Le projet d'une histoire sociale des idées au Québec de 1760 à 1960

Yvan Lamonde


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UNE QUESTION PREMIÈRE, CELLE DU POINT DE DÉPART

DE LA MÉMOIRE COMME MÉTHODE

CHEMIN PARCOURU

CHEMIN À PARCOURIR

NOTES


« Le projet d'une histoire de la pensée québécoise », titre d'une communication de Fernand Dumont à un colloque de 1976 sur la philosophie au Québec, s'est concrétisé par la publication de Genèse de la société québécoise en 1993. Au moment où j'entreprends la rédaction d'une synthèse en deux volumes d'une histoire des idées au Québec, je tiens à offrir à Fernand Dumont l'ultime esquisse de ce « Projet d'une histoire sociale des idées au Québec de 1760 à 1960 » dont il a connu des formulations successives depuis vingt-cinq ans.

Depuis l'époque des séminaires de l'Institut supérieur des sciences de l'homme de l'Université Laval sur « Les idéologies au Québec », Fernand Dumont m'aura fait réfléchir d'abord et avant tout à l'ambivalence épistémologique fondamentale des sciences humaines et à l'impérieux besoin, pour chacun, de trouver sa propre conjugaison de l'incontournable subjectivité et de la tant souhaitée objectivité de la pratique de sciences où l'homme, selon le mot de Comte, se veut en même temps le passant dans la rue et celui qui le regarde passer de la fenêtre.

UNE QUESTION PREMIÈRE, CELLE DU POINT DE DÉPART

Fernand Dumont retourne constamment à « la jeunesse d'une question1 », « à une question première » fondatrice et directrice: la conscience de soi, la subjectivité. Chez lui, la conscience de soi constitue « la plus profonde des révolutions intellectuelles2 ». L'individu peut-il partir d'ailleurs que de lui-même? Peut-on, demande Fernand Dumont, « dissimuler nos existences derrière une conscience fabriquée du dehors3 »? Mais chez lui, cette conscience de soi n'est pas que philosophique ou cartésienne, que socratique ou hégélienne. Elle s'alimente auprès de l'affect et de l'inconscient, auprès du rêve et du symbole, elle est aussi freudienne et bachelardienne, comme en témoigne, par exemple, l'analogie faite entre les idéologies en sociologie et la rationalisation en psychanalyse4 ou entre les utopies et les rêves5. On aura compris que chez le penseur qui a fait de la médiation la clé de sa démarche intellectuelle, la conscience de soi ne puisse être dualiste.

Cette attention fondatrice à la question de départ s'est précisément forgée dans les premiers textes de Fernand Dumont et sur le mode de l'identification « De quelques obstacles à la prise de conscience chez les Canadiens français ». Il y est question, à propos des Canadiens français, de ces obstacles qu'il faut identifier pour les subvertir, selon le mot de Bachelard. Fernand Dumont propose de ne point différer indéfiniment ce retour nécessaire sur soi, de ne point gommer la conscience de soi, mais bien plutôt de médiatiser la subjectivité en faisant d'un empêchement possible un achèvement certain. Ce procédé de travail sur la conscience immédiate est récurrent chez lui ; il l'invoque pour renverser les obstacles à la liberté6 ou pour transmuer l'attirance patriotique, la « magie » du Québec, en un objet d'analyse7.

Mais il y est aussi fait référence non pas à la seule conscience de soi personnelle mais à celle des Canadiens français. D'entrée de jeu, conscience de soi et conscience d'appartenance culturelle sont associées, étayées l'une sur l'autre ; la médiation de soi à soi par la conscience débouche donc nécessairement sur la médiation par la culture. Cette position philosophique de Fernand Dumont est au coeur même de sa démarche intellectuelle. Elle constitue en même temps la critique la plus radicale qui ait été faite de la vision fédéraliste de Pierre Elliott Trudeau, précisément parce qu'elle vise le point de départ de cette option ; elle est à l'origine et au centre de l'opposition de Fernand Dumont à « une démocratie très formelle8 », à « une démocratie sans la nation9 ». Elle formule enfin le néonationalisme progressiste que Fernand Dumont, Pierre Vadeboncoeur et Marcel Rioux élaboraient dans les pages mêmes de Cité libre, à la fin des années 1950:

[Certains] partis de l'homme sont trop abstraits pour être les médiateurs, les générateurs de valeur. De là nos tentatives illusoires pour parvenir à l'humain. Pour s'universaliser, les nationalistes réclament un humanisme empreint d'une originalité qui a été définie comme un système. Les autres, ceux qui sont sortis de la coque nationaliste, tentent de passer directement à l'humain, sans médiation par la culture, et alors ils se butent à cette solidarité de la conscience et de la culture que j'ai essayé d'éclairer ; et pour tâcher d'être une élite, ils sont les hommes de nulle part. Certains, par le besoin insatiable que l'homme a de se retrouver dans un univers culturel, élargissent spatialement la conscience mythique au Canada tout entier, nous gratifiant d'un mythe supplémentaire qu'ils appellent la nation canadienne10.

Tel est « l'obstacle fondamental », qui se situe « à la jointure de la conscience et de la culture11 ». Pour Fernand Dumont, on ne peut faire l'économie d'un obstacle ou d'une difficulté12, on ne peut « faire l'économie de l'univers mental propre de sa société13 », on ne peut faire l'économie de son passé14. Contre « une culture où jamais je ne pourrais reconnaître vraiment ma conscience, mes angoisses15 », contre des libertés abstraites, contre une histoire systématique et unilinéaire, contre un nationalisme tout autant qu'un marxisme convenus16, Fernand Dumont en appelle à une « autre » cité libre, à des libertés moins abstraites, à une autre histoire des Canadiens français « sous l'éclairage de la liberté », à « une structure temporelle de la liberté17 », à une « conscience de ce que nous sommes au sein de laquelle nous puissions discuter, de façon cohérente et libre, de ce que nous voulons18 ».

La conscience de soi s'avère donc un double point de départ, comme personne et comme citoyen. L'engagement envers soi et l'engagement envers sa culture sont noués dès le départ. L'intellectuel, chez Fernand Dumont, fut toujours et déjà là. Mais la prise de conscience passe par la culture et passe par « une autre histoire » de soi que celle que véhiculait Cité libre dans sa perception réductrice du passé canadien- français. Il faut donc reconstruire une conscience de soi sur une conscience historique renouvelée.

DE LA MÉMOIRE COMME MÉTHODE

La conscience historique aura été jusqu'à maintenant l'une des trames principales de la réflexion de Fernand Dumont. Cette conscience historique, « qui n'est pas à moi, mais [qui] est rigoureusement moi19 », lie ainsi, dès le départ, conscience personnelle et conscience culturelle et récuse cette fausse distance, cette prétendue objectivité construites sur le refus de la conscience de soi. Le Québec a beau avoir comme devise « Je me souviens », il n'en demeure pas moins que le face-à-face avec soi, que le rapport au passé constituent un défi permanent pour ceux qui font métier de penser et d'écrire:

Beaucoup d'entre nous se sentent écrasés par notre histoire ; celle-ci apparaît souvent comme l'obstacle préalable à la liberté, comme ces bandelettes embaumées dont il faut se délivrer au départ. Plusieurs d'entre nous ont l'impression d'être libres dès qu'ils abandonnent ce poids du passé20.

Or, la liberté ne vient pas avec le déni de la mémoire. Voilà l'origine de l'idéalisme dominateur de la tradition intellectuelle du Québec, le noeud gordien d'une pensée colonisée par elle-même parce que décidée à ne pas revenir sur elle-même, sur ses a priori, sur ses fondements. Miroir de soi, miroir du passé. Fernand Dumont va donc se mettre en quête de cette conscience historique, de cette reprise de soi par l'histoire, trouvant chez François-Xavier Garneau21 ou chez André Laurendeau22 cette rare adéquation de la conscience de soi et de la conscience historique. Dès 1963, il formule donc la question à laquelle il répondra trente ans plus tard dans Genèse de la société québécoise: « Quand la nation est[-elle] consciente d'elle-même23? »

Que faire du passé et de la mémoire? Dans son texte de 1976, « Le projet d'une histoire de la pensée québécoise », Fernand Dumont observait « l'angoissant déracinement de notre pensée » et le fait récurrent que « nous avons toujours pensé en exil24 ». La diversification même des sources de la pensée québécoise, de Thomas d'Aquin à Heidegger, fut et demeure le plus souvent une stratégie de fuite et d'oubli25. À son habitude, Fernand Dumont identifie les obstacles à la reconnaissance et à la création d'une pensée québécoise: le difficile consentement, d'abord, à chercher son particulier universalisable: « Toujours et partout, la pensée authentique ne s'est élevée aux grandes questions qu'en assumant des situations qui l'ont entraînée à la réflexion26 » ; on ne saute pas d'un bond du particulier à l'universel, de l'individuel à l'international. Autre obstacle, sa propre valeur, le doute sur soi, à perpétuité:

À l'égard de nos prédécesseurs québécois, l'alternance est interrompue: puisque, au premier regard, nous n'avons aucune vérité à chercher du côté de Garneau, de Dessaulles, de Mgr Pâquet ou du chanoine Groulx, leur production tout entière ne serait pour nous que de l'idéologie27.

Puis le dénigrement: « Tant que les écrits de Dessaulles ou de Laflèche nous apparaîtront comme des niaiseries, nous n'aurons rien compris ». Le déni, enfin, de « la magie » du Québec, du sentiment d'appartenance et la construction d'un système de défense où il est plus rassurant d'ajuster un concept « à la magie » que « de l'en faire sortir ».

Y a-t-il donc un autre choix que de passer par la porte étroite de soi, de façonner une objectivité à partir de la subjectivité, de consentir « à marier les joies de l'érudition avec les angoisses de l'appartenance »? Et parce que, comme le Descartes du cogito nous l'a appris, la conscience de soi demeure la plus grande des révolutions intellectuelles, « penser, c'est penser pour soi, ne serait-ce que pour penser ensuite l'hors de soi ». Le défi fondamental d'une pensée québécoise est « d'apparenter l'endroit où l'on pense et les procédés de méthode que l'on adopte ». Une pensée québécoise authentique ne peut que lier conscience de soi et conscience historique:

Au lieu de dénier la magie qui nous lie au Québec, nous aurions à revenir sur elle pour examiner ses procédés et ses démarches. Non pas pour oublier que nous sommes de cette société, de cet objet qui nous enveloppe et nous angoisse, mais pour récupérer autant que faire se peut les démarches implicitement comprises dans notre adhésion à cette culture-ci. La mémoire serait le commencement de la méthode28.

CHEMIN PARCOURU

La mémoire aura été pour moi le commencement de la méthode et du questionnement, le territoire d'une anabase qui m'a mené de l'universel au particulier et à leur conjugaison, de l'intemporalité à l'histoire.

L'enseignement à la faculté de Philosophie de l'Université de Montréal de 1964 à 1967 était d'une rare intemporalité, tout phénoménologique qu'il fût. L'histoire y était une machine à explorer les systèmes philosophiques du point de vue de Sirius et les a priori kantiens de l'espace et du temps devenaient des concepts parmi 127 autres. Et pourtant, La critique de la raison pure comprenait ce rappel décisif: « Un concept sans intuition est vide ; une intuition sans concept aveugle. »

L'inconfort d'une philosophie « sans intuition » me sauva, moi qui cherchais une forme à mes intuitions. J'avais passé l'été précédant l'entrée à la faculté en d'interminables marches sur les plages désertes de Pointe-Lebel, près de Baie-Comeau, à lire le Heidegger de Qu'appelle-t-on penser? Le soir, devant le feu de foyer, je rêvassais avec le Bachelard analyste des éléments. Platon, je l'avais lu au lever du jour, les pieds pendants au bout du quai de Sainte-Anne-de-Sorel, en face de l'île de Grâce. À l'automne, j'éprouvais un plaisir mêlé à me pointer à la faculté le lundi matin, vêtu d'une chemise mackinaw qui me donnait des airs de Survenant ; j'avais passé la fin de semaine à chasser le canard avec les Cantara, descendants directs des personnages de Germaine Guèvremont. Ces grands espaces, satinés de solitude et de silence, me comblaient. La culture y était sans cesse remise en question par la nature, comme si la géographie me menait à l'histoire, comme si l'espace menait au temps. Ce fut, très tôt, ma façon implicite de sentir que j'étais du Nouveau-Monde et non un Européen.

Le temps qui devint « magie » à objectiver s'imposa par ce que j'appelle le Grand Récit, cette « turlute », qui va de Socrate à Ti-Paul Cantara en passant par les Lamonde de Saint-François-de-Montmagny, par Le lieu de l'homme de Fernand Dumont et par Le recours au pays de Jean-Guy Pilon. Il fallait repartir de là, de ces lieux de rêverie et de mémoire, de cette rengaine, de ce song of the past où se mêlaient curiosité, nostalgie, désir d'aimer et de comprendre.

Ma rentrée dans l'espace-temps prit une forme toute simple à la maîtrise, par le choix d'un sujet de mémoire sur un philosophe états-unien contemporain, John Wild, alors à Yale. Dorénavant, la philosophie universelle se jouait à proximité, aujourd'hui ; toujours ailleurs, mais dans le temps et dans l'espace. Ce n'était qu'une étape. La suivante allait consister à scruter ce que l'universel avait pu donner de particulier au Québec et le gué le plus naturel que je trouvai pour franchir cet espace sans temps fut de vouloir faire l'histoire de... la philosophie au Québec, du collège des Jésuites en 1665 jusqu'à l'époque d'établissement des facultés de philosophie vers 1920. Des hauts corridors de vol de la faculté de Philosophie, je descendais au pilotage de brousse du département d'Histoire de l'Université Laval.

J'entrais dans l'histoire, dans le temps, dans la contingence, dans une forêt intellectuelle dont je n'avais connu que la clairière. Confusément, je m'attaquais à cet idéalisme caractéristique de la tradition intellectuelle du Québec, à cette façon de vivre sans histoire, d'expliquer sans mémoire, qui me paraît aujourd'hui si clairement comme l'obstacle par excellence à toute entreprise de pensée susceptible de ne pas être malheureuse, c'est-à-dire absente à elle-même, débranchée de quelque « affect », sans face- à-face avec soi, sans point de départ.

À la lecture d'ouvrages sur l'histoire de la philosophie aux États-Unis et en Amérique latine, ma curiosité fut piquée par des travaux sur l'histoire des idées dans ces pays, études qui permettaient de contextualiser ces entreprises philosophiques coloniales, de voir leur hypothèque culturelle. L'année même du centenaire de la Confédération canadienne, je ne pouvais trouver quelque étude satisfaisante sur l'histoire culturelle du Québec comparable aux ouvrages de Perry Miller, d'Herbert Schneider, de J. Cruz Costa ou de Leopoldo Zea, par exemple. Il me sembla qu'une société normale devait disposer d'un tel regard sur elle-même et que si on n'y avait pas cru jusqu'alors, il me fallait dorénavant y croire, il fallait faire cette histoire plus qu'en parler, ne serait-ce que pour faire la preuve que le Québec avait une conscience historique, une tradition intellectuelle, quel qu'en fût le contenu.

Il me semblait de plus en plus nécessaire de savoir d'où je venais intellectuellement comme citoyen et comme futur universitaire, de savoir où nous en étions culturellement et intellectuellement à l'époque du Discours de la méthode, de la rédaction de la Constitution des États- Unis, de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, de la Restauration, de la montée des nationalités, des lois Ferry sur l'instruction publique, de La primauté du spirituel de Maritain, du maccarthysme. Quel gué culturel avions-nous traversé sur ce grand fleuve de l'héritage intellectuel occidental? Les débats intellectuels de la fin des années 1950 et la poussée culturelle de la décennie 1960 rendaient de plus en plus urgent de voir clair dans les représentations de nous-mêmes alors mises en circulation. La démocratie avait-elle été voulue, conquise ou banalement reçue? Avait-on fait un usage si mesquin du parlementarisme? L'immoralité politique était-elle atavique et propre au Québec? Étions-nous d'une priest ridden province si différente d'autres reverend ridden provinces? Le clocher avait-il été notre horizon culturel?

CHEMIN À PARCOURIR

Trente ans plus tard, j'ai la méthode de ma mémoire, méthode au sens où Georges Dumézil la définissait d'après son étymologie grecque: le chemin une fois parcouru. Le sens du cheminement est au coeur de cette méthode que je décris comme une approche critique, au sens où Kant utilisait le mot, c'est-à-dire la recherche des conditions de possibilité d'un phénomène. Quel développement culturel était possible à tel moment? Comment et pourquoi cet état de développement à ce moment?

Ces questions directrices évacuent toute téléologie, obligent à identifier les obstacles, les blocages, les impasses, les inachèvements, à reconnaître les piétinements de l'histoire, à douter de sa linéarité. Elles imposent d'excaver de nouvelles sources d'archives et des sources imprimées inédites et propres à la culture. Elles rendent nécessaire la construction de séries statistiques qui permettent des généralisations dans le moyen ou le long terme. Elles requièrent de faire constamment le point sur les connaissances et les études dans le domaine de l'histoire culturelle. Elles invitent à ouvrir de nouveaux territoires: l'éducation classique, les associations avec leurs conférences publiques, leurs bibliothèques et leurs « salles de nouvelles », la librairie, l'édition, les formes de sociabilité, la culture populaire urbaine avec ses parcs d'amusement et le cinéma, les relations avec d'autres pays –la France, l'Italie, la Belgique, les États-Unis –, l'innovation culturelle et la modernité29.

Ces questions appellent une périodisation de l'histoire des idées qui est l'architecture même du travail historique. 1760-1815: l'émergence d'une opinion publique grâce aux institutions démocratiques, de l'ère des Révolutions à la fin du blocus napoléonien. 1815-1840: l'éveil et l'échec d'un certain libéralisme, d'une certaine nationalité. 1840-1880: le conservatisme prend le dessus sur le libéralisme. 1880-1929: la renaissance du nationalisme confronté à la ville. 1929-1945: des idées sous boisseau. 1945-1960: murs et brèches. Cette approche critique exige enfin un type de récit à trames multiples qui rendent systématiquement compte de l'état d'avancement culturel de la société.

La trame géodémographique établit le contexte humain, les appartenances linguistique et religieuse ; elle rend attentif au processus d'agglomération et d'urbanisation qui, au- delà d'un certain seuil, permet les moyens de l'institution culturelle, rend possible l'église, l'école, le bureau de poste, l'auberge, la presse ou l'association ; elle sensibilise à la formation des régions et à leur dynamique culturelle qui n'est pas nécessairement celle de Montréal.

La trame politique justifie que le point de départ chronologique de cette histoire intellectuelle soit le XVIIIe siècle et non pas la Nouvelle-France. Les débats et l'opinion publique naissent avec la presse et avec la démocratie parlementaire. Et le rapatriement constitutionnel de 1982 nous y a sensibilisés: les grandes idées d'un pays ou d'une société sont inscrites dans les constitutions ou dans les traités, ceux de 1763, de 1774, de 1791, de 1840 et de 1867. Et l'analyse des idéologies nous l'a appris: les idées sont tôt ou tard en rapport avec un pouvoir.

La trame sociale place les acteurs dans le récit. Les idées ont une identité sociale: elles doivent être conçues, formulées oralement ou par écrit. Elles véhiculent des aspirations, des projets, des intérêts marqués par l'avoir, par le savoir et par le pouvoir de la bourgeoisie marchande, de la bourgeoisie des professions libérales, de l'aristocratie seigneuriale, du clergé et de la majorité populaire. Il ne suffit pas d'étudier la production des idées ; l'essentiel est dans l'analyse de leur pénétration réelle dans divers milieux sociaux, dans la saisie des modes de réception de ces idées. D'où la nécessité de définir la culture populaire, principalement lors de l'urbanisation, lorsque la culture populaire urbaine devient synonyme de culture ouvrière avant de se faire happer par la culture de masse.

Au fil des périodes historiques, la trame intellectuelle mettra en place les grands courants d'idées liés au politique: monarchie de droit divin ou constitutionnelle, démocratie et parlementarisme, république ainsi que leurs corollaires: la question du suffrage restreint ou universel, les « grandes libertés » anglaise, états- unienne et française (de conscience, de parole, de presse, d'association), c'est-à-dire le libéralisme et la laïcité, et du coup, à travers le problème des relations entre l'État et l'Église, le loyalisme et l'ultramontanisme. Le parlementarisme avive des visions différentes de la colonie et suscite un courant d'idées à la fois politique et identitaire, le nationalisme.

La trame informationnelle, ce qui forme et informe, fait place aux modes de communication et de diffusion des idées, entre leur production et leur réception. Les idées se forment à l'école et au collège-séminaire, on y fait l'apprentissage de la lecture et de l'écriture par l'alphabétisation. L'instruction n'est pas qu'un enjeu social entre la bourgeoisie libérale et l'Église, elle est un lieu de transmission de valeurs qui passent soit dans l'importance accordée à la rhétorique ou dans certaines positions prises dans l'enseignement de la morale en philosophie. L'information imprimée naît avec la politique: il faut donc suivre la production d'imprimés, le développement de la presse, des lieux de diffusion de l'imprimé: la bibliothèque, la librairie, la salle de nouvelles. L'expressivité sociale trouve dans les formes de sociabilité familiale, villageoise ou urbaine, sur le perron de l'église, au marché, au coffee-house, à l'auberge ou dans telle association, un lieu de manifestation. Cette trame informationnelle signifie encore que l'on porte attention à la morphologie culturelle, aux formes mêmes de l'expression sociale. Les époques sont marquées par les médias qu'elles créent et dont elles disposent. La presse et la tribune modifient la teneur et l'ampleur de l'opinion publique ; on retrace des idées autant dans les « santés » offertes à telle occasion que dans les résolutions lors des assemblées populaires de 1837.

Dans cette méthode de ma mémoire, je n'ai trouvé mieux pour concilier de facto le particulier et l'universel, le national et l'international que de suivre la trame internationale des événements et des idées qui façonnent le Québec sur deux siècles. Celui-ci est marqué par l'ère des Révolutions (1688, 1776, 1789, 1830, 1848, 1871, 1917), par les changements de métropoles, par le poids sous-estimé, sur le plan culturel, de sa situation coloniale. Les métropoles réelles ou symboliques (Paris, Londres, Rome, New York) suscitent des modèles ou des contre- modèles et une intense circulation de personnes, de biens et d'idées.

Le « projet d'une histoire de la pensée québécoise » a donné un essai historique sur l'émergence de la conscience de soi comme nation. Le « projet d'une histoire sociale des idées au Québec de 1760 à 1960 » devrait susciter, selon le lexique de Fernand Dumont, une histoire des actes de cette conscience, une analyse de la conscience dépliée, étalée dans toutes ses manifestations, une histoire des intentionnalités de cette conscience qui est toujours conscience d'elle-même mais aussi conscience de quelque chose d'autre qu'elle-même.

NOTES

CIBLE.GIF1. Fernand Dumont, Genèse de la société québécoise, Montréal, Boréal, 1993, p. 12.

CIBLE.GIF2. Fernand Dumont, « De quelques obstacles à la prise de conscience chez les Canadiens français », Cité libre, 19, janvier 1958, repris dans: Yvan Lamonde, en collaboration avec Gérard Pelletier, Cité libre. Une anthologie, Montréal, Stanké, 1991, p. 293.

CIBLE.GIF3. Ibid.

CIBLE.GIF4. Fernand Dumont, « L'étude systématique de la société globale canadienne-française », dans: Fernand Dumont et Yves Martin (sous la direction de), Situation de la recherche sur le Canada français, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1962, p. 289-290.

CIBLE.GIF5. Fernand Dumont, Genèse..., p. 238.

CIBLE.GIF6. Fernand Dumont, « La liberté a-t-elle un passé et un avenir au Canada français? », La liberté, Montréal, Institut canadien des affaires publiques, 1959, p. 24-33.

CIBLE.GIF7. Fernand Dumont, « Le projet d'une histoire de la pensée québécoise », dans: Claude Panaccio et Paul-André Quintin (sous la direction de), Philosophie au Québec, Montréal, Éditions Bellarmin, 1976, p. 318.

CIBLE.GIF8. Fernand Dumont, « La liberté... », p. 26.

CIBLE.GIF9. Fernand Dumont, Genèse..., p. 250.

CIBLE.GIF10. Fernand Dumont, « De quelques obstacles... », p. 296.

CIBLE.GIF11. Ibid.

CIBLE.GIF12. Fernand Dumont, « Y a-t-il une tradition intellectuelle au Québec? », dans: Nadine Pirotte, Penser l'éducation. Nouveaux dialogues avec André Laurendeau, Montréal, Boréal, 1989, p. 69.

CIBLE.GIF13. Fernand Dumont, « De quelques obstacles... », p. 294.

CIBLE.GIF14. Fernand Dumont, « Le projet d'une histoire de la pensée... », p. 315.

CIBLE.GIF15. Ibid.

CIBLE.GIF16. Fernand Dumont, « La liberté... », p. 28.

CIBLE.GIF17. Ibid., p. 27, 28.

CIBLE.GIF18. Ibid., p. 33.

CIBLE.GIF19. Fernand Dumont, « De quelques obstacles... », p. 296.

CIBLE.GIF20. Fernand Dumont, « La liberté... », p. 29.

CIBLE.GIF21. Fernand Dumont, Genèse..., p. 282-293.

CIBLE.GIF22. Fernand Dumont, préface à: André Laurendeau, Ces choses qui nous arrivent. Chronique des années 1961-1966, Montréal, HMH, 1970, p. XI-XXI.

CIBLE.GIF23. Fernand Dumont, Genèse..., p. 273.

CIBLE.GIF24. Fernand Dumont, « Le projet d'une histoire de la pensée... », p. 312.

CIBLE.GIF25. Ibid., p. 315.

CIBLE.GIF26. Fernand Dumont, « Y a-t-il une tradition... », p. 68.

CIBLE.GIF27. Fernand Dumont, « Le projet d'une histoire de la pensée... », p. 314.

CIBLE.GIF28. Ibid., p. 311, 312, 315, 318 et 319. Voir aussi: Fernand Dumont, Le lieu de l'homme. La culture comme distance et mémoire, Montréal, HMH, 1968, 233 p.

CIBLE.GIF29. Yvan Lamonde, Territoires de la culture québécoise, Sainte-Foy, Les Presses de l'Université Laval, « Introduction », p. 1-6.


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