Quelques réflexions sur la contribution de Marc-Adélard Tremblay à l'étude du comportement humain1

Alexander H. Leighton


Introduction

Un modèle opérationnel pour l'étude des groupes humains

Le modèle opérationnel à l'oeuvre

Note

Références bibliographiques


Introduction

Après avoir passé plus de soixante ans comme observateur participant au sein des sciences sociales et des sciences du comportement, je suis frappé par la difficulté qu'éprouvent ces disciplines à maintenir une croissance résultant de progrès cumulatifs. Des activités parallèles, répétitives et rétrogrades semblent être trop souvent leur lot.

J'appuie mon affirmation sur une comparaison avec les sciences biologiques (la physiologie et l'histoire naturelle), avec lesquelles je suis aussi plus ou moins familier. Le fait que de nombreuses personnes considèrent ce type de croissance progressive comme une des propriétés qui distinguent le processus scientifique de la philosophie, de la poésie, des beaux-arts et de la religion dénote l'importance de cette question.

Aux sceptiques, James Conant (1951), chimiste et ancien recteur de Harvard, propose l'expérience mentale suivante :

Ressuscitez les grands personnages de l'histoire et demandez-leur s'ils croient que leur discipline, telle qu'elle se présente aujourd'hui, « a fait des progrès ». Sans doute que Galilée, Newton et Harvey répondraient de façon nettement affirmative, tandis que ce serait tout le contraire, dans leur domaine respectif, pour Michel-Ange, Rembrandt, Dante, Milton ou Keats, ainsi que pour Thomas d'Aquin, Spinoza, Locke ou Kant.

Lorsqu'on répète l'expérience avec des figures clés de l'histoire de la sociologie (Comte et Durkheim), de l'anthropologie (Tyler, Boas et Malinowski) ou de la psychologie (Wundt, Pavlov et Freud), les résultats se rapprochent davantage des réponses de Thomas d'Aquin, Spinoza et Kant que de celles de Galilée, Newton et Harvey.

S'il est indéniable que les idées qui animent les sciences sociales et les sciences du comportement ont beaucoup changé au cours du dernier quart de siècle, leur croissance selon le mode d'approfondissements et d'ajouts significatifs paraît, à tout le moins, discutable. Ce qui semble se produire c'est que, pendant un certain temps, une série de théories et d'hypothèses monopolisent les discussions, sont analysées sur le plan logique et occasionnellement vérifiées à la lumière de données observables, puis que, sans raison apparente, elles soient déclarées dépassées, disparaissent et soient remplacées par un nouveau sujet d'intérêt. L'observation de R. Dahrendorf (cité par Binks, 1978?) selon laquelle « l'histoire s'avance en changeant de sujet » traduit clairement ce phénomène.

J'avancerais qu'un des facteurs ayant contribué à cette situation est que plusieurs chercheurs en sciences sociales n'ont su reconnaître toute l'importance d'une description minutieuse des faits comme composante du processus scientifique. L'histoire des trois derniers siècles révèle que la physique, la chimie et la biologie, entre autres sciences, ont connu une longue étape préliminaire vouée à la collecte et à l'organisation de données descriptives. Il apparaît également que c'est grâce à ce lent démarrage que ces différentes disciplines ont pu se conceptualiser et qu'ont pu se développer une méthode et une théorie pertinentes aux phénomènes étudiés. Ultérieurement, d'autres éléments du processus scientifique, tels que l'expérimentation, la modélisation mathématique et la spécialisation en théorie, ont contribué à des progrès impressionnants.

De même, on peut admettre qu'une jeune science risque de piétiner si elle tente de se soustraire à l'exercice descriptif et s'évertue plutôt à imiter les méthodes et concepts plus avancés de sciences bien établies. L'histoire suggère, en effet, qu'un choix heureux de méthodes et de concepts est grandement tributaire de la nature des phénomènes et que ceux-ci varient d'une discipline à l'autre.

Toutefois, on a vu et l'on voit encore certains anthropologues, sociologues et psychologues comprendre la place et l'importance fondamentale de la description dans le processus scientifique, et ce, qu'il s'agisse de sciences sociales ou naturelles. Ces scientifiques ont compris, comprennent, par exemple, pourquoi il a fallu que l'être humain étudie l'anatomie descriptive pendant longtemps avant d'être en mesure de s'interroger sur la physiologie et d'acquérir des connaissances cumulatives qui permettent une meilleure compréhension du fonctionnement des organes.

La connaissance descriptive d'un phénomène est une étape à la compréhension de son fonctionnement : la compréhension, ne serait-ce qu'approximative, de ce fonctionnement constitue à son tour un pas essentiel vers la capacité de s'interroger sur ses causes les plus proches ; enfin, l'appréciation de ces dernières fournit la base nécessaire pour élargir l'étude à des systèmes causals plus éloignés.

En sciences sociales, ce cadre de référence structurel-fonctionnel est associé à des chercheurs aussi renommés que Malinowski, Radcliffe-Brown, Robert Merton et Talcott Parsons. En Amérique du Nord, il a fait consensus au cours des décennies qui ont précédé et immédiatement suivi le milieu du siècle ; cette relative stabilité et cette cohérence dans l'orientation peuvent, en grande partie, tenir à la façon dont les sciences sociales et les sciences du comportement percevaient les défis posés par les problèmes criants de relations humaines qui accompagnaient les grands changements culturels observés à travers le monde, et ce, depuis la Grande Dépression des années 30 et la Seconde Guerre mondiale. C'était une époque où l'on cherchait, autant que possible, à recourir à la science pour régler des problèmes humains concrets et urgents.

La formule « science du comportement » est devenue courante dans les années 50 ; à mon avis, elle reflétait la détermination avec laquelle plusieurs chercheurs se consacraient à renouveler les méthodes scientifiques et à les utiliser dans leur discipline respective, ainsi qu'à se rapprocher d'un mode de pensée plus biologique.

On peut rattacher certains points de vue propres à cette orientation au mouvement des Lumières qui s'est dessiné en France au XVIIIe siècle, de même qu'aux traditions empiriques britanniques que Benjamin Franklin qualifia, plutôt superbement, de « connaissance utile », lorsqu'il fonda l'American Philosophical Society. On y remarque également l'influence de l'École des pragmatistes américains de la fin du XIXe siècle, en particulier celle de C.S. Pierce, de William James et de John Dewey. Ainsi, malgré quelques sévères critiques de la part d'universitaires conservateurs, les travaux des chercheurs qui avaient choisi les sciences sociales appliquées ne pouvaient être écartés, à cette époque, pour leur superficialité. À mon avis, on en a une preuve convaincante dans des ouvrages tels que The Human Problems of an Industrial Civilization, de Mayo (1933), Men Under Stress, de Grinker et Spiegel (1945), qui ont étudié les champs de bataille, et Human Problems in Technological Change, de Spicer (1952), qui traite de questions intéressantes pour les populations en développement.

L'accumulation de connaissances dans un cadre de référence pragmatique et fonctionnel commença à décliner à la fin des années 50 pour être remplacée au cours de la décennie suivante par d'autres champs d'intérêt et d'autres styles. Diverses théories, issues de la philosophie politique, de l'intuition, de la spéculation aussi bien que de la science, donnèrent prise à des dogmes et alimentèrent des plaidoyers. La rhétorique évolua en un genre de discours beaucoup plus acceptable qu'auparavant et l'innovation devint quelque chose de plus prestigieux que l'utilisation de données cumulatives comme méthode progressive de validation. Si bien qu'au seuil des années 90, le président du Social Science Research Council des États-Unis évoquait la « balkanisation » des sciences sociales (Featherman, 1991), un psychologue en vue affirmait : « La psychologie est devenue éclatée comme elle ne l'a jamais été au cours de son histoire » (Bruner, 1990) et plusieurs grandes universités américaines fermaient leur département de sociologie (Coleman, J.S., cité par Flint, 1990). De façon générale, les gens semblaient beaucoup moins impressionnés par le potentiel des sciences sociales et des sciences du comportement qu'ils ne l'avaient été quelques années auparavant.

Encore une fois, tous n'empruntèrent pas cette voie. Il y en eut quelques-uns qui continuèrent d'axer leurs travaux sur le comportement humain comme une science, même si cette orientation n'était plus à la mode ni dans les universités ni dans le public. Marc-Adélard Tremblay est de ceux-là. Ses travaux de recherche ont constamment été orientés en vue d'une accumulation du savoir et sa résistance aux effets amoindrissants d'un changement de théorie et de méthode précipité et arbitraire lui a valu un succès notoire. Plus particulièrement, ses travaux s'appuient sur la conviction qu'en tant que discipline scientifique, l'étude des relations humaines en est encore à l'étape où elle nécessite une bonne utilisation de l'enquête descriptive.

Comme les résultats des travaux de Tremblay sont généralement reconnus, honorés à leur juste valeur et abondamment commentés dans d'autres parties de cet ouvrage, il m'a paru intéressant de faire porter mon article sur le cadre de référence conceptuel dont il s'est servi, notamment au cours de ses premières enquêtes. J'ai pensé que cela pourrait mettre en lumière les raisons pour lesquelles il était si bien préparé à jouer le rôle qu'il a tenu dans les grands changements socio-économiques et culturels qui ont marqué le Québec contemporain.

Afin d'être succinct, je présenterai mon propos au moyen d'un modèle qui, à mon sens, illustre l'essentiel des méthodes de travail adoptées par M.-A. Tremblay. Ce modèle expose les principes opérationnels qui orientent la collecte des données descriptives et leur préparation pour une analyse préliminaire. Ce modèle ne laisse guère de place à la conjecture déréglée ni aux extrapolations sans la présence de données suffisantes. Tremblay est partisan de ce que Robert Merton (1968) appelle les théories de portée intermédiaire (theories of the middle range) et considère qu'au stade actuel du développement des sciences sociales toute approche allant au-delà des théories intermédiaires de causalité risque davantage d'induire en erreur que d'informer. Il a fait, à Cornell, une mineure en sociologie, mais il a aussi touché, informellement, à la psychologie de la personnalité et à la psychiatrie. En faisant partie de l'équipe qui a lancé l'étude du comté de Stirling sur l'épidémiologie des maladies mentales et la santé mentale (Hughes et al., 1960), il a participé pendant plusieurs années à des recherches sur le terrain et à des séminaires consacrés à des questions qui exigeaient de synthétiser des concepts liés à la culture, à la personnalité, à l'organisation sociale et à la santé.

Lors de sa première expérience de terrain, dans le cadre de l'étude du comté de Stirling, pendant l'été 1950, il travailla avec le regretté Émile Gosselin à une description ethnographique de la partie acadienne (environ 10 000 personnes) du comté, en se penchant sur le quotidien d'un village dont l'occupation principale était l'industrie forestière. De juin 1951 à janvier 1952, il étudia l'acculturation des Acadiens du village semi-urbain de Portsmouth, à la fois comme contribution à l'étude du comté de Stirling et pour préparer sa thèse de doctorat. De juin à novembre 1952, il étudia l'acculturation et la désintégration sociale des Navahos de Fruitland, au Nouveau-Mexique, puis regagna, jusqu'en janvier 1953, le comté de Stirling pour y décrire un village acadien prospère et bien intégré, tout en esquissant un tableau des sentiments nationalistes acadiens.

Un modèle opérationnel pour l'étude des groupes humains

Au tout début d'une discipline scientifique, il n'est jamais possible de décrire également et intégralement tous les aspects des phénomènes observés. Ceci est attribuable en grande partie aux questions que se pose l'enquêteur ou l'enquêteuse, certaines d'entre elles pouvant être implicites et encore latentes. Dans plusieurs disciplines, l'expérience démontre que l'on obtient presque toujours de meilleurs résultats lorsque les questions sont posées et développées le plus explicitement possible. Les méthodes descriptives semblent faire avancer davantage les choses lorsqu'elles sont orientées vers la résolution des problèmes. C'est pour cette raison que j'aborderai la présentation de mon modèle par ce que j'appelle « la question centrale ».

La question centrale

J'utilise cette expression pour désigner le problème ciblé par la recherche. Lorsqu'il s'agit d'une nouvelle discipline, cette question est habituellement d'abord esquissée de manière approximative, puis raffinée peu à peu au cours des travaux. Néanmoins, même au tout début, la question centrale doit être établie avec soin et formulée de façon à tenir compte des préoccupations suivantes : Existe-t-il des concepts et des méthodes qui permettraient de répondre à la question de façon scientifique ? Y aurait-il une meilleure façon de traiter de cette question, par exemple dans une dissertation pleine de sens commun ou par une proposition vue sous l'angle d'une ou de plusieurs philosophies ? Cette question est-elle utile pour cerner les besoins humains ? Est-ce que la réponse à cette question permettra de faire avancer les connaissances de base en fournissant, par exemple, un nouvel élément à un système théorique majeur ?

S'il est possible de formuler une question centrale en tenant compte des critères liés aux questions précédentes, l'étape suivante consiste à la reformuler de manière plus spécifique en tenant compte, cette fois, du moment, du lieu et des groupes de personnes en particulier qui constituent les réalités de l'objet d'étude. Ceci exige de faire, sans faute, une revue de toute la littérature pertinente et, le plus souvent, une étude préliminaire des phénomènes de même qu'un inventaire des méthodes qui seront utilisées. La question centrale doit, en principe, être formulée aussi clairement et spécifiquement que le permettent la connaissance contemporaine du sujet, les méthodes et les concepts alors disponibles ainsi que l'endroit et la population où sera conduite la recherche.

Dans l'étude de Portsmouth réalisée par Tremblay (1954), la question centrale portait sur la façon dont se produisent les changements socio-économiques et culturels, et plus particulièrement sur les facteurs d'anglicisation des Acadiens en 1950-1952.

La population à l'étude

Contrairement au sourire du chat de Cheshire, dans Les aventures d'Alice au pays des merveilles, le sujet auquel se rattache une question centrale n'a pas d'existence propre ; il se manifeste uniquement à travers le comportement des personnes qui composent une population donnée, dans un cadre spatiotemporel précis. C'est pourquoi, après avoir formulé la question centrale, il est nécessaire d'obtenir une description aussi complète que possible de la population à l'étude en ce qui concerne ses caractéristiques socioculturelles et socio-économiques ainsi que la façon dont celles-ci agissent les unes par rapport aux autres.

La description de la population à l'étude est à la fois qualitative et quantitative. Les premiers éléments d'information obtenus sont souvent d'ordre qualitatif, alors que l'importance des données quantitatives s'accroît au fur et à mesure des travaux. Ainsi, le portrait de la population à l'étude et de ses activités est le résultat d'une série d'approximations successives, chaque fois plus détaillées, exactes et conformes à la réalité que les précédentes. Les aller-retour entre cette méthode et la question centrale permettent de modifier, de préciser cette dernière et, souvent, de formuler une série de questions secondaires dont certaines seront intégrées à la recherche ou conservées pour une étude ultérieure.

Les méthodes de collecte de l'information

Les méthodes de collecte utilisées dans le modèle sont empruntées à l'ethnographie (voir Gold et Tremblay, 1973) ; elles ont connu toutefois certains développements caractérisés par l'application et l'intégration de plusieurs techniques différentes.

L'entrevue avec informateurs clés

Dans l'esprit de Tremblay, l'utilisation de cette méthode découle du fait que l'on peut diviser les populations en entités géographiques, souvent appelées « communautés ». Ainsi, Portsmouth constitue une communauté au sein de la population élargie du comté de Stirling. Une caractéristique de ces unités de population est qu'elles se composent de segments (unités de voisinage, groupes professionnels, classes sociales, groupes ethniques, paroisses, groupes communautaires, etc.) au sein desquels les conditions de vie et les attentes des individus peuvent différer considérablement de l'un à l'autre. Collectivement, on fait souvent référence à ces « segments de communauté » en termes de « structure sociale » tandis que leurs influences mutuelles et leur influence sur la communauté dans son ensemble renvoient à ce qu'on appelle son « fonctionnement ». On remarque ici une vague analogie entre les organes du corps et le corps considéré comme un tout.

L'utilisation d'informateurs clés dans le modèle n'est pas entièrement laissée au hasard ; elle commence par une sélection systématique basée sur l'hypothèse qu'aucune personne ne connaît tous les aspects de la structure et du fonctionnement d'une communauté, ni même ses aspects principaux ; aussi il faut sélectionner une batterie d'informateurs qui, à eux tous, auront une connaissance de l'ensemble de la communauté. La sélection est également tributaire de la question centrale et des problèmes particuliers qu'elle soulève. Cela signifie que les informateurs clés doivent aussi être choisis de façon à constituer une banque d'information détaillée sur les différentes façons dont se manifestent les dimensions associées à la question centrale.

Bref, la stratégie systématique consiste à choisir des informateurs qui subsument l'information en deux catégories : l'information relative au fonctionnement de la communauté dans son ensemble et, plus spécifiquement, l'information sur les variables exposant le changement particulier qui est à l'étude, soit, dans le cas qui nous concerne, l'anglicisation.

Autrement dit, parce qu'il est impossible de tout dire sur tout, l'on doit adopter une approche hiérarchique et faire des observations élémentaires sur le fonctionnement de l'ensemble de la communauté, puis d'autres plus détaillées mais limitées à celles dont la pertinence est définie par la question centrale.

Les informateurs clés peuvent être vus comme des observateurs effectifs qui, de leurs différentes positions stratégiques, ont été témoins de la plupart des événements récents. C'est au moyen des perceptions, des jugements et des souvenirs de ces personnes que le chercheur ou la chercheuse arrive à percevoir certaines répliques dans les nombreuses observations et à détecter, par conséquent, tant leur cohérence que leur incohérence de façon à pouvoir se faire une opinion, à savoir ce qui est plus certain et ce qui l'est moins.

Afin d'illustrer la stratégie de sélection par des exemples concrets, Tremblay (1957) mentionne dans ses travaux sur la Nouvelle-Écosse quels sont habituellement les informateurs clés choisis, en vertu de leur rôle formel, parmi les membres de la communauté : les conseillers, directeurs et commis municipaux, les propriétaires de grandes entreprises (par exemple de scieries), les gérants de coopératives, les médecins, les agents d'aide sociale, les banquiers et les journalistes. Une liste de ce genre peut être dressée au tout début de l'étude sur le terrain. Elle peut ensuite être modifiée et augmentée à la lumière des nouvelles données obtenues. La nouvelle liste peut alors inclure des agriculteurs, des pêcheurs, des enseignants, des prêtres, des percepteurs d'impôts, des représentants de commerce, des ménagères et des dirigeants de divers organismes bénévoles. Certaines personnes peuvent devenir des informateurs clés non pas pour leur rôle formel, mais parce que d'autres informateurs clés y font souvent allusion comme étant exceptionnellement bien renseignées sur les sujets qui intéressent le chercheur ou la chercheuse. En contrepartie, certaines des personnes qui avaient été choisies en vertu de leur rôle formel sont susceptibles de ne pas être utilisées à cause de leur piètre don pour la communication, de leur faible sens de l'observation, de leur mémoire déficiente, de leur manque d'intérêt pour la recherche, etc.

On pose généralement aux informateurs clés des questions ouvertes mais assez structurées. À l'instar du choix des informateurs clés, le contenu de l'entrevue est établi à partir de la question centrale et de l'information disponible sur la nature de la communauté. L'enquêteur ou l'enquêteuse établit la liste des sujets à traiter avant les entrevues, mais laisse habituellement libre cours à l'expression des informateurs clés.

L'observation participante

L'observation participante est planifiée et dirigée selon le même type de stratégie systématique que celle utilisée pour choisir et interroger les informateurs clés. Cette méthode de collecte présente le grand avantage de donner à l'observateur ou l'observatrice un accès direct aux phénomènes à étudier. Seule cette approche lui assure d'obtenir des observations de première main plutôt que par ouï-dire. Notons toutefois que le nombre et la nature des observations pouvant être faites par un ou même plusieurs observateurs participants sont extrêmement limités comparativement à toutes les observations qu'il serait souhaitable de réaliser.

C'est en accompagnant les gens dans leurs activités et en recueillant de l'information auprès d'eux que le chercheur ou la chercheuse enrichit et pallie cette lacune. Une partie de cette information est livrée spontanément, l'autre se présente en réponse aux questions qui surgissent dans l'esprit du chercheur ou de la chercheuse au cours de sa participation. Extrêmement enrichissante, cette information ponctuelle constitue la majeure partie de l'ensemble des données ultimement recueillies et mérite d'être classée avec soin. Elle diffère toutefois de l'information généralement plus systématique obtenue au cours de contacts prolongés avec les informateurs clés. C'est pourquoi nous pouvons qualifier ces autres sources d'« informateurs ad hoc ».

L'enquête par entrevues structurées

L'enquête systématique au moyen de plans d'entrevues et de questionnaires permet d'obtenir des données plus quantitatives. Comme il a été mentionné précédemment, le type d'information obtenue des informateurs clés et des informateurs ad hoc et au cours de l'observation participante est d'ordre principalement qualitatif. Cette caractéristique présente l'avantage de fournir une vision élargie des schèmes socioculturels, une intuition du processus en cours et des changements qui ponctuent ce processus de même que des impressions quant à leur séquence, leurs significations et leurs causes. En somme, elle permet de mieux saisir le récit de ce qui se produit. Par contre, elle présente le désavantage de constituer un mélange d'observations objectives et d'impressions subjectives qu'il est difficile de désenchevêtrer, et ce, même de façon approximative. L'information obtenue risque également d'être très imprécise quant à la nature des schèmes et aux degrés de changement pouvant être significatifs. Le paragraphe suivant est un exemple probant du type de commentaire que l'on aurait pu recueillir auprès d'un informateur clé en 1950 :

Les anciens Acadiens aimaient faire bande à part, ne pas dépendre des autres, produire sur la ferme la plupart des biens dont ils avaient besoin, réparer leurs objets eux-mêmes, être leurs propres médecins. Mon grand-père était comme ça, mais c'est avec la génération de mon père que les choses ont commencé à changer. Mon père m'a déjà dit que la façon la plus facile de traire une vache était de se servir de son chèque de paie, tu sais, se trouver un emploi et acheter son lait. Comme ça, tu n'es pas obligé de te lever à quatre heures du matin. Tu peux dormir jusqu'à sept heures et ça te rend d'autant plus riche. Bien sûr, ça veut dire avoir un patron et tu as toutes les chances qu'il soit anglais !

Comme on peut le voir, ce témoignage renseigne sur les valeurs, sur les changements dans les valeurs, sur l'orientation du changement socio-économique et sur divers autres éléments pertinents à la question centrale. Il soulève cependant plus de questions qu'il n'apporte de réponses aux problèmes de degrés, de fréquence, de proportions et de vitesse des changements dans l'unité de population. Ainsi, l'information qualitative peut être vue non seulement comme étant utile pour signaler un besoin de données quantitatives mais aussi, au fur et à mesure que s'accumule l'information, pour indiquer le type de données qu'il est nécessaire d'obtenir.

Quoique l'anthropologie culturelle et la psychiatrie clinique aient mis un certain temps à reconnaître le potentiel des enquêtes par entrevues structurées, Tremblay a adopté et intégré ces méthodes à sa conception des sciences sociales et des sciences du comportement, mettant de l'avant, dès le départ, à titre d'axiome, que les approches qualitatives et quantitatives devaient se compléter pour que l'enquête atteigne des degrés d'approximation valides et utilisables.

Afin de tirer parti du potentiel des enquêtes par entrevues structurées pour mesurer le changement social, Tremblay a développé et mis au point une échelle d'acculturation composée de deux indices : a) le comportement linguistique et b) le comportement religieux (voir à ce sujet Tremblay, 1954). Le système de Tremblay consistait en une échelle ordinale de 13 points sur laquelle pouvait prendre place chaque individu, de l'Acadien « pure laine » retrouvé dans les tranches les plus traditionnelles de la population jusqu'à l'Acadien de Portsmouth complètement anglicisé. Au moyen de cette mesure, dont la validité générale se trouvait cautionnée par de nombreux éléments qualitatifs et quantitatifs, il lui était possible d'examiner diverses autres variables ayant une incidence sur la progression ou le retard de l'acculturation. Ces variables comprenaient l'âge, le sexe, le lieu de résidence dans Portsmouth, le niveau de scolarité, l'occupation, le statut économique, la fréquence des contacts avec les anglophones, etc.

Notons en passant que les résultats réservaient certaines surprises. L'une d'elles était que les Acadiens au bas de l'échelle économique étaient très acculturés tandis que les plus riches adhéraient plus fortement à la tradition acadienne et à sa particularité. Dans plusieurs situations d'acculturation, on en observait la contrepartie, par exemple dans les ghettos culturels urbains. Pour les Acadiens de l'étude de Tremblay, il semblait que le maintien de l'identité acadienne et le dynamisme qu'exigeait la survie de la culture acadienne étaient des sentiments et un comportement que pouvaient se permettre les mieux nantis, tandis que les pauvres estimaient que leur survie et celle de leur famille étaient prioritaires, ce qui se traduisait souvent par un mouvement vers l'acculturation.

Dans l'ensemble, toutefois, Tremblay conclut que les facteurs d'acculturation les plus importants à Portsmouth étaient, notamment, l'isolement par rapport aux centres de culture francophone, la présence des médias anglophones, la présence de nombreux contacts interculturels, la fréquence des mariages mixtes et l'anglais parlé dans les écoles.

Les problèmes d'analyse

Lorsque le chercheur ou la chercheuse se met à passer en revue l'information accumulée, il ou elle découvre habituellement deux caractéristiques contradictoires. D'une part, les phénomènes semblent présenter une « texture » de schèmes à travers lesquels se déroule et se maintient la vie communautaire, schèmes qui se révèlent étroitement interreliés dans leur organisation (structure sociale et culture). D'autre part, il apparaît tout aussi évident que les phénomènes sont marqués par l'hétérogénéité, l'inconsistance, la discontinuité, de même que par un certain nombre de zones grises qui entraînent d'importantes dysfonctions au sein des parties du système, lesquelles se trouvent à entraver le fonctionnement de l'ensemble.

Le changement socio-économique et culturel est une façon de conceptualiser ces phénomènes tout en rejoignant l'idée qui anime la question centrale de notre modèle. Il semble que nous soyons en présence d'un changement qui se greffe petit à petit à un système existant, affectant différents éléments à différents moments, selon différents taux et de différentes façons. Ainsi, les nouveaux schèmes remplacent les anciens et d'autres encore plus nouveaux s'y superposent. Cela entraîne des adaptations et un rééquilibre des rapports dont la réalisation désordonnée engendre non seulement une incompatibilité avec les anciens schèmes, mais aussi une incompatibilité marquée entre les nouveaux.

Lorsque le chercheur ou la chercheuse examine ces relations complexes et qu'il ou elle tente de le faire à l'aide d'outils conceptuels, surgit une autre série de problèmes : les sciences socioculturelles et les sciences du comportement ne disposent pas de tous les outils nécessaires à la description complète d'une unité de population. Ce n'est pas par manque de concepts et de termes techniques, mais plutôt parce que cet attirail ne fait pas l'objet d'un développement systématique et d'une standardisation reconnue par l'ensemble de la communauté scientifique. Cette situation conceptuelle ressemble beaucoup à celle qui prévaut dans la communauté.

Ceci nous ramène une fois de plus à la situation décrite dans l'introduction et qui a poussé certaines figures de proue en sciences sociales à utiliser les expressions « balkanisation » et « éclatées comme jamais auparavant ». Une des manifestations de cette situation est que les concepts, les théories et les terminologies utilisées dans ces sciences sont aussi décousus et déconcertants que le sont l'apparition des dysfonctions et les changements observés dans les phénomènes qui constituent leur objet d'étude.

Cependant, il existe une option dans le modèle éprouvé par Tremblay qui permet de composer avec cette situation. Quelquefois appelée « opérante » ou « opérationnelle », elle consiste en ce que l'enquêteur ou l'enquêteuse conçoive les termes et les moyens à utiliser et qu'il ou elle les intègre à un cadre théorique préliminaire simple plutôt qu'obtus, orienté vers des causes directement alliées aux phénomènes plutôt que vers celles plus lointaines.

Un des traits de génie de Tremblay tient à la façon dont il s'est servi de son approche structurelle-fonctionnelle tout au long de sa carrière, depuis ses études sur le terrain dans le sud-ouest de la Nouvelle-Écosse jusqu'à ses recherches actuelles au Québec, et ce, malgré l'éclatement conceptuel croissant des sciences sociales.

Il concluait un résumé d'ensemble de l'étude de Portsmouth (Tremblay, 1961) de la façon suivante :

Cet article nous a permis de systématiser certaines de nos connaissances sur le processus d'acculturation et de poursuivre, par la suite, certaines opérations qui nous ont permis de figer le processus individuel d'acculturation, de l'évaluer quantitativement et de le mettre en relation avec certaines caractéristiques de l'individu et de son milieu. Nous avons été en mesure d'utiliser une situation nord-américaine (les Franco-Acadiens de la Nouvelle-Écosse), de la caractériser dans ce qu'elle avait de spécifiquement acculturante et conservatrice par une approche structurelle-fonctionnelle. Conscient des déficiences de notre approche, nous avons quand même l'impression d'avoir défini quelques jalons et précisé certaines dimensions universelles du processus... C'est ainsi que nous satisferons de plus en plus aux exigences conceptuelles et opératoires essentielles à l'élaboration d'une théorie du comportement humain dans une situation de contact.

Le modèle opérationnel à l'oeuvre

Le modèle opérationnel de recherche sur les groupes humains mis au point par Tremblay n'est pas garant d'une croissance nécessairement évolutive de la connaissance, mais il la favorise en mettant l'accent sur l'accumulation progressive et sur l'organisation systématique de l'information. Par ailleurs, le fait qu'il repose sur les caractéristiques structurelles et fonctionnelles des populations rend son orientation nécessairement multidimensionnelle et holistique. Quoique la reconnaissance de plusieurs dimensions puisse porter à confusion si l'une d'entre elles est étudiée de façon isolée, ce risque est atténué par la prémisse holistique que les dimensions sont interreliées et interactives lorsqu'elles se présentent conjointement dans une même population.

Si l'on fait de la personne, de ses réactions et motivations, un concept systémique, il existe, dans la perspective de Tremblay, des groupes élargis d'individus composés par la famille, le réseau de parenté, la paroisse et toute autre portion semblable de communauté, puis une succession de populations politiques et géographiques de plus en plus grandes, les systèmes les plus petits s'emboîtant dans les plus grands.

L'interrelation qui caractérise ces conceptions et les phénomènes qu'elles représentent est considérée ici comme fondamentale pour comprendre le comportement humain. On l'exprime quelquefois en utilisant l'adjectif composé holistique (plutôt horrible) de « bio-psycho-socioculturel ». Ceux qui, comme moi, sont enclins à penser de la sorte croient qu'il est important, d'un point de vue épistémologique, d'arriver à jeter des ponts conceptuels entre les disciplines actuelles qui ont pour objet le comportement humain, de telle façon qu'il devienne possible, un jour, de progresser par étapes logiques d'un point à l'autre de l'ensemble bio-psycho-socioculturel.

Comme on peut le voir d'emblée, cette vision diffère radicalement de celle qui prône une très grande spécialisation, c'est-à-dire que les systèmes explicatifs s'inspirent d'une même discipline ou d'un système théorique unique, sans emprunter à d'autres disciplines ou théories, soit que les sociologues expliquent le comportement humain au moyen de phénomènes et de la théorie sociologiques et que les psychologues le fassent au moyen de phénomènes et de la théorie psychologiques, aucun d'eux ne devant associer les notions de l'autre discipline à la leur. Tremblay (1961 : 243-244) s'est ouvertement opposé à cette vision :

Au terme de cet exposé nous nous devons de suggérer que des études [...] au niveau macro-sociologique de la structure sociale doivent être complétées par des études cliniques de l'acculturation afin de mieux saisir les différents éléments dynamiques et idiosyncratiques de ce processus chez les individus.

Examinons maintenant les voies que la croissance par étapes successives (des connaissances) peut emprunter à partir d'une base comme celle fournie par l'étude de Portsmouth, menée dans ce modèle. Une d'entre elles consiste à fouiller le sujet encore plus profondément. Ainsi, après avoir terminé sa thèse en 1954 et accepté un poste à l'Université Laval, Tremblay a réalisé sept études sur le terrain dans le sud-ouest de la Nouvelle-Écosse, échelonnées sur une période de treize ans. Pendant ce temps, non seulement il poussa plus loin l'étude des diverses facettes du processus de changement culturel et socio-économique dans ce microcosme, mais il examina aussi de près plusieurs éléments de la structure sociale qui freinaient l'acculturation, nommément la famille acadienne, le réseau de parenté et le système d'autorité.

Il est également possible, tout en maintenant le même faisceau de questions centrales et la même méthode ou des méthodes similaires, de chercher à faire avancer les connaissances au moyen de données comparatives recueillies auprès d'autres populations. Tremblay effectua cette démarche en se penchant sur trois communautés très différentes du comté de Stirling et sur le groupe Navaho (voir Tremblay et al., 1954), qu'il a respectivement choisis pour être en mesure d'observer un contraste encore plus grand dans les modes de vie et le contexte social. Un des buts principaux de la comparaison, comme le mentionne Tremblay, était de distinguer les aspects universels ou quasi universels du processus de changement de ceux qui étaient plus conjoncturels et locaux. Ses dernières études longitudinales de villages de la Basse-Côte-Nord (voir Tremblay, 1967 et Tremblay et Lepage, 1970), entreprises avec la collaboration de collègues et d'étudiants, peuvent être considérées, en partie, comme un prolongement important de cette démarche comparative.

Une autre voie encore consiste à faire varier la taille de la population étudiée. J'entends par là de passer d'une petite unité de population de type communautaire, comme celle de Portsmouth, à quelque chose de plus grand comme une province, une nation ou un ensemble culturel pouvant déborder les frontières politiques. Les aspects pratiques d'une telle recherche exigent que le modèle opérationnel diffère considérablement de celui que j'ai décrit comme ayant guidé les travaux de Portsmouth. Cependant, malgré leurs différences, ces deux modèles sont en continuité et non en discontinuité, comme cela pourrait être le cas si l'on passait tout simplement d'une discipline ou d'une théorie à une autre.

J'aimerais effectuer quelques remarques supplémentaires sur la façon dont Tremblay en est venu à s'intéresser à des unités de population composées de communautés beaucoup plus vastes. Le premier mouvement important dans cette direction correspond à la série d'articles qu'il a rédigés avec Gérald Fortin sur les conditions de vie, les besoins et les aspirations des travailleurs salariés du Québec (Tremblay et Fortin, 1963a, 1963b, 1963c). À la fin des années 60, Tremblay projetait de réaliser une série d'enquêtes qui couvriraient cumulativement l'ensemble de la population québécoise d'origine française, soit quelque six millions de personnes. La perspective comparative était d'une importance primordiale dans ce projet, puisqu'il s'agissait d'appliquer cette approche d'abord à des groupes d'expression française contrastants au Québec et hors-Québec, puis à des populations voisines non francophones, telles que les anglophones du Québec, les Amérindiens et les Inuits. Dans une perspective plus large, l'ensemble du projet s'appuyait sur « l'aire culturelle nord-américaine » comme principale base de comparaison (Tremblay et Gold, 1976).

Voilà, bien sûr, une vision ethnographique qui se situe dans le sillon des premiers travaux de Tremblay, si l'on considère que les origines de son modèle opérationnel sont ethnographiques. Conformément à l'usage traditionnel, Gold et Tremblay (1973) expliquent l'ethnographie comme « une science qui recueille les faits par l'observation et qui se charge de les décrire et de les classifier comme prélude à une analyse préliminaire [...] ».

Il est bien entendu que les grandes populations comme les provinces et les nations ne peuvent être étudiées en n'utilisant que les méthodes esquissées dans le modèle opérationnel. Les méthodes de ce modèle demeurent applicables aussi longtemps qu'il est question de recueillir et d'organiser l'information provenant de plusieurs petites unités de population afin de se forger une vision synthétique de l'ensemble qui les englobe. Cet ensemble est, toutefois, le résultat d'une intégration et non de la somme de ses éléments, ce qui signifie qu'il possède des propriétés qualitatives et quantitatives différentes de celles de ses parties. C'est pourquoi l'on doit faire appel, le cas échéant, à de nouveaux concepts, à de nouvelles méthodes et à de nouveaux modes d'analyse. Ainsi, le recours à des informateurs clés, l'observation participante et les procédés analytiques doivent respectivement être augmentés et enrichis par des recherches en bibliothèque et dans les archives, par l'utilisation de banques de données récentes et par le traitement informatique de données statistiques.

Néanmoins, le cadre général du modèle opérationnel conserve sa fonction de guide. L'emploi d'une question centrale ou d'un groupe de questions centrales interreliées demeure primordial vu le nombre et la grande hétérogénéité des activités qui caractérisent les grosses populations. Tremblay se démarque par son intérêt constant pour les problèmes liés au changement socio-économique et culturel, mais aussi pour les nombreux sous-problèmes qui en découlent à l'image de ces petits remous qui naissent d'un plus grand. Ainsi, il s'est penché sur les tensions psychologiques des travailleurs forestiers et sur les problèmes d'alcoolisme présents dans la région du Bas-Saint-Laurent (voir à ce sujet Tremblay et Laforest, 1964 ; Tremblay, 1968 ; Tremblay et Labrie, 1977). Puis, il a cherché à savoir comment les services sociaux et de santé fonctionnaient dans le contexte global de cultures et de sociétés en changement. Ses études sur les médecins généralistes (1965), sur la santé mentale et sur les soins aux malades peuvent être vues sous cet éclairage (Tremblay, 1970 ; 1973 ; 1983). Comme il l'a dit lui-même, il a porté son attention sur « les conditions historiques et sociopolitiques de la production de pathologies individuelles (maladies somatiques, désordres psychologiques) et de dysfonctions sociales » (1983). Ces questions demeurent étroitement liées au problème du changement socio-économique et culturel, comme le demeure l'hypothèse maîtresse voulant que l'identité psychologique et culturelle du Québec soit menacée.

Dans mon introduction, j'ai suggéré que la hausse cohérente et progressive de productivité qui a marqué les sciences sociales au cours des décennies qui ont précédé et immédiatement suivi le milieu du siècle avait été favorisée par la façon dont la société exigeait de ces sciences qu'elles aident à régler ses problèmes criants de relations humaines. À mon avis, cette même préoccupation a animé les travaux de Marc-Adélard Tremblay au Québec. Bien qu'il ait été très engagé en anthropologie appliquée jusqu'à la fin des années 60, ce dernier jugea que le développement du Département d'anthropologie de l'Université Laval nécessitait qu'il mette en veilleuse ses activités d'intervention. Cela ne dura pas longtemps, toutefois, parce que les gens sur qui portaient ses études ethnographiques demandaient qu'on les aide à résoudre leurs problèmes. Aussi, « [ses] projets de recherche empirique s'orientèrent graduellement en vue de satisfaire ces demandes d'action. » (Tremblay et Gold, 1976)

Simultanément, Tremblay était de plus en plus sollicité par les gouvernements provincial et fédéral ainsi que par d'autres organisations pour présider ou intégrer des comités traitant d'éducation, de services de santé ou d'élaboration de politiques. On le sollicitait non seulement pour sa vision d'ensemble et son jugement éclairé, mais aussi et surtout pour le modèle opérationnel qui guidait ses observations empiriques sur les processus de changement socio-économique et culturel. Délaissant le seul statut de chercheur intéressé par les cultures et les groupes sociaux d'un Québec en mouvement, il fut amené à jouer divers rôles dont celui de conseiller auprès des gestionnaires chargés d'orchestrer ce changement. Parmi ces agents de changement, le plus connu et le plus novateur fut sans doute la Commission Castonguay-Nepveu (Gouvernement du Québec, 1967).

Ainsi, alors que de grands changements prenaient force au Québec au cours de la seconde moitié du XXe siècle et que s'installait la révolution tranquille, phénomène extraordinaire et probablement unique, Tremblay se trouvait, de par ses préoccupations scientifiques et son expérience de travail, dans une position particulièrement favorable pour comprendre l'évolution de la société québécoise et exercer une influence constructive. Ce qu'il nous a offert découle d'une succession de recherches cumulatives fidèles au principe de « l'observation minutieuse dans les études sur le terrain » (Tremblay et Gold, 1976 : 32), combinée à la logique progressive d'une science près de ses données et s'appuyant constamment sur l'ajout de données nouvelles.

Note

CIBLE.GIF1. Article traduit par Karen Dorion-Coupal et Louis Gagnon.

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