Ces livres où j'ai appris il y a longtemps déjà que le monde sommeille à force d'attendre Fernand DUMONT Parler de septembre
L'épistémologie des sciences humaines de Fernand Dumont occupe une place assez singulière dans la littérature contemporaine. Retenons, à titre d'exemples, l'épistémologie de G.- G. Granger et celle de M. Foucault. La première prône l'unité de la science dans sa visée de formalisation et d'axiomatisation. Les sciences humaines apparaissent dès lors dans l'enfance par rapport aux sciences naturelles. La seconde, bien que reconnaissant aux sciences humaines une spécificité dans l'univers des savoirs, examine le fonctionnement de structures épistémiques qui ne sont redevables en rien de leurs conditions de possibilité; ainsi, les transformations radicales qu'ont entraînées les révolutions industrielle et française sont traitées comme des « phénomènes de surface ». L'épistémologie de Fernand Dumont choisit d'ancrer les sciences humaines dans ce que la culture occidentale présente comme avatars et offre comme destinée.
L'ensemble de son oeuvre contient des considérations épistémologiques dont la synthèse est achevée dans L'anthropologie en l'absence de l'homme. Nous nous proposons dans ce texte de faire l'archéologie de l'oeuvre, en examinant les principales « strates » de la culture qui permettront le passage de la « conscience au concept1 ». Pour ce faire, nous emprunterons la route que Dumont nous propose, partant d'une ontologie de la culture pour aboutir à son anthropologie.
« La culture est en crise » a souvent répété Fernand Dumont. Elle l'est en définitive par essence. Cette crise perpétuelle, cette difficulté à construire l'unanimité quant au monde que nous habitons, il faut en rechercher la cause dans une ontologie de la culture, celle de son dédoublement. La culture première, c'est d'abord un milieu pour l'être humain ; elle lui offre un ensemble de repères qui font que le monde a d'emblée une signification. Cette cohérence nous est fournie par les significations accumulées dans la culture première que reprennent les « consciences singulières ». Mais comme l'être humain a besoin de se fabriquer une représentation de lui-même, il crée une distance. C'est la fonction de la culture seconde de constituer cet horizon de la culture à distance d'elle-même: dédoublement de la culture, dédoublement du langage, dédoublement de la conscience. « Grâce à ce dédoublement du monde de l'action, l'homme peut voir, à distance de lui-même, la portée de ses actes. [...] Cette distance et les deux pôles qui l'indiquent, c'est bien ce qu'il faudrait entendre par le concept de culture2 ».
Le procédé par lequel la conscience se dédouble est celui de la stylisation. La culture devient alors questionnement des significations offertes par la culture première. La stylisation consiste en une mise à distance du sens donné et partagé par les membres d'une société. Il ne s'agit pas d'un remplacement des significations par d'autres mais plutôt d'un déplacement de la signification, mouvement par lequel l'être humain pourra se reconnaître. La stylisation est une « reconquête » du sens du monde. Sans ce décrochage d'avec l'univers premier du monde, on ne pourrait apercevoir la culture. La culture seconde est donc fabrication d'objets culturels qui fonde une histoire autre que celle où se déroulent les actions quotidiennes. L'objet culturel incarne un « avènement » de la signification qui exprime l'impossibilité de figer une fois pour toutes la signification. La genèse du sens est condamnée à un éternel recommencement.
Fernand Dumont situe l'origine du dédoublement dans la « tension entre l'événement et l'avènement3 », entre deux façons de faire sens du monde qui nous entoure. Le dédoublement de la culture n'est pas propre à la modernité. Il en a retracé des figures historiques exemplaires: le mythe, dans les sociétés archaïques, permettait de participer à une conscience supratemporelle qui lui disait la genèse du sens des choses. Par son report à un ordre global, il y avait indifférenciation de l'ordre cosmique et de l'ordre social. À l'instar des sociétés archaïques, la cité grecque recourt à une cosmogonie qui assure le maintien de l'ordre temporel au sein duquel émerge la conscience individuelle. On assiste alors, par l'exercice de la parole, à une « conquête de la praxis ». C'est le christianisme qui consacra la dualité de la conscience humaine et du cosmos et la naissance de la notion de personne. Le mythe est du registre de l'avènement alors que le christianisme procède à l'édification d'une conscience historique de l'événement.
L'érosion progressive des traditions et des vastes systèmes d'interprétation du sens du monde fait que la culture éclate même si l'obsession de se donner une représentation de la culture comme totalité demeure. Ce qui caractérise la culture moderne, c'est la dissociation radicale entre la culture première et la culture seconde.
Ce qui fait défaut à la culture actuelle, c'est un ensemble de médiations neuves, tissées dans la vie quotidienne, entre la culture première et les extraordinaires produits de la culture seconde. Des médiations qui ne se proposeraient pas d'abolir la distance qui constitue la liberté de l'art et de la connaissance mais de la récapituler, pour ainsi dire, dans une prise en charge de la pratique sociale totale. Pour que l'objet culturel et la science soient réamarrés dans ce monde-ci, il faut que la place de l'homme dans la durée et le sens soit réaménagée à leur mesure4.
Alors que l'objet culturel est « reconquête de la signification », la connaissance est un processus second du dédoublement. Celle-ci se caractérise par une « réduction » de la signification plutôt que par son « déplacement ». Les deux ont en commun de fonder un univers de sens autonome d'avènement de la signification qui vient se superposer et très souvent contredire les représentations communes. Dumont postule une « dualité de l'action et de la signification5 » à la source de l'opposition de l'objet culturel et de l'objet scientifique. La connaissance est comprise ici dans son sens restreint d'appréhension du monde par la science et la technique. Tous deux, l'objet culturel et l'objet scientifique, désertent la praxis coutumière pour témoigner de la production de significations parallèles aux significations données. Par ailleurs, ils s'opposent parce que la connaissance scientifique dégage, réduit, fragmente, prolonge et explicite la logique de l'action. « La connaissance n'est ainsi que l'explicitation et le prolongement de la logique la plus essentielle de l'action6 ».
Le résultat est celui de la production d'informations qui seront retenues à cause de leur caractère fonctionnel et opérationnel. Les objets construits dans le prolongement de l'action visent ainsi à se substituer aux objets donnés dans la culture commune. La stylisation produit des objets culturels autonomes dans lesquels la culture se délègue.
La culture moderne, plus précisément, la culture occidentale comporte la singularité d'avoir une conscience exacerbée de son manque de cohérence. L'effritement des mythes et des traditions s'accompagne de nouvelles pratiques qui doivent produire des modèles cohérents d'action. Le travail de la raison dans la culture consiste alors à défaire le cours de l'action, à dissiper les illusions du sujet et des traditions pour produire une histoire autre qui soit celle de l'événement.
Les sciences de l'homme renversent le mouvement par lequel se constituent les cultures et les traditions. Elles partent du défi des conduites et des situations par rapport au syncrétisme des significations acquises. [...] L'idéal de la science de l'homme serait donc, à la limite, de refaire une autre histoire des hommes. Soit en montrant comment, au lieu d'être l'avènement d'un sens qui vient d'un ailleurs comme le suggéraient les traditions anciennes, l'histoire est produite par des événements7.
À quelles conditions ce travail de la raison dans la culture est-il possible? À au moins deux conditions, nous répond Dumont. « Il faut bien que la plus grande culture le permette et, sans doute, l'exige8 ». Ce procédé de mise à distance d'elle-même auquel se livre la culture et ce, par définition, fait que « la culture est déjà, d'une certaine manière, une anthropologie9 ». Si le travail des sciences de l'homme intervient là où il y a défection de la culture globale, il faut bien qu'elles parviennent à proposer un substitut, des traditions sociales alternatives. C'est là que Dumont redéfinit le problème de l'application des sciences humaines. Parce qu'elles ne peuvent jamais « renverser » la culture commune dans son travail d'établissement de médiations nécessaires aux « consciences singulières » qui affirment des significations, les sciences de l'homme, dans leur recherche de positivité, sont obligées de reconnaître dans leurs objets un fondement de normativité: « Reconnaître les couches successives de normes impliquées par la vie, les faire découvrir aux hommes eux- mêmes, dégager leurs prolongements dans de nouvelles normes à promouvoir: il n'y a pas là de césures radicales d'avec l'analyse dite positive10. »
Cette normativité accompagne la démarche de formalisation et d'axiomatisation d'abord et avant tout parce qu'elle est au fondement même de l'action. Les sciences humaines sont à ce titre une phénoménologie parce qu'elles ne peuvent faire l'économie de la conscience. Phénoménologie à laquelle il appartient de dénoncer « l'illusion de la non-normativité de la conscience11 ». Le travail de la raison dans la culture s'appliquera à différencier mais aussi à sauver la signification, la valeur, la norme, l'information et l'opération.
Les sciences de l'homme sont ainsi des mises en question perpétuelles des coutumes et des idéologies. Mais [...] ces disciplines se caractérisent par leur incapacité à fonder une conscience universelle au sein du mondain. Dans l'usage des techniques d'observation comme dans la construction des modèles, le chercheur est toujours renvoyé à la temporalité vécue: non pas par quelque insuffisance de la science dans l'état actuel de son développement, mais par une nécessité inhérente à la perception de l'objet12.
La culture opère un incessant travail sur elle-même. C'est autant un travail d'axiomatisation que d'interprétation. Axiomatisation qui se donne à voir dans différentes pratiques et institutions sociales, qu'elles soient de production, de régulation ou de reproduction. Interprétation qui nous est livrée dans les religions, dans les idéologies ou dans les utopies. Fernand Dumont a choisi les idéologies comme laboratoire privilégié de la culture. Les idéologies sont exemplaires du langage comme « milieu » et comme « outil ».
[L]e dédoublement est une interprétation ; avant de projeter sur la société quelque herméneutique, il faut d'abord reconnaître qu'elle-même pratique la sienne propre. Bien plus, c'est en la pratiquant qu'elle se constitue comme société. Un conflit des pratiques d'interprétation: ce pourrait être à tout prendre, une définition opératoire de la société, une définition de l'objet de la sociologie13.
Les idéologies servent autant à justifier l'action et nous en convaincre qu'à procurer, aux cultures éclatées et dispersées, une mémoire. Dumont l'a dit, la science ne saurait traiter les idéologies à la fois comme un « résidu » et un « objet ». Elle ne saurait non plus appréhender les idéologies que du dehors: les croyances sont autant en aval qu'en amont du travail scientifique. C'est par ce travail acharné de production d'une mémoire que les cultures évitent de trop se disperser, qu'elles arrivent à construire une cohérence interne. Alors que le mythe était tributaire d'une cohérence reçue, les idéologies ont pour tâche de la produire. C'est le destin des sociétés modernes qui sont devenues « une idéologie qui s'est faite société, [d']un discours qui a tenté de s'égaler à une praxis14 ». La modernité peut se définir par cette distance toujours grandissante entre la culture « reçue » et la culture « produite ». Et c'est bien de cette distance que les anthropologies reçoivent leur mandat. Elles reprennent la polémique et les débats qui ont cours dans la culture elle-même. « On se trouve ainsi renvoyé aux enracinements d'une société qui, avant d'être une chose, est un débat15 ».
La sociologie en détient sa vocation d'être une science des conflits. Évoquer les conflits, c'est aussi évoquer les notions chères à Dumont que sont la totalité et la société globale. Contre le rationalisme positiviste qui prêche le découpage des objets scientifiques en portions observables comme première étape de construction de l'objet, Dumont rétorque que les sciences humaines n'observent pas mais ont « l'expérience » des phénomènes.
Quand il récuse le problème des totalités sociales pour ne retenir que des problèmes particuliers, sous le prétexte qu'ils sont les seuls susceptibles d'observation, le positivisme oublie que la totalité est accessible à l'expérience vécue et surtout que cette expérience peut être confrontée à ces phénomènes observables que sont les idéologies et qui constituent justement, avec les classes, des expériences elles aussi, des pratiques de la totalité16.
Les notions de totalité épistémique et de société globale trouvent leur écho dans la totalité empirique du besoin d'affirmer la pertinence des pratiques et la mémoire des sujets historiques.
L'anthropologie en l'absence de l'homme convie à deux programmes corollaires l'un de l'autre: le premier est « d'étudier le rôle et le statut de l'anthropologie dans la culture » alors que le second est d'examiner « les conséquences des avatars de la culture pour le travail anthropologique17 ». Nous nous attarderons surtout à la deuxième piste de recherche.
Dès le départ, Dumont nous avertit que l'anthropologie n'a pas d'objet assuré. L'homme est synonyme de « prétexte », d'« étiquette » provisoires.
L'ombre de l'anthropologue, l'ombre de l'histoire, l'ombre de l'écriture sont toutes solidaires en ce qu'elles témoignent du dédoublement propre à notre civilisation. Cette dualité permet de « construire des univers à penser » de même qu'elle fournit un « emplacement » à celui qui pense.
L'ombre de l'anthropologue, ce n'est pas d'abord celle de ce sujet particulier qui, pour évoquer le monde de l'homme, doit se départir de soi. L'ombre, c'est ce par quoi le monde est suspendu à son absence, ce par quoi il est vu grâce à son Autre. La désubjectivation, en son premier moment, consiste à considérer l'ombre plutôt que la trajectoire du moi vers autrui ou vers les choses18.
L'ombre est ainsi une condition de possibilité des anthropologies en ce qu'elle confère un statut à l'anthropologue et une tâche à accomplir. Son statut est le résultat « d'une dislocation de la culture commune » qui devient le premier moment épistémologique des anthropologies. Cette dislocation s'accompagne d'une volonté de construire une culture substitut. Avant d'être des savoirs, les anthropologies sont des « débris » de culture et des « constructions » de culture.
Dumont trace un continuum qui relie les anthropologies que sont la philosophie, les idéologies et les sciences humaines. À un bout du spectre cognitif, la philosophie représente l'entreprise qui affirme la transcendance pure et la positivité. La compréhension est possible au moyen de l'affirmation de la singularité du sujet pensant. Son travail consiste en la « conversion à l'authenticité de l'existence et à la quête de l'Être19 ».
La légitimité de la philosophie n'est jamais assurée dans la culture parce qu'elle engage le procès de l'existence afin d'achever sa quête d'authenticité. L'entreprise de la philosophie est par définition radicale: elle invite à d'éternels recommencements dans sa quête d'absolu et de positivité.
Au cours de son histoire, la philosophie a été largement le ferment de la -connaissance scientifique, de la religion, de la praxis sociale. En retour, par l'assimilation de ce ferment, la religion, la science, la praxis ont constamment poursuivi le procès de la philosophie. Celle-ci, à chaque étape de cette incessante dialectique, s'est trouvée à être animatrice de la culture et condamnée, par le procès d'elle-même qui s'ensuivait, à poursuivre autrement sa critique innovatrice20.
La philosophie commence par prendre distance par rapport à la culture commune. C'est là la condition de possibilité de l'édification de son système. Mais, en même temps, elle est animée par un mouvement analogue à celui de la culture. Son désir de comprendre, sa quête de transcendance et le vide qu'elle installe sont bien parents de la recherche de la culture. « C'est le suprême paradoxe de l'institution philosophique: pour assurer, au nom de l'Être, le procès absolu de la culture, la philosophie se fait, par le système, avènement de culture21. »
À l'autre bout du continuum, les idéologies apparaissent quand les cultures elles-mêmes se font « interprétation de la condition humaine ». Les idéologies sont des anthropologies collectivement pratiquées qui deviennent souvent « des matrices » pour les sciences humaines. Deux conditions sont essentielles: il faut que le « vécu l'exige » et il faut que cette exigence apparaisse dans un discours qui nomme les pratiques. Les idéologies circonscrivent des aires pour que les pratiques sociales s'affirment sur un vaste espace culturel. Les idéologies nous donnent le sentiment que nous sommes les sujets légitimes de nos pratiques. Elles contribuent à fabriquer une mémoire de l'existence collective: représentation schématique peut-être, mais représentation vivante de la construction de la culture.
Elles dessinent ainsi « l'horizon de la société globale ». Les idéologies oscillent entre les deux pôles de la rationalité et de la légitimité.
Double lecture: des idéologies comme pratiques de l'interprétation par les cultures elles-mêmes, et donc comme préfiguration et commencement d'un savoir proprement dit ; des idéologies comme affirmation et dissimulation du pouvoir d'interpréter, et donc comme invite à une tâche de démystification. Par ces deux voies complémentaires naissent les sciences anthropologiques22.
Si la philosophie est élargissement de l'absence, et si les idéologies cherchent à combler le vide, les sciences humaines se situent au milieu du spectre et partagent avec la philosophie et les idéologies certains aspects. Les sciences humaines trouvent leur « commencement » dans les cultures ; elles prennent le relais des interprétations que la culture porte en elle mais pour aussitôt les contester, les dépasser.
La singularité de la culture occidentale réside dans sa capacité de rendre problématique la représentation qu'elle a d'elle-même, d'exacerber son manque de cohérence. Le dédoublement de la culture a provoqué l'apparition d'une hiérarchie de vérités: à la base, on retrouve celles qui sont reliées aux modalités de l'existence humaine, à la culture première et au sommet, celles qui ont trait à la connaissance de l'objet, à la culture seconde.
Dumont situe l'émergence des sciences humaines au point de rupture au sein de la société occidentale. Le questionnement des fondements de la culture a engendré une conscience aiguë de ses déficiences. Dans les sociétés traditionnelles, la recherche de la vérité reposait sur l'affirmation de la légitimité des fins humaines. La modernité a instauré un hiatus entre la rationalité et l'existence humaine. Les sciences humaines sont nées d'une ambition de discréditer la culture commune et d'instaurer le règne de la transparence des phénomènes par le recours à l'objectivation.
Et il nous semblait déjà que, dans le recours à la stricte immanence, sans le répondant d'une « maison de l'homme », sans médiation autre que l'objectivation, ce n'est plus l'Homme que l'on rencontrait au bout du compte mais la Production d'un objet hypothétique dont l'homme n'est que le prétexte23.
Dumont pose que c'est par « l'absence de l'homme » que les sciences humaines ont trouvé leur condition de possibilité. La culture elle-même aurait produit le vide que les sciences humaines essaient de combler en construisant une culture alternative transparente qui régirait la conduite de la vie collective. Devant le vide créé par la culture elle-même, la construction d'une « historicité » devient impérative, car le sujet a « déserté » l'espace qu'occupe l'objet.
Le processus de disqualification du monde humain sous le règne de l'objet dans sa positivité a entraîné la « dé- réalisation » et l'idéalisation du monde. Ainsi la connaissance est produite aux dépens de l'existence humaine, puisqu'elle acquiert sa cohérence et sa validité en jetant le doute et la suspicion sur les croyances et les traditions. En cela, les sciences humaines procèdent du tissu de l'existence, non pas tant de la densité de son contenu, mais de l'espace que le sujet a déserté pour permettre à l'objet de prendre place.
L'homme n'apparaît que pour être aussitôt surmonté ou dissous. Le savoir s'élabore non pas comme connaissance de l'homme mais en prenant la place que l'homme a laissée libre à l'objet. Le savoir occupe le terrain d'où l'homme a déjà déserté, à moins que la science elle-même ne l'en ait délogé en poursuivant son propre dessein24.
L'homme devient alors un objet hypothétique. Les sciences humaines sont moins intéressées par un objet qu'horrifiées par le vide. Elles tentent à la fois d'élargir l'absence méthodiquement et de colmater cette absence venue d'ailleurs. Il est donc vain d'essayer de fonder une épistémologie des sciences humaines sur la base d'un objet à propos duquel on pourrait énoncer des jugements d'adéquation et de vérité. Au contraire, la spécificité des sciences humaines découle de la culture et le résultat de leur travail doit retourner à la culture.
Si la science abolit l'homme par sa visée de compréhension du phénomène, par sa prospection du monde des possibles, elle s'emploie aussitôt au travail de création d'une culture. Alors les sciences humaines se meuvent dans un espace autre que celui de la stricte vérité ou de la vérification, car elles s'approprient l'expérience humaine tout en poursuivant l'explication. Dumont postule qu'il n'y aurait rien de fondamental dans les sciences humaines qui ne soit déjà présent dans la culture parce que la rationalité est un élément inhérent aux pratiques sociales modernes et qu'elle inaugure le projet cognitif des sciences humaines. Elles sont à la fois en continuité et en discontinuité avec la culture ambiante. Elles sont en continuité parce qu'elles extraient des pratiques sociales le matériel sur lequel elles construisent leurs explications. Cependant, cette expérience est déjà articulée et médiatisée par les relations que le sujet épistémique assigne à l'objet. C'est par la découverte d'expériences « exemplaires » que la phénoménologie d'une société peut être déployée. L'opposition traditionnelle entre compréhension et explication est interprétée de la façon suivante par Dumont: à l'étape de la compréhension, les sciences humaines puisent dans le sens commun les éléments qui permettront de rendre compte des pratiques sociales. De ce point de vue, le mécanisme de la compréhension consiste en la vérification des significations attribuées à des formes d'expression corollaires de l'expérience. Ce processus constitue l'appropriation de l'univers de l'intentionnalité. À l'étape de l'explication, les sciences humaines explorent l'espace entre ce qui est acquis et ce qui est possible dans une culture donnée. Elles se meuvent dans cette distance entre la recherche des virtualités de la culture et de l'appropriation des possibles. Le sujet épistémique travaille dans le cadre de la dualité du réel et du formel. Mais les phénomènes sont reliés à des normes qui ne peuvent échapper à la sélection des faits significatifs inspirés par des valeurs. On peut dire du processus de compréhension qu'il accompagne l'explication tout au cours de la construction théorique jusqu'à sa vérification. L'hégémonie de la méthode n'a pas tout à fait raison des idéologies, même si l'expérience commune est convertie en laboratoire.
Ambitionnant de fonder une épistémologie de la pertinence qu'il oppose à une épistémologie de la vérité, Dumont détecte trois types de déficiences dans la culture occidentale qui sont au fondement des trois types d'anthropologies: les illusions du sujet et de la connaissance inaugurent l'anthropologie de l'opération, l'inadéquation de la culture, celle de l'action et l'opacité des significations, celle de l'interprétation25.
Désormais, il n'y a plus de frontière pour arrêter la dissolution de l'humain dans son projet d'explorer la nature, l'histoire, la société. La « déportation » de l'humain en dehors de lui-même à la suite de la perte de son milieu, l'a conduit à poursuivre une entreprise infinie de production et de construction d'une représentation parfaite de l'objet en extrayant ses caractéristiques nécessaires et virtuelles. Le règne de l'Objet a succédé au règne de l'Esprit. La culture offre au sujet une cohérence a priori du monde, mais il se constitue comme sujet à travers des opérations et des discriminations qui relèvent des critères d'adéquation et de vérité. Comme telle, l'opposition genèse-mémoire, c'est-à-dire la recherche des possibles et la création d'un milieu, caractérise à la fois la science et la culture.
Démarches originales, les anthropologies élargissent méthodiquement une absence venue de plus loin qu'elles et dont elles se font les gardiennes. Par la présence des anthropologies, se consolide la distance entre le travail de genèse et le travail de mémoire. Est assuré le sentiment que les voies de genèse sont irrémédiablement ouvertes, exigent d'être poursuivies sans fin ; en contrepartie, les constructions de mémoire sont précaires, à refaire et à multiplier26.
Cependant, les sciences humaines ne font pas que répéter le processus à l'oeuvre dans la culture. Elles cherchent à proposer une recherche éclairée et transparente des possibles et à construire un milieu alternatif au moyen de la connaissance. Les pratiques sociales qui tissent la conscience historique constituent en cela le premier obstacle épistémologique à surmonter. Les sciences humaines réduisent les propriétés concrètes de l'objet et construisent sa contrepartie opérationnelle. Ainsi, les théories et méthodes suspendent le cours ordinaire de l'action et de la signification pour être en mesure d'établir le règne de l'objet. L'anthropologie de l'opération détruit le syncrétisme inhérent aux rationalisations et aux idéologies qui fondent l'univers de la pertinence des sujets. Les procédures d'axiomatisation de l'anthropologie de l'opération sont des approximations analogues à celles des sciences naturelles.
Comment axiomatiser la connaissance de la culture sans supposer que, dans son devenir, la culture elle-même tend à une axiomatisation de sa propre existence? [...] Faut-il supposer que, dans les cultures, une Raison se trouve qui est à la fois la source de l'explication qu'elles produisent de leur propre fonctionnement et la réplique de la raison de l'anthropologue? Hypothèse plus hasardeuse que toutes celles que nous avons relevées, qui les supporte peut-être, et qui serait donc d'une inéluctable nécessité27.
Dumont semble proposer ici une hypothèse qu'il avait écartée dans Le lieu de l'homme:
On dira que cette réflexivité de la culture n'est possible que parce qu'elle est proposée à des consciences qui la vivent comme telle. Nous en conviendrons aisément et loin de nous l'idée qu'il puisse y avoir un cogito propre à la culture28.
L'anthropologie de l'opération n'est pas simplement construite en l'absence de l'homme, mais son absence est la condition de possibilité de sa propre quête. Pour les sciences humaines, une telle entreprise est plutôt paradoxale, puisque ce qui est annihilé à cause de son coefficient d'erreur, constitue en même temps son domaine de recherche.
L'anthropologie de l'opération produit d'énormes résidus qui engendrent sa contrepartie, celle de la quête de médiations existentielles. La forme originale de l'action s'appuie sur une dialectique moyens-fins. Quoique l'action comporte des zones de systématisations, elle conserve une configuration symbolique irréductible. La production de pratiques sociales implique la production de significations et l'idée même de l'Objet est menacée, puisqu'il se situe en dehors du champ des motivations et des fins. Contrairement à la connaissance scientifique, l'action ne se produit pas à l'invitation d'un objet ; elle est le fruit d'une décision qui précède ou suit la réflexivité. L'anthropologie de l'action se meut dans l'espace de l'appropriation de l'action et de son explication.
De quelle pensée s'agirait-il? Elle ne pourrait espérer quelque adéquation avec un objet puisque l'action refuse de s'achever en savoir. [...] Au contraire, pour être fidèle à l'action, la pensée ne peut provenir que du fait que le sujet est inégal à lui-même: pensée de l'inadéquation, donc projet, comme l'action elle-même. La pensée, s'il en est, doit se faire reconnaissance des dialectiques des motifs et des fins. À l'image de l'action, une anthropologie de l'action est une médiation29.
Elle est plus une phénoménologie qu'un corpus de connaissances bien constitué, puisqu'elle contribue à l'instauration de médiations au moyen desquelles les cultures singulières participent à une culture universelle. L'anthropologie de l'action produit une connaissance de l'action à condition de participer à la création d'un univers pour l'action. Elle est animée par le projet de rendre les pratiques sociales légitimes et, en cela, elle est une entreprise éthique. Les médiations qu'elle propose visent à surmonter les contradictions et à instaurer « un dialogue authentique ». « S'il y a des fondements à pareille entreprise, ils portent [...] non pas sur une morale mais sur les conditions de l'émergence des morales30. »
L'univers de l'action est à la croisée des chemins des trois anthropologies. Du point de vue d'une anthropologie de l'action, l'opération est une variable parmi d'autres. L'anthropologie de l'action réconcilie l'anthropologie de l'opération avec quelque chose d'autre qui est réprimé par le réductionnisme de l'opération. Cette autre chose est située dans l'espace entre la conduite et l'expression, la pratique et le discours. L'homologie entre la sphère des pratiques et celle du symbolisme indique l'incessant processus de totalisation de l'existence humaine. La conscience n'est pas ajoutée au comportement pas plus que les idéologies ne sont ajoutées à l'infrastructure. Le flux des significations est une caractéristique intrinsèque aux phénomènes humains.
Dumont affirme que l'existence humaine consiste en un débat sur les significations sans lequel toute pratique sociale serait impossible. La signification provient de l'adhésion commune à des croyances qui produit une « solidarité référentielle ». L'anthropologie de l'interprétation n'est pas une description de l'expérience pas plus qu'un corpus de connaissances systématiques. L'interprétation est un phénomène inhérent aux cultures. Cependant, contrairement aux apparences, le flux des significations propres aux cultures n'offre aucune continuité facile entre l'interprétation comme phénomène culturel et l'interprétaion comme reconstruction du sens. La compréhension de l'opacité des significations est rendue possible par la confrontation des systèmes symboliques aux pratiques. En un premier temps, la suspicion et la critique clarifient la situation pour permettre, en un second temps, une adhésion vigilante au phénomène expliqué. En cela, l'anthropologie de l'interprétation initie les deux autres anthropologies. « C'est pourquoi la lecture du sens, son appropriation, relève d'une activité spécifique, même si elle est souvent dispersée dans l'action et même dans l'opération31 ».
Elle contribue à la constitution d'un sujet particulier comme partie intégrante d'un sujet universel. En insistant sur l'adhésion nécessaire aux croyances préalable à la compréhension, l'anthropologie de l'interprétation cherche à établir une communauté idéale dans laquelle un dialogue authentique est possible.
L'épistémologie de la pertinence de Dumont s'appuie sur la prémisse que c'est sur le fond d'absence de l'homme dans la culture occidentale que l'émergence des sciences humaines fut impérative. Leur « positivité » ne repose pas tant sur les théories et les méthodes, mais sur la projection dans le futur d'un monde meilleur. Alors que l'anthropologie de l'opération semble fermement enracinée dans l'axiomatisation de concepts opératoires et cherche à réduire la culture au savoir pur pour enfin la libérer de ses phantasmes, elle formule plutôt l'utopie du règne du logos dans une « cité scientifique ». De façon analogue, l'anthropologie de l'action vise à comprendre les pratiques sociales. Pour ce faire, elle doit se convertir en un ensemble de médiations afin de préserver la configuration singulière de l'action et d'éliminer les contradictions. En cela, elle se fonde sur l'utopie d'une véritable « cité politique ». Enfin, l'anthropologie de l'interprétation travaille à dissiper l'opacité des significations et des croyances. Elle participe de l'adhésion à l'idéal de l'établissement d'un dialogue authentique et transparent et repose sur l'utopie de la « cité des interprétants ». Trois anthropologies dont sont corollaires trois images du progrès.
S'il est vrai que l'utopie est ainsi aux fondements, nous savons mieux, en définitive, en quoi l'absence de l'homme est essentielle à la constitution de l'anthropologie. [...] L'homme est absent parce que, pour s'implanter et se développer, l'anthropologie délègue l'avènement de l'homme dans l'avenir. L'homme n'est pas, il sera ; en attendant, grâce à ce délai, on peut l'expliquer ou le comprendre. [...] Si l'homme est absent, il n'est pas mort, comme on l'a prétendu. Il s'interroge32.
Nous avons parcouru une des thématiques centrales de l'oeuvre de Fernand Dumont. En démontrant la solidarité d'une ontologie de la culture et de son anthropologie, l'épistémologie de Dumont nous situe d'emblée dans un univers antipositiviste, fût-il de type rationaliste critique à la Popper. La pensée prend son inspiration et son ancrage dans la crise de la culture, dans son dédoublement, dans la tension entre la genèse du principe et la construction de mémoires. C'est une épistémologie qui affirme la dualité des sciences naturelles et humaines parce que l'objet des premières est en même temps la condition de possibilité de la connaissance. La normativité accompagne toutes les étapes de la construction de la positivité, de la logique de la preuve. Au surplus, c'est une épistémologie qui décide de confronter les croyances de l'intérieur. Elle n'est pas sans rappeler les tentatives d'Habermas et d'Apel de briser le monopole cognitif du positivisme enracinant la théorie dans l'intérêt de connaissance, à la différence que Dumont pose le primat de la réflexivité de la conscience sur le concept. Habermas, quant à lui, a résolu de substituer une philosophie du langage, comme siège de la rationalité, à une philosophie de la conscience qui reposait sur des a priori transcendentaux. L'épistémologie de Dumont participe aussi, toutefois, d'une forme de rationalisme qui déplore les avatars de la raison instrumentale qui vient détruire la médiation entre la culture première et la culture seconde. Dumont ne souhaite pas pour autant abolir le dédoublement, car ce serait abolir la culture elle-même dans ses tensions les plus fondamentales. Sa critique des anthropologies est une invitation à une critique des fondements de la culture contemporaine, car, se demande-t-il, « que faut-il faire de l'absence? » Les anthropologies ne « peuvent trancher » ; par suite de l'idéalisation de la nature, de la culture et de l'histoire, elles se sont condamnées à l'infini projet de comprendre. Il reviendrait sans doute à l'univers de la praxis de mettre en place des médiations inédites dans la culture comme milieu et comme horizon. C'est ainsi que son épistémologie est fondamentalement solidaire d'une sociologie du sujet historique.
L'épistémologie de Dumont a l'audace des ambitions les plus insécurisantes, car elle refuse de se protéger derrière l'hégémonie des théories, des méthodes et trouve ses fondements dans l'univers hybride et souvent précaire de l'interprétation, de l'action, de l'opération. Le caractère radical de l'hypothèse bien démontrée à l'effet qu'il n'y a rien d'essentiel dans les sciences humaines qui ne soit déjà présent dans la culture, même sous forme virtuelle, pourrait inciter les sciences humaines à renoncer au travail d'autoréflexion et d'explication. Les rationalistes, à l'origine du « programme fort » du positivisme, pourraient être tentés de dénoncer son acharnement à établir une continuité incontournable entre une ontologie de la culture et une épistémologie des sciences humaines. Car une telle épistémologie de la pertinence ne peut que conduire à renoncer à l'autonomie des savoirs. Au risque de devoir faire ce deuil, le dialogue que doivent entretenir l'épistémologie, la sociologie de la connaissance et les sciences cognitives doit être poussé plus avant.
1. Pour reprendre l'expression de Cavaillès.
2. Fernand Dumont, Le lieu de l'homme. La culture comme distance et mémoire, Montréal, Éditions HMH (collection Constantes, 14), 1968, p. 37, 41.
7. Fernand Dumont, La dialectique de l'objet économique, Paris, Éditions Anthropos, 1970, p. 16.
13. Fernand Dumont, Les idéologies, Paris, Presses universitaires de France, 1970, p. 171.
17. Fernand Dumont, L'anthropologie en l'absence de l'homme, Paris, Presses universitaires de France, 1981, p. 354.
19. Fernand Dumont, Le sort de la culture, Montréal, L'Hexagone, 1987, p. 219.
20. Fernand Dumont, Chantiers. Essais sur la pratique des sciences de l'homme, Montréal, Éditions HMH, 1973, p. 245.
21. Fernand Dumont, L'anthropologie en l'absence de l'homme, p. 88.
28. Fernand Dumont, Le lieu de l'homme, p. 53.
29. Fernand Dumont, L'anthropologie en l'absence de l'homme, p. 299.
Pour tout commentaire concernant cette édition électronique:
Guy Teasdale (guy.teasdale@bibl.ulaval.ca)