Il y a une distinction, chez Fernand Dumont, et elle est capitale, à propos de laquelle j'ai autrefois indiqué que j'avais un problème1. Cette distinction se formule souventes fois chez lui en une différenciation entre « culture donnée » et « culture produite ». Ma principale difficulté consiste en ceci que l'on peut présumer que ce qui est construit – par les sciences et les technologies, par exemple – devient du donné et, aussi, que ce qui est réputé donné a été construit par l'histoire antérieure – par la constitution des coutumes, des croyances, par exemple. Cette difficulté persiste donc, si, comme il me semblait que j'étais invité à le faire, j'identifie le « donné » au traditionnel, à la « culture traditionnelle ». Car cette dernière, qui est parfois chez Dumont opposée à ce qui est « construit », à ce qui procède d'un développement, on pourra également la voir comme le résultat d'un processus historique.
Mon intention n'est pas ici de me consacrer à une exégèse de Dumont pour y analyser ces deux notions. Je veux plutôt proposer et explorer une orientation que m'inspirent cette dichotomie et ce problème. Dumont exploite la dichotomie dans un texte de 19792. L'opposition est alors explicitée au moyen de diverses paires: « la culture » est distinguée du « développement culturel » (p. 19) ; celle-là est conçue comme milieu, celui-ci est conçu comme horizon et comme construction (ou production), comme effet du « savoir » (p. 15-21). On voit bien en quoi consiste ce qui est tenu pour produit par le développement et le savoir. Notre environnement naturel et social a été complètement transformé par la science et la technologie. Les réseaux téléphoniques, les centrales nucléaires, les institutions universitaires, la psychologie industrielle et scolaire ne sont pas des outils dont on dispose mais tout cela constitue des systèmes de facteurs déterminants pour l'action. C'est normatif, c'est du sens. De là l'idée sur laquelle insiste Dumont, à savoir que de la culture a été produite. Mon problème, c'est que l'on peut penser que cela est devenu du donné, un milieu. Et qu'un donné en chasse un autre. La dichotomie comporte le contraste entre ce qui est engendré par le développement ou le savoir et ce qui est parfois nommé « les coutumes et les traditions arbitraires » (p. 15). Mais ne peut-on pas justement supposer que cela a aussi été « construit », est devenu du donné, et qu'une nouvelle construction en a remplacé une ancienne. Une telle interprétation de la dichotomie est probablement interne à la conception rationaliste du progrès. Pour celle-ci, la construction antérieure était une « illusion » et l'homme vivait dans un « rêve3 ».
Convenons que le sens, qui a été « construit » pour une société développée, constitue pour ses membres un univers de valeurs, de façons de sentir, d'attitudes et d'émotions au moyen desquelles ils communiquent entre eux et interprètent le monde et leur existence. Convenons aussi que l'on peut utiliser ce même descripteur pour la culture d'une société traditionnelle. En quoi consiste alors la différence, en quoi ce que pour les sociétés traditionnelles Dumont nomme le « donné » est-il distinct du « construit » propre aux sociétés posttraditionnelles? Commençons à répondre à cette question en concédant, pour des fins méthodologiques, ce que j'ai suggéré plus haut, à savoir que, dans les deux situations, un univers de sens est construit, et en se demandant comment la construction s'effectue dans l'un et dans l'autre cas. Une réponse c'est que, dans le cas des deuxièmes, la construction est le fruit d'un travail de la science et de la raison, « d'une raison quasi intemporelle », alors que dans le cas des premières le sens provient « des genres de vie [...] des conceptions de l'existence incarnées dans des solidarités communautaires » (Ibid.). La distinction viendrait alors de la différence entre le pensé et le vécu, entre le réfléchi et le spontané. Mais pourquoi vouloir accorder un privilège à ce vécu? Pourquoi lui conférer ce statut d'être du « donné »? On peut assez aisément saisir ce que Dumont entend par du « construit »: c'est le fruit d'un travail de la raison. Mais ce qu'il faut entendre par du « donné », c'est moins patent, d'autant plus que si c'est dans l'histoire, dans ce processus, on se dit, comme je l'ai fait, que ça doit bien être aussi de quelque façon du construit.
Allons voir rapidement comment cela se présente dans L'anthropologie en l'absence de l'homme4. On découvre alors que la dichotomie est affirmée dans deux registres. D'abord celui de l'Être ou de l'Existence: la culture donnée est alors « essence de l'homme » (p. 154), « maison de l'homme » (p. 164), ce qui est « reçu » (p. 168) et le « sens qui advient » (p. 319) ; la culture construite est « oeuvres de l'homme » (p. 154), ce qui est « posé devant nous » (p. 168), « sens que je construis » (p. 319). La culture donnée est alors un état ontologique ; c'est l'« a priori des structures et des comportements » que la « Note sur l'analyse des idéologies » de 1963 identifiait à la culture en l'opposant à l'idéologie5. Dans un deuxième registre, on trouve les couples suivants d'opposés: « institutions enveloppantes »/« champs et modèles d'action fabriqués » (p. 99), « héritage mythique »/« raison » (p. 163), « assises historiques fermes »/« idéalisation de l'histoire » (p. 178), « tradition orale »/« écriture » (p. 343), « sociologie de la nuit »/« sociologie du jour » (p. 336)...6. Nous sommes alors dans l'histoire.
Ce qu'est le « donné » devient plus explicite à la lumière de ces indications. De même que la signification de la distinction entre le donné et le construit appliquée à l'histoire. Reste à tenter d'élucider encore plus ce qu'est ce donné et de comprendre son rapport à l'histoire, aux sociétés. Ce que je ferai d'abord en esquissant une analyse de la conceptualité qui est sous-jacente dans l'ensemble de l'anthropologie, des études sur la culture, des théories de la culture.
Je stipule que le domaine de l'anthropologie, c'est les activités symboliques humaines. Des agents, qui peuvent, dans les théories, être soit des individus soit des collectifs – ou encore des environnements –, engendrent, diffusent, communiquent, reçoivent des représentations, des symboles. Je regroupe ces représentations sous le concept d'objets de l'activité symbolique7. Parmi ces représentations, il y en a qui constituent le savoir des agents, leurs relations cognitives à leur environnement physico- pragmatique, c'est-à-dire l'ensemble des représentations qui déterminent la forme et la valeur pratiques des comportements, ceux-ci étant alors considérés exclusivement comme réactions plus ou moins appropriées à l'environnement et comme moyens plus ou moins puissants de le contrôler. Ces représentations, je les appelle des objets épistémiques. Les sciences et les technologies sont faites de ces objets. Les théories de la science et de la technologie les analysent et les décrivent. Un deuxième groupe de représentations est constitutif de l'univers de sens dans lequel les agents communiquent entre eux, se comprennent et interagissent. C'est dans et par ces représentations que sens est donné au monde, à l'existence, à la vie sociale. Ces représentations, je les appelle des objets sémiotiques. Ce sont ces objets, regroupés en ensembles, que décrivent habituellement les anthropologies et les théories anthropologiques de la culture. Au moyen d'un troisième concept, celui d'objets informationnels, je vise des actes cognitifs plus élémentaires, plus primitifs, que ceux qui forment des objets épistémiques ou des objets sémiotiques. Ils ne supposent pas la signification ou l'interprétation. Les systèmes qui interprètent des signaux, qui ont des croyances, qui acquièrent du savoir, comme la science, le sens commun, la religion, l'idéologie, les mythologies, sont des processus plus évolués qui s'édifient et se développent à partir de procès plus rudimentaires de « traitement » de l'information. L'investigation relative aux modèles pour cette troisième sous-classe d'objets a notamment recours à la théorie de l'information, aux sciences cognitives8, aux neurosciences, à l'épistémologie évolutionniste, à la biologie moléculaire. Des théories de la formation du système nerveux, de la « cérébration inconsciente », de la perception, de la transduction, du développement des cristaux, de la magie, de la matière et de la forme présentent des modèles pour de tels objets. Mais dans le présent texte je ne ferai pas usage de cette catégorie, bien que je pense que ce soit à ce niveau qu'il soit fécond de travailler au problème posé au début.
Au moyen de ces trois types d'objets – en particulier des objets épistémiques et des objets sémiotiques –, on peut situer les diverses raies du spectre de l'anthropologie. Des théories comme celle de la détermination par les infrastructures ont recours à des modèles qui décrivent des objets épistémiques et qui octroient une préséance à ces objets. C'est, par exemple, le cas du « matérialisme culturel » de Marvin Harris. Il en est de même pour les théories qui rapportent l'évolution culturelle à l'évolution biologique en la subsumant sous le concept de l'adaptation à l'environnement naturel. Chez Fernand Dumont, ce qu'il nomme l'« anthropologie de l'opération » est une description de ces objets épistémiques, plus précisément pour retracer et examiner l'application systématique de l'opérationnalisme au domaine des affaires humaines et l'impact des systèmes d'objets épistémiques sur l'action. Mais le noyau dur de l'anthropologie, je pense notamment à l'anthropologie culturelle, est plutôt constitué de modèles pour décrire des objets sémiotiques. Et de ce point de vue, les modèles qui, pour décrire la culture, appliquent et privilégient les objets épistémiques seront réputés réductionnistes9. Ainsi, Marshall Sahlins interprète le matérialisme de Harris comme étant un « fétichisme écologique ».
Chez Dumont, les notions de « genres de vie », d'« institutions enveloppantes » et de « maison de l'homme » proposent des éléments et des traits pour un modèle qui décrit mes objets sémiotiques. Afin de préciser et élucider de quelle manière ils le font, et aussi quels engagements onto- logiques et épistémologiques ils supposent, je vais examiner brièvement la posture de deux classes de sous-modèles qui peuvent décrire ces objets. Cela me permettra d'expliciter un peu, entre autres choses, à quel point le problème dont je suis parti – disons qu'il s'agit de discerner le « donné » –est omniprésent en anthropologie.
Relativement aux objets sémiotiques, il y a des modèles qui décrivent des objets sémiotiques socio- déterminés. On en retrouvera quelque chose dans une philosophie de l'action, notamment au chapitre de l'explication de l'action. On distinguera – cela est bien connu – l'explication par des causes de l'explication par des raisons. L'explication par des causes, c'est l'explication mécaniciste, et le fonctionnalisme en serait la traduction en sciences humaines. Mais on ne se soustrait pas facilement au fonctionnalisme comme peut le faire croire l'appel à la distinction entre raisons et causes. Un philosophe de l'action, Frederic Schick10 prendra l'anthropologue Marvin Harris comme un représentant typique de l'explication par des causes. Le fait est que Harris, je l'ai déjà indiqué, applique un modèle qui privilégie les objets épistémiques, la relation à l'environnement physico- pragmatique, et alors les comportements sont explicables par la géographie, l'état des techniques, etc. Schick prendra l'anthropologue Mary Douglas comme l'exemple de l'application d'un modèle qui décrit ce que j'appelle des objets sémiotiques et qui leur attribue une préséance, puisqu'elle « expliquerait » l'action par un renvoi, non à des intérêts, comme c'est le cas pour l'explication fonctionnaliste et « rationnelle », mais à une certaine conscience des autres et de ce qu'ils représentent11. Sans qu'il soit nécessaire de développer ces deux orientations, ni ce à quoi est conduit Schick, on comprendra que la seconde puisse aisément être réduite à la première, au sens où elle est interprétée comme une variété du fonctionnalisme. C'est ce que voit Sahlins, lorsqu'il prétend que pour Douglas la culture est le « reflet des groupes et des relations établies dans la pratique sociale. » Le sens, ce qui est institué dans des objets sémiotiques, ne serait alors que l'effet de « l'intention sociale dominante. », un « fétichisme de la sociabilité12 ». Donc, pour sa description, Mary Douglas utiliserait un modèle pour des objets sémiotiques sociodéterminés.
Le but des remarques précédentes était de montrer que le problème que j'ai formulé au début est généralement présent en anthropologie, soit sous la forme d'une détermination par la relation à l'environnement, soit sous celle de la détermination par la structure ou l'organisation sociale. Dans les deux cas, de la culture résulte toujours d'un processus de constitution dans l'histoire13. De la culture, c'est toujours du construit, jamais du donné. Ce que l'on décrit en parlant de « symbolique sociale », ce que je nomme les objets sémiotiques, c'est donc socio-déterminé. Et pourtant, une des orientations, peut-être même l'orientation portante de l'anthropologie, c'est de faire valoir que les objets sémiotiques sont, d'une certaine manière, auto- déterminés. Voilà ma deuxième sous-classe d'objets sémiotiques et je présume que c'est ce qui est visé par Evans- Pritchard lorsqu'il dit que les sociétés ne sont pas des systèmes naturels mais des « systèmes moraux ». Mais il y a là une sorte de cause désespérée. Ou bien la tentative échoue, on suppose qu'elle cache une réduction: c'est ce que j'ai voulu suggérer par l'exemple de Mary Douglas, et j'en donnerai un autre plus loin ; ou bien la formulation des thèses comporte une zone obscure de telle sorte que leur interprétation n'engendre que de la perplexité. C'est le cas en ce qui concerne ce que Marshall Sahlins oppose à la raison utilitaire ou pratique, et qu'il nomme la raison culturelle. Il est très difficile de comprendre ce que c'est14 et il ne s'applique pas à expliciter ce point particulier. Je présume que c'est de cela qu'il est abondamment question chez Dumont.
J'ai déjà indiqué que ce que Dumont appelle l'anthropologie de l'opération est un modèle pour décrire des objets épistémiques. Qu'en est-il pour les deux autres formes de l'anthropologie qu'il nomme « l'anthropologie de l'action » et « l'anthropologie de l'interprétation »? Cette dernière, chez lui, concerne ce que j'appelle les objets sémiotiquesde l'activité symbolique, le domaine du sens, « les signes, ces incarnations du sens15 ». Mais, je l'ai noté à propos de ces objets sémiotiques, à l'intérieur des débats entre anthropologues, on pensera discerner assez facilement que ces objets sont réduits, hétéro-déterminés. C'est explicite dans le cas du matérialisme culturel (Marvin Harris), plus subtil dans l'interprétation que Sahlins fait de Mary Douglas. On devra même convenir que la notion de « systèmes moraux » pour définir ce qui est culturel, en l'opposant à ce qui est naturel, ne règle pas du tout le problème, car ceux-ci pourront être également rapportés à des intentions sociales dominantes, et donc à des pratiques so- ciales. C'est d'ailleurs ce que suggère l'exploration que fait Dumont lorsqu'il évoque des thèmes et des pratiques qui peuvent faire soupçonner qu'il y a autre chose que cela dont parle l'anthropo-logie de l'opération. Il est question du rituel, du rêve, du mythe, de l'art, de la religion, de la psychanalyse, de l'histoire16. Qu'en est-il de la morale? Ce n'est pas elle qui parle de cette autre chose. Elle relève de l'anthropologie de l'action, et de là où l'on trouve les « paradigmes que les morales mettent en systèmes17 ». Il s'agit alors d'objets sémiotiques socio- déterminés.
Dumont procède dans l'examen de « l'anthropologie de l'opération » pour montrer que le développement de l'anthropologie18 s'est réglé de manière à contourner le sujet, l'« homme ». Il en est de même, dans une première vue, pour « l'anthropologie de l'interprétation ». Ce qu'elle décrit d'abord, ce sont des objets sémiotiques socio-déterminés, ceux qui sont arrimés à « l'intention sociale dominante ». C'est cela qui est énoncé lorsqu'il évoque « les pouvoirs » et « la politique ». Ainsi, dans Les idéologies, il se demandera si les problèmes « choisis » par une science positiviste ne seraient pas « arbitrairement prélevés sur un plus vaste espace social », s'ils ne seraient pas « suggérés par les représentations des sujets sociaux, des pouvoirs en particulier19 ». Et ailleurs, il s'interroge encore pour chercher si l'interprétation n'a pas d'autres fondements que le savoir et « la politique20 ». Manière de suggérer que l'anthropologue, élaborant une anthropologie de l'interprétation, pourrait mettre au jour des objets sémiotiques auto-déterminés, « autre chose » que ce qui intéresse le savoir et le pouvoir.
J'ai supposé que les anthropologies et les théories de la culture avaient l'habitude de décrire des objets sémiotiques, des représentations regroupées en ensembles. De là vient la définition accoutumée de la culture comme un ensemble transmissible de modèles de comportement, de valeurs, d'idées. Les anthropologies ne prennent pas ordinairement pour cible principale l'agent de l'activité symbolique. Il en est bien autrement chez Dumont. En un certain sens, c'est la description de l'agent qui y a préséance sur tout le reste; c'est manifeste lorsqu'il énonce que « l'action est le foyer original d'une anthropologie. Elle est davantage: elle se trouve au carrefour de toutes les anthropologies possibles21 ». Et l'insistance n'est pas par ailleurs sur une distinction des modèles appliqués par les anthropologues, mais sur les articulations entres ces modèles, les relations, comparaisons, contrastes et les enseignements suggérés par l'examen de ces articulations.
Les anthropologies « culturelles » ou symboliques sont donc des entreprises qui s'appliquent à décrire et théoriser des objets sémiotiques. Dans le champ de l'anthropologie, elles instituent un aspect de que Dumont appelle l'anthropologie de l'interprétation. On a vu que celui-ci cherchait à voir si on y trouvait autre chose que ce qui est déterminé par le savoir et le pouvoir. En somme, s'il y a autre chose que des objets sémiotiques déterminés par la relation pratique ou physico-pragmatique à l'environnement ou par l'organisation sociale. On a aussi pu voir que dans les anthropologies cette quête se terminait plutôt par un échec. Ce que je veux faire maintenant, c'est pousser plus loin mon examen de cette quête chez les anthropologues.
Rappelons les positions rencontrées et les paradigmes qui les illustrent. Les uns (Marvin Harris, par exemple) sont carrément « fonctionnalistes » (et matérialistes causalistes): les objets sémiotiques, la culture est déterminée par la relation cognitive à l'environnement ; d'autres soutiennent des points de vue non fonctionnalistes, mais ils sont réduits, reversés dans une forme de fonctionnalisme, ainsi que Sahlins le fait avec Mary Douglas. Le fait est que dans les études sur la culture et les théories de la culture, on en arrive communément à concevoir – à exposer – qu'il n'y a que deux postures possibles à propos des objets sémiotiques (des significations, ou symboles – au sens large –, ou meanings): ils sont ou bien des éléments de la cosmologie de la société, des « explications » pour les événements naturels, et donc ramenés ou réduits à des objets épistémiques, ou bien des reflets de la structure sociale, des phénomènes cathetic/cathartic, ces derniers étant assimilés ou liés à la structure, et donc réduits à des objets sémiotiques socio-centrés22. Ce qui m'intéresse, et ce qui, c'est ce que je suppose depuis le début, intéresse Dumont, c'est de faire place à ce que j'appelle des objets sémiotiques auto-centrés.
Je poursuis mon examen avec le cas de l'anthropologue Victor Turner. Malgré les indications explicites de l'auteur, on l'assimile à une variété de fonctionnalisme. Avec modération, Michelle Z. Rosaldo demandera si, chez lui, la « liminalité » ne serait pas un concept formé pour (designed to) récupérer l'énergie et l'affect dans le contexte d'une perspective structuraliste23. Marc Augé y voit une application de la « démarche fonctionnaliste », une entreprise dans laquelle « la structure [...] réalise l'unité des contraires », c'est-à-dire l'unité entre « communitas et structure, nature et culture24 ». Plus spécifiquement, il s'agirait pour Turner, dans le contexte du « problème général de la structure sociale au sens institutionnel et empirique du terme » de « rendre compte » du processus au moyen duquel on atteint la « normalité », démarche au bout de laquelle « le marginal se présente comme fonctionnant au profit du structurel25 ».
Je prends la liberté de faire ici une digression amenée par les remarques précédentes. On commence à rencontrer des objets26 qui « représentent » ce que j'essaie de comprendre. Lorsque Merquior, dans l'ouvrage que j'ai cité, se réfère au « cathartique », on peut assez aisément y voir un phénomène interprétable en se reportant à la structure sociale, à sa conservation, y voir un mécanisme régulateur, une soupape, une stratégie de normalisation. Mais pour sa mention du cathetic on ne peut pas faire de même. Pour ce terme, dont l'équivalent allemand est Besetzung et l'équivalent français investissement, la connotation n'est ni immédiatement ni inévitablement sociale. En somme, il peut être conjecturé qu'il est question de l'« affect » ou de l'« énergie » – mentale, dans un sens large – placé ou investi dans « autre chose » (Dumont) que ce qui importe dans les objets épistémiques et dans les objets sémiotiques socio-centrés, c'est-à-dire dans nos relations pratiques avec l'environnement matériel et dans nos relations organisationnelles ou politiques avec l'environnement humain (ou, selon la formule de Marc Augé « la structure sociale au sens institutionnel et empirique du terme »).
Lorsqu'on établit les distinctions entre les « fonctions » de la signification dans les théories de la culture, on en arrive à la trichotomie que voici: la signification peut être représentationnelle, directive ou affective, c'est-à-dire cognitive, au sens fort de knowledge,organisationnelle ou normative, ou donatrice de sens27. Mais dans ces théories, il n'est pas habituel de faire une place, et une place distincte, à cet univers des affects: cela se voit, non seulement par les contenus théoriques des auteurs- anthropologues étudiés, et par ce qu'on en dit, mais plus encore par ce qu'on y trouve comme classification des représentations. C'est le cas chez Augé et chez Merquior: les représentations ne peuvent qu'avoir une charge qui est soit naturelle –au sens de physique –, soit sociale. Et les théories du langage contribuent à accentuer cette relégation dans les limbes, voire dans la déficience: les signifiants du troisième membre de la trichotomie seront estimés irrationnels, parasites des signes référentiels ou ratages de la référence28 ; ou bien, comme c'est le cas dans l'empirisme logique, ils seront dits « sociaux-émotifs », utiles pour flatter, impressionner29. Mais, il ne faut pas se tromper. Ces théories reconnaissent que le langage exprime des états d'âme. Mais il s'agit alors d'états individuels, classifiés comme « subjectifs ». Elles reconnaissent aussi que les émotions et le langage ont une dimension sociale. Mais ce social, et l'affectivité qui y est associée, ce n'est pas ce dont il est question dans la trichotomie de D'Andrade. D'où les distinctions que l'on fait entre le social qui est interpsychologique et le collectif qui est transindividuel (chez Gilbert Simondon) ou, ce que nous rencontrerons chez Turner, la distinction entre le social et le communautaire (communitas).
Il n'y a pas que dans les théories anthropologiques ou du langage que le statut de l'affectivité soit aussi résiduel et difficilement assignable. Dans la neurologie « officielle », elle est associée au système limbique ou au « vieux cortex » des mammifères primitifs30. Une conclusion, peut-être superficielle mais qui semble conséquente, c'est que la sphère de l'art, de l'éthique, de la religion, de la philosophie et les ressorts de la sociabilité soient dans la mouvance passive de déterminants non référentiels, arationnels ou irrationnels, de parasites de la référence, de réactions d'un cerveau primitif. Un tel constat peut se tirer des observations de Sperber et de Hooker sur le symbolisme et le langage31. Et puis on semble vouloir par là décrire le point de départ, le principe et le concomitant des incarnations du sens. Est-ce de là que nous provient ce que Dumont appelle le « donné », ce qui est « reçu » et « posé devant nous »?
Je suppose que ce qui est décrit par les théories anthropologiques, linguistiques et biologiques que j'ai évoquées constitue une réduction et, pour mieux dire, une oblitération de l'« autre chose » à laquelle Dumont se réfère. À cette autre chose, on substitue la détermination par l'environnement ou par la structure sociale, ou par la communication interpsychologique (le « social- émotif »), ou par le « système limbique32 ». Mon intention, en traitant de l'anthropologie de Victor Turner, est de contribuer à expliciter ce qu'est cette autre chose et à voir comment on l'oblitère.
Turner se démarque très explicitement et de façon détaillée de toutes formes de structuralisme et de fonctionnalisme. Cela avec des observations et analyses pour décoder le sous-sol épistémique dont elles dépendent. Selon lui, elles résultent d'une application aux sociétés d'un modèle biologique et des métaphores qui en proviennent33. Par ailleurs, lorsqu'il fait référence à « la culture », c'est comme à quelque chose qui n'est pas son sujet d'étude34. Cela se comprend aisément par ce fait que l'objet que dans sa progression l'anthropologie s'est construit, ce sont les représentations (objets sémiotiques) regroupées en ensemble. La conséquence, c'est que la culture est alors définie comme étant cet ensemble (de valeurs, modèles, idées...) en tant qu'il est transmissible. Il est alors « objectivé » et abstrait. Il est clair que c'est une « structure ». On peut conjecturer que toutes les conceptions de la culture dans le champ de l'anthropologie seront de quelque manière « structuralistes » ou « fonctionnalistes ».
Il se peut que dans un texte Turner s'applique à décrire « de la culture ». Mais ce n'est pas là sa principale cible. Il se peut aussi qu'en le lisant, la pression du paradigme dominant nous entraîne à supposer qu'il décrit « de la culture », donc des représentations regroupées en ensemble, donc une structure, et finalement des objets sémiotiques socio-déterminés. D'ailleurs, pour Turner, il y a effectivement là un « paradigme » au moyen duquel se pratique la normal science en anthropologie35. Il est probablement inévitable que nous soyons reconduits, dans nos interprétations, à la détermination par l'organisation sociale et par la relation à l'environnement, donc vers la culture comme construction ou production, et non comme « donné ». Il faut donc voir les choses autrement. Pour illustrer ce que je viens de dire et indiquer vers quoi nous allons, je vais reprendre avec la lecture qu'Augé fait de Turner et la faire suivre par ma propre lecture.
Donc, selon Augé, Turner applique une « démarche fonctionnaliste », soutient que « la structure [...] réalise l'unité des contraires » (communitas et structure)36, et il essaie de rendre compte du processus au moyen duquel on atteint la normalité, et en bout de ligne le marginal se présenterait comme « fonctionnant au profit du structurel37 ».
Afin de poursuivre cette investigation, il me faut ajouter des compléments à la conceptualité que j'ai esquissée plus haut. Du point de vue de l'analyste, dans la logique et la méthode mises en application dans les modèles employés pour décrire et théoriser les phénomènes culturels, il y en a qui s'appliquent aux objets de l'activité symbolique –au sens large du mot symbolique. J'ai distingué des objets épistémiques, des objets sémiotiques socio-déterminés et des objets sémiotiques auto-déterminés et, à un niveau plus primitif, des objets informationnels. D'autres modèles s'appliquent à l'agent de l'activité symbolique. Pour cette classe agent, c'est le complément que j'ajoute ici, je spécifie un agent éco-centré, un agent socio-centré et un agent psycho-centré. J'aurai, en tant qu'analyste, un agent éco-centré si, par exemple, le modèle décrit ou explique la production des représentations par l'action de l'infrastructure matérielle ou de l'environnement physique – on suppose alors que l'environnement agit. J'aurai un agent socio-centré si le modèle décrit ou explique au moyen d'un groupe d'individus – on suppose alors que c'est le groupe qui agit. Et j'aurai un agent psycho-centré lorsque le modèle prend pour cible et principe d'explication l'activité intentionnelle de l'individu ou des individus. Les modèles structuralistes et fonctionnalistes privilégient une description des objets sémiotiques socio-centrés, et lorsqu'on les considère du point de vue de l'agent, il s'avère qu'ils ont pour cible un agent socio-centré. (C'est une structure qui agit.) Je présume que l'on pourrait vouloir soutenir qu'ils décriront un résultat, un produit de l'activité alors que des modèles qui thématisent et interrogent l'agent psycho-centré veulent décrire une autre phase de l'activité ou de l'action, et mettre à jour d'autres ressorts et motivations de l'action que le « savoir » ou le « pouvoir », les statuts ou les rôles. C'est ce qu'à sa manière fait Pierre Bourdieu avec la notion d'habitus. Et ce que je veux expliciter maintenant, c'est comment Victor Turner tente de déchiffrer et de mesurer cette magnitude de l'action.
Puisque l'on peut soutenir que Turner applique « une démarche structuraliste » (Augé), que son concept de « liminalité » « peut être vu comme destiné à "récupérer" (recover) l'énergie et l'affect dans le contexte d'une perspective structuraliste38 », je vais m'attarder un peu là- dessus. Pas pour chicaner, mais parce que cela nous empêche de voir quelque chose d'autre qu'il entend faire valoir. Et je concéderai volontiers qu'il y a des énoncés de l'anthropologue qui donnent raison à Augé et à Rosaldo. C'est le cas lorsque dans le texte « Symbols in Ndembu rituals », il soutient, comme si c'était là sa thèse, que le rituel a pour fonction de transformer l'obligatoire en désirable:
Norms and values, on the one hand, become saturated with emotion, while the gross and basic emotions become ennobled through contact with social values. The irksomeness of moral constraint is transformed into the « love of virtue39 ».
The raws energies of conflict are domesticated into the service of social order40.
L'interprétation à donner de ce qu'il appelle des normes et des valeurs, des valeurs sociales, de la contrainte morale et de l'ordre social constitue une question à examiner. De même que la représentation que l'on doit se faire de l'interaction entre les deux dimensions, ce qui suppose aussi une interpré-tation de la fortune et du sort de l'affect et de l'énergie. Il y revient très explicitement dans Dramas, Fields, and Metaphors disant que l'échange des qualités (entre l'« idéologique » et le « sensible ») rend désirable ce qui est socialement nécessaire en établissant une relation correcte entre des sentiments involontaires et les exigences de la structure, et que les individus sont amenés à vouloir faire ce qu'ils doivent faire41. On en arrive à une situation étrange. Un anthropologue se serait mis en route pour contrer le fonctionnalisme mais celui-ci s'en sort plus fermement sanctionné. L'auteur ne parviendrait qu'à montrer comment l'agent psycho-centré participe à sa récupération et réduction par l'agent socio-centré. Nous aurions alors encore une Anthropologie en l'absence de l'homme, un nouvel échec de l'anthropologie pour faire place à « autre chose ». Nous avons un problème.
Chose assurée, le projet de Turner est de décrire et valoriser l'activité de l'individu humain, sa participation comme acteur conscient et volontaire et les relations entre les acteurs42. Son expérience chez les Ndembu le conduit à supposer que la dynamique d'un groupe ne vient pas seulement d'éléments qui lui sont immanents mais aussi de l'extérieur, que s'il y a un temps structurel, il y a aussi un temps libre. Il y a donc l'idée suivante: l'« ordre social » ne s'explique pas par un mécanisme qui lui serait immanent, il faut considérer les acteurs individuels, et la structure de l'ensemble n'est pas tout. Aux métaphores extraites de la biologie, le principe interne de croissance, le contrôle homéostatique, les étapes prédéterminées, il substitue une métaphore qui vient de la culture, celle de la forme dramatique. Sa description de ce qu'est le drame social suggère qu'il perçoit une différence claire entre l'action – de l'individu humain, de l'agent psycho-centré – qui est motivée par des items structuraux et celle qui est motivée par des items que l'on peut pour l'instant appeler éthiques, et que ce qu'il nomme « l'obligation » n'est pas un assujettissement à des structures. Ainsi: « In the social drama, however, though choices of means and ends and social affiliations are made, stress is dominantly laid upon loyalty and obligation, as much as interest...43 ». On doit conséquemment supposer que dans le social qui se révèle dans le drame il y a autre chose que ce qui est du ressort du pouvoir, des statuts et des rôles, ou des idéologies. L'activité de l'agent n'est pas tout uniment une participation au fonctionnement de la structure. Je dirai même qu'il faut admettre qu'elle est, plutôt que l'opposée de la structure, ou ce qu'il nomme la contre-structure, autre chose, qu'elle est d'un autre ordre. Les structures sont des produits figés, elles ne sont pas la substance des relations ou idées sociales: c'est la « contre- structure » qui en est la sub-stance, le centre générateur. Les structures ou valeurs qui sont reçues dans le rituel ne sont pas celles de l'organisation sociale, mais celles de la communitas. Sans cette dimension, qui implique un lien générique au-dessous de toutes les hiérarchies et différences segmentaires, il ne peut y avoir de dynamique sociale, d'interpénétration entre l'individu et la société, de transformations des relations sociales.
Dans ses textes, on voit très souvent Turner dire qu'il a perçu quelque chose dans les phénomènes sociaux, et on sent qu'il essaie par divers moyens de faire comprendre ce qu'il veut dire. Ce peut être la notion freudienne de sublimation, les notions jungiennes de référence et de condensation reprises par Sapir, l'intuition dans la découverte scientifique. Les biais qu'il utilise ne sont pas à mon sens toujours heureux et ils ne rendent pas exactement compte de ce qu'il espère montrer. Je ne suis pas sûr, par exemple, qu'il se soit toujours aperçu que ce qu'il tentait de thématiser était d'un autre ordre qu'une contre-structure, et qu'il se soit exprimé de manière à dissocier le communautaire du social, ou à concevoir le social selon une double dimension44. Mais ce qu'il indique à la suite du texte que je viens de citer l'évoque plus clairement. Il compare ce dont il a eu l'expérience chez les Ndembu aux situations décrites dans la tragédie grecque, à l'impuissance de l'individu humain en face de la Fatalité, d'une Fatalité qui est celle du processus social ; les conflits font voir des aspects fondamentaux de la société, lorsque les gens ne sont plus accaparés par les affaires courantes et quotidiennes, et doivent prendre des décisions selon des contraintes et des impératifs moraux qui sont profondément enracinés, souvent à l'encontre de leurs intérêts. Le choix est alors soumis au devoir: « Choice is overborne by duty45 ». Cette Fatalité du processus social n'est pas celle de l'organisation ou des structures. Les contraintes et les impératifs moraux, dont il parle, et le devoir ne le sont pas non plus. À la toute fin de son chapitre, résumant ce qu'il a fait, il indique qu'il a essayé de concevoir le symbolisme religieux autrement que comme un « reflet ou une expression de la structure sociale et un support pour l'intégration sociale ou comme un mécanisme de défense46 ». Il s'agit d'autre chose, mais il parvient dif-ficilement à dire quoi.
Il est effectivement pertinent de renvoyer à la tragédie grecque pour expliciter de quoi il est ici question. Sophocle, notamment dans Antigone, me semble l'illustrer d'une façon éblouissante. Créon est bien l'incarnation du pouvoir, de l'autorité, de la loi et de l'ordre, des structures, de l'idéologie. Son argumentation consiste surtout à dire « qu'il faut obéir au maître que la Cité s'est donné47 » (V. 663-5), et le crime d'Antigone consiste en ce fait qu'elle « transgresse et violente les lois, ou prétend régenter ceux qui sont au pouvoir » (660-2). Il y a bien chez Créon un souci pour « le salut de la patrie », une finalité qui est que la Cité soit florissante (189-190), mais ce que la fin du drame indique, c'est que ses choix et décisions conduisent la Cité au désastre. La posture d'Antigone est très différente. Elle n'invoque pas une survie de la patrie. Mais il est implicite, et la fin de la pièce le confirme encore, que ce n'est pas Créon, mais elle qui représente véritablement la collectivité et sa substance. On peut concéder que Créon représente le social, dans la mesure où il estime en superviser le bon fonctionnement, l'organisation. Mais cela ne se confond pas avec la collectivité. Il va jusqu'à demander à son fils Hémon: « Appartient-il à la ville de me dicter ce que je dois prescrire? » Car il vient de lui affirmer qu'il ne fait que sanctionner une « mauvaise action », un désordre, et celui-là lui a répliqué que « ce n'est pas ce que dit le peuple entier de Thèbes » (733). Il y a donc deux façons de se représenter la Cité et la relation entre l'individu et la Cité. Pour Créon, la Cité est une entité dont il doit contrôler l'ordre. C'est sa propriété: il ira jusqu'à demander à son fils si une Cité n'est « pas regardée comme appartenant à celui qui commande » (738). Il y a aussi une Cité pour Antigone. Mais c'est une communauté de sentiments et d'affections. Dans sa détresse, ses pensées se portent vers les « citoyens de sa mère patrie », vers la « Cité paternelle de Thèbes, ma patrie! » (806 ; 937-8) S'il s'agit pour elle d'appliquer des lois, ce sont des « lois non écrites et immuables » (453). En regard de ces lois qui prescrivent le respect des liens familiaux, et d'une façon générale l'amour et l'amitié, tous les individus sont absolument égaux (499-523), comme si c'était par une appartenance à une commune humanité. En fait, il n'y a probablement là rien qui soit mystérieux, et rien d'autre que la commune condition humaine, telle qu'elle est reçue selon un état de nature, délestée des rôles, des statuts et des avoirs, de tous les ajouts qu'apportent les installations et les cheminements dans les structures. C'est d'ailleurs pourquoi on n'applique pas ces lois, on leur obéit: elles sont pour ainsi dire inéluctablement associées aux relations concrètes, et elles sont autonomes, indépendantes des médiations politiques48. C'est comme ce que suppose Turner: « Choice is overborne by duty. » Ce qui oppose Créon et Antigone peut être interprété comme une opposition entre une culture qui fabrique et une nature qui institue49.
Mon dessein est de comprendre ce qu'il faut entendre par une « culture donnée », en quoi on peut, à propos de la culture, distinguer un milieu d'un horizon, ou ce qui est reçu de ce qui est construit, en quoi des « genres de vie » exhibent autre chose que ce qui est construit par la science et la raison. Je concède qu'il y a là quelque chose qui est absent de l'anthropologie, des théories de la culture. Mais puisque l'anthropologie est un lieu privilégié d'interprétation de la culture, j'ai présumé que l'on devrait y trouver des traces, des indices utiles pour aller vers ce qui pourrait s'y dissimuler. Et une investigation dans le travail anthropologique de Victor Turner m'a momentanément fait passer dans une tragédie de Sophocle. Qu'est-ce que l'on peut bien y trouver? Le scénario met en évidence deux dimensions, deux grandeurs, deux variables de la condition humaine. Pour faire voir le tragique, le drame de cette condition, ces variables sont présentées comme indépendantes, comme ne pouvant pas se concilier, se rencontrer. Mais cela se fait très posément. Le drame ne provient pas d'un dérangement qui affecterait Antigone. Elle n'a rien d'une possédée, d'une inspirée ou d'une illuminée. Elle ne délire pas. Si Créon dit qu'elle est folle, c'est qu'il est outré parce qu'elle s'oppose à son pouvoir50. Et il dit, aussi indigné, au moins deux fois, quelque chose comme « Si vous pensez que je vais me laisser mener par des femmes ». La solitude de l'héroïne provient du souci d'assurer l'indépendance des variables. Elle est seule, à cause de sa situation, de ce qu'elle représente dans la « contre- structure » – en ce temps, la famille et la religion des Morts – et pour qu'il soit manifeste qu'il est difficile, exceptionnel – Turner dirait « liminal » –, de s'opposer aux structures. Sa soeur Ismène partage totalement son point de vue et ce qui l'empêche d'agir, c'est le danger qui est encouru si on s'oppose à l'État, à Créon, à la structure. Quant à son fiancé Hémon, il essaiera sans succès de concilier les deux grandeurs.
Que cette tragédie concerne un problème inhérent à la condition humaine, dans la culture, j'en donnerai quelques indications, sans pouvoir cependant ici me livrer à des explicitations et à l'examen détaillé que nécessiterait la conjecture qui peut être suggérée par les descriptions dont je vais me servir. Pour situer mon propos, je rappelle un cadre général proposé par une hypothèse empirique que fait Clifford Geertz, à savoir que « le cerveau humain dépend tout à fait des ressources culturelles pour son opération même. Et [que] conséquemment ces ressources ne sont pas des ajouts, mais des constituants de l'activité mentale51 ». Je ne sais pas ce que doivent être ces ressources culturelles. On s'entend cependant pour supposer que, selon leurs dispositions, peuvent être engendrés des dérangements. Une chose que dit parfois Fernand Dumont dans L'anthropologie en l'absence de l'homme, pour situer sa réflexion, c'est que dans notre culture se laisse apercevoir un malaise. Il me paraît qu'il est souvent par ailleurs dépeint au moyen de considérations sur la relation entre le cerveau et son environnement, l'individu, l'agent psycho-centré et ses ressources culturelles, ou encore entre cet agent et l'organisation sociale. On en rencontre un aperçu en neurologie à la fin de L'homme neuronal de Jean-Pierre Changeux. Il se demande si par l'environnement naturel, social et culturel qu'il a produit, l'homme n'est pas en train, après avoir ravagé la nature, « de dévaster son propre cerveau. » Il évoque une « dysharmonie profonde [...] entre le cerveau de l'homme et le monde qui l'entoure ». Il se demande pourquoi dans les pays industrialisés « un adulte sur quatre se "tranquillise" chimiquement52 ». Voilà une description du malaise.
En voici une autre qui nous reporte plus immédiatement à mon propos. L'épistémologue et anthropologue Ernest Gellner a écrit un ouvrage polémique pour comprendre la fortune théorique et pratique, qu'il estime considérable, du mouvement psychanalytique. C'est pour lui à expliquer, puisque nous vivons dans un monde dominé par la culture scientifique, par les exigences de l'exa-men et de la vérification empiriques et publiques, et que nous avons là une doctrine qui ressemble plutôt à un ordre privé, qui refuse la vérification publique, dont la technique de base – le transfert – est essentiellement affective et nécessairement intime, et ne peut se transmettre que d'initiés à initiés. Pour lui, tout cela est une « ruse de la déraison », une illusion. Mais comment expliquer que cette illusion puisse engendrer une telle réaction? C'est, selon lui, que pour les femmes et les hommes des sociétés industrialisées, il n'y a plus de réalité. Cela peut se comprendre dans la me-sure où leur culture, c'est-à-dire l'univers de sens, d'émotions, d'idées dans lequel les personnes communiquent entre elles et au moyen duquel elles perçoivent et interprètent le monde et leur existence, est entée sur des abstractions. D'abord sur la conception matérialiste et empiriste de l'homme: il s'agissait de naturaliser l'homme, d'annuler tout ce qui chez lui n'entre pas par les sens, donc, d'en faire un « paquet de sensations », c'est-à-dire « l'irréaliste Homme- paquet émacié et éthéré qu'engendre la psychologie délibérément empiriste », qui a perduré dans la psychologie dite « scientifique », dans le behaviorisme53. Et le monde aussi est émacié. À cela s'ajoutent des conditions mentales particulières. Le monde n'est plus présent comme réalité mais comme un ensemble de conjectures toujours à réviser. S'il est présent, c'est dans des théories qui n'ont rien à voir avec la vie affective, avec « les espoirs et les craintes », ni aucun rapport avec les relations personnelles. La conséquence est que l'individu est seul et isolé dans son univers de sentiments et de valeurs. Et la conclusion, c'est qu'aussi bien à l'extérieur (le monde) qu'à l'intérieur (l'identité), « en un sens tout à fait authentique » l'individu « est dépourvu de réalité54 ». Cela décrit, pour ce que j'appelle des objets sémiotiques auto- déterminés, un manque, une condition lacunaire. Il qualifie la situation de « schizophrénie conceptuelle », rappelle que « Bismarck avait observé non sans justesse qu'un marché commun ne fait pas une patrie! », et ajoute:« De même, un paquet de conjectures ne fait pas un monde habitable55. »
Une autre prémisse de son explication consiste en une description de ce qu'étaient les sociétés traditionnelles. Il leur attribue les caractères que voici: dans ces sociétés, pour les individus qui les habitent, la réalité est solide, il y a des choses fondamentales qui sont sûres, dont on ne doute pas ; les valeurs ne sont pas séparées des faits: les deux se sous-tendent ; les théories – ou leur équivalent – ne sont pas non plus séparées des faits ni des relations concrètes et personnelles ; dans ce contexte, les « intellectuels » ou « savants » (sorciers, shamans, prêtres) sont des personnages hiératiques – on dirait des sages –« qui font office de médiateurs auprès de la vérité et du salut ». Donc, l'interprétation des faits est articulée aux relations personnelles et s'il en est ainsi, c'est que la réalité du monde n'est pas séparée de celle des personnes, que les deux sont interdépendantes: « Faits, théorie, valeur, relation, espoir, crainte, tous s'entremêlent et se maintiennent mutuellement en place56. »
L'explication de l'événement se déduit de ces prémisses: l'apparition, l'expansion et la diffusion du mouvement psychanalytique sont dues à ce fait que les hommes et les femmes des sociétés modernes y trouvent ce qui a été perdu à l'occasion de la disparition des sociétés traditionnelles et du système d'objets sémiotiques qui leur était propre.
Gellner dit bien que sa description est ironique, que ce qu'il y a dans les sociétés traditionnelles n'est qu'une illusion de réalité57. Il est clair que pour lui le mouvement psychanalytique est aussi ce qui en met une à notre disposition. Et il est aussi clair qu'on ne doit pas revenir à de telles illusions. Mais ce qui n'est pas clair, c'est par quoi on peut les remplacer58. Mais ce qui importe pour moi ici, c'est de recueillir des indices pour comprendre les propos de Turner et alimenter ma réflexion sur le problème que j'ai formulé au tout début, celui de la culture comme « donné » et de la culture comme « construit ».
Ma dernière description du malaise – que je ferai brève – déclare nous concerner mais aussi rappelle Sophocle à notre souvenir. Il s'agit de l'analyse détaillée que fait Karl Popper d'un Platon qui, subissant les contrecoups des événements sociopolitiques de son époque, aurait été conduit à trahir le rationalisme de Socrate. Popper ne peut pas mener son exégèse sans supposer qu'il y a chez Platon un malaise, un énorme conflit (en grande partie inconscient), « an inner conflict, a truly titanic struggle in Plato's mind ». Et il signale que ce conflit est encore le nôtre aujourd'hui: « This struggle touches our feelings, for it is still going on within ourselves. Plato was the child of his time which is still our own59. » Ce conflit est en fait celui qui existe entre le communautaire (Platon) et le social (Socrate), entre les puissances et les liens affectifs et les normes juridico-politiques.
Nous avons là diverses descriptions de la situation, d'une situation à laquelle je relierai les propos de Victor Turner. Selon toutes ces descriptions, la relation renferme un malaise qui procède, pour l'agent psycho-centré, d'un dédoublement qu'il subit dans la relation aux objets sémiotiques. On peut formuler divers problèmes à la suite de ces considérations. On pourrait, par exemple, s'introduire dans ces problèmes en demandant si la description que les neurosciences unies à l'anthropologie sociale pourraient offrir de ce fait de devoir « se "tranquilliser" chimiquement » peut être mise en rapport avec la signification, la portée et les effets du mouvement psychanalytique. (C'est-à-dire se demander si ces deux « faits » ne sont pas la conséquence des mêmes circonstances, dispositions ou causes.) Il n'y a certainement pas lieu d'entreprendre ici de telles investigations.
Le malaise est donc identifié comme le résultat, le signe, d'un certain état de choses dans la relation entre l'agent psycho-centré et son environnement, et il est méthodologiquement fécond de présumer que, pour l'agent, cet environnement peut être assimilé à des objets sémiotiques, à la culture, au sens habituel, aux représentations au moyen desquelles les individus humains communiquent entre eux et donnent du sens au monde et à l'existence.
L'idée de conflit sert pour dépeindre ce malaise. La même notion sert à Turner pour décrire le social, l'activité sociale, the social process. Une première application de cette notion est faite en disant qu'il y a une opposition entre la structure et la communitas, comme le fait Augé, et comme Turner lui-même le laisse supposer en définissant la communitas comme une « contre-structure ». Certaines formules qu'il utilise ont pu faire croire qu'il voit une opposition entre structure et communitas et qu'il soutient finalement que la communitas sert à incorporer dans les structures (Augé) ou que l'énergie ou l'affect est récupéré par la structure (Rosaldo).
Si on veut s'écarter de ces conclusions, et particulièrement de cette contradiction, à savoir que la thèse serait qu'il y a opposition entre structure et communitas, et aussi qu'elle se résout par la domination de la structure – l'opposition ne serait pas alors bien vivace –, on doit, comme je l'ai indiqué plus haut, procéder à une interprétation de ce qu'il entend par les normes et les valeurs, par les structures et par l'interaction entre les deux pôles. C'est ce que je vais maintenant faire.
On constatera d'abord qu'il n'essaie pas tellement d'atténuer ou de relativiser la pression des structures, ou encore de placer l'affect à l'abri ou à l'écart des structures, mais de décrire et thématiser l'affect comme ce qui génère des structures et les régénère, et relève d'une motivation, d'une énergie dont on semble bien devoir postuler la présence mais qu'on ne peut plus retrouver dans les structures, dans l'organisation sociale. Cela apparaît dans une comparaison qui est faite entre deux types de structures, soit des structures atemporelles et des structures temporelles60. Les premières, qui sont celles de l'anthropologie sociale commune, sont comme à la périphérie de la société61. Ces structures atemporelles sont dans les « têtes » et les systèmes nerveux, et la structure ou le système, réparti dans les individus, apparaît à l'observateur des représentations intersubjectives collectives. Cette structure, qui est ce qui a un caractère « juridico- politique », gouverne la succession des événements sociaux mais elle ne les meut pas62. Turner estime que les structures atemporelles sont assimilables à des « formes », et donc à des produits réalisés, ayant des traits « cognitifs et normatifs », et n'étant conséquemment pas le « centre et la substance » des idées et des relations sociales. Pour spécifier ce qu'est ce centre, cette substance, il a recours à la notion de « matière », et cela d'une manière inaccoutumée, en énonçant qu'il « suppose a matter from which forms may be "unpacked", as men seek to know and communicate63 », il donne à ce concept de matière un sens qu'il n'a pas dans la théorie traditionnelle. Selon le schéma hylémorphique aristotélicien dont nous avons hérité, il semble bien que la forme et la matière soient conçues comme séparées et, de plus, que la matière soit tout simplement un indéterminé et, partant, que la connaissance de l'être ne provienne que de la forme64. Se figurer, comme Turner, que les formes puissent « se déballer » de la matière, c'est s'écarter de ce schéma. De plus, la théorie hylémorphique nous donne une connaissance de l'être achevé, produit, et cette conceptualité nous décrit le réel par les termes extrêmes (la matière et la forme) d'une relation mais non la relation elle-même, l'opération par et dans laquelle l'être – ici l'être collectif – est activité. Elle n'est pas adéquate pour saisir ce que Gilbert Simondon appelle « la zone opérationnelle centrale de l'individuation ou de l'ontogénèse65 ». Or, la cible de Turner, c'est justement, dans le même contexte, celui de la constitution continue du collectif – plutôt que du social –, « a generative center », « the center or substance of a system of social relations or ideas66 ». Et cela indique aussi clairement qu'il s'écarte de ce schéma.
Voici un autre indice: dans l'hylémorphisme, la matière et la forme sont des opposés (voir le Vocabulaire de Lalande), comme dans l'interprétation qu'Augé fait de Turner la contre-structure est l'opposé de la structure. Or, Turner explique que ce n'est pas ainsi qu'il conçoit les choses: la contre- structure n'est pas l'opposé de la structure, « does not imply a radical negativity », désigne quelque chose de positif, qui est justement le centre générateur67. Entre la structure et la contre-structure ou communitas il y bien sûr une tension continuelle68 mais les deux sont en relation plutôt qu'en opposition et le réel, le social process, est à décrire selon la relation plutôt que selon l'opposition.
Selon la perspective « structuraliste », et Marc Augé paraît adopter ce point de vue, la structure serait ce qui bride, maintient le social par des contraintes et des normes. Mais pour Turner, ce n'est pas là cohésion ou unité sociale primordiale. Il admettra que la structure, les normes, l'organisation sociale sont des principes d'ordre et que ceux-ci sont nécessaires au fonctionnement de la société. Mais ces principes d'ordre, cette structure, c'est par ailleurs ce qui divise69. C'est ce qui impartit des rôles, des statuts, des fonctions. Si on veut comprendre la cohésion sociale, peut-être même la possibilité du social, il faut recourir à d'autres principes. C'est ce que je comprends dans la pièce de Sophocle. C'est Antigone qui symbolise ces autres principes, et l'obstination de Créon engendre un désastre. Il y aurait lieu d'inverser les interprétations de Augé et de Rosaldo et dire que, pour Turner, c'est le structurel qui fonctionne au profit du marginal, de la communitas, et que c'est l'affect qui investit les structures.
J'ai rapporté que chez Turner la cohésion du social, pour mieux dire, de ce que Simondon nomme le « collectif réel », dépendait d'un centre générateur et que l'efficacité de ce centre, son énergie, se réalisait par les effets de la communitas. La conception de l'ensemble se présente donc ainsi. La communitas – ou contre-structure – est ce qui, à la manière d'une « pulsion », agit en dialectique avec la structure, les normes, pour les régénérer, en libérer, les réduire. Je ne sais pas comment Turner pourrait s'expliquer sur ces effets apparemment contradictoires, à savoir que les structures sont régénérées et qu'on s'en libère. L'idée qu'elles sont réduites me paraît la plus appropriée pour rendre compte des effets de l'opération. Si les structures et les normes sont ce qui divise, dissocie, particularise, en fonction de formes, de noyaux (nodes), définis par les calculs utilitaires du groupe –, c'est ce qui détermine l'organisation sociale – la communitas est l'autre pôle – une autre structure – qui rapporte l'organisation sociale à des forces plus constitutives et plus élémentaires. Les premières structures sont alors « réduites », ramenées aux secondes. Et la « liminalité » désigne un état de choses particulier par et dans lequel se réalise cette alchimie, par et dans lequel il y a contiguïté des deux ordres.
La liminalité est un état de choses qui laisse paraître un ordre dont je nommerai les principales caractéristiques. Et en elle, l'autre ordre, celui de l'organisation sociale, est simultanément efficace. Cela va de soi, puisqu'il s'agit du lieu où les « opposés » se touchent, s'enlacent. Il doit en être ainsi, les deux termes doivent être associés et relatifs, si on veut comprendre le mouvement, l'action, l'ontogénèse, le social process. Il sera commode de nommer d'abord les traits attribués à l'organisation sociale. Il s'agit là de liens sociaux formels, de structures qui divisent, distancient et écartent ; elles médiatisent les rapports ; le système des places et des relations est arrêté et fermé: de là l'idée qu'il s'agit de structures atemporelles. Mais la communitas suppose un lien au-delà et au- dessus des liens sociaux formels. Ceux-ci divisent, celui-là nivelle, égalise, dépouille des statuts et rôles: toutes les créatures sont égales, comme le sont tous les humains pour Antigone, sans égard à leurs actions, à leurs positions dans l'espace social. Alors que les liens sociaux formels sont médiatisés – par des fonctions, statuts, rôles – le lien de communitas est immédiat et spontané, les relations directes entre individus. La communitas possède deux qualités spéciales: (1) dans les événements au cours desquels elle est manifestée, Turner observe qu'« on fait l'expérience d'une puissance sans précédent70 » ; (2) ce qui se révèle dans la symbolique des rituels et événements où la communitas est décelée indique une proximité de la nature. Cela se voit dans une symbolique qui renvoie à la végétation, à l'animalité, et dans les comportements:
...it [la liminitas] is also replete with symbols quite explicitly relating to biological processes, human and nonhuman, and to other aspects of the natural order. In a sense, when man ceases to be the master and becomes the equal or fellow of man, he also ceases to be the master and becomes the equal or fellow of nonhuman beings. [...] Symbolically [...] structural life is snuffed out by animality and nature, even as it is being regenerated by these very same forces. One dies into nature to be reborn from it71.
Ces observations, Turner essaie de les placer dans une théorie. Plutôt qu'une théorie du social, c'est une théorie du « collectif ». Je ne sais pas si on peut – ou pourrait – établir des corrélations entre les observations anthropologiques qu'il utilise souvent pour décrire une phase liminale et notre cerveau ou système limbique. Mais la phase liminale, comme son nom l'indique, constitue un seuil, une frontière, une zone obscure entre la nature et la culture, et une zone prégnante d'affectivité et d'émotion. Et le terme limbique (de limes, comme liminal) se retrouve donc dans le désignateur pour la portion de notre cerveau qui est identifié au « vieux cortex » des mammifères primitifs72. Et dans la description que fait le neurologue Jean-Pierre Changeux de « l'homme au cerveau déchiré », le quart des adultes des pays industrialisés qui « se "tranquillisent" chimiquement » le font avec des benzodiazépines73. Et celles-ci agissent sur le système limbique et concernent la vie émotionnelle. Enfin, dans la description que Gellner fait des circonstances de l'apparition et de la diffusion du mouvement psychanalytique, peut- être y a-t-il un indice qui pointe dans la même direction? Peut-on faire des hypothèses sur les relations qui paraissent plausibles entre ces faits, ces théories, qui se rapportent à la culture, à un malaise dans la culture?
Voilà! Je ne crois pas que l'objet de l'entreprise de Turner soit d'appliquer « une démarche structuraliste ». Bien sûr, il reconnaît qu'une société ne peut pas « fonctionner » sans structures. Mais ce qui importe, c'est que sans autre chose que les structures elle est sans vie, sans énergie, sans mouvement. Tout rapporter, le liminal, le marginal, l'affect, « au profit du structurel » (Augé ; et voir Rosaldo), c'est le lire selon le schéma hylémorphique qui ne peut se représenter l'être que selon la forme et pour lequel la matière n'est qu'un indifférencié et pure puissance. Ce qu'il tente de circonscrire, c'est une zone obscure, mais c'est celle où il y a genèse de l'être, ontogenèse. Les termes du schéma hylémorphique subissent une inversion dans l'opération. Une représentation d'ensemble qui se dégage suggère que par les structures on décrit le corps des sociétés et que ce que l'anthropologue s'est efforcé d'exposer, c'est ce que le titre du l'ouvrage de Marshall Sahlins, dans sa traduction française, nomme Le coeur des sociétés74.
J'ajoute que sa thèse suppose qu'une société où les structures sont trop rigides, dominantes, ne peut qu'émousser l'affectivité, fossiliser, étioler ses membres, les « émacier », comme dirait Gellner. Par contre, étant donné les contraintes imposées par la relation à l'environnement, le climat, la géographie et la survie, l'organisation sociale est nécessaire et une société où ne régnerait que la liminalité engendrerait une structure totalitaire. Ce qu'il cherche à thématiser, c'est un équilibre des deux, celui que Simondon qualifie d'« équilibre métastable ». On pourrait parfois conclure qu'il préconise un retour à un quelconque tribalisme, à l'animalité, même à la bestialité. C'est ainsi que Popper interprète ce qu'il voit comme la frayeur platonicienne en présence de la raison socratique75. Ce que Turner ferait serait de rappeler la pensée de Pascal: « L'homme n'est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l'ange fait la bête » ; ou ce mot attribué à Leonardo da Vinci: « Si vous vous moquez du plâtre, la fresque vous vomira. »
Il y a des expressions chez Dumont qui m'ont toujours fasciné: la « culture en son origine », les « institutions enveloppantes », « ce qui est reçu » ; la distinction entre le « donné » et le « construit ». En même temps, ces assertions suscitaient des interrogations. Ce parcours que j'ai emprunté, ce détour par l'anthropologie, par une attention à une de ses dispositions et la mise à contribution de ses alentours76, n'était rien d'autre qu'un commentaire du propos de Dumont et de quelques-uns de ses thèmes. Mais je n'ai nulle prétention d'avoir ainsi voulu exposer ce qu'un auteur pense « vraiment ». J'ai travaillé pour apprendre et saisir quelque chose. Je ne veux donc pas suggérer que Dumont soutiendrait quoi que ce soit de ce que j'ai signalé, bien que de toute évidence je conçoive que c'en soit des interprétations plausibles qui vont à sa rencontre. Je me servirai du résumé que je ferai de cette quête pour composer le tableau de ces interprétations.
Commençons avec la distinction du « donné » et du « construit ». Elle ressort nettement dans celle qui est faite chez Victor Turner entre, d'une part, les structures atemporelles et, d'autre part, le lieu de la liminalité, de la « contre-structure », de la communitas. Les premiers termes de cette relation bipolaire désignent de la culture fabriquée pour des fins utilitaires, économiques, et pour assurer une organisation sociale. On peut de plus soupçonner que cette dernière a pour fonction de supporter les premières. Les seconds termes désignent encore de la culture, mais dans un sens très différent. C'est ce qui, à un niveau plus élémentaire, commande la production des structures et leur régénération. Il s'agit d'un motif qui, avant les nécessités de la survie dans l'environnement, fonde la cohésion sociale. En d'autres mots, la raison d'être du collectif serait à chercher dans des prin-cipes ontologiques et éthiques plutôt que dans des fins utilitaires77.
On a très bien vu que chez Turner, ce que les seconds termes de la relation évoquent, c'est quelque chose qui est donné, qui est reçu. Ce qu'il nomme « une puissance sans précédent », ce qui génère et régénère les structures, « le centre ou la substance d'un système de relations sociales ou d'idées », tout ce qui est constitutif de la communitas et de la liminalité, tout ce qui meut, cela est opposé, dans sa représentation conceptuelle, à ce qui est construit, aux structures, à ce qui est fabriqué. Une façon pour lui de le signaler, c'est de le rapprocher de la « nature ». Et c'est encore de la culture78. Il y a bien lieu de dire, comme le fait Dumont, qu'il s'agit de « la culture en son origine79 ».
À quoi sommes-nous affectés, ou dédiés, lorsqu'il est question de cette culture en son origine? De cela, il faut rapprocher la signification des expressions que j'ai citées au début: les « institutions enveloppantes », « les conceptions de l'existence incarnées dans des solidarités communautaires », la « maison de l'homme ». Ces expressions sont des désignateurs pour le « collectif réel » que Turner essaie de thématiser. Et les références que fait Dumont aux sociétés traditionnelles et aux « genres de vie » se comprennent par ce fait qu'il y a là des situations dans lesquelles les structures produites pour les finalités de la relation à l'environnement et de l'organisation sociale (les objets épistémiques et les objets sémiotiques socio- centrés qui médiatisent ces structures) sont alors moins développées. Nous sommes à meilleure proximité du « collectif réel », comme de la nature. Et une démonstration comme celle que veut faire Ernest Gellner pour le mouvement psy- chanalytique illustre bien, à sa manière, que les objets sémiotiques auto-centrés, que la composante « affective » (D'Andrade) de la culture, que tout cela est devenu défaillant, et que la « maison de l'homme » n'est plus habitable. Qu'est-ce qui occasionne une telle désaffectation? On voit bien que dans les thèmes et les descriptions rencontrés ci-haut, c'est toujours dans la relation entre l'homme et le monde que se loge une carence, et bien que pour certains il y ait là un progrès, ils y voient quand même une carence, un manque. Et il est aussi manifeste que la relation peut se dépeindre comme la formation et l'agrandissement d'une distance entre l'origine, le donné, ce qui est accessible dans la liminalité et la communitas, et ce qui est à notre disposition dans les structures atemporelles, dans ce qui est produit et fabriqué, et il est conséquent que dans cette situation survienne une mémoire des origines. Dans toutes les descriptions rencontrées, cette distance et cette mémoire sont actives dans la relation.
Ce qui est devenu lacunaire, ce sont les objets sémiotiques auto-centrés, ceux qui font qu'il y a « un monde habitable » (Gellner). Ce qui manque, et est pour Turner constitutif de la liminalité, de l'« affect », est ce qui pour Dumont est présent dans un « genre de vie », dans « les institutions en-veloppantes ». C'est aussi ce à quoi nous renvoyait sans cesse Le lieu de l'homme: par exemple, « le jaillissement même de la durée », les « mouvements créateurs des formes », les « sources du temps et de l'espace80 ». C'est encore, pour Turner, ce qui, à l'encontre des structures qui fabriquent des distinctions, égalise les créatures. C'est ce que Dumont décrit lorsqu'il parle d'une « solidarité de référence », d'une « adhésion commune à l'existence », ou d'« une sorte d'origine commune de tous les sujets81 ». Victor Turner cherchait toujours des moyens pour décrire ce qu'il percevait sur le terrain, pour expliquer ce qu'il éprouvait en faisant l'expérience des rituels, du social process. Il en aurait trouvé abondamment dans Le lieu de l'homme et dans L'anthropologie en l'absence de l'homme.
Que dégager de cela, si ce n'est que ce qui est reçu ou donné est de quelque manière l'objet d'un investissement affectif, qui nous reporte aux « sources du temps et de l'espace », à « l'expérience d'une puissance sans précédent ». Que c'est aussi « une adhésion commune à l'existence » ou une appartenance à la nature. Ajoutons à cela que de la vigueur de ce donné dépendent le bien- être et la quiétude des individus. Et ce que laissent entrevoir les descriptions que j'ai évoquées, provenant de la tragédie, de l'anthropologie, de l'interprétation de l'histoire de la philosophie, de la neurologie, du commentaire sur le mouvement psychanalytique, ce sont autant de signes, divers, qu'effectivement il y a une relation entre ce bien-être, cette quiétude, et ce donné. Voilà, je crois, une façon de retrouver ce que Dumont conclut à la fin de L'anthropologie en l'absence de l'homme, à savoir que les anthropologies ne sont pas à considérer « dans ce qu'elles nous apprennent de l'homme, mais en ce qu'elles trahissent les embarras de sa culture82 ». Par ailleurs, il appert que lorsqu'un anthropologue s'applique à exposer ce qui est « donné », on semble bien ne pas parvenir à l'apercevoir, à l'intérieur même de l'anthropologie. Autre moyen, peut-être, de marquer une absence, ou l'exil de l'« homme ». Mais ce qui se profile aussi, c'est que ce qui est donné ne cesse pas d'être énigmatique. Dans le fait, l'homme « s'interroge83 » et, en vérité, nous en sommes toujours au -« connais- toi toi-même ».
1Dans: Claude Savary,
« Prolégomènes à une philosophie politique de la culture et de
la science », Sociologie et sociétés, XIV, 2, octobre
1982 (Regards sur la théorie: Débat à propos
de L'anthropologie en l'absence de l'homme de
Fernand Dumont), p. 150-165 (à la p. 153).
2. Fernand Dumont, « L'idée de
développement culturel: esquisse pour une psychanalyse »,
Sociologie et sociétés, XI, 1, 1979, p. 7-31.
3. Voir, par exemple:
Jacques Monod cité et commenté par Prigogine et Stengers,
La Nouvelle Alliance. Métamorphose de la science,
Paris, Gallimard, 1979, p. 37-38.
4. Fernand Dumont,
L'anthropologie en l'absence de l'homme, Paris, Presses
universitaires
de France, 1981.
5. Fernand Dumont, « Note sur
l'analyse des idéologies », Recherches sociographiques,
IV, 2, 1963, p. 161.
6. J'ai repris ici ce
que j'avais consigné dans mon article de 1982 cité à
la note 1.
7. Je présente les rudiments d'une
conceptualité qui doit servir à exposer la logique
et la méthode pour tout le domaine des études sur la
culture. Je travaille avec deux concepts clés, celui
d'agent et celui d'objet de l'activité
symbolique. Cette conceptualité est appliquée aux études
sur la culture et les catégories qu'elle met en oeuvre
ne sont pas celles des auteurs-anthropologues mais celles
de l'analyste, de l'épistémologue. De plus, lorsque
je dis qu'un auteur-anthropologue applique un modèle (pour
décrire un agent ou un objet), j'emploie ce terme
dans un sens large. Au sens strict, un modèle est une
construction relativement formalisée définissant systématiquement
des variables et des relations (voir: B. Walliser, Systèmes et
modèles, Paris, Seuil, 1977, p. 116) et c'est
là aussi une tâche de l'analyste. Au sens large, le
terme est ici utilisé pour indiquer qu'il y a des éléments, des
idées, des germes qui pourront servir au modèle
systématisé que construirait l'analyste.
8. On trouvera un article
sur l'« anthropologie cognitive » dans le Dictionnaire
de l'ethnologie et de l'anthropologie de Bonte et
Izard (Paris, Presses universitaires de France, 1991).
C'est Fernand Dumont qui m'en a le premier signalé l'existence.
9. J'utilise bien sûr
ici ce mot au sens qu'on lui donne lorsqu'on estime
qu'une explication pour un fait l'appauvrit, en laisse
tomber un aspect « essentiel ».
10. Frederic
Schick,
Having Reasons. An Essay on Rationality and Sociability,
Princeton, NJ, Princeton University Press, 1964.
12. Marshall
Sahlins,
Au coeur des sociétés. Raison utilitaire et raison
culturelle, Paris, Gallimard, 1980, p. 153-155.
13. Ainsi,
Dumont écrira
que « l'histoire produit ma culture » (L'anthropologie
en l'absence de l'homme, p. 349).
14. Ce jugement
s'applique
non seulement aux travaux de Sahlins mais à l'ensemble
de l'anthropologie symbolique ou culturelle. Cela peut
s'illustrer par ces remarques qui visent cette forme
de l'anthropologie dans une discussion où Sahlins est
pris comme un auteur exemplaire: « Because we often
had considerable difficulty understanding symbolic anthropologists,
our attempt to reinterpret their views is based on rather
free interpretations of the original texts. We are emboldened to
offer the following analysis only by the equally
frank admission of practitioners of this subdiscipline
that considerable debate over such fundamental issues
divides them, as well » (Robert Boyd et Peter J. Richerson,
Culture and the Evolutionary Process, Chicago,
The University of Chicago Press, 1985, p. 272).
15. Fernand
Dumont,
L'anthropologie..., p. 320.
18. Ce terme,
chez Dumont,
ne désigne pas une discipline, mais tout discours sur
l'homme, et le mouvement de culture qui le contient.
19. Fernand
Dumont,
Les idéologies, Paris, Presses universitaires
de France, 1974, p. 165-166.
20. Fernand
Dumont,
L'anthropologie..., p. 351.
22. Un tel
résumé des
positions, auquel j'ai ajouté mes commentaires et explicitations,
se trouve dans J. G. Merquior, The Veil and the Mask.
Essays on Culture and Ideology, Londres, Routledge
& Kegan Paul, 1979 (ch. 5: The symbolic ; or culture, value
and symbol, p. 101-102).
23. Michelle Z.
Rosaldo,
« Toward an anthropology of self and feeling », dans:
Richard A. Shweder et Robert A. LeVine (sous la direction
de), Culture Theory. Essays on Mind, Self, and Emotion,
Cambridge University Press, 1984, p. 151, note 2.
24. Marc Augé,
« Vers
un refus de l'alternative sens-fonction », L'Homme,
XVIII, 3-4, juillet- décembre 1978, p. 149.
26. De
l'« énergie », des « affects » sont des
exemples de ce que j'appelle des objets informationnels.
27. À cet
égard, l'analyse
faite par Roy G. D'Andrade est exemplaire et je m'en
inspire ici (voir: « Cultural meaning systems », dans:
Richard A. Shweder et Robert A. LeVine (sous la direction
de), p. 114-116) . On constate que pour les deux premières
« fonctions » on a un contenu informationnel assez grand:
la signification « sert » à connaître et contrôler
l'environnement, à assigner des places et des rôles, à stabiliser
la
structure. Les descripteurs renvoient à un monde empirique
objectif. Mais la troisième a, de ce point de vue, un
contenu beaucoup plus restreint, renvoie à un « monde »
subjectif ; l'information est alors quasi nulle: dire
que la signification donne du sens, c'est faire une
tautologie.
28. Comme c'est
le cas
pour Dan Sperber dans: Le symbolisme en général,
Paris, Hermann, 1974.
29. V. Clifford
Hooker,
« Philosophy and meta-philosophy of science: Empiricism,
popperianism and realism », Synthèse, 32, 1975, p. 101,
183.
30. Voir: S.
Lynne Mackenzie, « Emotion », dans: Bynum, Browne et
Porter (sous la direction de), Dictionary of the History of
Science, Princeton, Princeton University Press, 1985, p.
120-121 ; aussi S. Rose, Le cerveau conscient, Paris,
Seuil,
1975, p. 292 ; un cerveau encore plus ancien, le cerveau
reptilien, est estimé en faire partie par Jean-Pierre
Changeux (L'homme neuronal, Paris, Fayard, 1983,
p. 140), mais il peut être soutenu qu'il en est séparé,
comme chez Jerome H. Barkow, Sex and Status. Biological
Approaches to Mind and Culture, Toronto, University
of Toronto Press, 1989, p. 84-85.
31. Une telle
conception
est déjà très présente, si ce n'est canonique, dans
l'ouvrage classique de C. K. Ogden et I. A. Richards,
The Meaning of Meaning, New York, Harcourt, Brace
& World, 1923 (1re édition). On y lira que
l'usage émotif du langage est « probably more primitive »
(p. 149), que ce qui est émotif dans le langage constitue
une perturbation, etc. Sans pouvoir l'expliciter, je
présume qu'il y a en tout cela une dévalorisation du
non- référentiel. Lisant un autre de mes textes, Normand
Lacharité me demande si ma stratégie serait de faire
passer le non-référentiel du côté du référentiel. Non.
Je pense comme lui qu'il faut accepter le caractère
non référentiel de l'art, etc., mais élargir « la conception
étroite de la rationalité » qui prévaut habituellement.
32. Je présume
aussi
que c'est par un quelconque état de ce système que Dan
Sperber veut expliquer le symbolique, pris dans son
sens restreint. Il l'attribue à l'idiosyncrasie de l'intellect,
c'est-à-dire que lorsque l'esprit est incapable d'établir
la pertinence cognitive de son objet, lorsqu'il ne peut
pas le comprendre rationnellement, le mécanisme conceptuel
échoue et alors le symbolisme prend la relève, et le
référentiel et le sémantique deviennent la proie du
pouvoir symbolisant de l'esprit et une pulsion évocatrice
se nourrit de la connaissance.
33. Voir son
Dramas,
Fields, and Metaphors. Symbolic Action in Human Society,
Ithaca, Cornell University Press, 1974, p. 28-33 ; aussi
Les tambours d'affliction. Analyse des rituels
chez les Ndembu de Zambie, Paris, Gallimard, 1972,
p. 32-33, où Freud est typifié comme une application
rigoureuse d'une métaphore biologique à l'étude des
sociétés humaines. Comme nous le montrent les notations
plus techniques des articles « Functionalism » et
« Homeostasis »
du Dictionary of the History of Science de Bynum,
Browne et Porter (op. cit.), cette relation entre
le fonctionnalisme et la biologie est tout à fait attestée
par l'histoire des idées. L'analyse de Turner (dans
Dramas...) rapporte aussi à la biologie les idées
de progrès, de développement, de téléologie ou processus
dirigé: c'est à relier à ce que fait Dumont dans son
article « L'idée de développement culturel: esquisse
pour une psychanalyse », loc. cit.
34. Comme dans
Victor
Turner, « Symbols in Ndembu ritual », dans Dorothy Emmet
et Alasdair MacIntyre (sous la direction de), Sociological
Theory and Philosophical Analysis, Londres, MacMillan,
1970, p. 150-182 (notamment p. 164, 178) ; il y a de
ce texte une traduction française de Suzanne Gauvin,
« Les symboles dans les rituels Ndembu », dans: Josiane
Boulad-Ayoub (sous la direction de), L'activité symbolique dans
la vie sociale, Département de philosophie,
Université du Québec à Montréal, Presses de l'Université
du Québec, 1991, p. 65-104.
35. Victor
Turner, Dramas..., p. 31.
36. Il est
curieux que
dans cette formulation, le principe unificateur soit
aussi par ailleurs un des contraires!
37. Voir ci-
haut mes
notes 24 et 25.
38. Michelle Z.
Rosaldo,
loc. cit., p. 151.
39. Victor
Turner, « Symbols in Ndembu rituals », loc. cit.,
p. 162.
41. « The
exchange of
qualities makes desirable what is socially necessary
by establishing a right relationship between involuntary
sentiments and the requirements of social structure.
People are induced to want to do what they must do »
(Victor Turner, Dramas..., p. 56).
42. Victor
Turner, Dramas..., p. 32.
44. En fait la
communitas, qui est un lien social, une forme de
sociabilité, indépendante des différences, des statuts, des
particularités, déborde
de l'individu et est donc du transindividuel. C'est
pour cela que je dis que c'est d'un autre ordre que
le structurel qui est quant à lui fabricateur des différences, pour
les fins de l'« organisation » sociale. Et la
« contre-structure », c'est, pour Turner, encore de la
structure.
45. Victor
Turner, Dramas..., p. 35.
47. Je cite la
traduction
de Mario Meunier: Sophocle, Trois tragédies. Oedipe-Roi, Oedipe
à Colone, Antigone, Paris, Albin Michel,
1949.
48. Malgré
qu'il y ait
quelque part une articulation, une relation entre ces
deux ordres. Dans Antigone, c'est la prise de
position de Hémon qui signale explicitement que les
principes auxquels Antigone défère sont « l'humanité
et c'est un peu le sens politique » (voir: Jacqueline
de Romilly, La tragédie grecque, Paris, Presses
universitaires de France, 1982, p. 84). Et puisque dans
le drame l'obstination de Créon conduit au désastre,
on peut conjecturer que Sophocle ait voulu prétendre
que les relations entre les deux ordres étaient très
étroites.
49. Karl
Reinhardt (Sophocle, Paris, Les Éditions de Minuit, 1971, p.
114) remarque
l'emprise de la nature dans ce conflit. L'opposition,
du point de vue anthropologique, est exposée par Turner
au moyen d'assertions selon lesquelles, par exemple,
c'est la culture qui fabrique des distinctions structurelles
(« It is culture that fabricates structural
distinctions... »), etc., et dans la liminalité (qui survient
tout de même
dans la culture car on ne peut s'en abstraire), elles
sont –symboliquement – éclipsées (snuffed out),
et régénérées, par des procédures d'assimilation à la
nature (Dramas..., p. 252-253). Les traits de
l'architecture bipolaire de la tragédie se retrouvent
dans la théorie de Turner. J'y reviendrai.
50. « Ces
deux-là, je
vous le dis, sont de vraies folles. L'une l'était de
naissance, l'autre le devient aussi. » Je cite la traduction
donnée dans Reinhardt, op. cit., p. 117.
51. « ...a
fully specified definition of regnant neural processes in terms of
intrinsic parameters being impossible, the human brain is
thoroughly
dependent upon cultural resources for its very operation ; and
those resources are, consequently, not adjuncts
to, but constituents of, mental activity » (The
Interpretation of Cultures, New York, Basic Books, 1973, p.
76).
52. Jean-Pierre
Changeux,
L'homme neuronal, p. 343.
53. Ernest
Gellner,
The Psychoanalytic Movement, Londres, Paladin
Books, 1985. Je cite la traduction française: Ernest
Gellner, La ruse de la déraison. Le mouvement
psychanalytique, Paris, Presses universitaires de France, 1990,
p. 133,
25.
57.
Ibid., dans
une note à la p. 146.
58. On ne
trouve rien
sur ces deux derniers points dans La ruse de la déraison
mais dans son livre Legitimation of Belief
(Cambridge University Press, 1974).
59. Karl
Popper, The
Open Society and its Enemies, vol. 1, The Spell
of Plato, Harper & Row, 1963, p. 194.
60. Une
référence à
la durée plutôt qu'au temps, pour les secondes,
correspondrait mieux à ce que Turner veut dire.
61. Victor
Turner, Dramas..., p. 273.
62.
Ibid., p.
36-37; aussi: Victor Turner, Le phénomène rituel.
Structure et contre-structure, Paris, Presses universitaires de
France, 1990, p. 130.
63. Victor
Turner, Dramas..., p. 273; voir aussi p. 36.
64. Aristote,
Métaphysique, 1037b32.
65. Gilbert
Simondon,
L'individuation psychique et collective à la lumière
des notions de forme, information, potentiel et métastabilité,
Paris, Aubier, 1989, p. 208 (voir aussi p. 11). Le souci
qu'a Turner de thématiser le social process,
de développer une processual approach, de donner
un statut ontologique (ontological status) à
l'activité symbolique (Dramas..., p. 37, 57)
est parent des efforts faits par Simondon pour penser
l'ontogénèse et l'individuation comme activité. De Simondon, voir
aussi L'individu et sa genèse physico-biologique, Paris,
Presses universitaires de France, 1964, et Du
mode d'existence des objets techniques, Paris, Aubier,
1969 (1958). Le schéma hylémorphique est discuté par
Simondon dans chacun de ces ouvrages.
66. Victor
Turner, Dramas..., p. 273.
70. Victor
Turner, Le
phénomène rituel..., p. 125. De telles remarques
suffisent pour que l'on se mette à soupçonner que les
interprétations de Augé et de Rosaldo ne vont pas de
soi.
71. Victor
Turner, Dramas..., p. 252-253.
73. Jean-Pierre
Changeux,
L'homme neuronal, p. 343.
74. Je ne peux
pas développer ici les relations que l'on pourrait faire avec la
problématique de Gregory Bateson: voir les commentaires d'Isabelle
Stengers, « Une lecture de Bateson », dans Bateson:
premier état d'un héritage (Colloque de Cerisy sous
la direction d'Yves Wilkin), Paris, Seuil, 1988, p.
120-133 (notamment p. 129-130 sur le corps et l'esprit).
75. Voir: Karl
Popper,
The Open Society..., p. 200-201. Ernest Gellner
situe sa démarche en continuité avec celle de Popper.
Mais, sur Popper, voir aussi les remarques de Paul Feyerabend dans
Against Method.
76. ...au moyen
d'un
discours parfois alambiqué, et en deux sens: compliqué
de détours mais aussi à la recherche de ce qui pour
les auteurs est essentiel.
77. C'est ce
qu'exprime
ce passage: « C'est lorsqu'un homme cesse d'avoir qu'il
peut commencer à être. C'est ce que semble
suggérer le langage rituel » (Les tambours
d'affliction, p. 34 ; voir aussi p. 32-33).
79. Fernand
Dumont,
L'anthropologie..., p. 335.
80. Fernand
Dumont,
Le lieu de l'homme. La culture comme distance et
mémoire, Montréal, HMH, 1968, p. 73-74.
81.
L'anthropologie..., p. 325, 350.
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