Pour n'être point savoir comme l'anthropologie de l'opération, pour n'être pas médiation comme celle de l'action, l'anthropologie de l'interprétation ne confine pas à une redondance du vécu. Certes, en s'attachant au rêve, au mythe, à l'idéologie, son entreprise paraît plus précaire que les autres. Ne se pourrait-il pas que cette précarité nous reporte plus avant en ces endroits, en ces fondements, où l'anthropologie de l'opération, celle de l'action prennent départ1?
Essayons tout d'abord de ne pas tomber dans le piège des mots. On a parlé à tort et à travers de mythes et de mythologies (même Roland Barthes!). Qu'entendons-nous ici par « mythe »?
C'est un récit. Il raconte des événements survenus à un ou à des personnages. Ce récit est imaginaire et intemporel, sans référence empirique ni historique possible: il porte sur le commencement ou la fin du temps, des temps ou d'un temps (mythe d'origine ou mythe eschatologique). Le récit de ce qui est survenu à Adam ou Ève et à leurs enfants Caïn et Abel est un mythe d'origine tout comme le récit de l'état de nature primitif et du contrat social. L'Apocalypse de saint Jean, le « grand soir » de la « lutte finale », la grève générale révolutionnaire selon Georges Sorel sont des mythes eschatologiques. Pour garder les idées claires, mieux vaut réserver le nom de « légende » à un récit imaginaire qui se situe dans le temps de l'histoire, comme Roland à Roncevaux ou les Chevaliers de la Table Ronde du roi Arthur.
Le récit mythique, comme le récit légendaire, est traditionnel: il est transmis, répété de génération en génération sous une forme ritualisée qui n'exclut pas les variantes. Il exprime symboliquement (et non conceptuellement) les « significations imaginaires sociales » (comme dit Cornélius Castoriadis) qui, dans la culture d'un groupement humain, sont fondamentales, instituantes: celles qui donnent un sens à ce qui se dit et se fait dans ce groupe, à sa vision du monde, à ses coutumes. Ce récit, inscrit dans la mémoire collective, est l'objet d'une croyance collective qu'implique l'appartenance au groupe. Il est remémoré lors des rites qui célèbrent ou consacrent cette appartenance.
Et qu'entendons-nous ici par « légitimité »? Un pouvoir légitime est celui auquel on obéit sans y être forcé parce qu'on lui reconnaît le droit de commander. C'est ce qui distingue les rapports d'autorité (commandement/obéissance) des rapports de force ou de puissance (domination/soumission), les uns et les autres étant des composantes, en mesures variables, de toute relation de pouvoir. Car le pouvoir a généralement recours à la force (ou à la démonstration de sa puissance) quand son autorité est défiée, sa légitimité contestée. Le fondement de la légitimité est donc ce qui oblige ceux qui obéissent sans contrainte, qui respectent la coutume ou la loi, à reconnaître le droit de commander de ceux qui disent la coutume ou font la loi.
La légitimité ne se confond pas avec la légalité. Est légal ce qui est conforme à la loi. Est légitime ce qui fait que la loi est la loi, c'est-à-dire une règle qui oblige, non pas d'une obligation morale (certaines lois peuvent être moralement contestables) mais d'une obligation civique, liée à l'appartenance à une société politiquement constituée – une règle à laquelle on doit se conformer parce que l'autorité qui l'établit ou la maintient a le droit de l'établir ou de la maintenir. J.-J. Rousseau énonce l'essentiel au début du chapitre III du Contrat social: « Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir2. » Dans les sociétés humaines, à la différence de beaucoup d'autres sociétés animales, la relation de pouvoir ne se réduit pas à de purs et simples rapports de force, et c'est ce qui rend ce pouvoir « politique3 ».
L'enjeu proprement politique n'est pas seulement la puissance ; c'est surtout la légitimité. Mais cette transformation dont parle Rousseau, sur quoi se fonde-t-elle?
La plupart des sociétés dites « traditionnelles » (on a dit, plus sottement encore, « primitives » ou « archaïques ») ont un mythe d'origine qui fonde leur organisation sociale et légitime leurs institutions politiques. Prenons un exemple dans un pays d'Afrique dont, pour son malheur, les « médias » nous ont beaucoup parlé ces derniers temps: le Rwanda. Un mythe4 y fondait la légitimité du lignage royal tutsi jusqu'au renversement, en 1959, de cette monarchie qui associait étroitement le pouvoir du roi à celui de la reine-mère. Nous n'avons pas la place de le reproduire ici in extenso et devons nous contenter de le résumer. Au temps des ancêtres mythiques, les Imandwa, leur chef a eu un fils d'une fille qui se transformait parfois en lionne et dévorait les bêtes du troupeau de son père, mais qui a cessé de le faire quand son royal mari l'eut fait changer de nom. Ce fils, Ryangombe, évincé de la succession de son père par un demi-frère, devient chasseur errant, se revêt de la peau d'un chat sauvage qu'il a tué, rencontre une jeune fille qui lui demande cette peau en échange de l'hospitalité chez ses parents, épouse cette jeune fille en accomplissant par surprise ce qui va devenir le rite de mariage (recracher une gorgée du lait d'une vache blanche, trait et apporté par la jeune fille). Leur fils Binego, berger de son oncle maternel, tue les bêtes du troupeau, puis son oncle et s'enfuit avec sa mère pour rejoindre son père. Il tue les cultivateurs qu'il rencontre et qui refusent de lui indiquer son chemin. Quand il arrive, son père est en train de perdre au jeu sa chefferie. Binego tue le rival et dès lors Ryangombe peut régner paisiblement. Mais parti à la chasse avec ses compagnons Imandwa malgré les mauvais présages révélés par sa mère, Ryangombe meurt, victime du sortilège d'une femme sans seins qui se transforme en buffle et le blesse. Binego alerté accourt, rattrape la femme-buffle et la coupe en morceaux. Avant de mourir, Ryangombe fait de Binego son successeur et déclare: « Que tous sans exception m'honorent, le Tutsi, le Hutu, le Twa, la femme, le garçon, l'enfant. » Après sa mort, il hante les sommets des volcans où il mène une chasse éternelle avec ses Imandwa.
L'analyse de ce mythe montre qu'il met en scène des conflits sociaux –entre les sexes, entre les lignages liés par des alliances matrimoniales, entre les ethnies, entre les candidats à la succession d'un chef défunt. Dans cette société à filiation patrilinéaire, la femme est présentée comme le sexe dangereux, « sauvage », mais intégré grâce au changement de nom et à la résidence virilocale. Le mariage crée entre le lignage de l'homme et celui de la femme une relation d'échange qui n'est pas exempte de surenchère ni de violents règlements de comptes. Contrairement à ce qui a été récemment prétendu dans certains de nos journaux, la domination des cultivateurs hutus par les pasteurs-chasseurs-guerriers tutsis (auxquels appartient le lignage royal) n'est pas une invention du colonisateur européen. Binego tue les paysans qui, ne le connaissant pas, ne le traitent pas avec la soumission due à un fils de chef. Enfin, comme dans la plupart des royautés précoloniales de l'Afrique centrale interlacustre, une lutte institutionnalisée oppose les prétendants à la succession du roi défunt, et le roi doit tenir compte des avis de sa mère. Il est significatif que, dans le mythe, ces conflits sont résolus par la violence, mais que cette violence met fin à la violence et instaure la règle paisible du lignage royal dans l'ordre social établi, avec ses institutions fondamentales: la résidence virilocale, le rituel de mariage, le contrôle du pouvoir par la reine-mère.
Que les sociétés « traditionnelles », qui ne sont pas moins historiques que les nôtres mais sont moins conscientes de leur historicité, dans lesquelles le temps social est plus répétitif que progressif, qui sont attachées à reproduire indéfiniment le temps originel des ancêtres fondateurs, que ces sociétés imaginent sous forme de mythe le fondement de leur organisation politique et de la légitimité du pouvoir qui la règle, soit, dira-t-on. Mais qu'en est-il des sociétés modernes? La modernité n'implique-t-elle pas une conscience et une connaissance de l'historicité des sociétés humaines? Le temps social n'y est-il pas évolutif, irréversible, téléologique, c'est-à-dire orienté vers une fin que l'on cherche à anticiper? Mon propos est de soutenir que le fondement de la légitimité politique n'y est pas moins mythique, bien qu'il tende à y devenir légende.
La transition s'aperçoit dans la Bible. Le chapitre 8 du premier livre de Samuel raconte l'origine de la royauté en Israël, à un moment de l'histoire de ce peuple. Jusqu'alors, cette confédération de clans pastoraux et montagnards très autonomes (parfois même en conflit), cherchant à dominer les cultivateurs cananéens des plaines, groupés autour de leurs petites cités5, était soumise à un droit coutumier légendairement fondé sur la loi divine révélée à Moïse pendant l'exode d'Égypte, appliquée par les prêtres et lévites. Contre les agressions de peuples voisins, elle pouvait temporairement se regrouper sous la conduite d'un chef de guerre et juge (tout comme les Jivaros du Brésil ou les Baruyas de Nouvelle-Guinée)6. « En ce temps, il n'y avait pas de roi en Israël, mais chacun faisait ce qu'il jugeait à propos »: ce sont les dernières lignes du Livre des Juges. Il est sous-entendu qu'on jugeait à propos de suivre la coutume mosaïque.
Vient le moment où le peuple juif, constamment affronté à l'hostilité des « nations » voisines – Philistins de la côte (qui l'ont écrasé vers 1050 avant J.-C. à Eben-ha-Ezer), Ammonites, Madianites, etc. –, ne se contente plus de ses « juges » épisodiques et demande à être « comme les autres », une nation gouvernée par un roi. Par l'intermédiaire de Samuel, son Dieu – Yahweh –l'avertit des conséquences de ce choix qui va instituer un pouvoir politique distinct du pouvoir religieux:
Voici comment gouvernera le roi qui régnera sur vous. Il prendra vos fils pour les affecter à ses chars et à sa cavalerie et ils courront devant son char. Il les prendra pour s'en faire des chefs de millier et des chefs de cinquantaine, pour labourer son labour, pour moissonner sa moisson, pour fabriquer ses armes et ses harnais. Il prendra vos filles comme parfumeuses, cuisinières et boulangères. Il prendra vos champs, vos vignes et vos oliviers les meilleurs. Il les prendra et les donnera à ses serviteurs. Il lèvera la dîme sur vos grains et sur vos vignes et la donnera à ses eunuques et à ses serviteurs. Il prendra vos serviteurs et vos servantes, les meilleurs de vos jeunes gens et vos ânes pour les mettre à son service. Vous-mêmes enfin vous deviendrez ses esclaves. Ce jour-là vous crierez à cause de ce roi que vous vous serez choisi, mais ce jour-là le Seigneur ne vous répondra point. Mais le peuple refusa d'écouter la voix de Samuel: Non, dirent-ils. C'est un roi que nous aurons. Et nous serons, nous aussi, comme toutes les nations7.
La légitimité du pouvoir de Saül, puis de David et de ses successeurs est ainsi fondée sur cette légende d'origine, tradition orale rédigée plus d'un siècle après la guerre contre les Philistins. Ses conditions et limites sont d'ailleurs bien marquées: le roi devra rester fidèle à la Loi mosaïque. Yahweh ne manquera pas de susciter des prophètes pour le rappeler aux rois infidèles.
À l'aube des Temps modernes en Europe, les poètes courtisans des monarques leur fournissent les fondements légendaires de la légitimité de leur pouvoir en les rattachant aux mythes et légendes des deux sources de la civilisation européenne, la judéo-chrétienne et la gréco-latine. Samothès, quatrième fils de Japhet, fils de Noé, a émigré dans les Gaules, où il a fondé un lignage de rois lettrés, créateurs d'universités. Proscrit pour impiété (il ne croyait pas en l'immortalité de l'âme), un membre de ce lignage a fui, en Asie, où il a apporté la culture gauloise et fondé la cité de Troie. Après la ruine de celle-ci, conquise par les Grecs, Francus, fils d'Hector, est retourné au pays de ses ancêtres. D'autres fugitifs de Troie ont créé, entre le pays des Scythes et celui des Hongrois, l'empire de Sicambrie ; puis, ils ont émigré en Germanie grâce à l'empereur romain Octave et sont entrés peu à peu en Gaule pour y rejoindre les descendants de Francus, fondateur du royaume des Francs. Qui raconte cette belle histoire, aussi belle que celle de Ryangombe et Binego? Jean Lemaire de Belges, historiographe de Marguerite de Bourgogne, dans son poème Illustrations de Gaule et singularités de Troie (1510). Soixante ans plus tard, dans sa Franciade dédiée à Charles IX, Ronsard imagine l'origine troyenne qui légitime la royauté capétienne. Au livre IV, Francus (ou Francion), ayant au cours de sa migration épousé la fille du roi de Crète, qui est prophétesse, se fait annoncer par elle son voyage vers la Gaule. Elle prédit toute la série des rois de France qui seront ses descendants à partir de Marcomius, prince de Sicambrie, jusqu'à Charles Martel et Pépin le Bref, en passant par Pharamond, Claudion, Mérovée, Childéric, Clovis (le fier Sicambre, « honneur des Troyens »), Childebert, Clotaire, etc. Ronsard n'ignore pas que son récit est légendaire:
Encore que l'histoire en beaucoup de sortes se conforme à la Poësie, comme en véhémence de parler, harangues, descriptions de batailles, villes, fleuves, mers, montaignes et autres semblables choses, où le Poëte ne doibt non plus que l'Orateur falsifier le vray, si est-ce quand à leur sujet ils sont aussi eslongnez l'un de l'autre que le vraysemblable est eslongné de la vérité. L'Histoire reçoit seulement la chose comme elle est, ou fut, sans desguisure ny fard, et le Poëte s'arrête au vraysemblable, à ce qui peut estre, et à ce qui est déjà receu en la commune opinion. [...] Je dy cecy pource que la meilleure partie des nostres pense que la Franciade soit une histoire des Rois de France, comme si j'avais entrepris d'être Historiographe et non Poëte. Bref ce livre est un roman comme l'Iliade et l'Aeneïde, où par occasion le plus refvement que je puis je traitte de nos Princes, d'autant que mon but est d'escrire les faits de Francion, et non de fil en fil, comme les Historiens, les gestes de nos Rois8.
Plus près de nous, ce grand poète de l'histoire que fut Michelet a forgé la légende d'origine qui fonde sur les Lumières et la Révolution française la légitimité du pouvoir républicain. Sous sa plume, la Révolution est une épopée dans laquelle les héros de la Raison et de la Justice combattent et vainquent les dragons de la Grâce et de la Foi. Comme l'écrivait Jean Guéhenno: « En ces années de l'installation de l'Empire, Michelet construit la légende d'or de la démocratie. » Et de citer l'auteur de l'Histoire de la Révolution française et des Légendes démocratiques du Nord: « La légende, c'est une autre histoire, l'histoire du coeur du peuple et de son imagination9. »
Soit, dira-t-on, va pour les poètes. Après tout, leur fonction n'est-elle pas de nourrir de symboles, de métaphores, de mythes et de légendes l'imaginaire social? Mais les philosophes? Ne sont-ils pas préposés à la rationalité de la pensée, même quand ils réfléchissent sur le politique? N'ont-ils pas pour tâche d'éliminer les symboles et le mythe pour fonder le pouvoir sur les concepts et la raison?
Telle n'est pas la leçon de leur grand ancêtre, Platon. Dans Le politique10, la méthode de définition conceptuelle aboutit à cette conclusion: le politique, c'est-à-dire le gouvernant de la cité, est un pasteur d'hommes. Mais elle ne satisfait pas les interlocuteurs du dialogue, car le concept manque de précision ; la définition convient aussi à ceux qui exercent d'autres arts que l'art politique. L'Étranger propose alors une « route nouvelle » qui « tient du jeu » et « mêle de larges portions d'une vaste légende ». C'est le recours au mythe qui raconte une histoire cyclique en deux phases. Dans la première, l'humanité, sous le règne de Cronos, est dirigée par la divinité, jouit d'un bonheur sans travail, sans propriété, sans lien matrimonial (l'âge d'or). Puis vient la seconde où la divinité « lâche les commandes du gouvernail » (Zeus se retire de l'Olympe) et l'humanité, livrée à elle-même, devient de plus en plus turbulente, désordonnée, jusqu'au moment où, « sous la tempête », la divinité reprend le gouvernail. Pendant cette seconde phase, pour maîtriser les turbulences, il faut se contenter de lois imparfaites et d'un pouvoir légitimé par la coutume, au besoin retouchée –, un pouvoir non pas imposé par la force comme celui du tyran mais accepté de bon gré dans la mesure où il parvient à tisser tant bien que mal ensemble, pour former le même tissu social, les citoyens tempérés, modérés (l'ordre) et les citoyens énergiques, tumultueux (le mouvement). Le mythe fait apparaître que le pasteur des hommes est une « figure trop haute » pour le politique dans la phase du cycle où vit le philosophe. Ce concept ne s'applique proprement qu'à la divinité. Le mythe a fait rebondir le raisonnement dialectique qui s'oriente vers une définition plus précise et plus modeste: l'art du politique est de régler les rapports sociaux dans lesquels s'affrontent des tendances contraires de telle sorte que les citoyens puissent continuer à vivre ensemble dans une même cité. Le fondement mythique de la légitimité du pouvoir signifie que les hommes, qui ne sont pas des dieux, ne peuvent pas établir un ordre social ni des institutions politiques parfaites, définitives, universelles – ce que prétendent généralement les tyrans.
Platon use du mythe quand la raison dialectique est en panne. Il le prend comme tel et le distingue nettement du raisonnement sur les concepts. D'autres viendront qui, sous prétexte d'éliminer le mythe et de faire triompher la raison, l'introduiront déguisé, masqué, mélangé de logique. Et ce sera l'idéologie. Comme les mythes sont faits pour être interprétés et réinterprétés, les philosophes modernes s'en donneront à coeur joie, tout en assurant que leur interprétation est la seule rationnelle et non, comme celle des autres, une ratiocination, voire une rationalisation, au sens psychanalytique du terme, des fantasmes de leur désir.
Il en est ainsi de la philosophie politique qui a dominé les Temps modernes européens, avec son mythe de l'état de nature et du contrat social instituant la société politique. Ce mythe est un héritage de la théologie scolastique (Molina, Suarez) qui a cherché à concilier le mythe d'origine judéo-chrétien (le paradis perdu de la Genèse) et les mythes de la tradition gréco-latine (l'âge d'or, le règne divin).
Parce qu'il abhorre la guerre civile dont il est le témoin et désire fonder la légitimité de la souveraineté absolue du pouvoir politique (quel que soit le régime), Hobbes nous invite à imaginer un état de nature originel dans lequel l'homme est un loup pour l'homme, un état de guerre de chacun contre chacun, où la vie humaine est « solitaire, besogneuse, brute et courte11 » – tout le contraire d'un paradis terrestre! Pour y mettre fin, les hommes, raisonnant sur leur malheur, décident de s'entendre pour renoncer à leur droit naturel sur tout ce qu'ils peuvent désirer, au profit d'un homme ou d'une assemblée: le souverain, chargé de leur assurer la sécurité et la paix civile. Tel est le pacte de chacun avec chacun, à l'exception du souverain qui reste en l'état de nature, garde son droit naturel sur tout ce qu'il désire, mais perd sa souveraineté dès qu'il cesse de remplir sa fonction.
Parce qu'il désire fonder la légitimité d'une monarchie constitutionnelle, dont la souveraineté soit limitée par des droits inaliénables (surtout le droit de propriété), Locke nous fait rêver d'un état de nature où la liberté individuelle est limitée par une loi naturelle qui oblige à respecter la vie, la santé, les biens des autres hommes, afin d'assurer la conservation du genre humain. Les hommes ne sont incités à sortir de cet état pour instituer une société politique qu'au moment où le droit de se faire justice soi- même ne suffit plus à garantir la liberté de jouir de ses biens. C'est le moment de l'invention de la monnaie. Dès que les hommes ont convenu « qu'une petite pièce de métal jaune qui se conserverait sans s'user ni s'altérer vaudrait un gros morceau de viande ou tout un tas de blé12 », chacun, pouvant acquérir plus de biens qu'il n'en avait besoin, a voulu en accumuler le plus possible. Cette corruption de l'état de nature par l'économie monétarisée (et aussi par l'augmentation de population qui est cause de compétition pour la terre) fait que la loi naturelle est de moins en moins respectée par des hommes « dégénérés ». Un certain nombre décident alors de s'entendre entre eux pour instituer un pouvoir capable de régler les litiges suivant la loi naturelle qu'il sera lui-même tenu de respecter.
Parce qu'il cherche à fonder la légitimité de la souveraineté absolue de la majorité des citoyens, censée exprimer cette ingénieuse fiction qu'est la volonté générale (non moins mythique que la volonté divine ou la volonté des ancêtres), Jean-Jacques Rousseau, après avoir, dans le Discours sur l'origine de l'inégalité, développé le thème de la corruption de l'état de nature par le « concours fortuit de plusieurs causes étrangères » dont l'effet est l'institution de la propriété, imagine, dans le Contrat social, « les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l'état de nature l'emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister et le genre humain périrait s'il ne changeait sa manière d'être13 ». Plus près de Hobbes que de Locke, il décrit cet état de nature corrompu dans lequel les hommes mus par « l'instinct », « l'impulsion physique », jouissant d'un « droit à l'appétit » sans limites, mènent la vie d'un « animal stupide et borné ». C'est le passage à la vie sociale par le contrat qui en fera des hommes dignes de ce nom.
Il est bien clair que, dans l'oeuvre de ces trois philosophes dont les projets politiques sont bien différents, le récit du passage de l'état de nature à l'état de société civile, politiquement organisée, est imaginaire, intemporel. C'est un mythe d'origine. Rousseau seul l'avoue crûment: « Commençons donc par écarter tous les faits, ils ne touchent point à la question. » Mais, se conformant au préjugé rationaliste et scientiste né avec les Lumières et qui va dominer l'idéologie du XIXe siècle, il déguise aussitôt ce mythe en hypothèse scientifique, oubliant que le propre d'une telle hypothèse est d'être vérifiable par des faits: « Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels, plus propres à éclairer la nature des choses qu'à en montrer la véritable origine et semblables à ceux que font tous les jours nos physiciens sur la formation du monde. » Ce qui ne l'empêche pas, quelques lignes plus loin, de s'écrier: « Ô homme... écoute, voici ton histoire telle que j'ai cru la lire dans la nature qui ne ment jamais. » Il reste pourtant conscient qu'il va décrire un état de nature « qui n'existe plus, qui n'a peut-être point existé, qui, probablement, n'existera jamais14 ».
Propagé par la philosophie politique « classique », ce mythe d'origine de la vie sociale et politique de l'humanité a légitimé le mode d'organisation politique promu par la bourgeoisie mercantile puis industrielle du XVIIe au XIXe siècles: l'État-nation, légitimant du même coup le pouvoir qui l'édifiait sous différents régimes (monarchie absolue, monarchie constitutionnelle, république).
Les trois grands penseurs prophétiques du XIXe –Marx, Nietzsche et Freud – dont le XXe a prétendu accomplir les prédictions, ont aussi forgé trois grands mythes.
Le succès du marxisme pendant plus d'un siècle est sans doute explicable par son audacieuse tentative de déguiser sous le masque rationaliste d'une « science de l'histoire » un mythe d'origine et un mythe eschatologique qui se répondent: l'histoire humaine commence avec le communisme primitif et s'accomplit dans le communisme final de la société sans classes. Ce double mythe en un seul légitime le pouvoir du chef d'un parti révolutionnaire censé représenter une classe sociale, le prolétariat ouvrier investi de la mission historique de faire l'ultime révolution.
Poète de la philosophie, Nietzsche, ressuscitant le mythe antique de l'Éternel Retour et forgeant celui de la mort de Dieu, fonde la légitimité de la volonté de puissance d'une élite, nouvelle aristocratie qui travaille et invente pour « bâtir une demeure au Surhumain », pour « préparer à sa venue la terre, la bête et les plantes » et qui, ainsi, veut son propre déclin15.
Freud fonde sur le mythe du meurtre du père dans la horde primitive le lien politique de non-agression entre les hommes et tout pouvoir qui conforte ce lien en réprimant l'agressivité. Il reconnaît sa filiation hobbienne en soulignant « cette hostilité primaire qui dresse les hommes les uns contre les autres » et dont le XXe siècle manifestera toute la sauvagerie: « Homo homini lupus ; qui aurait le courage, en face de tous les enseignements de la vie et de l'histoire, de s'inscrire en faux contre cet adage16? » Un avatar plus récent est le mythe développé par René Girard: le sacrifice du bouc-émissaire (et non un pacte ou un contrat) met fin à la violence originelle motivée par le désir mimétique, en lui substituant une violence symbolique exprimée dans le rite de répétition rituelle du sacrifice primitif. Comment ne pas voir là une rationalisation de la légende chrétienne?
Soutenir que le fondement de la légitimité du pouvoir politique est toujours mythique et relève de l'imaginaire social n'implique aucunement l'affirmation que tous les mythes fondateurs sont équivalents au point de vue de l'éthique. Ce que l'éthique exige de la politique, c'est que les pouvoirs institués qui légifèrent, gouvernent, jugent soient efficacement justes. Cette justice sociale politiquement réglée consiste à réduire les inégalités, toujours renaissantes du jeu des forces économiques en compétition, en prenant plus à ceux qui ont plus et moins à ceux qui ont moins pour donner plus à ceux qui ont moins et moins à ceux qui ont plus, dans tous les domaines où s'exerce le pouvoir. C'est le meilleur garant de la paix publique entre les citoyens et de la sécurité dans les relations internationales.
L'expérience historique a appris aux hommes du XXe siècle que les mythes de la race et du sang (les mythes wagnériens), les mythes théocratiques, le mythe du communisme initial et final légitiment des pouvoirs bien plus efficacement injustes que le mythe du contrat social (du moins dans la version de Locke ou dans celle de Rousseau) ou bien encore la légende de Guillaume Tell.
Ne vaudrait-il pas mieux renoncer aux fondements mythiques pour fonder la légitimité du pouvoir politique sur la Raison?
Il y eut, dans l'histoire de France, une tentative en ce sens. Pendant la deuxième phase de la Révolution française, au moment où sévissait le plus cruellement la Terreur, où la guillotine fonctionnait presque quotidiennement, entre l'exécution de madame Roland et celle de Danton, le pouvoir révolutionnaire institua les rites du culte de la Raison, transforma la cathédrale Notre-Dame de Paris en Temple de la philosophie. On y vit la belle demoiselle Maillard incarner gracieusement l'avènement du règne de la Raison. Et les temples de la Raison proliférèrent dans les provinces (pardon: les départements). C'est encore à cette Raison qu'au milieu du XIXe siècle Ernest Renan adressait sa Prière sur l'Acropole.
Mais cette déesse Raison, figure mythique de l'ordre cosmique, social et moral, n'a rien de commun avec cette capacité de construire des raisonnements logiques, voire dialectiques, de développer ces « longues chaînes de raisons » dont parle Descartes dans le Discours de la méthode, que nous nommons généralement la raison, sans majuscule. « S'il nous fallait maintenant résumer de la façon la plus frappante les traits caractéristiques de l'activité rationnelle, écrit un grand spécialiste de la philosophie des sciences, nous dirions que la raison est essentiellement constructrice de machines17. » Nous voilà bien loin des charmes de mademoiselle Maillard!
C'est cette raison sans majuscule qui triomphe dans l'organisation techno-bureaucratique de ces sociétés contemporaines que, faute d'entrevoir leur avenir par manque d'imagination, nous nous contentons, par un regard en arrière, d'appeler « postmodernes ». Et voilà le point d'interrogation qui sera notre conclusion: ces sociétés ne sont-elles pas en panne d'imaginaire social?
La raison sans majuscule est capable d'expliquer ce qui est fondé, institué – ses règles étant elles-mêmes instituées – mais non de faire comprendre l'instituant, ce qui fonde, ces « significations imaginaires sociales » que Cornélius Castoriadis, dans un livre véritablement innovateur et méconnu18, avait pris pour centre de sa réflexion philosophique sur la crise de la culture dans nos sociétés sur-développées. Il y montrait comment le raisonnement logique et mathématique (« ensembliste-identitaire ») est à l'oeuvre dans deux sortes de pratiques sociales très importantes: la pensée discursive et la technique, mais qu'il est incapable de saisir le surgissement et la mise en forme des significations imaginaires qui constituent comme le noyau de sens de toutes les pratiques sociales ou culturelles et qui relèvent de l'imagination créatrice.
Dans la carence de la création poétique des sociétés postmodernes – où les poètes et les artistes, marginalisés ou banalisés par la mode, s'enferment dans l'abstraction ou la dérision – gît peut-être le secret du désenchantement à l'égard de la politique qu'on observe chez beaucoup d'Occidentaux aujourd'hui, surtout parmi les jeunes – et aussi de ce succès des sectes ou des mouvements qui annoncent la fin des temps ou l'avènement d'un nouvel âge –, ou bien encore du développement des intégrismes religieux, de ces îlots de fanatisme qui offrent le refuge sécurisant des mythes et des rites les plus traditionnels? Nos sociétés sont essoufflées. Elles ne manquent ni de calculs ni de logiciels, mais d'enthousiasme et de coeur au ventre.
Il ne s'agit plus d'une de ces crises de légitimité comme l'ont été les grandes révolutions des temps modernes, où le mythe fondateur d'un nouveau pouvoir s'opposait au mythe fondateur du pouvoir établi. La génération à laquelle j'appartiens a traversé, en France, entre 1940 et 1944, une telle crise. Le maréchal Pétain pouvait se réclamer d'une légitimité fondée sur la souveraineté nationale, donc sur le mythe du contrat social, puisque les pleins pouvoirs lui avaient été conférés par les représentants du peuple, sénateurs et députés, le 10 juillet 1940. Encore en août 1944, par l'intermédiaire de l'amiral Auphan et du général Juin, il entreprenait une démarche auprès du général de Gaulle pour « trouver au problème politique français, au moment de la libération du territoire, une solution de nature à empêcher la guerre civile et à réconcilier tous les Français de bonne foi, pourvu que le principe de légitimité que j'incarne soit sauvegardé ». C'est précisément ce que le chef de la France Libre ne pouvait pas accepter. Il estimait incarner, lui, depuis le 18 juin 1940, une légitimité fondée sur le mythe de la France éternelle et la légende de l'État- nation un, indivisible, indépendant depuis Clovis jusqu'à lui:
Il ne peut y avoir de gouvernement français légitime qui ait cessé d'être indépendant. Nous, Français, avons au cours du temps subi des désastres, perdu des provinces, payé des indemnités, mais jamais l'État n'a accepté la domination étrangère. Même le roi de Bourges, la Restauration de 1814 et celle de 1815, le gouvernement et l'assemblée de Versailles en 1871 ne se sont subordonnés19.
La crise actuelle n'est pas de cet ordre. C'est plutôt une crise de légitimation, une impuissance de l'imaginaire social manifestée par le « consensus mou » sur les institutions, le repli sur les intérêts corporatifs, la faible participation à la vie publique (abstention électorale, diminution des adhésions aux partis et syndicats, etc.) de citoyens qui laissent les politiciens professionnels et les experts décider pour eux. Où sont les nouveaux mythes capables de fonder la légitimité des nouvelles formes d'organisation politique et des nouvelles institutions de pouvoir qu'appellent la désuétude de l'État-nation souverain et l'insuffisance de la démocratie parlementaire dans une économie et une culture mondialisées? Quel peut être l'imaginaire social d'un citoyen des nouveaux grands ensembles géopolitiques en formation qui doit être aussi un citoyen du monde? Où sont les poètes créateurs de nouvelles significations imaginaires sociales? L'Occident qui produit, en cette fin du XXe siècle, tant de chercheurs, d'ingénieurs, d'hommes et de femmes d'affaires, de « managers », de manipulateurs d'information et de bateleurs à la mode, saura-t-il produire, à l'aube du XXIe siècle, un nouveau Shakespeare, un nouveau Ronsard, un nouveau Goethe, un nouveau Rousseau, un nouveau Byron, un nouveau Michelet, un nouveau Victor Hugo, un nouveau Walt Whitman?
1. Fernand Dumont,
L'anthropologie en l'absence de l'homme, Paris, Presses
universitaires
de France, 1981, p. 347.
2. Jean-Jacques Rousseau,
Du Contrat social, texte original publié avec
introduction, notes et commentaires par Maurice Halbwachs,
Paris, Aubier (Éditions Montaigne), 1943, p. 67.
3. Je crois l'avoir
montré dans mon Essai sur le fondement du pouvoir
politique, Publications de la Faculté des Lettres
d'Aix-en-Provence, Gap, Éditions Ophrys, 1968, p. 178-218
et dans: Vivre sans État? Essai sur le pouvoir
politique et l'innovation sociale, Paris, Seuil,
1977, p. 22-66.
4. Ce mythe m'a été
communiqué par un étudiant africain dans un séminaire
de troisième cycle sur les mythes animé, en 1989-1990,
par mon collègue Richard Pottier et moi- même.
5. Cette domination
est fondée dans le mythe biblique de la Genèse où Dieu
agrée les offrandes d'agneaux du pasteur Abel et n'agrée
par les offrandes de fruits de la terre du cultivateur
Caïn. Assassin de son frère, Caïn est maudit.
6. Sur les Jivaros,
voir mon Essai sur le fondement du pouvoir politique, op.
cit., p. 440-442. Sur les Baruyas: Maurice
Godelier, La production des grands hommes, Paris,
Fayard, 1982, p. 165-178.
7. La Bible,
traduction oecuménique, Paris, Éditions du Cerf et Société
biblique française, 1988, p. 536-537.
8. Pierre de Ronsard,
« Au lecteur », préface de 1572 à la Franciade,
dans: Oeuvres complètes de Ronsard, Paris, Garnier,
1983, tome VI, p. 525-526.
9. Jean Guéhenno, L'Évangile
éternel. Études sur Michelet, Paris, Grasset, Les
Cahiers Verts, 1927, p. 142 et 151.
10. Platon,
Le politique, traduction française par Auguste Diès, Paris,
Les Belles
Lettres, 1937, p. 20-34 et 78-88.
11. Thomas
Hobbes, Léviathan, traduction française de François Tricaud,
Paris, Éditions
Sirey, 1971, p. 124-125. Dans l'édition Oakeshott, Oxford,
Basil Blackwell, s.d., p. 82.
12. John Locke,
Essai
sur le pouvoir civil, ch. V, § 37, traduction française de Jean
Fyot, Paris, Presses universitaires de France,
1953, p. 86.
13. Jean-
Jacques Rousseau,
op. cit., p. 89.
14. Jean-
Jacques Rousseau,
préface au Discours sur l'origine et les fondements
de l'inégalité parmi les hommes, dans: L. Flandrin,
Oeuvres choisies, Paris, Hatier, 1930, p. 158-159.
Voir aussi, dans l'édition déjà citée du Contrat
social, le commentaire de Maurice Halbwachs sur
le Discours..., p. 43-50.
15. Voir:
Politique
de Nietzsche, présentée par René-Jean Dupuy, Paris,
Armand Colin, 1969, notamment les chapitres V et VI,
p. 227-275.
16. Sigmund
Freud, Malaise dans la civilisation, traduction française de
C.
et M. Odier, Paris, Presses universitaires de France,
1971, p. 65.
17. Gilles-
Gaston Granger,
La raison, Paris, Presses universitaires de France,
1955, p. 119.
18. Cornélius
Castoriadis,
L'institution imaginaire de la société, Paris,
Éditions du Seuil (collection Esprit), 1975.
19. Charles de
Gaulle,
Mémoires de guerre, II, L'unité 1941-1944,
Paris, Plon, 1956, (collection Presses-Pocket), p. 373.
L'historienne Suzanne Citron a exposé une pertinente
critique du mythe et des légendes fondant cette sorte
de légitimité dans Le mythe national. L'histoire
de France en question, Paris, Les Éditions ouvrières,
1987.
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