À la jointure de la conscience et de la culture

L'École historique de Montréal au tournant des années 1950

Jean Lamarre


Début du chapitre

L'HISTORIOGRAPHIE COMME MÉDIATION

La modification des connecteurs

LE RENVERSEMENT DE LA FLÈCHE DU TEMPS

L'AVÈNEMENT DE LA PERSPECTIVE SYSTÉMIQUE

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NOTES


Sans la culture, l'homme serait immergé dans l'actualité monotone de ses actes, il ne prendrait pas cette distance  qui lui permet de se donner un passé et un fu tur. [...] La culture est ce dans quoi l'homme  est un être historique et ce par quoi son histoire tâche&n bsp;d'avoir un sens. Fernand DUMONT Le lieu de l'hom me, p.189.

Fernand Dumont incarne, à un point rarement égalé chez un intellectuel québécois, la tradition la plus noble en sciences humaines, celle qui fait de l'homme, selon le mot de Lucien Febvre, un continent à explorer. Comme il se doit, la pensée de Fernand Dumont s'est organisée autour d'un point d'ancrage, celui de la culture, d'où ont rayonné les autres aspects de sa pensée. Et au coeur de ce point d'ancrage, il est une question de fond qui l'a toujours sollicité: comment les sociétés arrivent-elles à produire de l'intelligible à partir de leurs propres insuffisances qui, du même coup, servent d'aliments à la conscience de soi? Autrement dit, pour reprendre les mots qu'il utilisait en 1958, comment s'effectue « la jointure de la conscience et de la culture1 »? Puisque l'historiographie constitue, avec les idéologies et la littérature, l'une des figures privilégiées de cet intelligible que nos sociétés distillent, je cherche ici à mettre en relief comment certains alentours sociaux interviennent dans la production de cet intelligible particulier que l'histoire offre à des contemporains.

C'est moins la logique de la démarche scientifique de la science historique qui m'intéresse en tant que telle que ses à-côtés. Pour ce faire, je me propose, après une mise en perspective théorique, de privilégier le cas exemplaire que représente, au tournant des années 1950, la constitution de l'École historique de Montréal dans l'évolution de l'historiographie québécoise. J'ai retracé ailleurs, et de manière très détaillée, le parcours et les expériences qui ont amené les historiens de l'École de Montréal à réinterpréter de fond en comble notre histoire nationale2. Dans le cadre de cet article, je vais m'attacher plus particulièrement à la signification et aux enjeux qu'a pu recouvrir le glissement du passé au présent que l'on observe au tournant des années 1950 et dont les conflits entre les « Anciens » et les « Modernes », malgré l'importance qu'on leur a donnée, représentent le signe mais non l'explication.

L'HISTORIOGRAPHIE COMME MÉDIATION

L'existence des sociétés se déroulant dans la durée, les rapports que les groupes sociaux entretiennent entre eux sont susceptibles de se modifier: l'entropie les menace. Selon ce point de vue, l'exigence de relever ce que Georges Balandier appelle « le défi du temps » est au centre des procédés par lesquels une société se donne une représentation d'ensemble et symbolique d'elle-même. En effet, une société doit réserver un sort au temps si elle veut arriver, à tout le moins, à légitimer l'ordre qui l'habite et assurer ainsi une certaine reproduction sociale. C'est là une nécessité archaïque et un projet sans cesse compromis par l'expérience même de la temporalité. Toutefois, l'efficacité de ces procédés mis en oeuvre pour relever le défi du temps a varié d'une société à l'autre. Surtout, plus ces procédés ont donné place au temps, plus le défi que celui-ci pose est apparu dans toute son extension. Ainsi, pour les sociétés du mythe et de la tradition, ces procédés n'avaient pas seulement la capacité d'entretenir une figure de l'ordre, ils avaient au surplus la faculté d'effacer « l'action transformatrice du temps en ne retenant que les moments fondateurs3 », référence immuable qui permet à ces sociétés de s'inscrire dans la continuité.

S'il est vrai, comme le postule Paul Ricoeur, que le temps est irreprésentable en lui-même, l'efficacité de ces procédés repose d'abord sur des instruments de pensée qui permettent de mettre à distance l'expérience quotidienne. Une culture doit être « en mesure de se dédoubler pour se voir et s'interpréter4 ». Autrement dit, il faut qu'à l'expérience quotidienne se superpose une temporalité construite qui puisse médiatiser cette expérience pour lui donner figure intelligible.

Les procédés dont usent les sociétés qui ont recours à la tradition ou à l'histoire ne sont guère différents. Par contre, les instruments de pensée dont elles usent pour se représenter diffèrent profondément. De surcroît, ils révèlent les modalités particulières qui, pour chaque type de société, président à l'appréhension du temps. À la différence de la tradition, l'historiographie a été promue au rang d'instrument privilégié pour donner figure intelligible aux sociétés occidentales du XIXe siècle justement au moment où celles-ci n'arrivaient plus à contenir l'action transformatrice du temps. Avec le surgissement de l'inédit, ou plutôt devant l'incapacité de le contenir, il devenait inévitable qu'un écart prenne sans cesse place entre la représentation du rapport qu'un présent entretient avec son passé et les conditions nouvelles dont une société a fait, entre-temps, l'expérience. Alors que la tradition arrivait à maintenir fermement ensemble les rebords du fossé qui s'insinue entre le passé et le présent, l'historiographie au XIXe siècle a pris son essor en s'alimentant de façon inverse « au sentiment aigu de la distance entre hier et aujourd'hui5 ». À l'historien revenait le rôle de déchiffrer le sens caché que cette distance dissimule au présent en révélant le principe d'ordre qui se manifeste dans le temps. La promotion de l'histoire au XIXe siècle ne proclame pas seulement son pouvoir de médiatiser l'expérience du présent, capacité qu'elle partage avec la tradition: elle met surtout en lumière sa capacité d'interpréter l'expérience dynamique d'un monde en devenir au creux des avatars du présent. L'histoire, disait Jacob Burckhardt, « c'est ce qu'un âge juge bon de noter dans un autre6 ». Derrière la simplicité apparente de cette définition se profile l'essentiel des problèmes que la pratique historienne suppose et elle met particulièrement en lumière la prééminence du présent dans l'appréhension du temps, aussi bien passé que futur.

Puisque l'historiographie est soumise elle-même à l'historicité, elle est appelée à rectifier sans cesse sa refiguration du processus historique selon les appels de la conjoncture. Cette reconstruction est inévitable. La multiplicité des événements et les divers processus auxquels ils participent, leurs entrecroisements, leurs degrés variables d'importance dans ces processus et leurs impacts changeants dans le présent selon les groupes sociaux qui en font l'expérience, amènent l'historien qui doit leur donner une figure intelligible à opérer des choix en fonction des problèmes précis qui le sollicitent: comme individu singulier qui a fait l'expérience d'un contexte socio-historique particulier, comme membre d'une classe sociale et d'une profession dont l'activité est réglementée par des règles de procédure tout en étant plus ou moins soumise à des traditions interprétatives. L'historiographie n'est donc pas le prolongement du vécu. Par l'intelligibilité qu'elle propose par le biais de l'écriture, elle le dédouble pour nous le représenter. Entre la réalité du passé et sa refiguration explicite par le biais de l'écriture, un déplacement s'est opéré et c'est dans cette rupture d'avec le vécu que réside le principe de son intelligibilité. Cette mise en forme, comme l'a justement fait remarquer Fernand Dumont, « n'est pas de l'ordre de la sommation » mais « relève plutôt d'une opération complexe où les événements participent à l'idée qui leur confère signification7 ». Cette opération, Paul Ricoeur s'est plus particulièrement attaché à la décortiquer8.

Un événement pris en lui-même ou des événements accolés les uns aux autres, à l'exemple d'une simple chronologie, ne signifient rien, puisqu'ils ne font que nous renvoyer vers une succession où dominent la variété, le hasard et la discordance. Pour devenir intelligible, le déroulement de l'action historique doit être investi d'un ordre qui, en réduisant la part de hasard et de discordance propre à n'importe quelle succession d'événements, a pour vertu de donner à l'action historique l'aspect d'une totalité aux contours définis où dominent, sinon la causalité, du moins la concordance logique du caractère vraisemblable des forces qui président au déroulement de l'action historique. Ce résultat ne peut être obtenu que par le détour de l'invention d'une intrigue. Selon Ricoeur, la mise en intrigue des événements permet d'introduire une innovation sémantique qui, comme la métaphore, « est une oeuvre de synthèse: par la vertu de l'intrigue, des buts, des causes, des hasards sont rassemblés sous l'unité temporelle d'une action totale et complète ». Par là, elle fait surgir « une configuration d'une succession ». Selon cette perspective, l'intelligibilité de l'action historique ne découle pas seulement des événements pris en eux-mêmes mais de leur participation à l'intrigue. « Composer l'intrigue, écrit Ricoeur, c'est déjà faire surgir l'intelligible de l'accidentel, l'universel du singulier, le nécessaire ou le vraisemblable de l'épisodique9 ». Toutefois, si c'est par cette pratique de la rupture que l'historiographie peut introduire une intelligibilité dans le processus historique, il ne faudrait pas entendre par là que la mise en intrigue des événements par le détour d'un récit ne propose qu'une pure fiction. Il faut plutôt voir, dans cette procédure, le travail d'une imitation créatrice qui cherche, par le biais de l'invention d'une intrigue, à refigurer le caractère temporel inéluctable de l'expérience humaine. C'est pourquoi la rupture qu'introduit l'historiographie par rapport au vécu s'accompagne fatalement de manière corrélative d'une fonction de liaison par où le récit tire son intelligibilité.

D'une part, l'utilisation des ressources du langage commun, tel l'emploi de certains procédés rhétoriques ou adverbes de temps, permet de donner une première mise en forme au déroulement du temps. Mais, d'autre part, c'est surtout grâce à l'exploitation de certains instruments de pensée, comme la chronologie ou l'identification des moteurs de l'action historique (par exemple, le peuple, la nation, la démographie, l'économie) que l'espace textuel, par le biais d'une intrigue, prend la figure d'une totalité où un thème peut, à la différence du vécu, comporter un début, un milieu et une fin. Selon Ricoeur, ces « instruments de pensée » jouent le rôle de « connecteurs », entre le temps vécu et le temps universel, qui permettent au récit de devenir le lieu de constitution d'un véritable « tiers-temps » par où la refiguration de l'action historique est possible. Puisque l'intrigue a pour but de représenter l'action de manière homogène, il faut bien que « la composition de l'intrigue [soit] enracinée dans une pré- compréhension du monde de l'action: de ses structures intelligibles, de ses ressources symboliques et de son caractère temporel10 ». Selon les contextes sociaux et les pratiques socio-historiques qui leur sont propres, il pourra être vraisemblable pour une société donnée qu'un processus historique repose sur l'action de la Providence ou de certains grands hommes. Pour une autre, ce seront les classes sociales ou des cycles économiques.

Une société construit ses souvenirs d'une manière plutôt qu'une autre. Mais, dans ce travail, elle ne peut faire abstraction ni de la typologie des mises en intrigue possibles léguée par la tradition ni des transformations dans l'expérience du temps qui sont à l'origine de la modification des référentiels, qui font office de connecteurs entre le temps vécu (subjectif) et le temps universel (cosmologique), par où la représentation du déroulement du temps est rendue possible. L'historiographie, comme n'importe quelle autre connaissance, n'apparaît pas dans un champ libre de représentations préalables. Pour que l'intelligibilité qu'elle propose puisse prendre forme dans l'oeuvre elle-même et être reçue ensuite par un auditoire, il faut qu'elle s'appuie sur une référence partagée. Si le processus historique peut être reconfiguré de manière explicite, c'est que des significations qui s'attachent au déroulement même de l'expérience historique sont déjà préfigurées de manière implicite dans le champ culturel. Autrement dit, « ce qui est resignifié par le récit, c'est ce qui a déjà été pré-signifié au niveau de l'agir humain11 ». En un mot, l'historiographie fait elle-même l'expérience de l'historicité.

La modification des connecteurs

Au tournant des années 1950, trois historiens de l'Université de Montréal, Guy Frégault, Maurice Séguin et Michel Brunet, ont proposé à la collectivité québécoise une réinterprétation d'ensemble de la relation que cette dernière entretient avec son passé qui n'a pas été sans provoquer quelques remous. Non seulement on assiste à une transformation radicale de l'intrigue mais même les connecteurs qui prévalaient jusqu'alors dans la composition de celle-ci se sont métamorphosés. C'est pourquoi on peut parler d'une École historique au sens fort du terme. Si, comme le soutient Paul Ricoeur, l'intrigue s'enracine nécessairement « dans une pré- compréhension du monde de l'action », cette réinterprétation radicale que proposent les historiens de l'École de Montréal laisse présager que des transformations majeures étaient déjà à l'oeuvre à l'intérieur de la société québécoise.

Ces transformations renvoient à deux ordres de phénomènes. D'une part, on observe, à compter de la Deuxième Guerre mondiale, un important hiatus entre les représentations de soi que la tradition idéologique dominante véhicule depuis près d'un siècle et les conditions sociales effectives qui structurent le paysage de la vie quotidienne. Non seulement les choses ont changé en un siècle mais on assiste, au cours des années 1940, à la reprise de la croissance urbaine et industrielle ainsi qu'à la prise de conscience parfois difficile des réalités qui l'accompagnent, à la création des premières mesures sociales, à l'émergence d'idées nouvelles, à la baisse de la pratique religieuse dans les grands centres, à l'expansion des universités et à l'apparition d'une nouvelle intelligentsia qui commence à faire entendre sa voix et qui revendique sa place au soleil. Autant de changements qui font que, de divers horizons, la prise de conscience que quelque chose de décisif a soudainement changé paraît générale. On a beaucoup insisté sur la rupture que représente l'après-guerre. Toutefois, selon la perspective qui me préoccupe ici, c'est moins d'une rupture qu'il faut parler que d'une multiplication soudaine des possibilités de lecture de la situation. De manière plus profonde, et c'est ce que j'entends mettre sommairement en relief, cette multiplication repose d'abord sur un renversement de la flèche du temps.

Mais, d'autre part, le renversement de la flèche du temps et le hiatus existant entre les représentations idéologiques dominantes du moment et la vie quotidienne – qui exacerbe à son tour ce renversement – vont en même temps servir de catalyseur à une importante crise de la conscience nationale. Il ne faudrait pas voir dans cette crise la simple dualité de la conscience nationale que Groulx relevait dès 1924 et qui persiste toujours aujourd'hui. Elle renvoie plutôt, et à un point inégalé dans notre cheminement collectif, à la difficulté qu'ont les Québécois de cette époque d'en arriver à effectuer « la jointure de la conscience et de la culture ». En témoignent, à la fois l'existence de ce hiatus et le rejet quasi univoque, de la part de la nouvelle intelligentsia, des anciennes aires de vérités et des référentiels qui assuraient jusqu'alors cette « jointure ». Au nom de l'objectivité scientifique, cette intelligentsia se propose de réinterpréter à neuf la situation collective des Canadiens français. Toutefois, dans ce projet idéologique qui s'appuie sur la garantie de la science, les filiations avec l'idéologie antérieure ne seront pas absentes. Surtout, les conflits entre « Anciens » et « Modernes » que provoquent l'émergence de cette intelligentsia et la division qui s'opère à l'intérieur de celle-ci, sur la question des causes véritables du retard et de l'aspect rétrograde que présente la société québécoise au sein de l'Amérique du Nord au cours des années 1950, laissent entrevoir que ces conflits interprétatifs renvoient au premier chef à des choix opposés quant à la nature et au sens du devenir de la nation québécoise. Alors que, pour reprendre les mots de Paul Hazard, certains se sont imaginés « qu'ils vont refaire un monde qui n'attendait qu'eux pour devenir meilleur », d'autres, au contraire, ont cherché à comprendre ce qui, justement, l'avait empêché de l'être. Plutôt que de suivre la pente antinationaliste que l'après-guerre avait ménagée à toute une génération, ils ont repensé en profondeur la signification du devenir de la nation québécoise au creux de ce renversement de la flèche du temps – et de la multiplication des possibilités de lecture de la situation que ce renversement rendait possible – en ayant recours à la perspective systémique qui, elle aussi, gagnait le monde.

LE RENVERSEMENT DE LA FLÈCHE DU TEMPS

Entre les années 1940 et 1960-1965, le rapport que la société québécoise entretient avec le passé, le présent et l'avenir s'inverse. Ce phénomène considérable déborde largement l'espace québécois. Ainsi, à la fin des années 1950, Gaston Berger – qui créa le terme prospective et qui souhaitait que se répande l'attitude prospective, qu'il opposait à l'attitude rétrospective - -s'étonnait du manque d'intérêt pour l'avenir que manifestaient ses contemporains. Au Québec, on s'en doute, la situation n'est guère différente. Deux exemples sont, à ce propos, particulièrement éloquents. En 1944, Guy Frégault fait paraître Iberville le conquérant. Cet ouvrage, qui veut illustrer comment la vie de cet homme du XVIIIe siècle s'intègre à celle de tout un peuple, donne l'occasion à un critique de consacrer, une fois de plus, la formule « "Notre maître le passé" [...] bien qu'on ait voulu, avec une naïveté sans bornes, y substituer celle-ci: "Notre maître l'avenir". L'avenir inexistant peut à bon droit inquiéter l'esprit, mais non pas le remplir, polariser l'effort, mais sans le diriger12 ». De même, pour un autre commentateur, cet ouvrage constitue une flèche contre « certains milieux pseudo- intellectuels, plus préoccupés d'assurer l'avenir que de se complaire dans le passé13 ».

Ces deux exemples sont symptomatiques. Ils réitèrent le rapport au temps qu'a institué la référence qui domine les représentations que les Canadiens français se sont données d'eux-mêmes depuis un siècle, rapport au temps où le passé domine le présent. Cette référence, Fernand Dumont l'a illustrée à souhait au fil de ses oeuvres et, surtout, il a retracé le parcours de son édification dans sa Genèse de la société québécoise. Ainsi, devant l'évolution d'un contexte qui consacre la dépendance des Québécois, il ne restait aux élites du milieu du XIXe siècle qu'à transmuter cette situation d'infériorité en vocation de la survivance en ayant à la fois recours à la mémoire et à l'espérance, c'est-à-dire au passé et aux utopies. C'est à partir de ce moment que s'affirme la volonté de créer une société idéale en faisant du Québec un « enclos parfaitement préservé par le genre de vie agricole14 ». Plus révélateur encore, c'est à la faveur du développement industriel et urbain de la première moitié du XXe siècle, développement sur lequel les Québécois ont peu de prise, que les recours au temps de la Nouvelle-France et à nos traditions paysannes se sont soudainement multipliés tout en prenant l'éclat de l'idéal. S'il en est ainsi, c'est qu'au cours des deux derniers siècles, les Québécois n'ont jamais été bien à l'aise avec leur présent.

L'oeuvre de Lionel Groulx est exemplaire à cet égard. Surtout, il est celui qui incarne la conscience nationale entre 1915 et 1950. Autour de lui, il observe un peuple « humilié, piétinant dans l'incohérence15 » alors que ce dernier « porte dans ses veines le sang bleu des conquérants de l'Amérique16 ». Ce contraste entre hier et aujourd'hui va nourrir et informer toute son oeuvre:

À un petit peuple en train de perdre son histoire, sa civilisation, son âme, ma tâche aurait consisté à lui rappeler son passé, les éléments spirituels de sa culture, de sa civilisation, et par là, lui faire retrouver son âme, et du même coup, le destin que Dieu y a inscrit17.

Il y aurait un gros chapitre à écrire sur sa conception de l'histoire. Toutefois, ce passage donne un aperçu de la manière dont Groulx appréhende le temps. Pour lui, le maître, c'est le passé. Cette prééminence qu'il accorde au passé et à ses traditions s'explique du fait que le plus ancien désigne le plus vrai. L'évolution des conditions sociales ultérieures apparaît alors comme autant de glissements par rapport au modèle originel présenté comme le seul véritable. Surtout, ce qui donne encore plus de prégnance à cette représentation des choses, c'est que la « race » canadienne-française n'est pas seulement un produit de l'histoire: elle a été « voulue » et « créée par Dieu18 ». Rien d'étonnant à cela: il ne faut pas perdre de vue que Groulx est d'abord un prêtre et qu'il est né en 1878. Ses conceptions de l'histoire plongent leurs racines dans la pensée du XIXe siècle et l'essentiel de sa culture, il l'a puisé chez les écrivains français. De même, comme le rapporte Guy Frégault, bien qu'il fonde son explication sur les personnes, qu'il élève souvent au rang de saints ou de héros, « il croit très fort aux "hérédités ethniques et psychologiques"19 ». Que les Canadiens français portent dans leurs « veines le sang bleu des conquérants de l'Amérique » est, pour Groulx, beaucoup plus qu'une simple formule de rhétorique. D'où, de manière corrélative, l'utilisation qu'il fait du terme race. Contrairement à ce que colportent certaines plumes bien-pensantes, l'emploi qu'il en fait est conforme à l'usage qu'en faisaient les hommes du XVIIIe et du XIXe siècles20. À ce propos, Charles Morazé rappelle que, jusqu'au début du XIXe siècle, le mot race, « avait gardé un sens très aristocratique ou, si l'on veut, féodal. Il servait au noble à désigner la lignée de ses ancêtres. Quand il s'agissait d'une lignée royale, le mot se revêtait d'une majesté particulière: les Bourbons étaient "la troisième Race". Or, les révolutions ont offert au peuple des titres de noblesse. Certes, le bourgeois enrichi de 1830 risque le ridicule à parler de sa race. Mais, employé collectivement et désignant tout un peuple, race confère effectivement une sorte de dignité exaltante21 ». Cette dignité de la race canadienne-française, Groulx entend la restituer grâce aux exemples qu'offre l'histoire. De manière complémentaire, l'histoire a aussi pour objectif de préserver les Canadiens français des « faux aiguillages » en dégageant les « constantes de vie » qui se sont manifestées à l'origine. Dans la suite du devenir, il ne s'agit donc pas pour Groulx d'ouvrir la porte à l'inédit et aux changements, mais bien d'être fidèle à l'intention qui prévalait à l'origine, c'est-à-dire à la tradition. Et la première constante de vie qui se dégage à l'origine, c'est notre vocation paysanne. Il faut dire que pour lui, comme pour la plupart des intellectuels de l'époque, la nation se résume essentiellement à des attributs culturels qu'incarne le genre de vie agricole.

On comprend ainsi pourquoi l'idéologie de la survivance nationale, bien qu'elle domine toujours le paysage officiel au tournant des années 1950, soit devenue une référence abstraite. Il n'est donc guère surprenant que l'on puisse observer, au cours des années 1940 et 1950, un malaise généralisé qui repose sur le sentiment d'un profond décalage entre les représentations collectives qui s'appuient sur des images d'un passé révolu ou imaginaire et la situation des individus et des groupes sociaux qui ont à vivre et à interpréter leur situation dans le présent. Ce malaise est surtout exprimé au grand jour par la nouvelle intelligentsia qui surgit au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Pour cette dernière, il ne s'agit plus de survivre mais de vivre – et de vivre pleinement. Pour cette génération montante, les valeurs et les institutions traditionnelles, qui avaient jusqu'alors servi de dénominateurs communs à la mise en forme d'une identité collective, commencent à être ressenties comme un pouvoir coercitif. Ce malaise n'est pas propre au Québec. En Europe, il est apparu quelques décennies plus tôt. R.-M. Albérès, qui s'est penché sur l'évolution de la littérature européenne de la première moitié du XXe siècle, situe entre 1900 et 1914 le moment où, dans la littérature, « la vie se révolte contre les explications de la vie, et refuse d'être confondue avec elles. Révolte d'autant plus significative que diverse et simultanée. [...] En fait, on renonçait à faire gouverner l'homme par une doctrine, pour le laisser "faire sa vie" par l'expérience22 ». À la différence de l'Europe, il faut attendre le milieu des années 1930 pour que la poésie québécoise puis la littérature des années 1940 et 1950 cherchent à identifier les divers blocages qui entravent l'épanouissement de soi et à y mettre un terme. C'est là un mouvement d'ensemble et un trait d'époque. Bientôt, le mot « épanouissement », comme le rapporte Gabrielle Roy dans son autobiographie, sera sur « toutes les bouches23 ». Au cours des années 1930, on assiste à la formation d'une vision du monde que toute une génération de contemporains, jeunes intellectuels pour la plupart, a partagée sous le mode de l'inquiétude. Plutôt que d'un Dieu caché, comme Lucien Goldmann l'a caractérisé à propos de Racine et de Pascal, on pourrait parler, pour prendre le risque d'une formule provisoire, du sentiment d'une « vie cachée » dont l'oeuvre et la vie de Saint-Denys-Garneau sont le symbole au Canada français. À cette vision du monde qui prend rapidement consistance s'ajoute, au Québec, un problème identitaire – un drame de conscience – qui pourrait se définir de la manière suivante: comment puis-je faire miennes les représentations irréelles de soi que me proposent les élites sociales pour donner consistance à mon sentiment d'appartenance au groupe?

Dans un premier temps, en réponse à cette volonté d'épanouissement qui se double d'un problème identitaire, ce n'est pas contre le passé en soi que cette jeune génération s'élève. C'est plutôt contre l'image d'un passé qui prévaut comme norme idéale de vie que cette attitude naissante s'insurge. Au cours des années 1930 et 1940, le recours au passé se révèle toujours, même pour la nouvelle intelligentsia, comme une base solide où certaines traditions sont susceptibles d'être reprises pour être prolongées en des « courants de vie renouvelés ». En 1937, Guy Frégault pouvait écrire à ce sujet: « Nous avons une trop grande foi en la valeur créatrice des hommes pour accepter jamais de nous figer dans l'immobilité. Il ne nous suffit pas de devenir des duplicata des Anciens. Nous voulons être leur VIVANT prolongement24 ». En 1945, même Marcel Rioux pouvait dire: « Le retour vers le passé est pour nous un élan vers l'avenir25 ». Dans un deuxième temps, c'est le recours au passé en soi qui devient la cible. Cette fois-ci, c'est la publication du Refus global de Borduas qui en constitue le symbole à la fin des années 1940. Puis, vont se lever, au cours des années 1950, les propagandistes de la liberté individuelle qui voient dans le nationalisme un obscurantisme d'un autre âge qui constituerait à leurs yeux, avec le cléricalisme, l'un des principaux obstacles à l'émancipation des individus alors que la génération des aînés a durci son conservatisme social, réflexe réactionnaire que la nouvelle intelligentsia va consacrer dans la mémoire collective des générations à venir en qualifiant cette période de « grande noirceur26 ». Il n'est donc guère surprenant que, pour la nouvelle intelligentsia, les années 1950 aient été vécues, selon l'expression de Gérard Pelletier, comme des « années d'impatience ». Cette décennie marque aussi le moment où la scientificité commence à affirmer son ascendant au sein de la société globale. Un mot unique, celui de modernisation, résume cette collusion qui va s'instituer entre l'apologie de la scientificité et la figure de plus en plus obsédante du devenir.

On se retrouve ainsi devant l'étrange situation où les aînés rejettent le monde moderne en idéalisant le passé tandis que la nouvelle intelligentsia balaie du revers de la main le passé, de même que les référents majeurs qui assuraient jusqu'alors les fondements de l'identité collective, au profit des imageries de l'avenir. Comment, dès lors, établir cette « jointure de la conscience et de la culture »?

Fernand Dumont, en témoin lucide de son époque, relevait ce problème que rendaient d'autant plus aigu le durcissement idéologique des aînés et l'appréhension particulière du temps qu'elle sous-tendait. Ainsi, au moment où interviennent les premières découvertes de soi, « l'adolescent découvre son présent en se mettant au passé ». Deux choix s'offrent alors à lui: soit qu'il demeure dans la « coque mythique standardisée » que lui offrent ses élites, soit qu'il décide de la briser. Ces choix opposés, qui sont aussi l'expression d'un conflit de générations, représenteraient selon Dumont la manifestation de « deux formes de conscience malheureuse: la défense de l'univers mythique, et son rejet qui n'est que l'envers de la première. [...] Le drame profond, c'est que ces deux types de conscience sont parallèles: on passe de l'un à l'autre en inversant les définitions, mais on ne sort pas d'une position du problème qui est, au fond, la même ». De plus, selon Dumont, le rejet de l'univers mythique, comme expression de la conscience malheureuse, amène cette intelligentsia à élargir « spatialement la conscience mythique aux limites du Canada tout entier, nous gratifiant d'un mythe supplémentaire qu'ils appellent la nation canadienne27 ».

En somme, le renversement subit de la flèche du temps, en durcissant le discours des défenseurs de la « coque mythique », a aussi amené toute une génération à ressentir le présent comme un passé et à rejeter du même coup tous les attributs qui concouraient jusqu'alors à constituer la conscience de soi des Canadiens français. Ces choix opposés ne constituent que le signe et le point d'aboutissement d'un processus d'ensemble dont l'enjeu ne pouvait apparaître en pleine lumière tant que les termes de la position du problème demeuraient cantonnés à ces antipodes.

Il reviendra aux historiens de l'École de Montréal de déplacer les termes de la position du problème et de rendre à nouveau vivant le lien qu'un présent entretient avec son passé. Cela n'ira pas sans faire éclater l'ancienne référence.

L'AVÈNEMENT DE LA PERSPECTIVE SYSTÉMIQUE

Au moment où Guy Frégault, Maurice Séguin puis Michel Brunet sont appelés, entre 1947 et 1949, à constituer l'équipe de professeurs du nouvel Institut d'histoire de l'Université de Montréal qui vient d'ouvrir ses portes, l'interprétation de notre histoire politique et nationale apparaissait comme définitive. Le schéma d'ensemble de la lutte pour la survivance avait été arrêté par Garneau: à la lutte militaire que les Canadiens ont menée contre l'Indien et l'Anglais au temps de la Nouvelle-France a succédé, après la Conquête, la lutte politique pour la conservation de leurs traditions. Puis, des références culturelles sont venues enrichir ce schéma d'ensemble pour en faire le « miracle de la survivance », miracle qui témoigne de la volonté et de la ténacité des Canadiens français pour faire reconnaître leurs droits à l'existence. Grâce à des hommes politiques clairvoyants et à l'appui unanime que leur prodiguait le peuple, les Canadiens français ont pu reconquérir leurs droits et accéder à l'égalité politique au cours du régime de l'Union tout en mettant fin aux luttes de races et aux préjugés réciproques qui sévissaient jusqu'alors. Puis, la Confédération allait symboliser l'apogée de cette ascension, puisqu'un « pacte » y aurait été scellé entre deux peuples désormais égaux et soucieux de travailler au bien commun des deux races. La suite de notre histoire apparaissait alors comme une série de compromis ou de conflits liés au respect ou à l'irrespect de ce « pacte ». En définitive, cette historiographie présentait les Canadiens français comme étant maîtres de leur destin à condition qu'ils demeurent unis et qu'ils respectent les traditions ancestrales.

Il faut dire que les principaux instruments de pensée qui faisaient office de connecteurs dans l'élaboration de ce tiers- temps, que proposait la tradition historiographique au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, s'appuyaient essentiellement sur une définition culturelle de la nation. Sans cette représentation préalable et réductrice, il aurait été difficile de s'imaginer que le Canada français pouvait s'autodéterminer en parallèle avec le Canada anglais; de présenter les arrangements constitutionnels comme des victoires ; de donner un contour crédible aux utopies agricoles et, surtout, de glorifier le « miracle de la survivance ». On retrouve cette représentation culturelle de la nation dans les écrits de jeunesse de nos trois historiens qui seront à l'origine de la formation de l'École historique de Montréal. Toutefois, à l'exemple de la nouvelle intelligentsia qui émerge à cette époque et dont ils font partie, ils constatent l'écart existant entre les représentations officielles de soi et les sollicitations en sens contraire qui s'entrecroisent dans le présent. De même, ils ont une conscience particulièrement aiguë du retard que la nation canadienne-française a pris par rapport aux autres sociétés occidentales et de l'état d'infériorité manifeste de celle-ci par rapport au Canada anglais. Comme leurs collègues des sciences sociales, ils entendent réinterpréter à neuf la situation collective en s'appuyant sur la garantie que leur offre l'objectivité scientifique. Enfin, ils participent à la nouvelle appréhension du temps qui gagne le monde.

Dans un premier temps, cette entreprise d'objectivité vise moins à rectifier le modèle que la tradition historiographique a progressivement mis en place que son contenu. L'oeuvre que Guy Frégault livre entre 1944 et 1952-1953 est révélatrice à cet égard. Son objectif est de soumettre nos traditions à une réévaluation d'ensemble et méthodique qui permettrait de faire le départage, dans le présent, entre « les traditions vivantes et les traditions mourantes », c'est-à- dire entre « celles que prolongent ou que peuvent prolonger des actes de création » et celles qui « n'ont que du poids28 ». Au fil de ses recherches, il s'aperçoit que les Canadiens du temps de la Nouvelle-France ne sont pas essentiellement des paysans, comme il le croyait lui-même à l'origine, mais des commerçants. Il rejoignait par là, en quelque sorte, les représentations de fond de l'École laurentienne qui, quelques années auparavant, présentait l'édification de la nation canadienne comme le résultat de l'établissement d'une relation commerciale stable entre la colonie et la métropole, fondée sur la disponibilité d'un produit principal (staple) dont le développement économique de la colonie va dépendre, puisque celle-ci va exploiter et développer ce staple en fonction du double impératif que lui imposent la géographie du territoire et la persistance de la demande métropolitaine pour ce produit. Avec l'approfondissement du concept de colonisation, la nature de la nation gagne en profondeur et en rigueur logique. L'histoire, plutôt que de demeurer une force menant à l'épanouissement du Canada français, va devenir l'instrument d'une prise de conscience profonde de la nature des blocages réels qui affectent son devenir. Il y a ici plus qu'une question de nuance. D'essentiellement culturelle, la nation est devenue le résultat d'un processus historique qui implique l'interaction de réalités politiques, économiques, démographiques et culturelles qui évoluent dans un cadre géographique. En d'autres mots, la nation est devenue une réalité systémique.

Cette modification de la mise en intrigue du devenir de la nation est liée, encore une fois, à des influences qui débordent le Québec. Le renversement de la flèche du temps et la volonté d'épanouissement qui en est le corollaire s'inscrivent dans le même mouvement d'ensemble qui, de la pédagogie aux sciences sociales, va progressivement délaisser la causalité linéaire au profit d'une causalité systémique. Déjà présente dans la biologie du XIXe siècle, la perspective systémique gagne les sciences sociales et l'historiographie en cette première moitié du XXe siècle. L'École laurentienne en porte la trace évidente. Mais c'est surtout l'École des Annales, qui s'affirme au même moment en France, qui incarne le mieux cette nouvelle lecture du temps. Ces influences sont présentes chez Frégault. Toutefois, c'est dans la thèse de doctorat que Maurice Séguin dépose en 1947 qu'elles vont prendre un tour systématique.

La thèse que soutient Séguin en 1947 en est une d'histoire économique et s'intitule La nation « canadienne » et l'agriculture (1760-1850). Puisque la vocation agricole des Canadiens français représente toujours un thème dominant à cette époque, Séguin se propose de mettre en lumière le rôle qu'a joué l'agriculture dans le développement économique de la nation et d'expliquer par la même occasion la cause de l'infériorité économique des Canadiens français qu'il observe autour de lui dans le présent. Il n'est pas exagéré de dire que l'interprétation de Séguin est en rupture complète avec l'interprétation traditionnelle et l'esprit du temps. Cette rupture repose d'abord sur une question de méthode. Délaissant l'action des hommes pour s'attacher aux phénomènes de structure à l'aide des perspectives développées par l'historiographie anglophone et de concepts plus généraux empruntés aux sciences sociales, Maurice Séguin démontre que la Conquête est non seulement à l'origine de l'infériorité économique des Canadiens français, mais qu'elle est aussi à la source d'un mal beaucoup plus grave et subtil dont notre tradition nationaliste et notre interprétation du passé constituent en quelque sorte la manifestation la plus évidente.

Sa thèse repose sur un postulat implicite qui résulte de la mise en relation de quelques idées directrices qui pourraient s'énoncer de la manière suivante: la croissance économique, dont une société agricole représente un stade particulier, obéit à des lois générales et universelles de développement qui accomplissent plus ou moins rapidement leur logique interne selon le cadre des contraintes géographiques et politiques propres à la situation particulière de chaque nation. Plus une économie se développe, plus elle tend à accroître et à diversifier ses activités ; progrès continu et inévitable qui, tout en permettant à une nation d'accéder à des stades de développement successifs, contribue à créer un état d'équilibre entre les divers secteurs d'activité économique. Mais ce postulat implicite, qui s'inspire des principes de l'économie politique, s'inscrit dans le cadre plus vaste de l'univers de représentations qui proviennent de la formation humaniste de Séguin et de son souci, qu'il partage avec toute une génération, de réconcilier tous les dualismes en vue de réaliser les conditions propices à l'épanouissement. Les nations, comme les individus, ne tendent-elles pas à « entretenir des activités "totales, intégrales" » et à « agir avec tout l'être à la fois » dans le but d'accéder à une « vie équilibrée »? Le problème central est celui- ci: comment expliquer que la majorité de la population, qui est canadienne-française, ait eu à subir tous les contrecoups du développement de cette économie progressive, alors que la minorité canadienne-anglaise en retirait tous les avantages, c'est-à-dire tous les profits? Ce problème de fond ne renverrait-il pas aux conditions préalables qui rendent possible l'enclenchement du processus d'industrialisation, c'est-à-dire aux conditions à partir desquelles s'est réalisée l'accumulation du capital au Canada français?

Avant d'aborder directement ce problème de fond, Séguin fait d'abord ressortir que l'emplacement géographique et le climat de la Nouvelle-France encourageaient une pénétration commerciale liée à l'exploitation de ce produit d'exportation de base qu'est la fourrure. L'agriculture de type nordique qui s'y pratiquait ne pouvait, en effet, offrir que les mêmes denrées que produisait déjà la métropole française. Devant cette absence de débouché commercial pour leurs produits, les exploitations agricoles de la Nouvelle- France n'avaient d'autre choix que d'épouser la forme d'une économie de subsistance de type paysan. Après la Conquête, les mêmes contraintes géographiques et climatiques continuent de jouer, sauf que le bois remplacera la fourrure comme produit d'exportation principal. Surtout, les Britanniques héritent de la structure commerciale de la Nouvelle-France alors que les Canadiens français sont refoulés dans l'agriculture qui, en l'absence de débouchés commerciaux importants, demeure une économie de subsistance de type paysan.

En théorie, c'est-à-dire selon les traités d'économie dont Séguin s'inspire, le développement économique est une nécessité pour toutes les nations et, dans ces circonstances, il est inévitable d'observer un mouvement d'exode rural consécutif à ce développement. En pratique, un tel développement était tout aussi inévitable, puisque la géographie même du territoire orientait l'économie vers une diversification de ses activités. Par là, si l'exode rural est, en théorie et en pratique, inévitable, comment dès lors expliquer, comme le soulevait Groulx en 1936, que ce prolétariat qui prend forme au Québec au milieu du XIXe siècle n'exprime pas seulement l'écart normal existant « entre les ressources d'une poignée de grands possédants et la masse des non-possédants ou des petits possédants », puisqu'il comporte « cette particularité que les uns et les autres ne sont pas, en cette province, de même famille, de même nationalité29 »? Toutefois, comme le fait remarquer Séguin, avant de devenir des vaincus, « les Canadiens formaient une nation pour laquelle le développement économique intégral était de règle comme pour toute autre nation ». Aussi, compte tenu du voisinage des États-Unis et de la Conquête britannique, le processus d'exode rural qui affecte les Canadiens en tant que nationalité au milieu du XIXe siècle entraîne, par-delà les difficultés inhérentes à l'agriculture canadienne, deux phénomènes complémentaires: « Les Canadiens sont en "retard" sur leur proche et très puissant voisin, les États-Unis, et ils souffrent de "substitution" parce que l'envahisseur les paralyse et accomplit, à leur place, le développement intégral du Québec30 ». C'est pourquoi Séguin aperçoit la cause centrale de l'infériorité économique des Canadiens dans « l'occupation britannique, en elle-même, indépendamment des modalités de celle-ci ». Les bons et les méchants, qui peuplaient notre historiographie et alimentaient ses controverses, sont tout simplement évacués au profit d'une contrainte structurelle anonyme. Selon Séguin, même si les conditions agricoles avaient été idéales, les hommes politiques clairvoyants et les Britanniques conciliants, les Canadiens français n'auraient pu accumuler les capitaux nécessaires pour amorcer le développement industriel et jouer, dans la province de Québec, un rôle économique proportionnel à leur nombre. L'historien rappelle, avec raison, que même le conquérant le plus attentionné du monde envers ses vaincus ne peut se faire violence au point de leur « laisser une place proportionnée à leur importance numérique, qu'il dédaigne les bases stratégiques de Québec et de Montréal et n'exploite pas les ressources de la colonie... [...] Un tel égard aurait équivalu, pratiquement, à rétrocéder aux Canadiens, non seulement leur territoire, mais aussi de vastes libertés politiques et davantage encore31 ».

L'interdépendance des facteurs qui conditionnent la vie en société amène Séguin à identifier une conséquence supplémentaire de la Conquête. Les Canadiens, à la suite du repliement agricole et de la série d'exclusions dont ils ont été victimes, ne font pas que souffrir de « substitution » et de « retard ». Il n'y a pas que leur sphère politique et leur structure économique qui ont été tronquées, même leur esprit a subi un déséquilibre analogue. Pour eux, contrairement à ce que pensaient leurs ancêtres du temps des Français, toute l'économie politique finit par se résumer à cette formule: « hors de l'agriculture, point de salut ». Cette distorsion, non seulement amène les Canadiens à nourrir « d'étranges illusions » qui les empêchent d'apercevoir « leur véritable problème économique », mais en croyant que « leur droit à la vie économique se résumait à leur droit à l'agriculture32 », ils consacraient leur propre infériorité économico- sociale.

En conclusion, Séguin va porter son dernier coup de boutoir. Cette déformation mentale dont sont victimes les Canadiens n'est pas qu'un malaise propre au XIXe siècle. Elle est toujours, dans le présent, au coeur des représentations idéologiques que l'historiographie canadienne-française a contribué à façonner et à cautionner. Cette réinterprétation, non seulement apportait une fin de non-recevoir à la tradition historiographique anglophone, pour qui la pauvreté des Canadiens français était une manifestation évidente de leur ignorance, de leur manque d'initiative ainsi que du caractère rétrograde des valeurs principales qui animent leur société, mais elle remettait aussi en question la tradition historiographique francophone qui, déployant une argumentation inverse, ne se situait pas moins sur le même plan des jugements de valeur et de la volonté individuelle. Victoire pour l'une, attachement rétrograde et inopportun pour l'autre, l'histoire politique depuis la Conquête devenait, en quelque sorte, pour chacune de ces deux traditions historiographiques une question de bonne ou de mauvaise foi.

Plutôt que de poursuivre une tradition que Groulx a portée à son point de perfection, Maurice Séguin et avec lui Guy Frégault et Michel Brunet ont fait le constat de cette tradition: de figure vivante de la fidélité à un idéal, elle est devenue le lieu d'une illusion collective. Mais, surtout, en adoptant un point de vue macroscopique et systémique, ils ont fait éclater de l'intérieur la référence qui alimentait jusqu'alors nos représentations de soi. Comme l'écrit Jean-Pierre Wallot, « la Conquête n'apparaît plus comme une épreuve destinée à tremper et à épurer la nation canadienne- française ; c'est un procès de déstructuration et de restructuration qui condamne le peuple canadien-français éventuellement minoritaire à l'infériorité socio-économique et politique, voire, à terme, à la provincialisation et à l'atrophie de sa culture33 ». En privilégiant la nation, non seulement l'École historique de Montréal soumettait la tradition nationaliste à une réévaluation d'ensemble, mais elle prenait en même temps le contre-pied des nouvelles interprétations proposées par les tenants de la modernisation des sciences sociales de Laval et de Cité libre qui sont des fédéralistes. Ce qu'il y a de paradoxal, c'est que ces historiens et ces jeunes intellectuels auxquels ils vont s'opposer sont des laïcs et appartiennent tous à la première génération de spécialistes en sciences de l'homme. Dans un camp comme dans l'autre, et au nom d'une même entreprise d'objectivité, ces jeunes intellectuels participent au même mouvement général de réévaluation de nos traditions et, par là, ne peuvent être qu'en position de contestation vis-à-vis de l'ordre établi. Chez les uns et les autres, on voit poindre le même malaise face à l'autoritarisme des élites traditionnelles, la même surprise vis-à-vis le décalage qui s'est installé entre les représentations officielles de soi et les transformations rapides du contexte social, ainsi qu'un même accord quant au constat du « retard » de la société canadienne- française par rapport au reste de l'Amérique du Nord. Dans cette société confrontée au défi de l'accélération de l'histoire, on s'entend pour pointer ensemble du doigt quelques obstacles ou certaines manifestations plus évidentes de nos difficultés d'adaptation. Mais, en ce qui a trait à l'origine et à la nature de ces obstacles, les interprétations vont différer au point où elles vont se durcir en une figure inversée.

Le conflit d'interprétation quant à la nature des problèmes qui affectent la société canadienne-française, dépasse ainsi l'antagonisme entre « Anciens » et « Modernes ». Elle met aux prises des projets idéologiques opposés quant au sort de la société globale canadienne-française. Alors que les jeunes intellectuels de Cité libre vont situer l'origine de tous nos problèmes dans le cléricalisme et le nationalisme, rendant les Canadiens français responsables de leur propre retard et que les sociologues de Laval vont s'attarder à étudier la folk society et sa mentalité anticapitaliste, sans s'interroger plus avant sur son origine véritable, pour les historiens de l'École de Montréal, ces interprétations, malgré l'aspect révolutionnaire qu'elles espèrent se donner, ne font que prolonger les conceptions de la pensée traditionnelle qu'elles pensent condamner. Elles manifestent un refus de considérer le poids des structures politiques et l'interdépendance des grands facteurs sociaux pour ne retenir que des manifestations secondaires.

C'est là, à mon sens, le noeud du problème qui oppose cette génération d'intellectuels. Et ici, on peut voir à l'oeuvre la filiation qui, malgré tout, s'exerce entre ces deux options idéologiques et la tradition de survivance qu'ils ont entrepris, chacun pour sa part, de rénover ou de condamner. Ainsi, alors que les intellectuels de Cité libre et de l'Université Laval ont repris de la tradition nationaliste la croyance que les Canadiens français ont la possibilité de s'épanouir individuellement et collectivement à l'intérieur du cadre fédéral, faisant du nationalisme et de l'autoritarisme des élites cléricales le principal obstacle à cet épanouissement, la filiation est tout aussi évidente, mais de façon inversée, chez les historiens de l'École de Montréal pour qui la nation et le nationalisme constituent le principe d'intelligibilité global du devenir de la nation canadienne-française. Aussi, à travers une même volonté de jeter un regard plus objectif sur les obstacles à l'épanouissement individuel et collectif, une même génération de spécialistes des sciences de l'homme a été amenée à réutiliser, en de nouveaux débats, les instruments de pensée qui manifestent les choix possibles et opposés que leur avait légués la tradition. Plus qu'un choix divergent de conscience historique, ces oppositions révèlent aussi des mutations profondes déjà à l'oeuvre dans le plus vaste champ social et qui vont aboutir, au cours des années 1960, à une métamorphose dans l'appréhension même du temps, ce qui n'ira pas sans remettre en question la fonction sociale éminente que l'on prêtait depuis toujours à la science historique. Par contre, alors que dans le même temps l'historiographie québécoise délaisse le politique comme cadre explicatif global pour s'engager, en des renouveaux méthodologiques, sur la voie de l'histoire sérielle, l'on verra aussi s'affirmer, en dehors des cercles de la science historique, un nouveau discours nationaliste qui, directement ou indirectement, reprend les principales perspectives qui ont été définies par ces trois historiens.

* * *

Quelque radicale qu'ait été la nouvelle interprétation que l'École historique de Montréal proposait à ses contemporains, il apparaît au terme de ce tour d'horizon sommaire que c'est de la culture elle-même que cette interprétation a émergé. Non seulement y a-t-elle trouvé ses assises, tout en cherchant à en éliminer quelques incertitudes, mais par le dédoublement qu'elle a effectué, elle a aussi produit un savoir qui est devenu à son tour culture. Pour un temps, la « jointure de la conscience et de la culture » s'est réalisée. Mais, pour un temps uniquement puisque cette jointure est non seulement sans cesse à refaire mais elle est plus menacée que jamais.

Depuis une trentaine d'années, on assiste à la formation d'une nouvelle appréhension du temps dans la conscience sociale où le passé et l'avenir sont évacués au profit de ce que Jacques Donzelot34 appelle la promotion du présent. Dans le même temps, la carte sociale s'est dépliée, laissant percevoir sa complexité et une étendue insoupçonnée.

Au moment même où l'historiographie mondiale semble reléguée dans les corridors sages des bibliothèques et des savoirs spécialisés et que les sciences sociales paraissent s'édifier en « l'absence de l'homme », l'oeuvre de Fernand Dumont nous rappelle le rôle et l'entreprise de liberté que recèle le pouvoir d'interpréter.

NOTES

CIBLE.GIF1. Fernand Dumont, « De quelques obstacles à la prise de conscience chez les Canadiens français », Cité libre, 19, janvier 1958, p. 25.

CIBLE.GIF2. Jean Lamarre, Le devenir de la nation québécoise selon Maurice Séguin, Guy Frégault et Michel Brunet 1944-1969, Sillery, Éditions du Septentrion, 1993, 564 p. On retrouvera d'ailleurs quelques fragments de cet ouvrage dans le présent chapitre.

CIBLE.GIF3. Georges Balandier, Le désordre. Éloge du mouvement, Paris, Fayard, 1988, p. 36-37.

CIBLE.GIF4. Fernand Dumont, L'anthropologie en l'absence de l'homme, Paris, Presses universitaires de France, 1981, p. 66.

CIBLE.GIF5. Fernand Dumont, Chantiers. Essais sur la pratique des sciences de l'homme, Montréal, Éditions HMH, 1973, p. 54.

CIBLE.GIF6. Cité par Jean Chesnaux, Du passé faisons table rase?, Paris, Petite collection Maspéro, 1976, p. 18.

CIBLE.GIF7. Fernand Dumont, Chantiers..., p. 64.

CIBLE.GIF8. Paul Ricoeur, Temps et récit, Paris, Seuil, I, 1983, 320 p. ; II, 1984, 234 p. ; III, 1985, 427 p.

CIBLE.GIF9. Ibid., I, p. 11, 104, 70.

CIBLE.GIF10. Ibid., I, p. 87.

CIBLE.GIF11. Ibid., p. 122.

CIBLE.GIF12. M.-A. L., « Iberville le conquérant », Revue dominicaine, 50, 2, décembre 1944, p. 313.

CIBLE.GIF13. André Roy, « Iberville le conquérant », L'Action catholique, 13 juin 1944, p. 4.

CIBLE.GIF14. Fernand Dumont, Genèse de la société québécoise, Montréal, Boréal, 1993, p. 269-270.

CIBLE.GIF15. Lionel Groulx, « Faites- nous des hommes », 1938. Cité par Guy Frégault, « Lionel Groulx », L'Action nationale, juin 1968, p. 854.

CIBLE.GIF16. Lionel Groulx, Directives, Montréal, Éditions du Zodiaque, 1937, p. 166.

CIBLE.GIF17. Lionel Groulx, Mes mémoires, Montréal, Fides, I, 1970, p. 13-14.

CIBLE.GIF18. Ibid., II, p. 20 et Lionel Groulx, La naissance d'une race (1919), Montréal, Librairie Granger Frères limitée, 1938, p. 283.

CIBLE.GIF19. Guy Frégault, Lionel Groulx tel qu'en lui-même, Montréal, Leméac, 1978, p. 131.

CIBLE.GIF20. Voir à ce propos: Lucien Febvre, La terre et l'évolution humaine (1922), Paris, Albin Michel, 1970, p. 11-27.

CIBLE.GIF21. Charles Morazé, Les bourgeois conquérants - XIXe siècle, Paris, Armand Colin, 1957, p. 167.

CIBLE.GIF22. R.-M. Albérès, L'aventure intellectuelle du XXe siècle. Panorama des littératures européennes (1949), Paris, Albin Michel, 1959, p. 26, 32.

CIBLE.GIF23. Gabrielle Roy, La détresse et l'enchantement, Montréal, Boréal Express, 1984, p. 83.

CIBLE.GIF24. Guy Frégault, « Pour un ordre laurentien », L'Action nationale, mars 1937, p. 150.

CIBLE.GIF25. Marcel Rioux, « Qu'est-ce qu'une nation? », L'Action nationale, septembre 1945, p. 36.

CIBLE.GIF26. Voir à ce propos: Jocelyn Létourneau, « Québec d'après-guerre et mémoire collective de la technocratie », Cahiers internationaux de sociologie, 90, 1991, p. 67-87.

CIBLE.GIF27. Fernand Dumont, « De quelques obstacles... », p. 25.

CIBLE.GIF28. Guy Frégault, « Nous sommes le figuier stérile », Notre temps, 10 octobre 1953, p. 8.

CIBLE.GIF29. Lionel Groulx, Directives, op. cit., p. 60-61.

CIBLE.GIF30. Maurice Séguin, La nation « canadienne » et l'agriculture (1760-1850), Trois-Rivières, Boréal Express, 1970, p. 253-254.

CIBLE.GIF31. Ibid., p. 250-251.

CIBLE.GIF32. Ibid., p. 256, 262, 263.

CIBLE.GIF33. Jean-Pierre Wallot, « À la recherche de la nation: Maurice Séguin », dans: Robert Comeau (sous la direction de), Maurice Séguin, historien du pays québécois, Montréal, VLB éditeur, 1987, p. 40.

CIBLE.GIF34. Jacques Donzelot, « L'appréhension du temps », Critique, 38, 417, février 1982, p. 97-119.


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