La culture politique: et la lune descend sur le temple qui fut... *

André- J. Bélanger


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BALISES POUR UNE CULTURE POLITIQUE

NOTES


Oui, et pourtant, elle était si pleine de promesses, elle était si bien partie, la sociologie...

Sans avoir tout prévu, loin s'en faut, Montesquieu a posé les premiers jalons d'une réflexion scientifique qui aurait gagné, dans les générations qui ont suivi, à respecter les grands axes que proposait le maître. Premier sociologue dans la chronologie des grandes figures qui illustreront la discipline, il a eu l'intuition de concevoir le politique dans le social et réciproquement. S'il existe un auteur dialectique, à cet égard, c'est bien lui. Il ne pouvait imaginer la gouverne hors de son appartenance sociale, et non plus la société sans l'autorité qui la coiffait. Sans réifier la société et sa gouverne, il ne pouvait les apercevoir qu'ensemble et séparées à la fois. Ensemble, comme construction globale, imaginaire scientifique destiné à stimuler l'esprit ; séparées, comme rapport dynamique de l'une en relation avec l'autre, par où le changement devient possible. C'est un projet de modernité où se trouvent liées la culture et l'action rationnelle sur la culture.

Il est possible de retrouver au travers des propos souvent dispersés, disjonctés même, que présente L'esprit des lois, les fils conducteurs d'une réflexion qui permettent d'appréhender la société à la fois dans sa culture et dans son organisation politique. En vérité, Montesquieu recherchait l'adéquation harmonieuse du social et du politique à une époque où commençaient à se faire jour, en son pays, des doutes sur le fonctionnement de la gouverne. Il eut cette intuition de l'esprit général, résultante, comme il le laisse entendre, et non agrégation, d'un nombre de facteurs plus ou moins dispersés que sont le climat, la religion, les lois, les souvenirs collectifs, les moeurs et les manières. Il n'y a pas lieu ici de discuter en long et en large l'à-propos d'une telle intégration. La théorie des climats trouverait, par exemple, peu de preneurs aujourd'hui. Ce qui importe, ce ne sont pas les composantes elles- mêmes qu'il nous propose et dont certaines ont vieilli, mais l'idée de concevoir, dans l'abstrait, une synthèse de divers facteurs ; synthèse composant ce que certains appelleraient volontiers l'identité d'une société, et que je me contenterai de qualifier de construit. Sans trop forcer le trait, je crois qu'on peut parler, chez Montesquieu, d'une intégration à caractère heuristique, d'une construction imaginaire mais à la fois analytique, sinon scientifique, qui nous permet de concevoir un ensemble tout à fait hypothétique, non démontrable. Une construction qui a pour objectif de baliser le repérage d'indices ; indices qui rendent compte d'une totalité qui, tout en nous échappant toujours, demeure une référence essentielle, parce que féconde et non pas nécessairement réelle.

L'esprit général, comme l'a conçu Montesquieu, ne se situe pas hors du politique. Il y appartient. La manière de faire la loi, c'est-à-dire de la concevoir, de l'adopter et de l'exécuter, participe de l'esprit général. Et, en retour, la loi est établie pour influer, à long terme il va sans dire, sur ce même esprit général. Il y a un jeu dialectique entre les deux. Si Montesquieu s'intéresse à la société comme totalité, c'est parce qu'il lui reconnaît un effet d'ensemble que le législateur doit prendre en compte et sur lequel, dans une certaine mesure, il a la faculté d'intervenir. Il reconnaît, en outre, le rôle encadrant des règles du jeu qui doivent être accordées à l'esprit général. De là ses propos sur le principe propre à chaque type de régime. Selon qu'il est, par exemple, monarchique ou républicain, le régime reposera sur un ressort bien distinct: l'honneur pour le premier, la vertu pour le second.

Comme l'entend Montesquieu, l'esprit général est très près du concept de culture, mais en ayant partie liée avec l'intervention politique. Il s'agit, à toutes fins utiles, d'une culture d'emblée politique. Politique dans son contenu, mais également, comme nous venons de le voir, politique dans ses conséquences. Il est intéressant de noter au passage que l'idée de culture politique apparaît souvent lorsque les circonstances politiques incitent l'observateur à s'interroger sur l'organisation de la gouverne.

On peut donc, sans « pousser le bouchon » trop loin, retenir de Montesquieu qu'il a vu l'action politique dans ce qu'elle a de social, action qui doit se fonder sur une culture politique susceptible de la rendre possible. Il y a là l'idée d'une habilitation du politique par le social, aucun objectif politique n'étant tenu pour universel en soi. Bon jugement de sociologue.

Néanmoins, on le sait, notre auteur est libéral ; le premier dans la chronologie française. Tout le problème se pose alors de la compatibilité qui peut exister entre cette lecture sociologique de l'action législatrice et la défense de la liberté ; liberté toute relative, à cette époque, faut-il en convenir. Il s'agit, mine de rien, d'une question toute moderne qui oppose, d'une part, les impératifs propres à la culture et, d'autre part, l'injonction abstraite et universelle (parce qu'abstraite) de la liberté. Avec Montesquieu, le problème est à peine esquissé, mais il est bien présent: la liberté devient partie prenante à toute définition de la culture politique.

Les sociologues qui lui ont succédé se sont plutôt éloignés que rapprochés des perspectives proposées par cette sociologie politique en voie de formation. L'historicisme du siècle qui a suivi celui des Lumières ne pouvait pas faire sienne une vue aussi relativiste du social. Si Alexis de Tocqueville s'en est inspiré, il l'a fait dans l'esprit d'une quête de sens appliquée à l'histoire. Lorsqu'il parle d'état social aristocratique puis d'état social démocratique, c'est en vue d'identifier des points de départ et d'arrivée dans l'évolution inéluctable de l'Occident. Ces états sociaux renvoient à un aperçu sociologique du politique, non pour comprendre des rapports à la culture, même politique, mais des stades dans le développement général auquel sont appelées les mentalités de toute une civilisation. Le propos porte sur un mouvement historique en marche où une nouvelle éthique de l'égalité trouve à s'imposer. La question que se pose Tocqueville, dans cette mouvance générale, vise le statut qui sera réservé à la liberté, réflexion reprise à Montesquieu et avec quelle ampleur! Le propos se rapporte à une préoccupation morale tout en retenant le rôle temporisateur de la religion (comme culturellement variable), ultime moment où la sociologie reprend ses droits. À mes yeux, l'auteur politique le plus émouvant que je connaisse chez qui les tensions internes alimentent le propos social dans une langue toujours adaptée à son objet, Tocqueville demeure, en fin de compte, plus moraliste que sociologue: l'inquiétude qui l'habite vise à prévoir les adaptations nécessaires à une histoire qui s'impose.

L'historicisme du XIXe siècle conduira à vider la culture de tout sens au nom du triomphe accordé à la raison, à la science ou à l'affranchissement de l'humanité par elle-même. La vision de Saint-Simon et de Comte a consacré l'esprit de hiérarchie dans l'organisation sociale tout comme dans l'organisation du savoir, si bien qu'elle ne laisse plus de place pour la différence quelle qu'elle soit. Marx s'est tout autant appliqué à révéler sinon à dévoiler le caractère occultant des expressions dites idéologiques, pour reprendre un vocabulaire de naguère. Ces tentatives sont allées dans le sens d'une histoire qui se faisait, en dehors et plutôt contre toute réalité culturelle, celle-ci ravalée au statut de forme plus ou moins primitive.

C'est Durkheim qui, en dépit de son évolutionnisme très marqué, ouvre l'horizon mais tout en bloquant la perspective politique. Qu'il s'agisse de conscience collective, de fait social, ou encore de puissance morale et même sacrée, l'idée d'un ensemble de croyances et de sentiments, système autonome de valeurs au-delà de la conscience des agents qui en sont les porteurs, permet d'apercevoir l'existence réelle ou hypothétique d'un champ symbolique qui donne sens aux rapports sociaux et transcende leur caractère utilitaire. En cela il poursuit Montesquieu. Mais contrairement à celui-ci, pour qui le rapport avec la liberté constituait une tension significative, Durkheim est plutôt préoccupé par l'élément d'anomie qu'introduit la société moderne. C'est cette société qui, dit-il, « fait de l'homme un dieu dont elle est devenue la servante1 ». Aussi une bonne part de sa sociologie s'est-elle appliquée à vouloir gérer la nouvelle solidarité introduite par la modernité.

Alors que chez Montesquieu se posent des questions sur la liberté, entendue dans un sens assez restreint, Durkheim s'interroge sur l'ordre moral et trouve en la raison la meilleure garante. On pourrait toujours imputer à cette raison une propension libérante, émancipatrice; mais il est loin d'être sûr que telle ait été sa préoccupation première. À la manière de Comte, il demeure très absorbé par une vision où priment l'ordre et la hiérarchie en tout ; l'ensemble de son oeuvre, d'ailleurs, ne s'élabore-t-il pas en fonction d'une mise en ordre et en hiérarchie des phénomènes sociaux, avec des taxinomies nombreuses censées révéler la vraie nature des choses? La raison, celle des gouvernants, devient législatrice de morale pour la société.

Le phénomène politique chez Durkheim se réduit à un besoin d'encadrement moral. Encadrement que l'État, en tant qu'entité gouvernementale, doit assurer. Il s'agit, en somme, de l'établissement d'une morale laïque, républicaine devrions-nous dire, garantie par l'État qui intervient en éducation ou ailleurs comme instrument rationnel de l'intégration sociale. Dès La division sociale du travail, Durkheim assigne à l'État une fonction de penser2 et le voit, plus tard, comme un « cerveau », un « organe de réflexion ». Son rôle, précise-t-il, « n'est pas d'exprimer la pensée irréfléchie de la foule mais à surajouter à cette pensée irréfléchie une pensée plus méditée3 ». « Quand l'État pense et se décide, il ne faut pas dire que c'est la société qui pense et se décide pour lui, mais qu'il pense et se décide pour elle4. » Durkheim précise bien que l'État n'incarne en rien la conscience collective ; il est plutôt le siège de la réflexion, de la pensée sociale en contraste avec la pensée diffuse de la « masse collective5 » faite de sentiments et de croyances. Il est bien entendu que sous-tend cette manière de voir une conviction profonde en la science, la sociologie, lumière morale de l'État.

Alors que Montesquieu s'interrogeait sur l'organisation du politique, -Durkheim se désintéresse du phénomène de médiatisation, ou plus précisément de représentation, qu'implique le rapport politique. Toute notion d'arbitrage propre à la prise de décision est évacuée au profit d'une utopie rationaliste.

Dans le sillage de Montesquieu, Durkheim rétablit et surtout renforce l'importance d'une référence morale qui unit les individus dans leurs rapports entre eux. Mais l'action de moralisation de la société s'opère hors des déterminants sociaux, puisque l'État, qui est plus un produit de l'histoire que de la société, intervient comme une espèce de deus ex machina de la dynamique sociale.

Avec Durkheim, on parvient facilement à l'élaboration d'une notion de culture, mais aucunement d'une notion de culture politique. Au fond, sa conception du politique n'a rien de très sociologique dans la mesure où sa sociologie n'a rien de très politique. La tradition durkheimienne en sociologie n'a guère débouché sur une sociologie du politique, et encore moins sur une sociologie politique.

Il est revenu à l'anthropologie de développer la notion même de culture. Comme discipline, elle se trouvait, à l'origine, dans une situation qui n'est pas sans rappeler celle de Montesquieu. Confrontée à l'observation d'une grande diversité de sociétés, elle s'est spontanément tournée vers l'interprétation des valeurs qui traduisaient leurs différences. Sans reprendre la grande saga que fut son cheminement, on se rend facilement compte que la notion de culture a été vite soumise à vive épreuve. Référence essentielle, elle a vu néanmoins son statut relativisé par des considérations d'ordre biologique, psychologique et économique, où structures et fonctions ont finalement pris le pas sur elle. L'anthropologie politique n'y a pas échappé. L'attention s'est portée sur la variété d'organisations possibles qu'offrent les sociétés à divers stades d'évolution: à partir de la bande jusqu'à l'État, en passant par la tribu et la chefferie, suivant des formes de gouverne minimales, diffuses ou encore bien différenciées.

Avant les années 1950, la science politique s'en est tenue, pour sa part, à une lecture largement morale et institutionnelle du phénomène politique. L'aspect structure demeurait la référence de base. La discipline se maintenait dans le sillage du droit même si elle était parfois, en milieu anglo-saxon, associée aux sciences économiques, les deux ayant en commun la gestion de la rareté. Or, c'est par le biais de la sociologie qu'après la guerre, elle s'est ouverte à une aperception plus ample de son propre champ d'observation. Les études sur le vote et l'opinion publique engagées par un sociologue, Lazarsfeld, ont certes contribué à une quête plus analytique de la discipline, forçant à sonder les assises sociales du comportement politique. Simultanément, la théorisation ambitieuse de Talcott Parsons mettait en place une problématisation globale de l'action sociale. Par un effet qui ne relève pas du hasard, la micro et la macrosociologie se rejoignaient, au moins pour reconnaître haut et fort un champ de valeurs, substrat des conduites, fussent-elles politiques ou non.

En même temps, la science politique était mise en demeure d'apporter des réponses aux nouvelles conditions politiques de l'après-guerre. Auparavant, la discipline s'était contentée d'un discours assez satisfait de lui-même, tout tourné qu'il était sur le charme discret d'institutions bourgeoises bien établies. Son regard n'allait pas au-delà de l'Occident pris dans son acception la plus étroite, c'est-à-dire quelques pays d'Europe, les États- Unis et certains pays membres du Commonwealth. La Seconde Guerre et surtout la guerre froide ont eu raison de cette vision étriquée du monde. Il ne s'est pas agi d'une ouverture toute analytique ou gratuite, mais, comme il arrive parfois en sciences sociales, de la réponse à une injonction politique: la bipolarité en relations internationales créait une situation toute nouvelle qui avait pour effet de projeter sur l'avant-scène une société qui n'y était pas préparée, les États-Unis. Il y avait donc urgence de produire une stratégie fondée sur une analyse conforme à cette réalité ; de là est apparu, entre autres, le champ des relations internationales tel que nous le connaissons aujourd'hui.

Il se trouve que, séquelle de la guerre, le processus de décolonisation s'est déroulé au cours de la même période. Il mettait aux prises, d'un côté, les métropoles européennes qui étaient forcées de se départir de leurs colonies dans des conditions souvent dramatiques et, de l'autre, l'Union soviétique qui exerçait son attraction idéologique avec les conséquences politiques qu'on peut imaginer. C'est dans ce climat de décolonisation et de désir de modernisation qu'a pris forme le discours sur la culture en science politique.

Au fond, la « découverte » de la culture en science politique est conséquente, en Occident, à une interrogation suscitée par l'émergence massive de nouveaux États dont les antécédents pouvaient laisser prévoir une préférence pour l'autre camp. Elle s'inscrit dans l'effort de théorisation plus globale sur la modernisation. Modernisation autant politique qu'économique et sociale. On s'interrogeait à l'époque sur les éléments nécessaires à la construction de la nation et de l'État démocratique. Il était normal, par conséquent, de porter son attention sur le substrat culturel ou idéologique susceptible de sous-tendre ces nouvelles institutions.

Que cette problématique se soit développée aux États-Unis n'est pas fortuit. À ce moment-là, ce pays se tenait premier responsable de la stabilité dans le monde face à l'adversaire soviétique, jugé apte à tirer profit de tout faux pas de la part de l'Occident. C'est, par conséquent, dans un climat relativement tendu que va s'élaborer cette réflexion analytique sur le développement en général, condition, il va sans dire, d'un ordre mondial plus favorable à la cause occidentale. L'observation sera tout naturellement orientée vers des objectifs conformes aux préoccupations politiques de cette époque.

Publié au début des années 1960, l'ouvrage d'Almond et Verba, Civic Culture, s'est rapidement imposé et a fait autorité pour une bonne génération de politologues. Vaste enquête menée auprès de 5 000 personnes de cinq pays différents (États- Unis, Grande-Bretagne, Italie, République fédérale d'Allemagne et Mexique), cette étude se propose de rendre compte de la culture civique en fonction de trois types de cultures préalablement identifiées: la première dite parochial ou, si on veut, traditionnelle ; la seconde, de sujétion; et, la troisième, de participation. La culture parochial ou traditionnelle renvoie à une vision non spécialisée des rôles par opposition à la culture de sujétion qui, elle, fait appel à un système politique différencié, mais où le citoyen est réduit à l'état passif de sujet. Quant à la culture de participation, elle dépasse la précédente en ce qu'elle rend compte d'une participation active au processus de décision collective. Almond et Verba proposent, dans ce livre, un équilibre idéal, en vertu duquel les trois types s'y trouveraient combinés pour constituer la culture politique démocratique, la « culture civique ». L'objectif poursuivi à cette occasion est multiple. L'entreprise se veut d'abord rigoureusement scientifique ; elle recourt aux instruments analytiques qu'impose l'ouverture behavioraliste de l'époque. Pour la première fois, on soumet la culture politique à une observation systématiquement empirique. Ce faisant, on compte établir la jonction tant recherchée entre le niveau micro-analytique des acteurs pris individuellement et le niveau macro-analytique du système politique. L'objectif annoncé ne dissimule pas, en revanche, son caractère normatif. Si les auteurs se lancent dans cette enquête, c'est, à n'en pas douter, pour contribuer à une meilleure connaissance du processus de développement politique, processus interventionniste qui comportait entre autres les divers stades de la construction moderne de l'État et de la nation. C'était une époque qui n'était pas dépourvue d'ambitions, pour ne pas dire de prétentions, tout autant dans l'art que dans la science du politique. (Le Québec n'a pas échappé non plus à cet enthousiasme historiquement situé.) Il y avait donc, dans cette entreprise, une double visée: faire oeuvre scientifique dans le cadre d'une interrogation libérale.

Dans la pratique, cette enquête s'est appuyée sur les trois niveaux ou catégories déjà posés par Parsons dans l'évaluation de l'acteur face à l'action: cognitif, affectif et évaluatif. Il s'est agi d'établir auprès des personnes interrogées leur niveau de connaissance du système politique, la nature de leur attachement au système et à ses symboles, et, en dernier lieu, leur appréciation en termes de jugement ou d'opinion à propos de ce même système. On retient volontiers de cet ouvrage la tentative de rendre vérifiable une réalité qu'on a souvent abordée en termes plus évocateurs que démontrables.

Suivant sensiblement le même mode d'approche auprès du public, mais, cette fois, à raison de 200 000 personnes interrogées, Ronald Inglehart s'est employé depuis vingt-cinq ans à démontrer qu'est en voie d'émerger une nouvelle culture politique qui, cette fois, transcende les frontières nationales. Dans des ouvrages aux titres évocateurs, Silent Revolution et Culture Shift6, l'auteur ne se contente pas d'enregistrer des types d'attitudes, comme l'ont fait Almond et Verba, mais de mettre à l'épreuve une hypothèse longuement élaborée. Ainsi, selon lui, une culture dite postmatérialiste, toute tournée vers des objectifs d'épanouissement personnel et social, est en passe de supplanter la culture encore dominante, celle-ci axée sur la satisfaction de besoins qui relèvent de la survie autant matérielle que physique, par l'économie, l'ordre et la défense. On est alors loin des interrogations inquiètes de la décolonisation.

Il s'opère, selon Inglehart, une mutation de valeurs auprès des individus appartenant à la génération qui a connu le bien-être matériel et la sécurité depuis l'après-guerre. Ces personnes en sont venues, à la faveur d'une scolarisation assez poussée, à désirer des avantages plus esthétiques ou intellectuels et à valoriser une participation active aux décisions autant économiques que politiques. Ainsi en rendent compte, selon lui, les mouvements féministes et environnementalistes. Au mode matérialiste d'explication que proposait Marx jadis, il oppose le mode postmatérialiste qui se fonde sur la maturation psychologique (par l'accession, suivant l'échelle de Maslow, à des stades de satisfaction plus élevés) et intellectuelle (par une scolarisation plus grande) des individus. En supposant les besoins matériels désormais satisfaits, Inglehart a l'ambition de devancer Marx sur son propre terrain. Et selon une filière bien différente, Inglehart prévoit une atténuation du rôle prééminent de l'État-nation. Tout comme le mouvement ouvrier traversait les frontières nationales et étatiques, de même en est-il maintenant des grands mouvements féministes et environnementalistes. La culture postmatérialiste reconnaît à la fois un certain individualisme et de nouvelles solidarités.

On pourrait toujours reprocher à Inglehart de se constituer en apologiste de la génération des baby boomers, mais ce serait lui faire un procès sans grand intérêt. Par contre, on peut s'interroger sur la pertinence d'une problématique qui puise auprès d'un modèle de psychologie aussi culturellement situé, celui de Maslow. Il serait de bonne guerre de lui reprocher le recours à une interprétation psychologique pour expliquer un phénomène social, mais en dépit des admonestations de Durkheim à l'endroit d'une telle procédure, il n'existe pas en soi de contre-indications dirimantes. Il y a davantage lieu de poser un regard critique auprès du modèle que sur sa discipline d'origine.

Que doit-on alors retenir de ces deux études? Dans quelle mesure apportent-elles un quelconque éclairage? Et en quoi, à partir d'elles, est-il possible d'aller plus loin? ou encore ailleurs? Elles ont en commun de s'appuyer exclusivement sur une conception subjective de la culture. L'observation se borne à consigner les dispositions exprimées par les personnes interviewées. Les analystes sont amenés à préjuger d'un comportement éventuel à partir de l'attitude exprimée par l'acteur en situation hypothétique d'action. Ainsi, les trois quarts des répondants britanniques de l'enquête de Civic Culture se croyaient en mesure d'influencer leur gouvernement, alors qu'en réalité, une bien mince proportion d'entre eux cherchent vraiment à le faire. Entre l'attitude dans l'abstrait et le comportement dans le réel, l'écart peut être très grand, et ce, en raison non pas tant du manque de sincérité des répondants (quoique dans certains cas l'effet de laboratoire ne soit pas à négliger) que de leur ignorance des coûts effectifs propres aux comportements annoncés.

Sonder des dispositions, c'est largement faire appel à la dimension consciente des valeurs, quelque passagère que puisse être cette prise de conscience de la part du répondant. Bourdieu a tenu, on le sait, des propos sévères mais fondés sur la fiabilité du sondage comme méthode d'observation. Cependant, au-delà de cette critique, on peut reprocher à cet instrument d'investigation non plus seulement le caractère fragile de certaines réponses qu'il permet de dégager, mais également tout ce qu'il met de côté, à savoir les traits réels, identifiables même, que souvent seul un observateur extérieur à une culture est à même de détecter.

Or, c'est de terrain dont il est question ici. Le sondage, comme instrument de prélèvement, est presque une esquive. Il ne s'agit pas de lui nier tout intérêt, mais de l'apercevoir pour ce qu'il est: un appareil palliatif ou supplétif, à défaut de moyens plus adéquats. Il peut être excellent pour fournir une image, à un moment donné, de l'opinion à propos d'une question dont les paramètres ont déjà été amplement débattus en public ; ce n'est toujours qu'un instantané, mais parfois utile. Son utilité est, en revanche, moins évidente en matière de reconnaissance d'un champ symbolique comme celui de la culture, même politique.

Aussi, après ce très bref tour de piste, sommes-nous ramenés à la même question: qu'est-ce que la culture politique, s'il en existe une?

BALISES POUR UNE CULTURE POLITIQUE

Culture et politique sont deux termes aux acceptions éclatées, comme tant d'autres concepts en sciences sociales. Il serait stérile de tenter de dégager un quelconque sens caché que recélerait chacun d'eux ou encore leur combinaison. Bien sûr, la tentation de le faire est toujours présente, propension toute scolastique qui demeure en latence dans l'inconscient de bon nombre d'entre nous.

Se référant à un ensemble, du moins en apparence plus vaste, la culture offre comme réalité bien identifiable un meilleur angle d'attaque. Mais encore faut-il se demander quelle sorte de réalité sociale ou phénomène nous désirons mettre en évidence. Et ce, toujours avec l'intention d'expliquer ou encore de comprendre quelque chose. C'est donc dans une optique ouvertement positive et empirique que je compte essayer d'identifier les principaux paramètres d'une notion qui m'apparaît porteuse d'une certaine fécondité analytique.

L'idée même de culture sollicite tout de suite l'esprit vers une réalité globale, abstraite, et même insaisissable. Mais procédons plutôt de manière empirique, quitte à revenir à cette globalité de référence vers la fin du propos. Son statut analytique nous apparaîtra probablement alors avec plus d'évidence.

L'observation empirique nous conduit spontanément à reconnaître la signature de l'être humain dans la multiplicité de ses oeuvres. La trace de son passage dans le temps comme dans l'espace est un constant défi à la raison pour faire sens de ces formes qui saturent notre univers autant concret que symbolique. Car c'est bien à des formes qu'il y a lieu d'arrêter notre attention. La forme est l'expression la plus élémentaire de la symbolique. Le signe ou le symbole sont d'abord des formes. La langue, par exemple, s'exprime par des formes perçues comme correctes ou incorrectes. Et davantage, elle met en forme nos idées: on ne pense pas tout à fait de la même manière d'une langue à une autre. L'esthétique est affaire de formes admises, tolérées, imposées ou refusées ; et les mutations en art s'opèrent par des renversements dans les formes reçues. L'idée d'une image bien délimitée dans son aire, que le cadre vient souligner souvent avec force prétention, appartient à une conception du tableau qui autrefois allait de soi en Occident. La forme tonale en musique relève d'impératifs sensiblement de même nature. Les règles de l'éthique renvoient également à une mise en forme des comportements. L'idée de contrat est une forme de sociabilité où l'équilibre des parties en présence repose sur une conception de leur poids respectif.

La forme constitue l'aspect identifiable, reconnaissable même, dans le comportement ou dans sa production qu'est l'artefact. Mais elle n'exprime évidemment pas tout. Il y a un au-delà de la forme, un décodage à opérer, ou une interprétation à tenter, et qui correspond au temps second de l'observation. Mais peut-être n'investissons-nous pas assez le temps premier. En d'autres mots, les formes offrent une richesse de sens en soi que leur aspect fait passer pour prosaïques et laisser pour compte. Or, je crois qu'elles ont beaucoup à dire, et souvent plus que les discours éloquents sur les valeurs qui prétendent les légitimer.

Les formes révèlent les appartenances. La simple manière d'occuper par son propre corps un espace plus ou moins grand trahit déjà une classe ou un pays. Je n'oublierai jamais cette anecdote véridique de la Québécoise établie à Paris depuis nombre d'années, vêtue à la parisienne de pied en cap, fondue dans le paysage urbain de la capitale, et qui se fait accoster dans la rue par un parfait inconnu lui disant: « Madame, vous n'êtes certainement pas française ; par votre démarche vous venez probablement d'un pays où il y a de la neige... » À la démarche comme forme, le monsieur s'est permis d'ajouter une autre forme de démarche, celle-là inconcevable dans ces pays de neige... Il serait possible de multiplier les exemples et illustrations en les situant à divers niveaux de l'appartenance sociale ; que ce soit la famille, la rue, le quartier, la ville ou le village, l'école, l'université, la profession, etc., puis ultimement la société dans son ensemble. Et, partie prenante à la société, la religion active ou passée, doit être reconnue, ne serait-ce que pour les formes qu'elle introduit dans les rapports sociaux.

Nous sommes loin d'avoir épuisé nos connaissances sur l'influence qu'a pu exercer la religion sur les sociétés, et surtout sur celles qui s'en sont émancipées ou, encore mieux, croient s'en être émancipées. La sécularisation est un des phénomènes de passage les plus illusoires qui soient. Elle consiste, la plupart du temps, à oblitérer les références ouvertes au sacré, tout en conservant certaines formes essentielles dans les rapports avec le savoir et la morale publique. Le savoir universitaire est largement tributaire dans son aménagement et dans sa diffusion des formes élémentaires posées par les rapports au sacré. Plus spécifiquement se pose le rôle médiateur assuré à l'origine par le clergé et que reproduisent par la suite les grands prêtres du savoir universitaire et les intellectuels dispensateurs de la morale publique. Tout le rapport au livre aujourd'hui connaît sa genèse dans celui qu'on a entretenu avec le premier: la Bible. Ce rapport au livre, on le retrouve dans la gestion de la lecture assurée par les bibliothèques (publiques et universitaires) et dans le rapport pédagogique mettant en présence l'enseignant et l'enseigné. C'est dans les sociétés où la Bible est ouverte à demeure que ces bibliothèques sont susceptibles de l'être tout autant. Et la Bible est à la prédication ce que devient plus tard le livre à l'enseignement. Il est des pédagogies qui poussent vers la lecture et d'autres qui la rendent superflue. Deux formes qui dérivent de conceptions différentes du maître comme médiateur de la connaissance. Deux traditions universitaires qui perdurent en dépit de tous les emprunts même massifs que l'une voudrait faire à l'autre. Le cas du Québec est éloquent à cet égard: malgré tous ses atours caricaturaux de la modernité américaine, l'enseignement universitaire y demeure foncièrement catholique dans sa dynamique pédagogique ; cela pour le meilleur comme pour le pire... De même en est-il dans toute société de la place réservée à l'intellectuel qui, grâce à une renommée acquise dans le domaine des arts ou des sciences, se prononce, au- dessus de la mêlée, pour éclairer l'agora. Cette place sera importante ou non selon le rôle que lui aura réservé le clerc, son ancêtre dans l'énonciation de la morale publique.

Ces formes dans les rapports sociaux répondent au départ à des impératifs religieux et structurent par la suite les comportements dans des situations qui n'ont plus rien de sacré. Elles se prolongent dans le temps tout en ayant perdu leur première raison d'être. Il n'est pas dit cependant qu'elles ne préexistaient pas aux conceptions religieuses qui les ont portées, mais là ce serait, avec témérité, s'aventurer hors du propos.

Tout un champ s'ouvre à nous dans l'archéologie de ces formes qui structurent subtilement les relations sociales dans ce qu'elles ont souvent de plus immédiat, de plus identifiable et, on pourrait dire, de plus concret. Or, il se trouve que les relations politiques sont parmi celles où la forme fait souvent partie du contenu stratégique même, et ce, à quelque niveau qu'on veuille bien se situer, depuis l'État ou les relations entre États jusqu'aux relations sociales les plus courantes du couple ou de la famille. Mais encore faut-il s'entendre sur le terme politique.

Comme annoncé plus haut, il ne saurait être question ici de se livrer à une quelconque quête de sens à partir d'un mot, surtout d'un mot aussi évocateur que celui-là. Quand on dit, par exemple, que tout est politique, on peut croire avoir atteint des niveaux de grande profondeur, mais en réalité on n'a pas dit grand-chose, sinon qu'on a satisfait aux canons discursifs du Bistrot des intellos, celui qui jouxte le Café du commerce.

Une démarche plus empirique devrait nous permettre de « faire » plus court et plus efficacement. D'expérience, on constate qu'un certain nombre de relations sociales ont en commun d'impliquer l'intervention d'un agent sur un autre en vue de modifier son attitude ou son comportement. On parlera d'influence lorsque cette intervention fonctionne à la simple persuasion, tandis qu'on parlera de contrôle lorsqu'elle réussit après avoir fait appel à un élément de contrainte en vue d'imposer, restreindre ou empêcher une action. Dans ces deux cas, l'intervention est unilatérale. Elle devient bilatérale lorsqu'il y a conflit, c'est-à-dire lorsque l'intervenant persiste dans sa contrainte et que l'interlocuteur résiste. Influence, contrôle et conflit composent notre paysage quotidien. Tous trois font appel à la stratégie, en d'autres mots, au recours à la raison mais en termes de calcul et de finesse, et suivant des formes qui varient d'une société à une autre.

Seconde, en quelque sorte, par rapport à ces trois relations fondamentales, se pose une relation sociale plus complexe qu'est la représentation des intérêts. S'il existe une relation sociale foncièrement politique, on peut dire que c'est bien celle-là. Elle est seconde parce qu'elle suppose les trois premières: la représentation des intérêts s'opère dans l'influence, dans le contrôle et dans le conflit. Elle est complexe à un double titre en ce qu'elle fait jouer tout à la fois ces trois relations et qu'en plus, elle se joue à plusieurs agents, puisqu'elle met en présence: le représentant (qui est souvent pluriel), le tiers auquel est destiné cette représentation et les personnes représentées (souvent fort nombreuses). Encore là, cette relation de médiation des intérêts se déroule à tous les niveaux de la sociabilité, de la famille à l'État.

L'autorité, comme phénomène social, renvoie tout simplement à une prétention plus ou moins légitimée et plus ou moins actualisée (par des contrôles) de représenter l'intérêt général d'une collectivité déterminée. L'État, comme principe d'autorité cette fois obligée et souveraine, amplifie l'importance des enjeux soumis à son arbitrage et confère, dès lors, une plus grande intensité à la représentation des intérêts. L'État ne crée pas le phénomène politique, il l'exacerbe.

Avec ces paramètres simplifiés aux fins de l'exposé, il nous est loisible d'essayer de voir en quoi ces relations qui se coulent nécessairement dans des formes ne le font pas de manière aléatoire. Autrement dit, la représentation des intérêts avec ses composantes d'influence, de contrôle et de conflit prend forme, dans le sens fort du terme, en fonction de modèles qui échappent volontiers à la conscience des acteurs.

Déjà, on le sait, les règles du jeu imposent des formes obligées dans le processus de la prise de décision et se trouvent, par le fait même, à structurer la représentation des intérêts. Elles tirent leur origine d'une culture ou d'une idéologie qui les a en quelque sorte légitimées. Mais leur caractère de rigidité et de perdurabilité les fait souvent se maintenir alors que se sont évanouies les conditions culturelles et conjoncturelles ayant présidé à leur établissement. Les systèmes politiques aussi contemporains que ceux de la Grande-Bretagne, des États-Unis ou même de la France offrent chacun à sa manière ces distorsions entre les règles d'origine qui conservent tout leur poids et une situation actuelle qui ne les légitime plus. Si bien qu'entre structures et culture s'introduit inévitablement un hiatus plus ou moins important. Mais en même temps les règles du jeu concourent à l'établissement de formes non officielles qui en sont le prolongement.

C'est à partir de ces formes subtiles, non exprimées, pourtant si constantes, mais en partie soustraites à l'attention des acteurs, qu'une anthropologie des formes devrait s'amorcer. Ces formes qui ne sont pas sans conséquence sur les attentes des intéressés et sur le processus politique dans son ensemble, il n'est pas question d'en faire l'inventaire mais de dégager celles qui, par leur récurrence, permettent d'anticiper leur présence et, par le fait même, une amorce d'explication.

Ce n'est forcément que dans l'expérience même de la représentation des intérêts et de ses composantes qu'il devrait être possible d'apercevoir ces formes culturelles. Celles-ci établissent les lieux sociaux et, par voie de conséquence, les acteurs habilités à se prononcer.

Si nous revenons à nos intellectuels de tout à l'heure, leur forme d'intervention sera bien accueillie dans certaines sociétés et beaucoup moins en d'autres. Un romancier, quelque célèbre qu'il soit, demeure en milieu anglo-saxon (généralement protestant) ce qu'il est: un romancier. Dans les pays de tradition latine (généralement catholique), l'écrivain a eu longtemps la faculté d'intervenir, d'être entendu et souvent même d'être suivi. La guerre d'Algérie s'est déroulée presque autant dans les feuilles intellectuelles en France que sur le terrain en Afrique du Nord, tandis qu'à peine un peu plus tard, la guerre du Viêt-Nam donnait lieu, aux États-Unis, à une dynamique davantage alimentée par la télévision et la réaction des étudiants susceptibles d'être conscrits. Il est vrai que quelques intellectuels comme Chomsky s'y sont illustrés, mais sans jamais profiter d'une aura comparable à celle de leurs correspondants français.

La conception de la nouvelle qu'entretiennent les médias rend également compte d'une situation qui n'est pas sans rapport avec les anciennes traditions religieuses. Le reportage à la manière anglo-saxonne se veut le plus près de l'événement qui soit, précisant les intérêts directement impliqués, le lieu, le moment, les circonstances immédiates. Les faits, très importants en soi, doivent être, en principe, distingués du commentaire. Il s'agit, bien entendu, d'un idéal: laisser le soin au récepteur de se former une opinion par lui-même, sans intermédiaire. La tradition française voudra, au contraire, qu'on mette tout de suite en contexte la nouvelle, qu'on situe d'entrée de jeu l'événement afin de mettre immédiatement en relief ce qu'on croit être sa signification et sa portée. La première formule prend le risque de la dispersion: les événements seront présentés en discontinuité les uns par rapport aux autres; la seconde, le risque de l'opinion préconçue: le danger est alors de taire (souvent involontairement) les faits susceptibles de la contredire. La réception leur sera correspondante: la propension en milieu protestant sera vers une certaine diversification des points de vue conduisant à de plus forts tirages des journaux, et en milieu catholique à une plus grande fidélité auprès d'une source souvent unique d'information. Voilà très succinctement l'illustration de deux formes d'écriture du journal accordées chacune à sa forme de lecture ; deux manières d'observer en action la représentation des intérêts, les médias y étant également partie prenante.

Les médias, surtout la télévision, contribuent à la théâtralisation de la représentation des intérêts. Les débats entre prétendants aux plus hautes fonctions sont devenus courants sinon courus et recherchés. À cet égard, les instruments actuels d'observation permettent une analyse attentive des formes: dans la manière dont les règles sont posées, dans la nature des interventions, dans la gestuelle, dans le style. Un échange entre hypothétiquement Édouard Balladur et Jacques Delors à l'occasion d'une élection présidentielle n'a pas grand-chose en commun avec un échange entre Kim Campbell et Jean Chrétien.

Les qualités requises pour la forme de l'échange jouent déjà dans la sélection du personnel politique. Il n'y a peut-être qu'au Canada où l'on tolère un premier ministre qui ne sache s'exprimer dans aucune langue, quelle qu'elle soit. La presse américaine, pourtant assez indulgente en la matière, soulignait à l'envi les constructions boiteuses du président Bush. En France, le personnage politique étant appelé à représenter l'État qui, en ce pays, a une valeur sacrée, ne saurait se permettre trop d'impropriétés de langage ; il pourra cependant ranimer des formes anciennes comme de Gaulle s'est employé à le faire, souvent d'ailleurs pour manifester son mépris. Dans son cas, c'était l'État qui, à ses yeux, exprimait les exigences de la nation auprès de Français qui en étaient indignes...

Si le débat public correspond à un aménagement civilisé du conflit entre prétendants à la représentation de l'intérêt général, il y a de rares occasions où, au contraire, la forme impose le consensus sinon l'unanimité. Il existe au Québec une tradition, peut-être plus intellectuelle que populaire, qui confère à la concertation une qualité de résolution des conflits. Cette tradition s'est exprimée dans les années 1930 par la défense d'un corporatisme mais strictement social. Très inspiré de la pensée sociale de l'Église, il offrait l'avantage d'une harmonie entre les parties économiques et sociales à l'exclusion de toute intervention du personnel étatique. Périodiquement s'expriment des opinions faisant valoir les bienfaits d'être tous ensemble dans l'adoption des grandes orientations du Québec. La Commission Bélanger-Campeau représente la forme la plus achevée d'un large consensus, sinon d'une unanimité, recherché par les titulaires privilégiés du savoir ou de la morale publique et sociale. Cette fois, la gent politique y était largement représentée.

Les quelques exemples que j'ai choisis se rapportent à des manifestations ouvertes, publiques, qui offrent l'avantage d'un terrain immédiatement accessible. Il n'en est pas de même des réunions de cabinet, ou des rencontres entre représentants de l'État, ministres, députés ou fonctionnaires, d'une part, et représentants d'intérêts spécifiques, de l'autre. Là, l'analyse se corse pour la raison évidente que le secret qui entoure ces rencontres rend l'accès infiniment plus difficile. Cela, d'autant plus que tout l'aspect rites et conventions qui permet aux protagonistes de se situer politiquement dans ces réunions est rarement évoqué dans les témoignages ou mémoires qui nous parviennent. Il est intéressant de constater que l'ouverture à l'antre du pouvoir varie d'une culture à une autre. Les Américains sont en général moins discrets que les Britanniques ou les Français en la matière. Au grand dam de la science politique, la recherche doit souvent se contenter de ce que disent les acteurs, gouvernants comme gouvernés, sur leurs actions et intentions...

Il est bien entendu que ces formes dans l'information, le débat ou la prise de décision sollicitent l'esprit vers un champ d'explication ou au moins de compréhension qui les dépasse. L'univers des valeurs a été évoqué à quelques reprises dans ce texte ; il s'agit maintenant d'en déterminer rapidement le statut analytique à partir de l'autre bout de la lorgnette. Au lieu d'apercevoir la culture dans ses expressions immédiatement saisissables, l'analyste essaie d'en dégager l'aspect le plus abstrait et le plus englobant à la fois.

En termes universels, la culture renvoie, entre autres, à des valeurs socialement partagées exprimant les transcendantaux classiques du beau, du bien et du vrai. Ce sont, en somme, des formes qui assignent des standards de qualité ou de désirabilité à des personnes, à des groupes, à des choses concrètes ou abstraites, ou à des actions. Si bien que, pour faire bref, on peut dire que la culture est une structure de formes socialement admises qui modèlent les expressions abstraites ou concrètes de l'action, action qui atteint les expressions de la solidarité. L'idée de structure appelle deux précisions. La première sert à établir que la référence à la culture a pour objectif de parvenir à une certaine cohérence dans les formes retenues, quitte à mettre en évidence les contradictions qui peuvent les opposer. La seconde sert à souligner le statut de construit du concept de culture. Il ne s'agit donc pas, dans cette perspective, de la quête d'une réalité ultime, d'une espèce de noumène dont les formes seraient le phénomène. Aperçue comme construit, la culture tient lieu de référence imaginaire utilisée à des fins heuristiques. Elle permet, un peu comme l'idéal-type de Weber, mais sans l'être tout à fait, d'échafauder, à la manière d'un comme si, une structure de valeurs qui guideraient l'action en lui conférant un sens de vérité, d'esthétique ou d'éthique. Sens hypothétique, sens présumé sans plus, avec de possibles tensions, ce construit a pour objectif analytique de susciter l'émergence d'hypothèses qui, en complémentarité du mouvement inductif engagé du terrain vers la généralisation, opère en sens inverse, sans nécessairement le contredire.

La culture apparaît comme un tout intégré, artifice de l'esprit susceptible de servir autant à l'analyste dans sa visée de compréhension qu'au philosophe dans sa quête de liberté, et au législateur dans l'exercice de sa fonction. C'est au terme de ce court tour d'horizon que nous rejoignons Montesquieu. Pluridisciplinaire, dans la tradition de l'honnête homme, il discernait primo le poids de la culture en rapport avec des règles du jeu qui en retour l'influencent, secundo la défense d'une liberté à déterminer dans le jeu de ces règles et dans l'esprit de la culture et tertio l'intervention de la raison portée par le législateur qui intervient dans la nature des choses pour l'améliorer. Il y a là tout un programme de modernité où les niveaux d'action (analytique, normatif et interventionniste) sont traversés par un humanisme conquérant.

Culture, gouverne, raison et liberté sont les éléments d'une composition encore en devenir ; espoir peut-être toujours déçu, ou encore nostalgie du temple qui fut.

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Je désire rendre hommage à celui qui a bien spontanément accepté de publier dans des collections, dont il était le directeur, des textes de ma part qui ne rencontraient pas nécessairement sa vision des choses. La présente contribution ne se veut donc pas davantage en continuité immédiate avec cette dernière ; sans être dissonante, elle sollicite un accord à la simple différence. Puis- je ajouter que ce qui m'a toujours touché chez Fernand Dumont, ce n'est pas tant ce qu'il a écrit ou dit, mais ce qu'il est: un des très rares scholars que j'ai connus qui vibraient d'une vie intérieure? Est-ce notre commune croyance religieuse qui me fait penser que c'est dans les interstices de silence que l'âme respire et nous émeut?

NOTES

CIBLE.GIF1. Émile Durkheim, Sociologie et philosophie (1924), Paris, Presses universitaires de France, 1963, p. 84.

CIBLE.GIF2. Émile Durkheim, De la division sociale du travail (1893), Paris, Presses universitaires de France, 1980, p. 205.

CIBLE.GIF3. Émile Durkheim, Leçons de sociologie. Physique des moeurs et du droit, Paris, Presses universitaires de France, 1950, p. 111.

CIBLE.GIF4. Ibid., p. 61.

CIBLE.GIF5. Ibid., p. 95.

CIBLE.GIF6. Ronald Inglehart, The Silent Revolution: Changing Values and Political Styles Among Western Publics, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1977 et Culture Shift in Advanced Industrial Society, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1990.


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