anglais, Georges Gurvitch n'a exercé aucune influence sur les orientations de la sociologie de langue anglaise. Je peux témoigner, par exemple, que Talcott Parsons ne m'a jamais paru connaître l'oeuvre de Gurvitch et il ne s'y est, en tout cas, jamais sérieusement intéressé.
Voilà que depuis quelques années, la sociologie anglo-saxonne a renoué contact avec la France, principalement à travers quatre auteurs devenus très populaires, aux États-Unis surtout: Foucault, Baudrillart, Derrida, Bourdieu. C'est de ce dernier qu'il faut surtout parler lorsqu'il est question de la sociologie anglo- saxonne. Inconnu de celle-ci, il y a quelques années à peine, voilà qu'il est maintenant le plus connu des sociologues français ; ses oeuvres sont en partie traduites, abondamment citées et faisant école. Il est devenu la référence presque obligée dans les travaux de la sociologie anglo-saxonne de la culture et dans le domaine plus vaste encore des cultural studies. Ceux qui peuvent le lire en français se font un point d'honneur de citer ses ouvrages ou articles non encore traduits ; les autres se réfèrent à ses ouvrages déjà traduits ou encore à des commentaires en anglais de ses ouvrages non traduits.
Comment s'explique cette subite notoriété de Pierre Bourdieu dans la sociologie anglo-saxonne? J'esquisse quelques réponses. D'abord, sans doute, parce que Bourdieu est le sociologue français qui – avec Paul-Henry Chombart de Lauwe avec qui il partage d'ailleurs une formation première en ethnologie – a mené des recherches de terrain, ne dédaignant pas de consacrer temps et énergie à la cueillette de données empiriques. Cette singularité de Bourdieu était de nature à plaire à la sociologie anglo-saxonne, beaucoup plus portée que la française vers les recherches empiriques, aussi bien qualitatives que quantitatives. Les sociologues anglo-saxons ne se sentent nullement déshonorés – au contraire – de « faire du terrain » tout le long de leur carrière universitaire.
À cela s'ajoute que Bourdieu a toujours su encadrer ses recherches empiriques d'une réflexion théorique originale. Couchée dans un style littéraire parfois recherché, celle-ci demeure pourtant assez accessible par la relative simplicité des grandes lignes de son dessein. Talcott Parsons avait légué aux sociologues américains une construction théorique dont la complexité – à tout le moins apparente – en rebutait un grand nombre et leur avait fait prendre la théorie en horreur. Bourdieu est venu les réconcilier avec celle-ci, la sienne étant assez exigeante mais dégagée des détours et recoins de la démarche parsonnienne. Sans compter que Bourdieu a conservé une continuité dans sa pensée, alors que celle de Parsons a connu quelques sauts importants au cours de son évolution.
Enfin, j'ajoute un troisième facteur, qui n'est pas le moindre: c'est peut-être le plus lourd. La sociologie de la culture de Bourdieu s'inscrit d'emblée dans la voie tracée par Raymond Williams. Une convergence remarquable allie la démarche de ces deux chercheurs, d'un côté et de l'autre de la Manche. Les deux se sont intéressés à la production et à la diffusion des oeuvres culturelles, les deux ont insisté sur les rapports de pouvoir qui s'y inscrivent, qu'elles cachent ou expriment, les deux se sont intéressés aux écarts et interactions entre la culture d'élite et la culture populaire. Cette convergence fut explicitement reconnue par Craig Calhoun lorsqu'il consacra un même article à la recension de la traduction anglaise de Homo academicus de Bourdieu, parue en 1988, et des deux ouvrages posthumes de Williams parus en 1989 (déjà mentionnés ci-haut). Calhoun7 montre avec une grande évidence les nombreux points de rencontre de l'oeuvre empirique et de la démarche théorique de Bourdieu et Williams. D'ailleurs, Williams lui-même avait, dès 1980, consacré un article à la sociologie de la culture de Pierre Bourdieu8.
La forme la plus nouvelle qu'a prise la sociologie anglo-saxonne de la culture des deux dernières décennies, c'est l'intérêt porté aux oeuvres d'art, à leur production et à leur diffusion ; c'est ce qu'on a appelé « la sociologie de l'art et de la culture ». Ceux qui parlent d'une « revitalisation » de la sociologie de la culture font en réalité référence à ce champ d'investigation, qui était tout à fait marginal dans la sociologie anglo-saxonne de l'après-guerre. Celle-ci était plutôt occupée à explorer le travail industriel, les professions, l'organisation bureaucratique, la vie urbaine, l'éducation, la déviance. Le nouvel intérêt pour la sociologie de l'art date du milieu de la décennie 1970, sous l'influence de certains sociologues, notamment Clifford Geertz, Howard S. Becker et Richard A. Peterson. On peut dire que le coup d'envoi en fut la parution de l'ouvrage demeuré classique de Richard A. Peterson en 19769. Une douzaine d'années plus tard, ce même Peterson observait: « La sociologie de l'art connaît, dit-on, un "boom" et la sociologie de la culture est une industrie en expansion aux États-Unis... Les grandes universités créent maintenant des enseignements en sociologie de l'art ou de la culture. » Et il ajoute presque avec étonnement que ce qui était considéré comme une « renaissance » à la fin des années 1970 « est devenu une explosion de recherche créatrice moins d'une décennie plus tard ». Et s'interrogeant sur les raisons pouvant expliquer un « développement aussi rapide », il n'en trouve qu'une: « Il est dû, comme le prouvent les transfuges venus d'autres domaines de recherche, à l'épuisement de certains paradigmes de recherche en sociologie10. »
Ici encore, l'influence française est attestée. Celle de Pierre Bourdieu est reconnue explicitement par la plupart de ceux qui pratiquent ce champ de la sociologie, mais avec des adaptations à l'américaine, comme le souligne Peterson:
Comme Bourdieu, les sociologues américains mettent en évidence une relation entre culture et classe sociale, mais leur analyse est différente. Alors que Bourdieu part de l'hypothèse d'une seule monnaie culturelle et d'une structure inégalitaire où s'opposent les fractions fortement dotées en capital culturel et celles qui en sont dépourvues, les sociologues américains ont tendance à admettre un pluralisme culturel qui n'est pas stable. Pour eux, en effet, il y a des monnaies culturelles alternatives qui relèvent de contextes sociaux différents. L'hypothèse est qu'en outre la valeur de ces diverses monnaies change rapidement11.
Il est cependant une autre source française d'inspiration, demeurée moins connue, c'est celle de Raymonde Moulin dans la sociologie des arts plastiques. Son ouvrage de 196712 n'a été traduit en anglais et publié aux États-Unis qu'en 1987, mais il a servi de point de référence et de point de comparaison, ou à tout le moins d'inspiration aux études américaines, par exemple, de Mulcahy et Swaim, de Netzer, de Zolberg, de Meyer13 et autres.
Il est un autre trait d'une grande importance qui, celui-là, singularise certainement la sociologie anglo-saxonne et surtout américaine de la culture, c'est son insistance à ne pas se concentrer sur les oeuvres de la culture d'élite, mais de considérer aussi les différentes activités de la culture populaire, qu'il s'agisse du jazz, des musiques populaires ou des oeuvres de créateurs amateurs. Il faut sans doute souligner ici à cet effet l'influence qu'ont pu exercer en ce sens deux sociologues américains des années 1950 et 1960: Leo Lowenthal et Howard Becker. On peut situer le premier au tout début d'un intérêt – encore peu partagé à l'époque – pour la culture populaire14. Quant à Howard Becker, il s'était déjà intéressé au cours des années 1960 à la sociologie de la culture et fut lui aussi à l'origine de la « renaissance » de la sociologie de la culture, avec Richard Peterson, au milieu des années 1970. À la différence de ce dernier, cependant, il s'en est ensuite éloigné pour faire un long détour par la sociologie de la déviance et de la délinquance pour finalement y revenir par une oeuvre majeure15. Le jeune Becker avait d'ailleurs été d'abord lui-même photographe et pianiste de jazz. Il consacra sa thèse de doctorat aux musiciens de jazz et deux chapitres aux musiciens de la danse dans son ouvrage sur les marginaux16. On retrouve son influence et cet intérêt pour diverses formes d'art populaire dans les travaux, par exemple, de S. Bennett, DiMaggio et Useem, Gans, Collins, Ryan et Peterson17.
C'est sans doute cette sorte de parti pris anti-élitiste qui a amené la sociologie américaine de la culture à adopter un angle de vision bien caractéristique: celui de considérer les oeuvres d'art, leur production, leur diffusion dans leurs rapports au pouvoir dans la société. Cela nous ramène d'ailleurs à l'influence exercée en ce sens par Raymond Williams et Pierre Bourdieu, déjà évoquée plus haut. Ayant à faire le point sur les développements récents de la sociologie américaine de la culture, Lamont et Wuthnow accordent une place centrale au thème du pouvoir, le rattachant explicitement à l'influence conjuguée d'Althusser, Goldmann, Foucault et Bourdieu18.
Par ailleurs, l'intérêt pour différentes formes de culture populaire s'inscrit plus largement dans un vaste débat qui a occupé les sociologues anglo-saxons depuis une vingtaine d'années sur l'opportunité de distinguer entre culture d'élite et culture de masse. Ce débat a surtout donné lieu à des efforts soit pour revaloriser la culture de masse, soit pour nier non seulement la distinction entre deux niveaux de culture, mais l'existence même de deux cultures. Comme le soutenait Raymond Williams dans son ouvrage de 1961, ce ne sont pas « les masses » qui existent, mais « d'autres gens » (other people)19. On a même parlé du « mythe de la culture de masse20 ». La distinction entre culture d'élite et culture de masse a fait l'objet de diverses critiques. On lui a surtout reproché de représenter le regard hautain que des intellectuels portent sur « le peuple » et sur la culture populaire: soit qu'ils considèrent celle-ci comme étant « manipulée », comme pouvait tendre à le faire l'École de Francfort, soit qu'ils la jugent uniquement réceptive et consommatrice de ce qu'on lui offre, soit encore qu'ils y voient une dégradation des produits de la « vraie » culture, comme dans le fameux courant allemand du Kulturpessimismus21.
Il existe certainement un lien entre cette volonté d'anti- élitisme dans les études sur la culture et l'émergence et le succès du multiculturalisme américain. Celui-ci est bien différent de l'idéologie canadienne qui porte le même nom, même si on peut parfois déceler des convergences. Son postulat de base est celui de l'égalité foncière de toutes les cultures humaines. Aucune n'est supérieure à l'autre ; la tradition et l'histoire de chaque culture ont leur valeur et leurs qualités intrinsèques, qui les rendent uniques et en même temps également valables et respectables. Certains mouvements féministes américains et les mouvements des droits civiques, surtout ceux en faveur des Noirs ou Américains africains ont, pour une large part, contribué à ce courant de pensée, qui agite maintenant tous les campus des universités états-uniennes. C'est au nom de ce multiculturalisme qu'on récuse, par exemple, l'enseignement traditionnel de la philosophie ou de la littérature comme étant l'expression exclusive d'une seule culture, celle d'hommes blancs produits de la culture classique ou judéo-chrétienne.
On ne peut cependant passer sous silence un autre aspect majeur de la sociologie anglo-saxonne de la culture, c'est son rapport aux sources allemandes. On sait l'influence qu'a longtemps exercée l'oeuvre de Max Weber, plus tôt et plus abondamment traduite en anglais qu'en français, notamment à travers les travaux de Talcott Parsons. La revitalisation de la sociologie de la culture a provoqué un intérêt nouveau pour l'oeuvre de deux Allemands, l'un que la sociologie anglo-saxonne découvre et l'autre qu'elle redécouvre: le premier est Norbert Elias, le second, Georg Simmel. Celui-ci n'a peut-être jamais été complètement oublié chez les Anglo-Saxons. On y revient aujourd'hui, paradoxalement à travers les traductions françaises et présentations que Julien Freund et Raymond Boudon ont faites de son oeuvre. Quant à Elias, longtemps méconnu, sa grande oeuvre sur le procès de civilisation est devenue presque un best-seller en langue anglaise. C'est surtout à partir de l'Angleterre, où Elias a d'ailleurs vécu longtemps, que son oeuvre se fait connaître, grâce notamment à la biographie qu'a publiée S. Mennell22.
Plutôt que les recherches empiriques, c'est la théorie de la culture qui a bénéficié du contact des Anglo-Saxons avec l'Allemagne. On évoque sans doute ici l'oeuvre d'Habermas, rapidement traduite en anglais et largement diffusée. Mais antérieurement à Habermas, l'imposant et massif ouvrage de synthèse d'Arnold Hauser, qui avait été publié en Allemagne en 1974, fut traduit et publié aux États-Unis en 198223. Hauser était déjà connu pour sa monumentale histoire de l'art24, très souvent citée. Discrète sans doute, son influence – difficile à mesurer – n'en fut pas moins réelle.
Plus récemment, des théoriciens américains et allemands ont entrepris une série de rencontres, qui ont donné lieu à la publication de trois livres importants, dont le troisième sur la théorie de la culture est particulièrement pertinent ici25. Dans leur « Introduction », les deux coresponsables de ce dernier ouvrage soulignent à leur tour la « revitalisation » de la sociologie de la culture. Ils en attribuent les origines, qu'ils disent complexes, à divers facteurs: certains mouvements d'analyse culturelle tels que le déconstructionnisme, la sémiotique, la phénoménologie ; le déclin de l'analyse marxiste matérialiste, mais par ailleurs la redécouverte de Gramsci et l'indépendance qu'il attribua à l'univers culturel ; enfin, l'influence des chercheurs déjà mentionnés: R. Williams, P. Bourdieu, C. Geertz.
Plusieurs des participants à ces travaux théoriques se situent dans l'héritage de Talcott Parsons – c'est le cas notamment d'Alexander et Münch – tout en apportant une contribution critique à l'oeuvre de Parsons, comme le fait notamment Michael Schmid26. Par ailleurs, on note aussi un remarquable effort de reconstruction d'une sociologie marxiste de la culture, sur la base d'une interprétation plus souple de l'opposition entre infrastructure et superstructure, influencée notamment par Raymond Williams et surtout par le néomarxisme de Terry Eagleton et Frederic Jameson, et d'une remise à jour des travaux de Bakhtin des années 192027.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur l'énorme production anglo-saxonne des vingt dernières années dans les études sur la culture. Que ressort-il de cette trop brève percée que je viens de proposer pour en éclairer un coin? Un premier point important: la sociologie américaine paraît souvent repliée et centrée sur elle- même, et c'est assez vrai. Mais on doit aussitôt ajouter que, du moins en ce qui concerne sa sociologie de la culture, elle appartient au large contexte anglo-saxon, dont elle a reçu souffle et inspiration. J'ai surtout insisté sur le rôle qu'a joué Raymond Williams, parce qu'il me paraît central et peut-être aujourd'hui un peu oublié. Mais dans une étude plus exhaustive que celle-ci, il faudrait tenir compte d'autres sources d'influence, notamment du rôle joué par certaines grandes institutions universitaires britanniques, comme le Centre for Contemporary Cultural Studies de l'Université de Birmingham, qu'a fondé Richard Hoggart en 1963 et qui a exercé un large rayonnement.
Et il faut élargir encore les sources d'influence. Le paradoxe de la sociologie américaine, c'est qu'elle soit très largement unilingue en même temps qu'elle n'a cessé de se nourrir à des sources françaises et allemandes, ce que j'ai voulu mettre en lumière ici. Sa réception de la pensée des « étrangers » est évidemment sélective, c'est inévitable. Mais si l'on peut oser une comparaison, la sociologie américaine a été et demeure plus ouverte aux apports étrangers que la sociologie française.
Enfin, note très importante: la sociologie de la culture anglo- saxonne ne porte pas sur la culture nationale, à la différence de celle du Québec. La société à laquelle elle pense, c'est la société industrielle avancée, ou encore la société bourgeoise et capitaliste, selon les auteurs. Lamont et Wuthnow ont bien montré comment la sociologie européenne de la culture diffère de celle des États-Unis, à cause du contexte social et culturel différent des deux continents, notamment le statut et la place des intellectuels, le rôle accordé à la rationalité et à la connaissance28. On devrait, à partir de la sociologie québécoise de la culture, ajouter le contexte politique de chaque société, qui influe non seulement sur les études empiriques menées mais aussi sur la théorisation de la culture. C'est ici que s'inscrit l'apport de Fernand Dumont, qui a assumé la condition historique du Québec pour la transposer dans une conceptualisation originale et éclairante.
1. Renée B.-Dandurand,
« Marcel Rioux et Fernand Dumont: deux penseurs québécois de
la culture (1965-1985) », Hommage à Marcel Rioux,
Montréal, Éditions Saint-Martin, 1992, p. 39-40.
3. Wendy Griswold, Cultures and
Societies in a Changing World, Thousand Oaks,
Pine Forge Press, 1994, préface, p. XIII.
4. Voir, par exemple:
Stefan Collini, « Escape from DWEMsville », The Times
Literary Supplement, no 4756, 27 mai
1994, p. 3-4.
5. Raymond Williams,
« Developments in the sociology of culture »,
Sociology, 10, 3, 1976, p. 497.
7. Craig Calhoun, « Puting the
sociologist in the sociology of culture: The self-reflexive
scholarship of Pierre Bourdieu and Raymond Williams »,
Contemporary Sociology, 19, 4, juillet 1990,
p. 500-505.
8. Nicholas Garnham
et Raymond Williams, « Pierre Bourdieu and the sociology of
culture », Media, Culture and Society, 2,
3, 1980, p. 297-312.
9. Richard A. Peterson
(sous la direction de), The Production of Culture,
Beverley Hills, CA, Sage, 1976.
10. Richard A.
Peterson,
« La sociologie de l'art et de la culture aux États-
Unis », L'Année sociologique, 39, 1989, p. 153-154.
12. Raymonde
Moulin,
Le marché de la peinture en France, Paris, Éditions
de Minuit, 1967. Traduction anglaise: The French
Art Market, New Brunswick, NJ, Rutgers University
Press, 1987.
13. Kevin V.
Mulcahy
et Richard C. Swain, Public Policy and the Arts,
Boulder, CO, Westview, 1982 ; Dick Netzer, The Subsidized
Muse, New York, Cambridge University Press, 1978;
Vera L. Zolberg, « American art museum: Sanctuary or
free-for- all », Social Forces, 63, 1984, p.
409-422 ; Karl E. Meyer, The Art Museum: Power, Money,
Ethics, New York, William Morrow, 1979.
14. Leo
Lowenthal, Literature, Popular Culture, and Society, Palo
Alto, CA, Pacific
Books, 1961.
15. Howard S.
Becker,
Arts Worlds, Berkeley, CA, University of California
Press, 1982. Traduit en français par Jeanne Bouniort,
Les mondes de l'art, Paris, Flammarion, 1988.
16. Howard S.
Becker,
Outsiders: Studies in the Sociology of Deviance,
New York, Free Press, 1963, traduction française par
J.P. Briand et J.-M. Chapoulie, Outsiders: études
de sociologie de la déviance, Paris, Éditions A.-M.
Métailié, 1985.
17. Stitt
Bennett, On
Being a Rock Musician, Amherst, University of Massachussetts
Press, 1980 ; Paul J. DiMaggio et Michael Useem, « Social
class and arts consumption: Origins and consequences
of class differences in exposure to the arts in America »,
Theory and Society, 5, 1977, p. 109-132 ; Herbert J.
Gans, Popular Culture and High Culture, New
York, Free Press, 1973 ; Randall Collins et al. (sous
la direction de), Media, Culture and Society:
A Critical Reader, Beverley Hills, CA, Sage, 1986 ; John
Ryan et Richard A. Peterson, « The product image: The fate of
creativity in country music song writing », Sage Annual
Review of Communication Research,
10, 1982, p. 11-32.
18. Michèle
Lamont et
Robert Wuthnow, « Betwixt and between: Recent cultural
sociology in Europe and the United States », dans: George
Ritzer (sous la direction de), Frontiers of Social
Theory: The New Syntheses, New York, Columbia University Press,
1990.
19. Raymond
Williams,
Culture and Society 1780-1950, Harmondsworth,
Penguin, 1961.
20. A.
Swingewood, The
Myth of Mass Culture, Londres, Macmillan, 1977.
21. Sur ce
débat, voir,
par exemple: Mike Featherstone, « Cultural production,
consumption, and the development of the cultural sphere »,
dans: Richard Münch et Neil J. Smelser (sous la direction
de), Theory of Culture, Berkeley, University
of California Press, 1992, p. 265-289, particulièrement
p. 271-272.
22. Stephen
Mennell,
Norbert Elias: Civilization and the Human Self-Image,
Oxford, Basil Blackwell, 1989.
23. Arnold
Hauser, The
Sociology of Art, traduit de l'allemand par Kenneth
J. Northcott, Chicago, The University of Chicago Press,
1982. Originalement publié en allemand en 1972: Soziologie der
Kunst.
24. Arnold
Hauser, The
Social History of Art, 2 volumes, Londres, Routledge
and Kegan Paul, 1962.
25. J.
Alexander, B.
Giesen, R. Münch et N.J. Smelser (sous la direction
de), The Micro-Macro Link, Berkeley et Los Angeles,
University of California Press, 1987 ; H. Haferkamp
et N.J. Smelser (sous la direction de), Social Change
and Modernity, Berkerley et Los Angeles, University
of California Press, 1991 ; R. Münch et N.J. Smelser
(sous la direction de), op. cit.
26. Michael
Schmid,
« The concept of culture and its place within a theory of
social action. A critique of Talcott Parsons' theory
of culture », dans: R. Münch et N.J. Smelser (sous la
direction de), op. cit., chapitre 4.
27. Robert
Wuthnow,
« Infrastructure and superstructure. Revisions in marxist
sociology of culture », dans: R. Münch et N.J. Smelser (sous
la direction de), op. cit., chapitre 6.
28. Michèle
Lamont et
Robert Wuthnow, loc. cit., p. 301-306.
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Guy Teasdale (guy.teasdale@bibl.ulaval.ca)