L'influence de Marc-Adélard Tremblay : de la prise de conscience à la prise de confiance professionnelle

Pierre Joubert


Mes premiers rapports tangibles à la discipline remontent au cours d'introduction « Éléments d'anthropologie » qu'enseignait, en 1966-1967, M. Marc-Adélard Tremblay. J'ai le souvenir d'une salle de classe surpeuplée et surchauffée (c'étaient les derniers relents de l'époque de la propédeutique pour les étudiants de première année de la Faculté des sciences sociales) et d'une tribune surplombant cette audience, d'où émergeait un homme trapu et énergique, arborant fièrement une bague qu'il avait ramenée d'un séjour chez les Navahos.

En plus d'esquisser à grands traits les principaux courants qui jalonnent l'évolution de la discipline et d'en cerner l'objet, ou mieux le sujet, cet homme s'était donné comme mission (si j'ose dire !) de nous ramener les deux pieds sur terre, en démystifiant en quelque sorte la discipline, du moins si j'en juge avec le recul. En homme de terrain expérimenté et pragmatique, inspiré par la tradition d'empirisme de l'école de Chicago, il n'était pas sans savoir, en effet, que l'attrait de l'anthropologie procédait davantage, pour bon nombre d'étudiants, d'une vision onirique, d'inspiration rousseauiste, que d'une vision empirique, ancrée dans l'observation, la classification et l'interprétation des faits. Aussi avait-il commencé son enseignement par une sorte de déclaration liminaire, attribuable sans doute pour une bonne part au relativisme de l'anthropologue, qui m'est restée en mémoire. En nous invitant à prendre conscience qu'il faut y mettre le temps et l'énergie pour maîtriser une discipline comme l'anthropologie, il nous avait révélé, du même souffle, qu'il avait lui-même commencé à se considérer comme un « vrai » anthropologue autour de la quarantaine. En plus d'aller à l'encontre du préjugé de l'époque, qui laissait entendre que le choix des sciences humaines ou sociales constituait en quelque sorte une solution de rechange, voire de facilité, pour ceux et celles qui éprouvaient des difficultés en sciences dites exactes ou pures, il tentait de nous faire comprendre que la « socialisation » à la discipline procédait comme toute autre forme d'apprentissage du savoir : il faut commencer par apprendre à jargonner avant de s'exprimer d'une façon intelligible. En même temps, il nous indiquait que le savoir-faire requis pour la pratique de la profession allait se développer progressivement et qu'on ne pouvait se sentir en possession de ses moyens, professionnels tout au moins, qu'au bout de nombreuses années de pratique.

Quand on se fait dire, en début de formation, que la maîtrise de la discipline que l'on a choisie s'étend sur une aussi longue période, on se prend d'abord à penser qu'il s'agit d'un objectif lointain, quasi inaccessible. Puis, comme tout étudiant en rupture de ban avec les valeurs établies, on se rebiffe et on tente d'atténuer la portée d'une telle déclaration en la mettant sur le compte de l'essoufflement possible de quelqu'un qui a eu à se battre pour sa propre reconnaissance scientifique et professionnelle, ou encore, en prétextant qu'il s'agit d'une époque révolue et que, dorénavant, l'apprentissage de la profession sera moins ardu.

Ce n'est que dans le feu de l'action, au moment des premiers contacts avec le terrain, qu'on découvre, entre autres, jusqu'à quel point la réalité des rapports socioculturels est beaucoup plus complexe à appréhender qu'on ne l'imaginait et jusqu'à quel point les principaux outils de la profession (l'observation participante, les entrevues face à face, le journal de bord et autres notes de terrain, les grilles de codification des données, etc.) sont loin d'être aussi simples d'application que ce qui est écrit et décrit dans le livre du maître. Ce n'est qu'à ce moment qu'on se réconcilie avec l'exercice de démystification, voire de démythification, auquel s'était livré le professeur, quand on accepte, comme lui, de se retrousser les manches et de travailler à ras le sol, à noter au jour le jour l'ensemble des faits et gestes d'une communauté, à les classer minutieusement pour s'imprégner de leur substance, avant d'en extraire le sens et de leur attribuer une signification.

Pour en arriver à cette sagesse de l'expérience ethnographique, il faut en effet s'astreindre à observer, accumuler, compiler, classer, analyser, comparer, puis prendre du recul, avant de pouvoir dégager des lois universelles, des régularités, à travers la diversité culturelle des Navahos, des Acadiens de Portsmouth, des travailleurs forestiers, des pêcheurs de la Basse-Côte-Nord ou les comportements économiques de la famille canadienne-française. C'est de cette entreprise, à la fois éprouvante et exaltante, dont Marc-Adélard Tremblay nous entretenait dans ses cours.

Ses préoccupations pour l'étude des changements socioculturels, pour ce qu'on appelait à l'époque l'ethnographie du Canada français, pour l'application de la discipline au champ de la santé, pour les études autochtones et pour la recherche sociale appliquée sont aujourd'hui autant de sources d'inspiration fécondes qui ont influencé plusieurs générations d'anthropologues. À l'instar des Marius Barbeau, Marcel Rioux et des autres pionniers de la profession, il a donné ses lettres de noblesse à l'anthropologie québécoise, en contribuant à la construction de son identité.

M. Marc-Adélard Tremblay a été et demeure encore pour moi une source d'inspiration, que ce soit à travers son enseignement, son programme de recherche sur la côte-nord du Saint-Laurent auquel j'ai contribué, ses séminaires d'anthropologie appliquée, le « fameux » colloque sur « L'autre recherche », mes contacts avec le président du Conseil québécois de la recherche sociale ou, plus simplement, des incursions sur la terre familiale des Tremblay aux Éboulements. Je garde de lui le souvenir d'un travailleur infatigable et perspicace, qui a réussi à se maintenir aux premières loges de la profession, et ce, même après s'être engagé pendant plusieurs années dans l'administration de l'Université Laval.

Ce qui pouvait paraître impensable pour un étudiant au début de la vingtaine relève maintenant du possible pour un professionnel dans la quarantaine : reconnaître l'influence indéniable qu'a eue Marc-Adélard Tremblay sur l'évolution de son propre cheminement de carrière.

Ce n'est véritablement qu'au mitan de sa carrière (ou de sa vie !) qu'on en arrive à admettre et à reconnaître de telles influences... au moment de la prise de confiance.


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