Problématique des groupes ethniqueset de l'autonomie au Nicaragua

Louis Gilbert


Introduction

Une région distincte

Population et organisation administrative

Une mise en contexte

Évolution politique

La Loi d'autonomie

L'autonomie des Misquitos

Les gouvernements régionaux en 1992

Le facteur INDERA

Conclusion

Notes

Références bibliographiques


Introduction

La côte Atlantique du Nicaragua représente, à première vue, une énigme pour la plupart des observateurs étrangers au pays, mais aussi et surtout pour les Nicaraguayens de la côte Pacifique, qui ont toujours eu de la difficulté à comprendre ce qui s'y passe et comment il se fait que les gens qui y vivent ont des manières et des valeurs différentes de celles des autres Nicaraguayens. La culture du Nicaragua elle-même montre une complexité bien particulière et se différencie substantiellement de la culture de ses voisins et des autres pays latino-américains. C'est une terre de violence, où les forces de la nature se conjuguent avec les soubresauts de l'histoire. C'est aussi une terre abondante de richesses qui ont toujours suscité la convoitise de l'extérieur et mis le pays à la remorque de la politique internationale. Les grands rêves de ses gouvernants, qui concernaient toujours les ressources de la côte Atlantique, se sont heurtés à des groupes humains pour qui ces rêves signifiaient plutôt de mauvais réveils. L'intégration forcée de la côte Atlantique au cadre politique et institutionnel du Nicaragua s'est aussi faite, dès 1894, en opposition aux « Costenos », orientés vers le monde anglo-saxon et allergiques à la culture espagnole et nicaraguayenne. De plus, pour ses habitants amérindiens, l'histoire des 500 dernières années se résume à une érosion lente d'une autonomie précédant la venue des Européens. Dans le nouvel équilibre imposé de l'extérieur à leur région, les peuples autochtones et les autres ethnies de la côte Atlantique n'ont pas eu la meilleure part. C'est dans ce contexte extrêmement compliqué et imbriqué dans d'autres contextes extérieurs au Nicaragua que se situe la quête récente d'autonomie qui a débouché dans une lutte armée contre les sandinistes à partir de 1981 et qui a produit la loi d'autonomie de 1987 (Ley de Autonomia), résultat des initiatives du gouvernement sandiniste qui cherchait comment en arriver à un cessez-le-feu avec les Misquitos.

Une région distincte

La côte Atlantique comprend la moitié orientale de toute la superficie du pays, vers la mer des Caraïbes et l'océan Atlantique. C'est une région différente du reste du pays à plusieurs points de vue : ethnique, culturel, politique, géographique, socio-économique. Une histoire parallèle a aussi rendu les deux côtes du pays antagonistes et imperméables l'une à l'autre et explique leurs difficultés de relations (Duflo, Ruellan et al., 1985).

Population et organisation administrative

La grande majorité (environ 90 %) de la population du Nicaragua habite la partie occidentale du pays et est généralement catégorisée « mestiza », résultat du mélange des conquérants espagnols et de leurs descendants avec des groupes amérindiens majoritaires mais aussi avec une population minoritaire d'esclaves africains. Les 10 % restants habitent la côte Atlantique et se distinguent du reste du pays par leur composition multiethnique. Ces 10 % comprennent des Mestizos (44 %), trois groupes ethniques d'origine amérindienne dont les Misquitos (35 %), les Sumos (4 %) et les Ramas (1 %) en plus de deux groupes d'origine principalement africaine, soit les Créoles (15 %) et les Garifonas (1 %).

La région de la côte Atlantique est divisée en deux parties, la Región Autónoma del Atlantico Norte (RAAN) et la Región Autónoma del Atlantico Sur (RAAS). Alors que les Mestizos se trouvent en nombre égal dans les deux régions, les Misquitos et les Sumos sont surtout concentrés dans la RAAN et les Créoles dans la RAAS. Les Ramas et les Garifonas, qui forment deux groupes ethniques très minoritaires, se trouvent tous dans la RAAS (Vilas, 1990).

Ces populations sont aujourd'hui en majorité dans les capitales régionales de Puerto Cabezas, dans la RAAN, avec 35 000 habitants, de Bluefields, dans la RAAS, avec 65 000 habitants, ainsi que dans les quelques autres centres (cabeceras) des autres municipios1 de la côte Atlantique. Le reste de la population vit dans des centaines de petites localités (aldeas) dispersées et isolées.

Les ethnies amérindiennes

Les Misquitos, les Sumos et les Ramas sont des populations d'origine amérindienne dont les ancêtres, désignés sous d'autres noms, étaient déjà sur place il y a 500 ans. L'expansion territoriale et démographique des Misquitos s'est faite avec l'apport de populations européennes et africaines avec qui ils sont entrés en contact, au détriment des communautés amérindiennes voisines dont les Sumos et les Ramas, qui sont devenus leurs clients en quelque sorte. Les Misquitos ont aussi développé des relations commerciales et politiques avec les pirates des Antilles et les représentants de l'Empire colonial anglais, et ont eu à lutter contre les Espagnols et plus tard les Nicaraguayens pour conserver leur autonomie. Plusieurs auteurs (Dozier, 1985 ; Dunbar Ortiz, 1988 ; Helms, 1971 ; Vilas, 1990) sont d'avis que ces relations commerciales privilégiées avec le monde extérieur ont donné un avantage certain aux Misquitos sur les autres groupes amérindiens de leur région, en leur permettant de s'adapter à des pratiques politiques et culturelles différentes tout en maintenant leur langue (le misquito) et l'essentiel de leurs coutumes et traditions. Les membres de ce groupe ethnique sont très actifs politiquement et représentent des protagonistes importants dans la défense des droits autochtones à l'échelle des Amériques. Les Sumos forment le second groupe amérindien en importance. Ils se réfugieront à l'intérieur des terres devant la progression des Misquitos tout en maintenant leurs traditions et leur langue. Les Ramas, quant à eux, sont très peu nombreux, parlent le créole anglais et sont soumis à la pression de la ville de Bluefields.

Les populations d'origine africaine

Les populations d'origine africaine comprennent les Créoles (ou Criollos)2 et les Garifonas. Les Créoles forment une population d'origine multiple issue surtout d'Africains amenés sur la Côte par les planteurs anglais et auxquels se sont joints par la suite des esclaves en fuite, des Noirs libres de la Jamaïque, des travailleurs noirs du Sud des États-Unis et aussi des Garifonas.

Les Créoles ont joué un rôle particulier sur la Côte, comme esclaves des planteurs anglais et ensuite comme agents de l'Empire britannique. Lors de la constitution d'une « Réserve de la Mosquitia », ils contrôlaient le conseil du roi misquito (Miskito King), intronisé par les Anglais. Les Créoles ont grandement profité des institutions des religieux moraves à Bluefields et, dans une certaine mesure aussi, des institutions éducatives de la Jamaïque. Mais, lors de la « Reincorporación » de 1894 par le Nicaragua, les Mestizos ont évincé les Créoles des institutions régionales, ce qui a provoqué des révoltes, de la frustration et, par la suite, amené une certaine résignation. (Sujo, 1986)

Les Garifonas, quant à eux, sont les descendants des derniers Indiens caraïbes et de Noirs en fuite les ayant rejoints sur l'île Saint-Vincent. Leurs descendants en révolte seront laissés sur les côtes du Honduras par les Anglais au XVIIIe siècle. Leurs communautés se sont ensuite répandues le long de la côte Atlantique de l'Amérique centrale entre le Belize et le Costa Rica. Ils habitent quelques petites communautés sur la Laguna de Perlas (Pearl Lagoon).

Les Mestizos 3

Les Mestizos ont immigré sur la Côte comme travailleurs avec les compagnies nord-américaines venues exploiter les ressources naturelles (caoutchouc, bananes, mines, forêts). La « Reincorporación » de 1894 entraînera un nouvel afflux de Mestizos, militaires, professeurs, religieux, administrateurs et commerçants. Cela s'est ajouté au mouvement continu de colonisation vers les terres agricoles. Les Mestizos ne forment pas une communauté « ethnique » comme les autres groupes ethniques de la région. Par ailleurs, ce groupe jouit de l'appui culturel, politique et institutionnel du Nicaragua, de langue et de culture espagnole.

Une mise en contexte

Chacune des ethnies qui habitent la Côte a un horizon historique bien particulier. Les cinq ethnies qui en sont originaires opposent leurs langues (misquito, sumo ou créole anglais) et leurs traditions amérindiennes, afro-antillaises ou britanniques à l'espagnol et aux traditions latino-américaines. Alors que les Mestizos sont surtout catholiques, les représentants des cinq ethnies se rattachent en grande majorité à des églises protestantes, dont principalement l'église morave qui a façonné les institutions de la Côte en collaboration avec les administrateurs britanniques.

Les initiatives des Britanniques leur permettront de s'opposer à la présence nicaraguayenne, mais les Américains appuieront les efforts de « réincorporation » du pays par les Nicaraguayens et obtiendront ainsi un accès illimité aux ressources du pays, plaçant ainsi leurs pions pour l'autre partie de l'enjeu, qui était le contrôle du futur canal interocéanique devant traverser le Nicaragua.

La « Reincorporación » de 1894 permettra d'appliquer dans la région avec les structures politiques et institutionnelles du Nicaragua, ce qui reléguera ainsi dans l'ombre les structures britanniques, la Réserve de la Mosquitia avec son roi et son conseil, les fonctionnaires créoles et les institutions d'éducation mises en place par l'Église morave dès 1850. Cela s'accompagnera d'une tentative d'imposer l'espagnol au détriment des langues utilisées sur la Côte (principalement le misquito et le créole). (Ohland, Schneider et al., 1983)

La présence des compagnies nord-américaines avait permis aux communautés de la côte Atlantique de retirer certains avantages de l'exploitation des ressources naturelles, mais ces avantages se sont évanouis avec le retrait des dernières compagnies d'exploitation minière, d'exploitation des ressources agricoles (bananes) et forestières (bois précieux, pin, caoutchouc). La guerre de libération menée par Augusto Sandino de 1927 à 1933 fera diminuer encore plus les activités économiques de la côte Atlantique à cause de la destruction des installations des compagnies nord-américaines, dont la Standard Fruit, qui fournissaient de l'emploi aux Misquitos. Le résultat en fut un retour des travailleurs à l'économie d'autosubsistance.

L'assassinat de Sandino consacrera l'instauration de la dictature des Somozas qui ne seront écartés du pouvoir qu'en 1979, par les héritiers spirituels de Sandino. Les Nicaraguayens entreront alors dans une autre décennie de guerre larvée où la révolution sandiniste, porteuse d'espoir, s'est trouvée confrontée à des intérêts dépassant les frontières du pays. Ainsi, les Américains appuyaient les opposants au régime, qu'ils soient anciens gardes de Somoza, contras, ex-sandinistes ou groupes indigènes de la côte Atlantique du pays tandis que le bloc communiste et principalement Cuba intervenait dans l'appui au Frente Sandinista de Liberación Nacional (FSLN). Les signes de l'effondrement du bloc communiste, l'épuisement des forces en présence, la volonté de paix des protagonistes et surtout les efforts des pays voisins, tout cela a permis la fin de la guerre en 1989 et la tenue d'une élection démocratique à laquelle ont participé toutes les forces en présence.

Pourtant, dès 1979, les sandinistes s'étaient présentés sur la Côte avec de bonnes intentions mais avec des idées préconçues sur les attentes et les aspirations des populations qui y vivaient. Ils venaient y faire la promotion de la « civilisation nicaraguayenne » de langue et culture espagnole et voulaient faire adhérer les gens à la logique révolutionnaire du FSLN, centrée sur la lutte au capitalisme et aux grandes propriétés. Mais ils s'adressaient à des Misquitos et à des Sumos qui vivaient sur des terres communales, qui n'avaient jamais connu la propriété privée et dont les exploiteurs avaient été les grandes compagnies et les Mestizos. L'imposition de l'espagnol et d'un horizon politique nicaraguayen signifiait aussi un sevrage des liens privilégiés que les Créoles maintenaient avec le monde anglo-saxon. Les sandinistes devenaient aussi les défenseurs des Mestizos refoulés vers des terres moins fertiles de la côte Atlantique par les grands propriétaires terriens convertis au coton et à l'agriculture d'exportation.

En prenant le pouvoir, le gouvernement sandiniste nationalisait les terres sans tenir compte des réclamations des Amérindiens. Cette initiative ne venait pas améliorer les relations entre les deux côtes du pays.

Alors que la révolution contre les Somozas avait peu affecté la côte Atlantique, la guerre contre les Contras prendra plein effet. Les communautés du Rio Coco et plusieurs autres communautés seront le lieu de combats entre les parties, ce qui provoquera d'importants mouvements de population et marquera profondément l'organisation traditionnelle des communautés.

Évolution politique

Le leadership des groupes ethniques de la Côte a évolué au cours des années. Schneider (Ohland et Schneider, 1983 : 32) note que les Misquitos n'ont jamais eu de système politique centralisé et que les villages étaient économiquement autosuffisants et politiquement indépendants les uns des autres.

Au temps des relations commerciales, les leaders des communautés étaient autonomes dans leurs communautés. Peu à peu, l'influence des représentants de la couronne britannique et des religieux moraves s'est fait sentir.

Après la « Reincorporación » de 1894, les Créoles et les Moraves perdront leur prééminence. Dès les années 60, les moraves participeront avec d'autres groupements religieux à l'établissement de coopératives dans la région du Rio Coco pour aider les Sumos et les Misquitos à sortir de la dépendance envers les commerçants mestizos et chinois. L'autochtonisation de l'église morave, dès le début des années 70, assurera une conjonction des objectifs religieux et politiques des groupes autochtones et favorisera la création par les Misquitos et les Sumos en 1974 de leur première organisation politique, l'ALPROMISU (Alianza para el Progreso de los Miskitos y de los Sumus) (Vilas, 1990). Cela se passait à l'époque de la prise de conscience des groupes indigènes en Amérique du Nord et de la fondation, à laquelle ont participé des leaders misquitos, de la première association pan-indigéniste, le Conseil mondial des autochtones (World Council of Indigenous People : Consejo Mundial de los Pueblos Indigenas). Les autochtones4 de la côte Atlantique du Nicaragua ont commencé dès lors à rechercher la protection et l'appui des instances internationales dans leur quête de justice.

En 1979, à l'instigation des sandinistes récemment portés au pouvoir, plus de 700 délégués de 250 communautés se réunissent à Puerto Cabezas et fondent MISURASATA (MIskito SUmu RAma SAndinista asla TAkanka : Alliance des Misquitos, Sumos, Ramas et sandinistes). Dans l'espoir d'une conjonction entre leurs aspirations autochtones et celles de la Révolution, les Amérindiens appuient alors la révolution sandiniste (Capri et al., 1992).

Il est à noter que ce sont les Misquitos qui ont pris les devants dans toutes ces organisations autochtones auxquelles ils ont participé et qu'ils y dominaient, d'une certaine façon, les Sumos et les Ramas tout en excluant les Créoles. Les Sumos se retireront assez rapidement de MISURASATA et travailleront avec leurs propres organisations dont SUKAWALA (Sumu Kalpapakna Wahaine Lami : Mouvement indigène des communautés sumos), SUMOS DE KARAWALA et FISUNIC (Federación indigena de los Sumos de Nicaragua). Des dissensions importantes se font aussi jour entre leurs diverses factions.

Les Créoles, pour leur part, feront l'essai de leur propre organisation en 1979, la SICC (Southern Indigenous and Creole Community), qui comprenait des Créoles, des Garifonas et des Ramas. Cette organisation s'est fortement opposée au gouvernement sandiniste en 1979 à l'encontre de MISURASATA, qui avait fait alliance avec eux. Elle disparaîtra en 1980 après l'emprisonnement des leaders créoles.

La création de MISURASATA force le leadership centré sur la vie des villages à s'ouvrir à un leadership panmisquito. Cette alliance de 1979 avec les sandinistes permet aux Misquitos surtout et aux Sumos de développer leurs propres organisations : Organisation des femmes, Jeunesses de MISURASATA et Conseil des Anciens. Les deux mille participants au programme d'alphabétisation sont principalement misquitos, font partie des Jeunesses de MISURASATA et jouent un rôle de plus en plus grand dans les communautés où ils interviennent. Ce renforcement du leadership autochtone est à l'origine du plan de 1981 où MISURASATA réclame le droit à la propriété des terres communales pour les autochtones et leur droit de gérer les ressources de la côte Atlantique au profit de ses habitants. MISURASATA demande aussi que l'État nicaraguayen devienne multiethnique (Ohland, Schneider et al., 1983).

Les demandes de MISURASATA et la compétition de ses organisations avec celles des sandinistes irriteront le gouvernement, qui fera emprisonner les leaders de l'organisation en février 1981. Une confrontation sanglante suit à Prinzapolka et donne le signal de l'opposition armée des Misquitos contre le gouvernement sandiniste. C'est l'exil vers les pays limitrophes. Le gouvernement sandiniste produit alors une « Déclaration de principes » où le Front sandiniste réaffirme l'unité de la nation et du territoire nicaraguayen, la propriété de l'ensemble du peuple nicaraguayen sur toutes les ressources naturelles du territoire pour permettre l'amélioration des conditions de vie de toute la population. Il reconnaît par ailleurs aux communautés indigènes le droit de conserver leurs langues, leurs cultures et leurs traditions, leur droit à la propriété communautaire des terres sur lesquelles elles vivent, leur droit de recevoir un quota des bénéfices de l'exploitation forestière, leur droit d'organisation et celui de participer à l'administration de la Côte et de l'ensemble du Nicaragua.

La Loi d'autonomie

De la guerre du début des années 80 et des initiatives de paix des sandinistes pour s'en extirper sortira la Loi d'autonomie de la côte Atlantique, de 1987. Cette loi est basée sur une série de principes établis à partir de 1985 par deux commissions nationales sur l'autonomie, où les questions d'unité nationale et d'intégrité territoriale sont demeurées la préoccupation principale du gouvernement du Nicaragua. Des commissions locales, formées de représentants de toutes les communautés, participaient aux discussions concernant le projet d'autonomie pendant que le gouvernement sandiniste négociait avec les groupes armés, principalement misquitos, pour les amener à déposer les armes.

La Ley de Autonomia a prévu l'établissement d'une assemblée régionale pour chacune de deux régions de la côte Atlantique, soit la Región Autónoma del Atlantico Norte (RAAN) et la Región Autónoma del Atlantico Sur (RAAS), qui correspondent aux parties nord et sud de cette moitié du pays.

La Ley de Autonomia n'a commencé à être mise en application qu'en 1990 avec l'élection des deux gouvernements régionaux. Chacune des deux régions est maintenant gouvernée par une assemblée régionale et un conseil exécutif dirigé par un coordonnateur régional ou « gouverneur ». Chacune des assemblées comprend 45 « concejales » élus et représentants des districts électoraux, en plus d'inclure les députés régionaux aussi membres de l'Assemblée nationale (2 pour la RAAN et 1 pour la RAAS). Chacune de ces assemblées régionales peut faire des lois et des règlements sur son territoire.

Le coordonnateur régional ou « gouverneur » est élu par l'ensemble des membres de chacune des assemblées régionales. Il a comme fonction de représenter les régions auprès du gouvernement central et de s'assurer que les décisions des gouvernements autonomes sont prises en compte par le gouvernement central. C'est par un code électoral à venir que les gouvernements régionaux assureront la représentation des groupes indigènes et ethniques, ce qui est conforme à cette autre partie de la loi qui prévoit que les membres des communautés de la côte Atlantique auront le droit de décider de leur propre identité ethnique et de la définir. Mais l'importance démographique des Mestizos pourrait avoir des effets importants sur le développement du code électoral et pourrait assurer, à l'avenir, leur prédominance dans les assemblées des gouvernements autonomes, surtout dans la RAAS.

Les gouvernements autonomes ont aussi le pouvoir de résoudre les problèmes de limites des terres communales et d'adapter les lois nationales aux particularités des régions. Ils ont aussi le pouvoir de taxation et pourront finalement passer des lois dans les domaines de la culture et des langues autochtones, des terres, de l'eau et des forêts. Bien que la loi prévoie que les ententes sur l'exploitation des ressources dépendront des gouvernements autonomes, le débat reste à faire parce que les régions considèrent qu'elles ne reçoivent pas leur dû dans les accords d'exploitation des ressources conclus entre le gouvernement central et les organismes extérieurs, principalement les compagnies de pêche étrangères.

L'autonomie des Misquitos

Lors des négociations menant à la loi, plusieurs des leaders misquitos se sont opposés à ce que le territoire soit scindé en deux parties, mais il est évident que le gouvernement central voulait ainsi reconnaître les différences substantielles entre les deux parties de la côte Atlantique. Les raisons invoquées pour cette division ont été la difficulté réelle du transport par terre et par air vers ces deux régions et le manque de lien entre elles. Il était évident aussi que les Misquitos, de par leur histoire, leur importance et leur résistance, croyaient détenir un droit important quand à leur participation à la gestion de l'ensemble de la côte Atlantique. Le gouvernement voulait peut-être ainsi empêcher la domination d'une ethnie sur toutes les autres et s'assurer que les gouvernements autonomes ne soient pas trop éloignés des communautés de leur région.

Les Misquitos de la RAAN défendent une autonomie basée sur les droits historiques, sur un « droit inhérent », tandis que les Créoles de la RAAS semblent plus intéressés à une autonomie qui correspondrait à une régionalisation des opérations du gouvernement et des pouvoirs de décision. Les Amérindiens participent déjà, pour leur part, à des négociations pour définir et délimiter leurs terres communales afin de contrer les effets de la colonisation métisse et de l'exploitation des ressources de leur territoire.

Certains Misquitos ont critiqué le peu de pouvoir réel des gouvernements autonomes qui, selon eux, peuvent tout au plus conseiller le gouvernement central sur les plans faits à Managua, en dehors de la côte Atlantique. Ils auraient voulu qu'un traité soit tout d'abord conclu entre eux et le gouvernement du Nicaragua. Pour eux, une vraie loi d'autonomie tiendrait compte des droits historiques et territoriaux des Misquitos et prévoirait des territoires autonomes dirigés par des gouvernements ethniques autochtones. Les gouvernements régionaux traiteraient des questions de relations entre les ethnies de la Côte.

Il est vrai que la Ley de Autonomia n'a pas réglé la question de fond des droits historiques et territoriaux des autochtones. Mais les avenues existent pour que les autochtones puissent obtenir la reconnaissance de leurs terres communales par le gouvernement central pendant que les gouvernements régionaux, auxquels ils participent, élaborent des règlements concernant l'exploitation et la protection des ressources du territoire afin que les retombées de leur exploitation profitent aux gens de la Côte.

C'est assurément une loi d'autonomie faite en réaction aux demandes initiales des Misquitos, mais elle a été donnée à tout le monde, même à ceux qui ne l'avaient pas requise. C'est pour cela que les Mestizos ne savent pas quoi en faire et voudraient s'assurer que le processus d'autonomie ne signifie pas leur exclusion. De plus, certains représentants du gouvernement et de la population de la côte Pacifique sont d'avis que l'attribution de droits exclusifs au détriment d'une partie de la population pourrait créer des catégories différentes de citoyens. Il existe certainement une crainte du gouvernement central et de la majorité mestiza de perdre le pouvoir sur les ressources et de voir l'intégrité du pays affectée. Il est vrai qu'une autonomie qui fonctionnerait pourrait permettre aux gens de la côte Atlantique de gérer leurs ressources naturelles, ce qui, selon certains commentateurs, pourrait provoquer une confrontation des intérêts entre les deux côtes.

Les gouvernements régionaux en 1992

À la fin de 1992, les gouvernements régionaux n'avaient pas encore réussi à trouver leur vitesse de croisière. Le plan de l'ex-gouvernement sandiniste de leur décentraliser ses opérations n'avait pas encore été mis en application. Les assemblées des deux gouvernements régionaux en sont encore au balbutiement dans la recherche de leur voie. Ces difficultés ont nui au développement par les gouvernements régionaux des mécanismes nécessaires pour exercer leur autonomie. D'un côté, les consejales élus en 1990 au sein des assemblées des gouvernements régionaux sont novices pour la plupart par rapport aux fonctions qu'ils doivent assumer et, d'un autre côté, le débat politique sert dans un premier temps à canaliser des différences qui auraient pu, autrement, s'exprimer de façon violente.

Les partis politiques, les gouvernements régionaux, les instances régionales de divers niveaux, les regroupements ethniques, le gouvernement central, les ministères, tous ont un intérêt dans ce projet d'autonomie, qui aura des effets dans les relations entre la côte Atlantique et la côte Pacifique, dans le mode de fonctionnement des régions de la côte Atlantique, dans la relation entre les bureaux régionaux des ministères et les gouvernements régionaux, et dans le mode de fonctionnement de plusieurs organismes locaux.

Il est clair que les gouvernements autonomes devraient être les principaux instruments du changement. La participation proportionnelle de tous les groupes ethniques de la côte Atlantique est déjà un atout, mais la volonté du gouvernement central d'aller de l'avant avec cette loi se vérifiera seulement s'il donne son appui aux initiatives et au fonctionnement des deux gouvernements régionaux. Mais, actuellement, les gouvernements régionaux n'ont pas le financement et les ressources nécessaires pour consolider leur organisation et mettre en oeuvre leurs politiques. Il faut aussi remarquer les dissensions politiques qui paralysent les assemblées régionales. Par ailleurs, le gouvernement de la UNO (Unidad Nicaragüense de la Oposición) n'est pas celui qui a négocié les termes de la Ley de Autonomia et ne voit pas le même intérêt que les sandinistes à la défendre et à en faire la promotion.

De plus, les gouvernements régionaux reproduisent à plus petite échelle les oppositions de la UNO et du FSLN qui marquent l'Assemblée nationale. La différence sur la côte Atlantique est que la UNO y est alliée avec le parti YATAMA représentant surtout les Misquitos. Mais les frontières ethniques ne sont pas aussi imperméables que l'on pourrait croire, même si un observateur de l'extérieur pourrait associer dans un premier temps le parti YATAMA avec les Misquitos, la UNO avec les Créoles et le FSLN avec les Mestizos.

Les gouvernements régionaux sont aussi le lieu d'un débat sur les droits territoriaux et sur le contrôle des ressources par les groupes ethniques. La défense des droits historiques et de l'autonomie des groupes amérindiens trouve un écho plus large dans la RAAN, où la population misquito et sumo représente la majorité.

Les gouvernements régionaux souffrent de plus de sérieux problèmes d'organisation à cause du manque de financement et de structure d'appui sur le plan local, ce qui complique les communications avec les communautés isolées et réparties sur l'ensemble du territoire. Pour consolider les gouvernements régionaux, il faudrait consolider les structures intermédiaires des administrations des municipios et les conseils des communautés. Tous ces facteurs empêchent le renforcement du processus d'autonomie.

Le facteur INDERA

En parallèle avec la Loi d'autonomie, le gouvernement de la UNO a créé par décret ministériel, immédiatement après son arrivée au pouvoir en 1990, l'INDERA (Instituto de desarrollo de la Costa Atlantica) en nommant à sa tête Brooklyn Rivera, Misquito originaire de la RAAN, un des fondateurs et ensuite leader de MISURASATA, avant de devenir chef de l'opposition armée misquito à partir de Costa Rica et ensuite un des principaux leaders du parti YATAMA. Déjà en 1980, le gouvernement sandiniste avait créé l'INNICA (Instituto Nicaragüense para la Costa Atlantica), afin de coordonner les activités du gouvernement sur la côte Atlantique, à partir de Managua. Les leaders misquitos avaient alors reproché au gouvernement sandiniste de ne pas les avoir consultés en créant cet organisme dirigé par un Mestizo qui ne parlait ni misquito ni anglais, et un Créole associé aux luttes FSLN. Les Misquitos voyaient là une façon du gouvernement central de nuire à MISURASATA et de réduire l'influence des gens de la Côte dans le gouvernement sandiniste de 1979 auquel participait alors MISURASATA.

Pour plusieurs, l'INDERA se trouve vis-à-vis de la RAAN et de la RAAS dans la même position que l'INNICA se trouvait vis-à-vis de MISURASATA. C'est sans doute ce qui a amené, dans un premier temps, la demande de dissolution de cet organisme par les deux gouvernements régionaux.

De plus, même si l'INDERA se voit comme point de contact avec la RAAN et la RAAS et comme un organisme parapluie de planification et de coordination du développement des régions autonomes de la côte Atlantique, son rôle par rapport aux gouvernements régionaux n'est pas très clair. De l'extérieur, on a l'impression d'une certaine duplication des activités entre tous ces organismes, tout en reconnaissant le besoin d'une coordination des activités entre le gouvernement central et les gouvernements régionaux.

Conclusion

L'expérience nicaraguayenne est extrêmement utile pour les groupes qui vivent des expériences similaires, même si la Ley de Autonomia est particulière sous plusieurs de ses aspects aux conditions historiques et politiques du Nicaragua. Cette loi a dû prendre en considération les droits des minorités et un contexte de relations multiethniques. Elle se situe aussi dans le cadre de paramètres nationaux dont le principal est le respect de l'intégrité de l'État. L'exercice qui s'est fait au Nicaragua a pris un sens différent pour chacun des groupes ayant participé au processus d'autonomie et aussi pour chacune des deux régions où les fondements historiques et ethniques ont créé des environnements particuliers. Il y aurait des parallèles intéressants à tirer avec la situation vécue au Québec. Ainsi, les principes de négociation proposés aux Amérindiens du Nicaragua par le gouvernement sandiniste en 1981 ressemblent étrangement aux principes adoptés par l'Assemblée nationale du Québec en 1985. La Ley de Autonomia a été adoptée en 1987 par le gouvernement sandiniste à la suite d'un processus semblable à celui des Inuits du Québec qui voudraient obtenir un gouvernement régional où les considérations d'intégrité du territoire et de « multiethnicité » tiendraient une place importante. L'utilité de la loi qui a été passée au Nicaragua est sans doute due à la promesse d'avenir qu'elle représente, selon la volonté des protagonistes de mettre en place ou non le régime d'autonomie tel qu'il a été prévu. C'est en effet la seule voie ouverte actuellement pour la solution de tensions ethniques, une voie qui peut paraître imparfaite à certains mais dont les possibilités n'ont pas encore été épuisées.

Notes

CIBLE.GIF1. Division administrative correspondant à une municipalité étendue regroupant plusieurs communautés.

CIBLE.GIF2. Le terme « Créole » sera utilisé dans tout le texte parce qu'il correspond au nom que se donnent les Créoles. Le terme « criollo » est le mot espagnol utilisé par les Nicaraguayens de langue espagnole pour référer aux Créoles. Les Créoles étaient originellement les descendants de première génération des Anglais habitant la côte Atlantique. Les Créoles d'aujourd'hui ont ainsi confirmé leur parenté sociologique et parfois biologique avec ces Créoles anglais qui leur servaient de patrons, de maîtres ou même qui ont été leurs ancêtres.

CIBLE.GIF3. Le terme « Mestizo » est utilisé dans la documentation sociologique dans le contexte de la côte Atlantique pour catégoriser les Nicaraguayens originaires de la côte Pacifique et qui ne sont pas misquitos, sumos, ramas, créoles ou garifonas.

CIBLE.GIF4. Ce terme comprend les cinq ethnies qui sont présentes sur la côte Atlantique (Misquitos, Sumos, Ramas, Garifonas et Créoles) et exclut les Mestizos. Mais il peut aussi être utilisé dans son sens plus restreint et correspondre aux Amérindiens exclusivement (Misquitos, Sumos et Ramas). La loi du Nicaragua utilise « comunidad » pour désigner les groupes ethniques de la côte Atlantique.

Références bibliographiques

CIBLE.GIFButler, J., 1985. « Autonomia para la Costa », Wani : Revista sobre la Costa Atlantica. Managua, Centro de investigaciones y documentación de la Costa Atlantica (CIDCA), 2-3.

CIBLE.GIFCapri et al., 1992. El desafio de la Autonomia. Región Autónoma del Atlantico Norte (RAAN),. anagua, Centro de Apoyos a Programas y Proyectos (CAPRI) y Centro Alexander Von Humboldt.

CIBLE.GIFComité de solidarité avec le Nicaragua,1982. Nicaragua : Du rêve à la révolution. Paris.

CIBLE.GIFDozier, C.L., 1985. Nicaragua's Mosquito Shore : the Years of British and American Presence. Alabama, The University of Alabama.

CIBLE.GIFDuflo, M., F. Ruellan, et al., 1985. Le volcan nicaraguayen : Polémiques, géopolitique, sandinisme, réalisations. Paris, Découverte.

CIBLE.GIFDunbar Ortiz, R., 1988. The Miskito Indians of Nicaragua,. eport no 79, London, Minority Rights Group.

CIBLE.GIFENVIO, 1991. « La Costa en su laberinto : Qué esta sucediendo realmente ? », Junio ENVIO : Revista mensual de la Universidad Centroamericana, . Managua, ENVIO, 10, 116 (juin), p. 12-33.

CIBLE.GIFENVIO, 1991. « Autonomia de la Costa. A pesar de la UNO, », ENVIO : Revista mensual de la Universidad Centroamericana, . Managua, ENVIO, 10, 122 (décembre), p. 35-40.

CIBLE.GIFHelms, M.W., 1971. Asang. Adaptations to Culture Contact in a Miskito Community,. niversity of Florida Press.

CIBLE.GIFMolieri, J.J., 1986. El desafio indigena en Nicaragua : El caso de los Miskitos. Managua, Vanguardia.

CIBLE.GIFOhland, K., T. Schneider, et al., 1983. National Revolution and Indigenous Identity : the Conflict between Sandinists and Miskito Indians on Nicaragua's Atlantic Coast. IWGIA Document no 47, Copenhagen, Klaudine Ohland and Tobin Schneider (édit.).

CIBLE.GIFRomero, R., 1991. « El proceso de autonomia : realidades, desafios, perspectivas », WANI, . no 10.

CIBLE.GIFSujo, H., 1986. « La Reincorporación de la Mosquitia », WANI, . no 6, Managua, Nicaragua.

CIBLE.GIFUSA - Department of State, 1986. Human Rights in Nicaragua under the Sandinistas : from Revolution to Repression. Publication no 9467, Washington, D.C., Governement of United States.

CIBLE.GIFVayssiere, P. et al., 1985. Nicaragua : les contradictions du sandinisme. Paris, Éditions du CNRS.

CIBLE.GIFVernooy, R. et al., 1991. Cómo vamos a sobrevivir nosotros ? Aspectos de las pequenas economias y autonomia de la Costa Caribe de Nicaragua. Managua, CIDCA-UCA.

CIBLE.GIFVilas, C.M., 1990. Del colonialismo a la Autonomia : modernización capitalista y revolución social en la Costa Atlantica. Managua, Editorial Nueva Nicaragua.


TABLE DES
MATIERES DEBUT DE CE CHAPITRE CHAPITRE
SUIVANT


Pour tout commentaire concernant cette édition électronique:

Guy Teasdale (guy.teasdale@bibl.ulaval.ca)