Accueillant, enseignant et confident

Michel Audet


Montréal, hiver 1967, dernier trimestre de ce cours classique commencé huit ans plus tôt et censé assurer mon avenir et celui de tous ceux, et de toutes celles, beaucoup plus rares, qui le terminent. À cette époque, les personnes qui terminaient le cours classique étaient réputées bonnes à rien mais propres à tout. Voilà précisément la difficulté. Il nous semblait que « tout » était possible, que toutes les options nous étaient offertes et que des emplois nous attendaient au bout de chacune d'elles. Que faire alors devant cet univers de possibilités dont aucune ne semblait vouloir se fermer ?

Ma première décision fut de choisir un programme universitaire qui repousserait encore plus loin dans le temps l'obligation de restreindre ma curiosité à un domaine circonscrit afin d'assurer ma subsistance. En effet, je préférais faire durer le plus longtemps possible cette envie de savoir peu sur tout plutôt que tout sur peu. Bien que cette première décision éliminait plusieurs programmes, les possibilités demeuraient nombreuses. Petit à petit, au fil d'interminables conversations avec différents confrères, consoeurs et professeurs du collège, après de multiples lectures menées de façon tantôt systématique, tantôt brouillonne, je parvins à restreindre la question à une alternative : l'anthropologie ou la géographie. J'associais ces deux champs à l'« autre » et à l'« ailleurs », qui m'intéressaient à plusieurs titres, mais nullement parce que j'aurais souffert de mon appartenance à une société occidentale industrialisée. L'une insistait sur le paysage, l'autre sur ceux et celles qui l'occupaient et qui, habituellement, le transformaient. L'une et l'autre s'appuyaient sur les sciences de la nature et les autres sciences de l'humain et du social. Quelques semaines plus tard, à force d'y réfléchir mais sans que je ne sache trop comment, tout devint clair. J'allais privilégier les gens. Depuis longtemps, je trouvais extraordinaires les gens ordinaires, avec un intérêt particulier pour ceux qui n'appartenaient pas à la société dans laquelle je vivais. Était-ce possible de gagner sa vie en s'intéressant aux autres ? Sur le coup, un tel projet me sembla trop beau pour être réalisable même si, je le rappelle, nos aînés nous serinaient depuis des années qu'à nos âges, avec notre formation, à cette époque, tout était possible. Pour trouver réponse à cette question, j'entrepris de rencontrer des professeurs du département d'anthropologie de l'Université de Montréal qui, tour à tour, ne se contentèrent pas de me convaincre de la « réalisabilité » de mon projet mais prirent soin de préciser que j'aurais même le choix des populations que je pourrais étudier tant les possibilités de recherche étaient abondantes par rapport au nombre de personnes inscrites dans les programmes d'anthropologie.

Je leur donnai raison. Dès lors, le principal de ce casse-tête qui s'appelait « Que faire de ma vie ? » était résolu. Il ne me restait plus qu'à déterminer où j'allais entreprendre mes études universitaires. J'étudiais et vivais seul à Montréal. Mes parents demeuraient à Lévis depuis quatre ans et souhaitaient vivement me « rapatrier » à la maison, pour des raisons à la fois affectives et financières. Quant à moi, je tenais à ce que ces deux ordres de considération n'interviennent pas dans le choix du programme de formation qui m'apparaîtrait le plus pertinent. Par ailleurs, comme je l'ai indiqué plus haut, au cours des semaines précédentes je m'étais familiarisé avec les grandes lignes des programmes d'anthropologie qu'offrait l'Université de Montréal et ils me semblaient fort satisfaisants : les quatre principaux sous-champs traditionnels de l'anthropologie y étaient enseignés et plusieurs aires culturelles faisaient l'objet de travaux de la part des professeurs du département. Je ne connaissais des programmes offerts par l'Université Laval que ce que les professeurs de l'Université de Montréal avaient bien voulu m'en dire ; ils s'étaient exprimés sans condescendance, mais certains avec beaucoup de retenue, d'autres avec un sourire assuré, autant de signaux qui me semblaient vouloir mettre en relief le caractère inutile de la question. Au delà des civilités d'usage qui caractérisent souvent les rapports entre collègues, deux éléments ressortaient nettement de leur vision des programmes d'anthropologie offerts par l'Université Laval : d'une part, le nombre de professeurs était bien inférieur à celui de Montréal. Selon les interlocuteurs, du plus dur au plus généreux, ce nombre fluctuait entre trois et six. D'autre part, ces professeurs ne formaient pas un département mais une section à l'intérieur d'un département de sociologie et d'anthropologie qui, en dépit de son appellation, était dominé par les sociologues. Bref, malgré mon souci d'examiner avec soin les programmes d'anthropologie offerts par les deux universités, ma connaissance plus grande de ceux qu'offrait l'Université de Montréal, les commentaires variés mais convergents des professeurs rencontrés dans cette université et mon souci d'indépendance vis-à-vis de mes parents favorisaient de manière fort peu subtile le choix de l'Université de Montréal. Néanmoins, pour jouer de prudence tout en disposant du temps nécessaire à la comparaison des programmes, je fis deux demandes d'admission. Désormais, je pouvais annoncer à mes parents mon choix de formation et les deux voies par lesquelles il pourrait se matérialiser.

Un soir de mars, je leur annonçai que je comptais devenir anthropologue et qu'à cette fin j'avais déposé deux demandes d'admission, l'une à l'Université de Montréal et l'autre à l'Université Laval. Mon père revint de sa surprise plus rapidement que ma mère, peut-être parce qu'il avait eu l'occasion de côtoyer et d'apprécier le travail de deux anthropologues, Louis-Jacques Dorais, alors qu'il faisait du terrain chez les Inuits, et Marc-Adélard Tremblay, très actif dans le mouvement coopératif et coresponsable d'une vaste enquête sur les budgets familiaux parrainée par le mouvement Desjardins, où travaillait mon père. Ce dernier relança la conversation en me suggérant de contacter ces deux personnes ainsi qu'un troisième anthropologue, Bernard Saladin d'Anglure, spécialiste des Inuits qui dirigeait les travaux de Louis-Jacques Dorais. Mon père affirma que ces personnes n'hésiteraient pas à répondre à mes questions, si j'en avais. Il me proposa de téléphoner à Marc-Adélard Tremblay, de fixer un rendez-vous avec lui et, si je le jugeais utile, de m'accompagner à cette rencontre. J'acceptai sur-le-champ pour faire plaisir à mon père qui, à mon grand étonnement, semblait ravi de mon choix de formation universitaire. Bien sûr, c'était en même temps une excellente occasion d'en savoir plus long sur des programmes qui, dans mon esprit, pour les raisons déjà évoquées, avaient déjà deux prises contre eux.

Peu de temps après, mon père et moi nous nous retrouvons errant dans le pavillon De Koninck inauguré quatre ans plus tôt, encore propre, et dont l'aménagement intérieur, bien qu'il rappelait déjà celui d'une prison, n'était pas encore truffé de ces cubicules, avec ou sans pilotis, qui sacrifient l'équilibre architectural à la surpopulation. Au quatrième étage de l'aile ouest, parmi des dizaines de portes toutes semblables, nous dénichons celle de Marc-Adélard Tremblay. Il était là, accueillant, souriant, délaissant une grosse plume noire pour nous tendre une main, grosse elle aussi, et forte, comme je pus le constater quelques secondes plus tard. Le bureau était petit et rempli comme un oeuf. Livres, rapports et documents divers occupaient tous les murs d'une façon, ma foi, assez ordonnée. Parmi tous les objets qui meublaient la pièce, le pupitre retint mon attention plus que tout le reste. Sous une de ces plaques de verre dont étaient honorés les pupitres d'alors se trouvait une lithographie aux couleurs vives, à première vue l'oeuvre d'un artiste amérindien. Magnifique, exotique dans ce pavillon prison, un peu triste, elle était à mes yeux la première indication que j'étais dans le bureau de quelqu'un qui s'intéresse à l'« autre », de quelqu'un qui s'intéresse aux « différences ». M. Tremblay, quant à lui, portait veston et cravate, comme s'habillaient alors la majorité des gens qui travaillaient dans des bureaux et une bonne partie des professeurs de l'époque, y compris ceux qui enseignaient en sciences de l'humain et du social. Comme doit tenter de le faire l'anthropologue qui veut « disparaître » dans le groupe qu'il étudie, la tenue vestimentaire de mon hôte lui permettait certainement de passer inaperçu dans l'univers en apparence feutré de l'Université Laval.

En dépit de son « camouflage », l'anthropologue se révéla rapidement, et avec abondance. Il fut inutile de le prier de raconter brièvement la vie qu'il menait depuis qu'il avait opté pour ce métier, et celle de ses collègues qui s'intéressaient à d'autres groupes que ceux avec lesquels il travaillait. Il fut intarissable aussi en ce qui a trait à la situation institutionnelle de la section anthropologie, à la cohabitation avec celle de sociologie à l'intérieur d'un même département, aux programmes de premier et de deuxième cycles, ainsi qu'à l'avenir de l'anthropologie à l'Université Laval. Une heure plus tard, au grand soulagement de mon père qui, je le suppose, gagnait son pari, Marc-Adélard Tremblay m'avait convaincu de la qualité de la formation qu'offrait l'Université Laval ainsi que de l'importance pour moi de m'inscrire dans cette université si, comme j'en avais évoqué la possibilité, j'envisageais de travailler chez les Inuits. En effet, l'Université s'apprêtait à accueillir Bernard Saladin d'Anglure comme professeur invité et son mandat premier serait d'élaborer et de réaliser des activités d'enseignement et de recherche portant sur cette population. Selon Marc-Adélard Tremblay, ce serait là une occasion unique pour moi de prendre un train qui serait encore en gare plutôt que de tenter de sauter dans un autre déjà lancé. Pour la première fois, mais pas la dernière, j'adoptai son point de vue.

Septembre 1967. J'arrive à l'Université Laval. Je ne connais personne à l'exception de M. Tremblay et il est trop tôt pour que je puisse déterminer si cela représente un avantage ou un inconvénient dans mes rapports avec les autres professeurs et avec mes condisciples. Le nombre de personnes inscrites aux deux cycles est si réduit qu'en quelques jours, à condition de se trouver aux bons endroits et aux bons moments, nous pouvons tous reconnaître le nom ou le visage de ceux et celles qui font partie de ce groupe. Alors que j'appréhendais le passage d'un collège de six cents étudiantes et étudiants à une université qui semblait en contenir plus de quinze mille, peut-être même vingt mille, j'ai oublié, je me retrouvais dans un groupe d'une trentaine de personnes. De plus, les rares locaux mis à notre disposition facilitaient l'émergence d'une solidarité qui ne s'effriterait que plusieurs années plus tard, à mesure que la taille du groupe croîtrait.

Marc-Adélard Tremblay était partout. Il souffrait d'ubiquité. Responsable de la section, il avait été le principal intervenant lors de l'accueil. Enseignant, il était le titulaire de trois cours obligatoires, deux offerts au trimestre d'automne et un au trimestre d'hiver. Il assurait le cours Initiation à la recherche empirique dans le tronc commun auquel devaient s'inscrire toutes les personnes qui poursuivaient un diplôme de premier cycle en sciences du social. Nous étions plus de deux cents personnes nouvellement inscrites entassées dans un des grands amphithéâtres du pavillon De Koninck ; toutefois, assez rapidement, la disposition des personnes dans ce local reproduisit les regroupements par champ, transformant ce troupeau que nous étions en autant de sous-groupes qu'il y avait de départements à la Faculté des sciences sociales. M. Tremblay enseignait ce cours en suivant une sorte de rituel auquel il ne dérogeait jamais en dépit de tous nos efforts pour l'en distraire. Il faisait son entrée très peu de temps avant le début du cours, un verre plein d'eau dans une main et sa documentation dans l'autre. Dans la salle déjà remplie, chaque fois, les murmures allaient bon train, véhiculant toujours les mêmes bêtises estudiantines, dépourvues de toute méchanceté mais sarcastiques à souhait. Invariablement, il vérifiait le bon fonctionnement du microphone dont il ne se séparait plus pendant toute la durée du cours même si, pour notre plus grand plaisir collectif, cet espèce de cordon ombilical qui le rattachait au pavillon manquait à chaque moment de le faire trébucher. Notons enfin qu'avec la régularité du métronome, d'une fois à l'autre, M. Tremblay endormait quelques auditeurs victimes à la fois d'un sommeil insuffisant et d'une voix qui, il faut le dire, en dépit ou à cause du micro, facilitait le repos.

Depuis plusieurs trimestres, ce cours était le banc d'essai d'un manuscrit qui allait devenir, un an plus tard, le livre intitulé Initiation à la recherche dans les sciences humaines, un ouvrage obligatoire pendant de nombreuses années dans les programmes en sciences de l'humain et du social, aussi bien au cégep qu'à l'université. Alternant entre l'abstraction et l'illustration tirée de ses propres travaux de recherche, M. Tremblay nous inculquait sa vision de l'activité scientifique, une vision qui s'appuyait sur celle de ses maîtres à qui il rendit hommage au début de son livre. Parce qu'il nous rappelait régulièrement qu'il était à mettre au point la version finale du manuscrit, nous avions le sentiment, peu ou prou, de contribuer à sa réalisation, d'être une des parties prenantes de la méthodologie des sciences du social au Québec. Cette prétention était bien entendu tout à fait disproportionnée par rapport à notre contribution réelle ; néanmoins, je lui suis reconnaissant d'avoir su, par là, gonfler notre confiance naissante en nos capacités de recherche.

Le deuxième cours obligatoire enseigné par M. Tremblay ne l'était que pour les personnes inscrites en anthropologie. Le Laboratoire d'ethnographie comptait peu d'étudiants et d'étudiantes mais faisait l'objet d'un encadrement que peu d'universités pourraient offrir aujourd'hui. En effet, sous la direction de M. Tremblay, trois étudiants de deuxième cycle agissant comme assistants d'enseignement nous encadraient de façon extrêmement serrée. Je faisais partie du sous-groupe de Serge Genest, qui s'occupait de nous avec la même passion, la même verve que celle que nous lui connaissons aujourd'hui. Dans ce cours qui visait à nous familiariser avec des travaux de pionniers de l'anthropologie, nous apprenions aussi à lire à bonne vitesse en anglais, à déconstruire l'argumentation des auteurs et à réaliser un dossier de lecture critique. C'était une sorte d'initiation à la pensée anthropologique qui venait compléter la fresque historique que nous brossait, dans un autre cours, Paul Mercier, un professeur invité qui était aussi auteur d'un petit livre fort utile appelé Histoire de l'anthropologie. M. Tremblay et ses lieutenants insistaient sur l'importance de bien comprendre les travaux déjà existants ; ils soutenaient que ces travaux imprégnaient encore, directement ou indirectement, la pensée anthropologique contemporaine aussi bien dans ses aspects conceptuels qu'opératoires. Aujourd'hui, ce message me paraît encore plus important qu'à l'époque et il me semble valoir pour l'ensemble des sciences du social.

Ce premier trimestre d'anthropologie ne se résume pas à sa seule dimension scolaire. Le petit groupe que formait la « tribu » des anthropologues patentés ou en voie de l'être avait une vie collective passablement intense et M. Tremblay n'invoquait pas ses responsabilités familiales, pourtant nombreuses, pour ne participer qu'aux activités scolaires. Deux événements en témoignent. Dès la première semaine, les plus anciens, professeurs et étudiants, organisèrent un repas dans un restaurant du Vieux-Québec pour marquer le début du trimestre. S'y trouvaient tous les professeurs, la professeure de l'époque, Nancy Schmitz, et l'ensemble des étudiantes et étudiants des premier et deuxième cycles à l'exception, je pense, de quelques-uns qui n'étaient pas encore rentrés de leur terrain. Pendant ce repas, à quelques occasions, le silence de l'auditoire qui écoutait M. Tremblay raconter ses histoires témoignait du respect qu'on lui accordait. À d'autres moments, cependant, il savait afficher ce coude à coude qu'il avait dû apprendre très tôt au pays de ses ancêtres et sur des terrains comme l'Acadie ou les chantiers de bûcherons, terrains dont il nous entretenait souvent, parfois trop souvent.

Un peu plus tard, en octobre je pense, il fit une nouvelle démonstration de son souci de « rassembler » le groupe. Il invita la « tribu » à passer une journée à sa résidence, aux Éboulements, dans le comté de Charlevoix. Nous nous retrouvâmes, environ une quinzaine de personnes, foulant le sol des Tremblay, guidés par le maître des lieux qui, manifestement, s'émouvait de sa seule présence dans son terroir, qui était aussi son terreau. Il nous expliqua en détail quels étaient ses plans d'aménagement de la maison et du terrain ; puis, il nous fit visiter le coeur du village. Ensuite, il nous entraîna dans l'escalade d'une montagne qui domine sa propriété et le village, et qui, bien sûr, donne un point de vue imprenable sur le fleuve et l'île aux Coudres. Plus tard, il orchestra la préparation d'un repas typique de Charlevoix, soupe aux gourganes oblige, suivi de l'initiation des personnes nouvellement inscrites au programme. Ce soir-là, madame et monsieur Tremblay firent preuve de beaucoup de patience et d'une grande compréhension...

Cette journée mémorable révélait une autre facette du personnage. M. Tremblay n'était pas qu'un enseignant incapable de se séparer de son verre d'eau et de son micro pour affronter un grand groupe ; il était aussi un homme profondément enraciné dans un coin de pays dont il respectait les particularités et dont il appréciait la beauté. Il était enfin une sorte de « père affectueux » pour les gens qu'il estimait, et parmi ces gens se trouvaient ceux et celles qui, comme lui, faisaient de l'anthropologie leur métier. Aujourd'hui, je me plais à penser que M. Tremblay était un père avant d'être un enseignant, mais un père respectueux de l'autre, fidèle en cela à un principe directeur du métier qu'il pratiquait.

Pendant l'hiver 1968, je suivis le cours Techniques ethnographiques. Le professeur Tremblay était métamorphosé. Ce n'était plus l'enseignant un peu distant aux prises avec quelques centaines de personnes qui, trop souvent, profitaient du cours pour faire autre chose, chahuter ou se reposer. Il devint l'animateur de ce petit groupe d'une dizaine de personnes que nous formions, nous livrant ses « secrets » de terrain les uns après les autres, de façon à la fois méthodique et anecdotique. Sous sa direction, le carnaval de Québec fut l'occasion de pratiquer certaines méthodes et techniques. L'arrivée de Bonhomme, la vente de bougies, le choix des duchesses et de la Reine, le couronnement de cette dernière, les défilés, les courses de voitures et de canots, autant d'événements parmi bien d'autres au cours desquels nous devions pratiquer l'observation participante et l'observation non participante, la rédaction d'un journal de bord, l'entrevue non dirigée, semi-dirigée ou dirigée, le questionnaire oral et le questionnaire écrit, et l'étude documentaire. À ma grande surprise, M. Tremblay réussit à nous convaincre du caractère exotique d'un événement qui nous était pourtant extrêmement familier, y compris à l'ex-Montréalais que j'étais. En effet, en tant qu'étudiant à Montréal dont les parents demeuraient à Lévis, j'avais été, chaque année, un gibier de choix pour mes confrères et consoeurs de Montréal qui souhaitaient participer au carnaval de Québec à peu de frais. J'avais donc prisé, puis subi cette activité chaque hiver depuis 1962. Bref, c'est au cours Techniques ethnographiques que je dois l'apprentissage de méthodes et de techniques de recherche que je n'ai jamais cessé d'utiliser depuis, y compris dans d'autres cadres d'étude que celui de la recherche anthropologique. Parmi tous les cours que m'a enseignés M. Tremblay, quel que soit le cycle, Techniques ethnographiques est celui qui a révélé l'enseignant à son meilleur. Pas étonnant, l'homme de terrain avait pris le dessus !

Pendant l'hiver 1968, presque un an après ma première rencontre avec M. Tremblay, je lui fis part des démarches que j'avais entreprises auprès de Bernard Saladin d'Anglure afin d'aller sur le terrain dès la fin de ma première année plutôt qu'au terme de l'année suivante. Je cherchais à savoir si, à ses yeux, j'avais raison de penser qu'il n'était pas prématuré d'agir ainsi. Plus précisément, je voulais évaluer avec une tierce personne le risque d'un échec qui, après coup, serait attribuable à ma préparation insuffisante. Un tel échec se répercuterait sur la suite de mon programme et remettrait en question la possibilité même que je pratique le métier d'anthropologue. Après quelques questions relativement aux cours que j'avais suivis, à ma préparation spécifique au terrain chez les Inuits et à l'encadrement que pourrait m'offrir Bernard Saladin d'Anglure, il déclara que, s'il m'était possible de participer à une recherche dès l'été 1968, il me fallait saisir cette chance sans hésiter. Selon lui le risque d'échec, sans être nul, était bien inférieur à l'incidence positive qu'un tel terrain pourrait avoir sur ma formation. Quelques mois plus tard, Bernard Saladin d'Anglure obtenait une subvention de recherche et me sélectionnait pour aller séjourner dans un village inuit pendant les quatre mois de l'été 1968. Ce dernier fut certes le grand responsable et le maître d'oeuvre de cette occasion unique qui m'était offerte et je n'ai jamais cessé de lui en être reconnaissant ; toutefois, l'appui reçu de Marc-Adélard Tremblay décupla la confiance qu'il me fallait avoir pour espérer réussir cette première tentative d'exercer le métier que j'avais choisi.

Au printemps 1969, Bernard Saladin d'Anglure put m'offrir de nouveau la possibilité de séjourner pendant plusieurs mois dans un village inuit. Nous mîmes au point un projet qui, d'une part, s'appuyait sur le séjour de l'année précédente et qui, d'autre part, permettrait de réaliser une thèse de maîtrise. Je prévoyais en effet commencer ma scolarité de maîtrise en septembre 1969, concurremment avec la fin de ma scolarité de baccalauréat. L'examen des conditions de réalisation de mon projet de thèse nous permit de constater que, en tant que professeur invité, Bernard Saladin d'Anglure n'était pas habilité à diriger ma thèse bien qu'elle se réaliserait lors d'un projet de recherche dont il était le titulaire. Une fois encore, Marc-Adélard Tremblay, à qui nous avions soumis la difficulté, intervint de manière à faciliter la poursuite de ma formation. Il accepta de devenir, le moment venu, le directeur de recherche nominal, tout en permettant à Bernard Saladin d'Anglure d'assumer pleinement cette tâche, sans obliger ce dernier à débattre chaque fois avec lui des décisions à prendre. En somme, il nous couvrait sans tirer quelque avantage symbolique ou matériel de ce service qu'il me rendait. Pour la troisième fois, son intervention marquait pour le mieux ma trajectoire scolaire.

De 1970 à 1974, j'ai collaboré à différents projets de recherche sur les Inuits tout en participant à l'administration du département d'anthropologie, créé en 1970. Marc-Adélard Tremblay, premier directeur du département et en même temps vice-doyen de la Faculté des sciences sociales, avait cédé sa place quelques mois plus tard à Bernard Saladin d'Anglure qui avait accepté, après avoir posé comme condition d'obtenir de l'aide afin de ne pas mettre en péril ses recherches et, en particulier, ses séjours sur le terrain. J'incarnai cette aide en tant qu'adjoint au directeur.

Au printemps 1974, je rencontrai de nouveau Marc-Adélard Tremblay pour lui soumettre un projet qui affecterait profondément ma vie. Après quatre années consacrées en bonne partie à l'administration des activités d'enseignement et de recherche des membres du département, je conclus que ce travail ne me déplaisait pas mais qu'en sciences du social, à tout le moins à l'Université Laval, nous nous organisions bien mal. Je songeais donc à étudier en sciences de l'administration dans le but de revenir ensuite contribuer de manière plus efficace à l'organisation de l'enseignement et de la recherche en sciences du social. Je ne mesurais pas encore la grande naïveté qui habitait cette idée. Concrètement, j'étudiais la possibilité d'entreprendre une maîtrise en administration des affaires (M.B.A.), dans la faculté voisine. M. Tremblay, actif dans l'administration universitaire depuis 1968, jugea ce projet d'un bon oeil tout en m'invitant à bien réfléchir aux conséquences qui en résulteraient, à évaluer avec soin les conséquences de mon retrait d'un terrain où je séjournais régulièrement depuis six ans. Poursuivre ce projet d'étude exigerait de sacrifier une spécialisation, si minime soit-elle, au profit d'une autre. J'avais déjà pris la décision de quitter le terrain pour des raisons d'ordre éthique et politique qui, dans le contexte d'alors, m'apparaissaient déterminantes. Ma rencontre avec Marc-Adélard Tremblay m'amena à examiner de nouveau cette décision, que j'ai maintenue.

Quelques mois plus tard, pendant l'été 1974, je déposais ma thèse de maîtrise que j'avais négligée pendant toutes ces années partagées entre les recherches des autres et l'administration des activités du département. En septembre 1974, je me retrouvais inscrit à un second programme de maîtrise qui allait me permettre, croyais-je, d'apprendre à mieux organiser. Quatre semaines me suffirent pour comprendre que ce n'était pas ce que j'y apprendrais et que ce séjour en sciences de l'administration prendrait plutôt la forme d'un terrain rempli d'un exotisme tout à fait déconcertant. J'étais fasciné par les propos que j'entendais et les comportements que j'observais, aussi bien ceux de mes professeurs que ceux d'une grande majorité des étudiantes et étudiants inscrits à l'un ou l'autre des programmes qu'offrait la Faculté des sciences de l'administration. Un mortel comme moi qui provient d'anthropologie et qui pénètre dans l'univers des sciences de l'administration sans prendre la moindre précaution, sans s'y préparer comme l'exige n'importe quel séjour sur le terrain, se voit immergé dans un monde qui ne manque pas d'étonner. Cet univers est rempli de gens qui croient pouvoir façonner le monde à volonté, ou qui ont pour objectif d'accumuler le maximum de revenus et dont le rapport à l'univers est exclusivement marchand. Les programmes de formation sont conçus de manière à inculquer des valeurs, attitudes, normes et comportements de cet ordre. Un tel monde peut paraître étrange mais, en même temps, il peut devenir un terrain remarquable pour celui ou celle qui veut bien l'étudier. Cela ne me fut possible qu'en évitant soigneusement de faire mien cet univers qui, je dois l'admettre, pèse lourd, comme une chape, sur la société dans laquelle je vis, au point de la pénétrer dans tous ses interstices.

L'automne 1975 marquait le début de ma seconde année d'études en sciences de l'administration. Il me fallait, avant le printemps 1976, avoir déniché un emploi. Pendant l'automne, la possibilité de revenir travailler à la Faculté des sciences sociales prit forme au fil de conversations avec des professeurs qui songeaient à s'occuper activement de la nomination du prochain doyen, qui aurait lieu au cours de l'hiver 1976. Selon eux, il était possible qu'un poste puisse être ajouté à la direction de la Faculté, et à leurs yeux je représentais un type de candidature intéressant étant donné ma double formation. J'en pris bonne note tout en reprenant contact avec Louis-Edmond Hamelin afin d'explorer avec lui la possibilité de travailler à Yellowknife, au service du gouvernement des Territoires du Nord-Ouest. Je discutai aussi avec différentes personnes du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien où j'avais travaillé pendant l'été 1975. Bref, un retour au travail sur le campus s'accordait bien avec l'idée qui était à l'origine de mon séjour en sciences de l'administration mais cela n'était encore, un an plus tard, qu'une idée. En conséquence, j'examinais aussi d'autres possibilités qui me permettraient de tirer profit de ma double formation et de mon expérience de travail.

J'entrai en contact de nouveau avec M. Tremblay pour lui soumettre ces différentes options et pour connaître son opinion sur le mérite respectif de chacune. Deux éléments ressortirent de cette conversation. Selon lui, chaque possibilité était porteuse d'avenir, mais il m'invitait à bien prendre conscience des particularités de chacune. La fonction publique est différente de l'Université et, à l'intérieur de la première, celle des Territoires du Nord-Ouest se distingue à plusieurs égards de celle du gouvernement fédéral. Il s'agissait donc de trois voies susceptibles de diverger considérablement l'une de l'autre. Puis, il me servit une mise en garde : si je décidais d'accepter un emploi à l'Université, il valait mieux que ce soit en tant que profes-seur. Selon lui, à l'Université, les non-professeurs, y compris ceux qui ont une formation comparable à celle des professeurs, occupent une position structurelle défavorable et n'ont pas la vie facile en comparaison de celle que peuvent mener les professeurs. Il me rappela avec insistance que l'Université était avant tout une république de professeurs et que ceux-ci, collectivement, dominaient la vie universitaire, au grand déplaisir, entre autres, des non-professeurs dont la formation est équivalente à celle des professeurs. Je fus surpris par cette remarque et par le poids qu'il lui accordait. Jamais l'Université ne m'avait parue aussi stratifiée que le laissait entendre M. Tremblay et le poste qu'avaient évoqué les personnes rencontrées à propos d'un retour à la Faculté des sciences sociales pouvait, à mes yeux, être tout aussi bien un poste de professeur qu'un poste de non-professeur. Jusqu'alors, cet aspect de la question m'avait laissé indifférent ; mieux, il n'existait pas.

Je n'eus pas à m'interroger très longtemps sur cette question puisque, dans les semaines qui suivirent, il fut acquis que si un poste était créé dans le but de revoir la gestion de la Faculté, ce serait un poste de professeur, ce qui permettrait, selon mes interlocuteurs, d'augmenter la légitimité de son titulaire auprès du corps professoral. Cette prise de position s'accordait avec la lecture que M. Tremblay avait faite de la situation générale à l'Université. Ainsi, bien qu'à ce moment-là je n'eus pas à tenir compte de l'avis ferme qu'il m'avait donné, il m'avait sensibilisé à une dimension de la vie universitaire qui m'apparut, hélas, de plus en plus perceptible au fil des années. L'Université de 1994 est bien plus bureaucratisée qu'elle ne l'était en 1975 et le Conseil de l'Université a fait place à deux instances décisionnelles dont une accorde plus de place aux gens de l'extérieur ; mais en dépit de ces transformations, elle demeure une république de professeurs. Par son propos, M. Tremblay visait tout simplement à m'encourager à faire partie du groupe dominant, à un moment où j'aurais pu avoir la possibilité de demeurer à l'Université en ayant le choix de le faire comme professeur ou comme non-professeur. Je lui suis reconnaissant de m'avoir guidé de la sorte bien que le tout se soit joué sans que j'aie eu à décider si j'allais adopter ou non son point de vue.

En avril 1976, l'Université Laval m'offrait un emploi comme professeur rattaché à la Faculté des sciences sociales. Sitôt accepté, je fus nommé vice-doyen exécutif de cette faculté sur recommandation de son Conseil, à la demande du nouveau doyen, Renaud Santerre. Le poste était strictement administratif et ne comportait aucune charge d'enseignement et de recherche. Deux ans plus tard, j'informai le doyen d'une décision prise quelques semaines plus tôt : je comptais m'inscrire à des études de doctorat et prendre pour objet d'étude l'institution universitaire. Ce choix d'objet supposait que je m'inscrive en sociologie ou en administration et politique scolaire plutôt qu'en anthropologie parce que, à ma connaissance, aucun anthropologue ne travaillait sur cet objet, comme s'il ne relevait pas de l'anthropologie. Peut-être est-ce encore le cas aujourd'hui, quinze ans plus tard. Une fois de plus, je rencontrai M. Tremblay pour l'informer de cette décision et pour lui demander son avis. Il m'a semblé ravi du choix que j'avais fait et de l'importance que j'accordais à connaître son point de vue. Le « père affectueux » me paraissait flatté qu'un ancien élève persiste dans sa quête de bons conseils auprès de lui. Il s'offrit comme répondant auprès des universités avec lesquelles j'entrerais en contact et des organismes subventionnaires auxquels je soumettrais une demande de bourse. J'obtins deux bourses, sans doute en bonne partie grâce à ses recommandations, toujours flatteuses.

En septembre 1982, j'étais sur le point de déposer ma thèse de doctorat et j'enseignais « mes » premiers cours, ceux dont j'étais, pour la première fois, le titulaire. Bien que recruté comme professeur depuis 1976, six ans plus tard je l'étais enfin de façon pleine et entière. J'enseignais des cours que j'avais construits seul. Cette fois, me dis-je, je faisais enfin partie de ces professeurs « ordinaires » dont M. Tremblay disait qu'ils étaient l'âme de l'Université. Pour la première fois, en effet, j'avais le sentiment d'avoir réalisé, après maints détours, ce dont il avait été question lors de ma première rencontre avec M. Tremblay, quinze ans plus tôt. J'étais devenu un « universitaire ». Peut-être y serais-je arrivé sans lui, sans jamais l'avoir rencontré, sans ses multiples avis, sans ses innombrables appuis, y compris ceux dont je n'ai jamais eu connaissance pendant ces années où je vivais de petit contrat en petit contrat. Je ne le saurai jamais. Une chose, cependant, est claire à mes yeux. Sa présence, son exemple et ses conseils ont profondément marqué ma trajectoire de vie, pour le meilleur.

Bien que je me sois attardé sur le cas que je connais le mieux, il ne servait qu'à illustrer mon propos et je sais que de nombreuses générations d'étudiants et d'étudiantes pourraient témoigner à leur tour de la profonde influence qu'a eue M. Tremblay dans leur vie. Marc-Adélard Tremblay ne s'est pas contenté de « mettre au monde » l'anthropologie à l'Université Laval. Il a aussi, et surtout, formé des personnes, et parmi elles, des universitaires. Il a contribué à l'essor de l'anthropologie, et plus largement au rayonnement de l'Université, une institution qu'il a animée et qui l'a animé pendant un demi-siècle. Il a droit au repos. Parviendrons-nous à l'en convaincre ?


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