Mémoire et traces de l'enfance

André Turmel


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MÉMOIRE ET SOCIÉTÉ: ENTRE COUTUME ET RUPTURE

LA MÉMOIRE DE L'ENFANCE: LA RUPTURE

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NOTES


« Une société est, au fond, un débat éthique. »

Fernand DUMONT, Le sort de la culture

L'un des vecteurs les plus constants, et, par là même, les plus déterminants, de l'oeuvre de Dumont concerne la mémoire. Dans son projet d'une histoire de la pensée québécoise, n'avoue-t-il pas vouloir « éclairer... les conditions de constitution d'une mémoire collective1 ». Voici une préoccupation qui sourd tel un fil conducteur qui serait aussi le véritable fil d'Ariane de tout son travail d'écriture depuis Le lieu de l'homme jusqu'à cette conférence de la Chaire pour le développement de la culture d'expression française en Amérique du Nord (CEFAN) au titre emblématique, « L'avenir de la mémoire », et qui éclaire, rétrospectivement en quelque sorte, tout le parcours et la position dumontienne.

S'étonnera-t-on que cette problématique de la mémoire soit, chez Dumont, affaire de culture? Pour peu qu'on ait fréquenté son oeuvre avec quelque assiduité, on se remémorera que Le lieu de l'homme avait pour sous-titre: la culture comme distance et mémoire. Quelque trente ans plus tard, la conférence de la CEFAN réaffirmait sans ambages cette perspective: « ... pour répondre à notre interrogation sur l'avenir de la mémoire, ce sont les caractéristiques majeures de la mutation présente de la culture qu'il nous faut considérer2. »

Sur les pistes de recherche qu'elle soulève, je tenterai de faire travailler cette problématique de la mémoire sur un corpus où, de prime abord, la coutume sinon l'habitude ne consiste pas, c'est le moins qu'on puisse dire, à construire l'objet dans la perspective de la constitution d'une mémoire collective3. En effet, le rapport à l'enfance, et notamment la façon dont les adultes d'aujourd'hui parlent de leur enfance, de leur famille ou de leurs parents, bref la façon dont ils se remémorent cette période de leur existence, constituent une sorte de zone d'ombre dans laquelle ils n'entrent que pour mieux se perdre.

Je voudrais à cet effet soumettre l'hypothèse que la question du rapport à l'enfance condense un ensemble de problèmes qui ressortissent au premier chef à la mémoire ; et en ce qui nous concerne, à l'oblitération de la mémoire et à la dénégation quasi systématique du passé. On aura reconnu le second volet de la définition de la culture chez Dumont: la distance qui s'inscrit ici, le cas échéant, dans une logique de la rupture. La question pertinente devient dès lors: quel type de lecture les Québécois font-ils de ce passé, fort peu lointain au demeurant? Comment ce passé s'inscrit-il dans leur mémoire collective? Comment celle-ci s'élabore-t-elle eu égard à la question de l'enfance?

On comprendra néanmoins que la question posée n'est pas: pourquoi ne faisons-nous plus d'enfants, mais pourquoi disons- nous avec tant de passion, tant de rancoeur contre notre passé le plus proche, contre notre présent et contre nous-mêmes, que nous ne voulons pas faire et élever des enfants comme nous l'avons nous- mêmes été? Qu'est-ce qui se noue autour de ce rapport à l'enfance, envisagé du point de vue de la mémoire? Qu'est-ce qui se joue dans cette volonté affichée et proclamée de faire autrement et différemment que la génération précédente sur ce plan?

MÉMOIRE ET SOCIÉTÉ: ENTRE COUTUME ET RUPTURE

Les sociétés occidentales contemporaines seraient devenues amnésiques, situation d'autant plus paradoxale que les sciences historiques ont connu depuis un siècle un essor sans précédent et que leurs productions n'ont jamais été aussi abondantes. Par ailleurs, ces mêmes sociétés, toutes tendues vers le changement, voire vers le progrès, sont préoccupées par leur devenir. Qu'est-ce à dire sinon que le rapport entre passé et devenir s'est peu à peu embrouillé, que les points de repères sont devenus troubles, bref qu'une ligne de fracture vient désormais rompre la continuité qui mène du passé au devenir. Ce qui amène Dumont à formuler la question suivante: « Nos sociétés seraient-elles devenues impuissantes devant l'avenir parce qu'elles ont perdu la mémoire4? »

Une des inquiétudes les plus persistantes qui sourdent de l'ensemble des travaux de Dumont a trait aux mutations de la culture québécoise. Parmi ces inquiétudes, il accorde une attention tout à fait singulière à la question des représentations du passé de cette société, c'est-à-dire à la façon dont cette société se construit une mémoire collective de ce qu'elle fut et de ce qu'elle est devenue. Problème capital aux yeux de Dumont en ce que la culture est d'abord un héritage à prendre en charge et assumer sans le répéter toutefois. « C'est grâce à la culture que l'humanité se déprend de la répétition monotone à laquelle est vouée la condition animale, qu'elle s'inscrit dans une histoire où ses actions prêtent à une accumulation des oeuvres et à un surplomb du devenir. La culture est donc essentiellement un héritage. Voilà en quoi elle pose comme défi primordial, le problème de la mémoire5. »

Des transformations contemporaines de la société québécoise, on a retenu, jusqu'à tout récemment, surtout les aspects politiques et économiques. Les modifications de l'État furent décisives: l'avènement d'une technocratie digne de ce nom qui dote l'État de procédures de gestion modernes, les grandes réformes dans les domaines connus, la montée d'une bourgeoisie d'affaires et l'avènement d'un capitalisme francophone, le passage par la social- démocratie sans oublier le néolibéralisme à la dernière mode. Cette Révolution tranquille dont on a tant parlé aurait été, dit-on, le moment fondateur de la modernité québécoise. Celui au cours duquel les Québécois seraient enfin sortis de leurs paroisses, de leur ignorance souventes fois affichée, de leur mépris proverbial de l'économie dont le « Sermon sur la vocation de la race française en Amérique » de Mgr L.-A. Pâquet constitue le discours paradigmatique tant de fois cité: « Cette vocation religieuse et civilisatrice, c'est, je n'en puis douter, la vocation propre, la vocation spéciale de la race française en Amérique. [...] Notre mission est moins de manier des capitaux que de remuer des idées ; elle consiste moins à allumer le feu des usines qu'à entretenir et à faire rayonner au loin le foyer lumineux de la religion et de la pensée6. »

1960: accession à la modernité, degré zéro de la nouvelle société québécoise, source intarissable d'une seconde naissance à soi-même, point de départ intangible du grand recommencement, a-t- on entendu de différents horizons. Cette proposition constitue certes un résumé quelque peu abrupt d'une représentation par ailleurs largement répandue, bref une doxa circulant jusque dans les milieux dits éclairés: représentation entendue, à savoir acceptée et non contestée en tant que telle. En conséquence, voilà une représentation centrale que cette collectivité se donne d'elle- même et de son parcours, sorte de clé de voûte de la culture actuelle dans la société québécoise. Or, ajoute Dumont, outre qu'elle ne fut pas que politique et économique, la mutation du Québec contemporain se caractérise par le fait qu'elle fut bien antérieure aux années 1960 où surviennent les changements politiques. Qu'en est-il au juste? Dumont avance d'abord que cette transformation fut aussi culturelle:

Elle (la mutation du Québec contemporain) s'est accompagnée d'une prodigieuse transformation des moeurs et de la culture, de la vie quotidienne et des représentations. Les indices en sont connus: chute du taux de natalité, extension du divorce, hémorragie du clergé et des communautés religieuses, baisse de la pratique religieuse, apparition d'une jeune génération bien différente de celle des aînés... Tout cela s'est produit à un rythme inconnu ailleurs7.

Ces changements culturels, s'ils ont surgi autour de 1960, ont certes été ébauchés longtemps à l'avance8. Ils ne peuvent pas être apparus d'un seul coup:

Une mutation de culture se déroule sur une longue durée. [...] Même par temps calme de l'histoire, lorsqu'une société paraît fonctionner paisiblement et rallier l'unanimité, les institutions sont travaillées sourdement par des forces de désintégration. [...] La mutation est donc de lente dérive. [...] Mais elle se révèle brusquement dans des crises, dans des éruptions en surface du défi longtemps contenu. Alors le changement devient agonie, mort ou renaissance9.

On conviendra sans doute qu'en effet, la transformation de la culture et des moeurs a été profonde et radicale, ne serait-ce que parce que la crise de la famille et celle de la religion nous le rappellent d'une manière lancinante autant qu'insistante. Que cette transformation ait été ressentie et représentée, c'est-à-dire portée au discours, sous le mode d'une libération, on en conviendra d'autant mieux que rares furent ceux qui y virent une perte irrémédiable. On y aura même vu une condition d'accès à la modernité en quelque sorte. Passé obscurantiste contre lumière de la modernité, aura-t-on été jusqu'à prétendre en certains milieux.

C'est ici que Dumont avance une hypothèse extrêmement stimulante, à savoir que cette révolution dans les moeurs et la culture s'est d'abord effectuée par opposition au passé. Mais de quel passé s'agit-il, se demande-t-il aussitôt? « Le passé renié depuis les années 1960, c'est moins un ensemble d'événements défunts qu'une mémoire collective. C'est l'image que se donnait d'elle-même la société d'hier qui obsède les Québécois d'aujourd'hui. Troublante continuité par-dessous les ruptures de la vie quotidienne et qui fournit un premier aperçu du drame de la culture québécoise actuelle10. » Problème de mémoire, problème d'image aussi: les Québécois seraient en opposition avec cette image d'elle-même que la société d'alors leur renvoie et que le prisme d'une mémoire défaillante vient altérer davantage. Le passage qui s'est alors effectué pourrait se résumer de manière un peu lapidaire dans les formules suivantes: de « Notre maître le passé » (Groulx) à « Du passé, faisons table rase », slogan de la génération des années 1960.

Dans la fracture introduite par la Révolution tranquille dans la culture d'ici, Dumont voit d'abord « le sentiment d'un éloignement irrémédiable par rapport au passé. Le passé est là comme un étranger qu'il semble nécessaire de renier pour que l'avenir soit possible11. » Le diagnostic est sans équivoque: passé renié, éloignement irrémédiable, refus pur et simple du passé, ressentiment envers le passé. D'où ces questions qui surgissent, vives et de grande portée, des analyses dumontiennes: la Révolution tranquille aurait-elle été possible sur le plan culturel sans ce refus du passé? Passé renié et mémoire oblitérée ont-ils été des conditions nécessaires à cette prodigieuse mutation de la culture et des moeurs que fut la Révolution tranquille? Bref, qu'est-ce qui se noue autour de cette dénégation quasi systématique du passé le plus récent?

On évitera de répondre d'une manière trop précipitée à ces questions lourdes de sens quant à la lecture possible qu'elles inaugurent de la Révolution tranquille. On s'arrêtera plutôt à certaines conséquences de cet éloignement, voire de ce refus du passé. Une des conséquences possibles tient, selon Dumont, à un rétrécissement des perspectives d'analyse de la situation québécoise que sous-tend cette prémisse de notre configuration culturelle plus récente: « Le ressentiment envers le passé qu'a suscité la Révolution tranquille des années 1960, au lieu de nous ouvrir à de plus larges perspectives, a contribué à refermer dans l'enceinte du Québec l'analyse de phénomènes qui ont des sources et des répercussions plus amples12. » Effet de l'ordre de l'analyse donc, de l'analyse scientifique notamment, dont on commence à peine à prendre la mesure quant aux représentations que cette collectivité se donne d'elle-même.

Autre conséquence possible, politique celle-là, mais qui ne saurait faire abstraction de ces dimensions culturelles plus spécifiques:

Le refus de leur passé par les Québécois, au cours des dernières décennies, est susceptible d'avoir deux issues. Ou bien nous deviendrons sans mémoire, sans identité ; et alors, nous devrons avoir le courage de nous fondre dans des peuples qui ont des complexes moins irrévocables que les nôtres. Ou bien nous remanierons notre mémoire, non par un coup de force arbitraire, mais en prenant charge de l'héritage sans le répéter. Dans un cas comme dans l'autre, nous serons contraints à une nouvelle lecture de notre passé13.

Et d'ajouter que cette négation du passé constitue une bien curieuse façon d'entrer dans l'avenir, d'envisager sereinement le devenir de cette société.

Dernière conséquence enfin sur laquelle je désire m'arrêter un peu plus longuement. Dumont soumet que les idéologies issues de la Révolution tranquille ont véhiculé l'idée et ont même proclamé le postulat que la société québécoise est entrée, au cours des trente dernières années, dans un âge totalement nouveau, radicalement différent de ce qui avait précédé. Moment charnière s'il en est où la conscience de la rupture avec le passé se conjuge avec un sentiment résiduel de la continuité historique. J'y ai fait allusion plus haut: il s'agit d'une représentation de la société québécoise à partir de la métaphore d'une fracture complète qui instaure la ligne du grand partage entre l'avant et l'après, entre l'autrefois et le maintenant. D'où la très haute valeur symbolique de 1960 qui, à la fois, marque la fracture et instaure le partage du temps: passé et tradition, puis modernité accréditent l'idée de l'immobilité de la société d'alors tout en légitimant celle de la vitesse foudrouyante des réformes engagées à partir des années 1960. À cet égard, Pierre Nora parle de « l'accession à la conscience de soi sous le signe du révolu, l'achèvement de quelque chose depuis toujours commencé14 ».

On conviendra qu'il s'agit d'une construction sociale du temps, de l'histoire en particulier, repérable dans des représentations largement partagées. Faut-il en voir une indication dans le fait que tout honnête étudiant en sciences humaines dans nos universités ou que tout honnête journaliste ou commentateur de l'actualité participe plus ou moins implicitement de cette représentation qui lui tient lieu de vision du monde et de principe organisateur de la structuration du temps historique propre à cette collectivité? Il y eut donc un grand (re)commencement: auparavant on trouve un espace-temps idéologique ancien qu'on amalgame dans un seul bloc homogène comme si la société québécoise d'alors était une totalité indistincte qui, au moment où le duplessisme s'effondre, entre en mutation ; par la suite surgit une temporalité radicalement nouvelle, le commencement d'un avenir, c'est-à-dire l'entrée dans la modernité.

L'unanimité se retrouve certes des deux côtés de la fracture: dénonciations sans ménagement des vieilleries idéologiques de l'époque auxquelles, nous prévient Dumont, les sciences humaines ont largement contribué par l'abondance de leurs commentaires ; célébrations tous azimuts de la naissance d'un ordre nouveau, assurément libéré des chaînes de l'ancien monde. « Les idéologies des vingt dernières années sont commandées par ce postulat d'une brisure définitivement acquise. La société québécoise vivrait enfin au présent15. » Et d'ajouter les interrogations suivantes: pourquoi ces représentations sont-elles devenues subitement périmées? pourquoi les idéologies n'ont-elles eu de cesse de rechercher des représentations de remplacement, de substitution d'un autre sens au sens ancien?

Je voudrais m'arrêter à ces propos en soumettant des réflexions qui, pour être distinctes de la pensée de Dumont, n'en vont pas moins dans la même direction, renforçant du coup l'argumentation de ce dernier. Je convoquerai pour ce faire, en premier lieu, le très beau livre de Bernard Jasmin, De l'éducation, qui propose une analyse, éclairante, de la réforme phare des années 1960.

Le Québec devient à cette époque la terre d'élection des expérimentations pédagogiques les plus audacieuses, mais aussi les plus risquées. Qu'y trouve-t-on? D'abord une pédagogie coupée de la culture conçue comme un héritage à assumer et qui, de surcroît, refuse d'être une médiation. Pédagogie du vécu, proche du sujet- enfant, pédagogie active du « s'éduquant » qui s'appuie sur la soi-disant nature créatrice de l'enfant doté désormais de l'attribut de la non- dépendance, théories de la créativité, glissement de l'apprentissage vers un hypothétique développement de l'enfant créateur. Bref, « l'illusion d'une science pédagogique se substituant au savoir et à la culture16 ».

Comment en sommes-nous venus là? Jasmin montre à quel point l'illusion de la pédagogie du « s'éduquant » participe jusqu'à la caricature à la négation de toute antériorité culturelle et sociale17. Du collège classique à l'école secondaire publique, ne retrouve-t- on pas cette fracture et ce grand partage du temps évoqué antérieurement? L'échec de l'école secondaire publique, née de la réforme, tient à l'incohérence et à la faiblesse générale de l'enseignement dispensé: absence de rigueur et de méthode de travail, anémie du sens critique, non-maîtrise de la langue, évanescence de la conscience historique. L'école secondaire d'aujourd'hui -condense, de manière exemplaire, la mémoire oubliée de ce passé refusé dont le collège classique représente l'autre pôle, c'est-à-dire la mémoire cultivée, donc le repoussoir nécessaire afin que l'école secondaire s'érige en rupture et expérience nouvelle.

Jasmin fait remonter ce courant de pensée, celui qui nie l'antériorité culturelle, à Borduas et au Refus global. Il en retrace le fil conducteur comme rejet explicite de toute tradition: forme de messianisme et économie de toute rationalité se conjugent avec le sentiment d'être à l'origine d'un temps nouveau et la volonté de rupture absolue avec le passé et la tradition. Comme si le nouveau ne pouvait advenir que de l'anéantissement du passé, lequel est désormais donné radicalement autre ; il est la figure, précise et floue à la fois, de ce dont nous, les contemporains, sommes à jamais coupés. Plus de mémoire qui assurait le passage continu du passé au devenir, ou qui indiquait, du passé, ce qu'il fallait retenir pour permettre le devenir. C'est la politique de la terre brûlée et la réforme de l'éducation en constitue autant l'exemple le plus décisif que le mode d'emploi.

Je voudrais maintenant pousser la réflexion un pas en avant, en tentant un rapprochement entre cette analyse de Jasmin, les propos de Dumont et certaines propositions que Michel Serres avance dans ses entretiens avec Bruno Latour. Parlant de ce qu'on appelait encore il y a peu des coupures – et elles n'étaient pas qu'épistémologiques –, Serres soumet l'hypothèse que la modernité présuppose, de façon incontournable, que le passé est dépassé ; elle se construit donc sur le partage entre un passé révolu et un présent véridique. De l'un à l'autre survient un avènement, la naissance d'un temps radicalement nouveau.

Cette conception ressortit à un temps linéaire, donc au temps comme ligne irréversible ; que cette ligne soit coupée, discontinue ou continue importe assez peu, puisqu'alors le temps est fait d'acquisitions, d'inventions, bref de progrès. Progrès si cher aux Lumières dont on sait par ailleurs qu'elles constituent le moment fondateur de la modernité occidentale. Ce qui porte à conséquence, ajoute Serres. « De même que, dans l'espace, nous nous situions au centre, au nombril des choses et de l'univers, de même, pour le temps, par le progrès, nous ne cessons d'être au sommet, à la pointe, à l'extrême perfection du développement. Du coup, nous avons raison, pour la simple, banale et naïve raison que nous vivons au moment présent18. » Ce schéma de pensée semble commun à l'Occident contemporain et on peut envisager qu'il a eu des incidences particulières au Québec lors de la Révolution tranquille. Car il permet d'avoir raison en permanence, puisque « le présent est toujours le dernier mot du temps et du vrai19 ». Non seulement avoir raison, mais de surcroît avoir la meilleure raison imaginable, à savoir qu'il existe une distance culturelle infranchissable entre le passé et le présent.

À ce moment de la réflexion, peut-être convient-il de soulever l'interrogation que certains chercheurs formulent eu égard à ce problème: la crise de la mémoire entendue au sens de l'oblitération et de l'oubli dans la conscience historique constitue-t-elle une condition nécessaire et incontournable de l'avènement de la modernité20? Est-ce à dire que la modernité s'inscrit jusque dans une crise de la mémoire et un surgissement de l'oubli dans le rapport au passé et à l'histoire? De ce point de vue, la Révolution tranquille, considérée comme moment décisif de la modernité québécoise, n'a-t-elle pu advenir que sur la base d'une dénégation systématique de la mémoire collective? En conséquence, peut-on aller jusqu'à penser que l'histoire ne devient nécessité que lorsque devient irrémédiable l'évanescence de la tradition et de la mémoire? À cet égard, et sur ce point précis à l'effet que la tradition se défait, Dumont avance un certain nombre de propositions à examiner. Il tente de reconstituer le drame collectif de la perte de la mémoire en quatre étapes dont la première concerne la disqualification des coutumes et des traditions, rupture que Dumont qualifie de « la plus radicale qui soit intervenue dans l'histoire de l'Occident21 ».

Les sociétés où prévalent coutumes et traditions, nous prévient Dumont, offrent une image inversée de la nôtre. Ce ne sont pas des sociétés immobiles, mais des sociétés où le changement fut plutôt insensible, de sorte qu'il se produisit sur de très longues plages de temps sans vraiment laisser de souvenir, sauvegardant ainsi la pérennité des coutumes et traditions. Si les coutumes régularisent les comportements, les traditions justifient les coutumes, en instituant des rites qui ont pour fonction de préserver la continuité du vécu par-delà les aléas de la vie quotidienne. C'est dire que coutumes et traditions présupposent à la fois une communauté et une organisation forte de celle-ci. Or, la modernité occidentale, via l'industrialisation et l'urbanisation, a irrémédiablement disloqué ces communautés. Ainsi, la rationalisation tayloriste du travail a désintégré les coutumes des métiers. « Avec l'effacement des vieilles coutumes et traditions, c'est la culture du peuple qui s'est effritée22 ». En conséquence, la désintégration des coutumes et traditions a laissé place à l'exceptionnelle expansion de la connaissance historique que le XIXe siècle inaugure.

Or, affirme Dumont, et ce sera la seconde étape, la connaissance historique n'est pas la continuité de la tradition, mais plutôt son renversement, puisque si la tradition renvoie au passé, l'histoire, de son côté, le raconte sinon l'analyse ; cette demande contemporaine de mémoire, cette avidité pour tout ce qui s'y rattache ne sont déjà plus de la mémoire, mais de l'histoire. Dialectique donc de la mémoire vivante et de la mémoire de papier. Cette dernière, qu'on pourrait presque dire morte, s'avère de quelque manière une mémoire-distance en ce sens qu'elle est extérieure aux acteurs qui doivent dès lors l'assumer, parfois même comme une contrainte ; de son côté, la mémoire vivante s'inscrit comme pratique sociale active, englobante et intégrée dans la vie quotidienne:

La différence entre la mémoire vraie, aujourd'hui réfugiée dans le geste et l'habitude, dans les métiers où se transmettent les savoirs du silence, dans les savoirs du corps, les mémoires d'imprégnation et les savoirs réflexes, et la mémoire transformée par son passage en histoire, qui en est presque le contraire: volontaire et délibérée, vécue comme un devoir et non plus spontanée23...

L'intérêt pour l'étude du passé, et par extension pour la fabrication de cette autre mémoire, apparaît lié à la rupture envers le passé et la tradition qui, de ce fait, revêtent un caractère d'énigme à déchiffrer. Mémoire libérée de la tradition, ajoute Dumont. Notons toutefois une demande pour ce type de connaissance qui date du XIXe siècle d'ailleurs: la bourgeoisie d'alors s'en emparait comme d'un outil politique alors que les dirigeants du prolétariat l'utilisaient pour mettre au point leurs théories de l'histoire. L'histoire allait donc poursuivre par la suite deux voies divergentes. La première, dite objective, cherche les structures et les lois des événements historiques. La seconde, marquée par l'exaltation romantique, voit la subjectivité de l'historien comme le lieu de l'ancrage de la mémoire afin de réhabiliter les sujets de l'histoire. Ce dédoublement de l'historien, Dumont le voit comme la manifestation exemplaire de la condition des hommes d'aujourd'hui. C'est la nature même des sociétés contemporaines, ajoute-t-il, qui suppose un pareil clivage. Ces sociétés modernes instaurent une dichotomie entre la sphère publique organisée selon des règles systématiques, fonctionnelles, impersonnelles que Weber a bien décrites et une sphère privée où se réfugie la personne dans l'enceinte de sa subjectivité. Il s'agit là de « deux façons de vivre l'histoire et, par conséquent, d'en faire mémoire24 ».

Ce clivage, ce dédoublement en deux voies parallèles apparaissent à Dumont, et c'est la troisième étape, comme le destin même de nos sociétés dans lesquelles la production a écarté puis remplacé la tradition. En économie d'abord. L'industrialisation survient en mettant à l'écart les solidarités traditionnelles, en généralisant l'échange, en instaurant une nouvelle conception de la durée, mesurable, qui dès lors permet le calcul ; propriété et travail deviennent des traits fondamentaux de l'acteur social. De là à ce que la production devienne peu à peu le modèle même de toute activité sociale, il n'y avait qu'un pas vite franchi. Marx s'en était rendu compte le premier. La nouvelle organisation du travail rend périmés les coutumes des métiers, les savoirs artisanaux, l'ancienne division du travail. L'organisation industrielle du travail impose ses conceptions, ses rythmes, ses rapports sociaux aux acteurs. Par la suite, c'est toute la vie sociale qui est happée dans la logique de la production. Même le passé peut être désormais interprété en terme de production, coutumes et traditions n'ayant été à ce titre que des productions comme les autres.

Non seulement l'économie et le politique participent de cette dichotomie, mais la culture aussi dont on sait qu'elle est, chez Dumont, héritage et projet à reprendre, donc mémoire. Au-delà d'une production surabondante de culture, Dumont constate que des pans entiers de celle-ci se détachent des acteurs pour se constituer en univers autonomes guidés par leur propre logique. La télévision en constitue l'exemple exacerbé. « Le plus souvent, le téléroman propose un dédoublement de la vie quotidienne: cette représentation de l'existence en parallèle remplace une remémoration qui permettrait de situer autrement le présent de l'existence25. »

Qu'est-ce à dire, et ce sera la quatrième étape? Ainsi, avec la disparition progressive de coutumes et traditions, on assiste à l'avènement de l'histoire. D'abord, de l'histoire à écrire: reconstituer le passé conduit à une extension de la mémoire qui, selon Dumont, ne peut se faire qu'aux dépens de la tradition. Ensuite, de l'histoire à faire: c'est l'ère de la production, y compris celle de la culture déjà évoquée. On retrouve alors le double mouvement de la mémoire: celui des vies publique et privée, cette dernière étant le lieu privilégié de constitution d'une mémoire, le lieu où se déroule la véritable histoire de l'acteur. D'où la crise de la mémoire en tant que conscience historique. Mondialisation de l'économie et du politique, repli sur la vie privée, résurgence des nationalismes et régionalismes qui deviennent dès lors des lieux d'enracinement et des lieux de mémoire.

LA MÉMOIRE DE L'ENFANCE: LA RUPTURE

Les réflexions précédentes peuvent sembler fort éloignées du champ de l'enfance, d'autant que Dumont n'a jamais écrit sur ce thème et qu'il n'y a consacré que des propos allusifs. Ainsi, parlant de la genèse de la notion de culture populaire, il évoque la trilogie qui inspira les sciences humaines au XIXe siècle: le primitif, l'enfant, le fou26. Dans un texte sur les générations, et cherchant à construire cette notion plutôt galvaudée au demeurant, il renoue avec le fil conducteur de la mémoire. Une génération est fabriquée par le partage d'une même tranche d'histoire ; ainsi on parle de la génération de la Révolution tranquille ou de celle de la guerre. Partager une tranche d'histoire signifie, le cas échéant, posséder des repères communs de mémoire: avoir vécu ensemble des événements historiques importants et en avoir une mémoire vivante et active.

Qu'en est-il de l'enfance à cet égard? S'il semble difficile de retenir le critère du partage d'une tranche d'histoire, il apparaît par contre plausible de conserver celui des repères communs de mémoire ; voire celui du partage d'un héritage familial. Comment se construit la mémoire de l'enfance27? Afin de la construire, j'évoquerai l'hypothèse, formulée par Fournier, du relâchement progressif des liens de parenté qui ont longtemps fait écran à la modernisation. « La parenté a relâché son emprise. [...] Le desserrement paraît avoir été très rapide28. » L'auteur recourt aux romans de Gabrielle Roy et à l'imaginaire qu'ils mettent en scène pour en rendre compte. Il trouve, dans Bonheur d'occasion, des ménages sevrés de leur parentèle et presque menacés d'éclatement par les tensions entre acteurs et entre générations. « Les jeunes ne rêvent que d'évasion hors d'une domesticité honteuse. Ils se jurent d'agir à l'opposé de leurs parents29. »

Agir à l'opposé de leurs parents, tel paraît être un élément central de la pratique sociale de ces jeunes de Saint-Henri que met en scène Gabrielle Roy au lendemain de la Seconde Guerre. Dumont aussi remarque, dans son texte sur les générations, cette opposition et ce besoin de chaque génération de s'affirmer, de se démarquer avec fermeté de la précédente30. Peut-on reconstituer cette mémoire de l'enfance à partir de l'opposition des générations selon la mise en discours qu'en font les adultes?

L'hypothèse d'une opposition des générations semble néanmoins devoir être complétée par celle que Lemieux et Bernier ont formulée sur l'héritage familial. « Cet héritage désigne non pas le simple nombre d'enfants dans la famille d'origine, mais surtout l'expérience d'enfance, le climat affectif [...], le rapport à la parenté et les relations parents-enfants remémorées31. » Le croisement des hypothèses de l'héritage familial et de l'opposition des générations constitue à la fois le point de départ de l'analyse de la mémoire de l'enfance et la façon de mettre à l'épreuve la proposition dumontienne du passé révolu et oblitéré.

Notre première tâche consiste donc à voir comment ce discours prend forme, comment il s'élabore et selon quels vecteurs32. Se surprendra-t-on qu'un des axes fondamentaux qui structurent et organisent la mémoire de l'enfance soit l'opposition, plutôt classique au demeurant, d'hier et d'aujourd'hui. Il y avait ce qui se passait alors et ce qui se passe aujourd'hui.

Parce que dans ce temps-là, [...] d'abord on se mariait pour avoir des enfants. [...] On se mariait pas parce qu'on s'aimait, pour être heureux, pour être ensemble, tout ça tu sais. On se mariait pour avoir des enfants. Pis aussi parce qu'on s'aimait, l'amour était là aussi (#2)33.

D'où l'exacerbation de l'idée de rupture, d'absence de fil conducteur qui mène d'hier à aujourd'hui. Mais il y a une distance, une distance énorme dont il faut prendre la mesure. « Autant on avait une enfance dorée avec un noyau familial solide, autant les enfants d'aujourd'hui doivent se débrouiller seuls (#5). » Ce qui est d'emblée frappant à la lecture des entretiens sur le rapport à l'enfance, c'est cette dichotomie quasi irréductible, très forte et très marquée de quelque manière, dans l'expérience familiale des uns et des autres. Et dans la façon dont cette expérience familiale est portée au discours plusieurs années plus tard. Une double trame structure ces discours: d'abord, celle d'hier et d'aujourd'hui ; puis, celle du rapport, surtout affectif, à l'expérience familiale.

Moi, j'ai apprécié d'avoir des frères et des soeurs du même âge que moi [...] très proches... J'ai une soeur qui a 18 mois de plus que moi et j'ai une autre soeur qui a moins de 18 mois que moi. Puis, j'avais envie d'avoir des enfants rapprochés parce que j'ai vraiment aimé la relation frère-soeur dans ma famille et je trouve ça très important d'être dans une famille nombreuse (#7).

Que le travail mémoriel joue un rôle structurant dans la pratique sociale actuelle de l'acteur, on en conviendra d'autant plus que la mémoire possède une dimension affective indéniable. L'affectif joue un rôle essentiel dans la remémorisation, dans le travail actif de la mémoire.

Ça fait que j'avais mes soeurs plus vieilles que moi, que les soeurs s'occupent toujours un peu de nous autres. Mais nous autres, comme on était en campagne, on courait dans les champs, on courait partout, on allait pêcher dans le ruisseau, on avait plein d'affaires à faire, tu sais. On n'avait pas besoin que nos parents soient toujours là. On jouait avec nos soeurs, on était toujours avec une gang... Donc j'ai jamais trouvé que j'ai manqué d'attention. Oui, oui, moi j'ai trouvé que nos parents s'occupaient assez bien de nous autres. C'est entendu qu'on avait le nécessaire, on n'avait pas de beau linge, on avait le linge des autres. Tu sais, moi, je mettais le linge de mes soeurs plus vieilles, on se passait le linge. Quand mes soeurs ont commencé à travailler, elles nous achetaient un petit peu de linge, un petit peu d'affaires parce que papa était pas capable d'arriver à tout, tu sais (#2).

Passer le linge comme métaphore du tissage des liens affectifs dans la fratrie. L'intensité affective réactive le travail de la mémoire dans les deux pôles que sont la réorganisation du passé et la projection dans le devenir. Le passage d'un pôle à l'autre apparaît comme une construction opérée à partir d'une lecture du passé qui engage le devenir sur la base d'une nécessité dans la projection ultérieure de sa vie. L'affectif comme cheville ouvrière du passage d'un pôle à l'autre.

J'avais un frère et une soeur plus vieux et j'avais deux petites soeurs. Mais je n'avais pas seulement l'impression de jouer à la mère avec les deux plus jeunes... Il a été une époque où j'en voulais pas parce que je trouvais que j'avais assez joué à la mère avec mes soeurs. Je pensais avoir déjà connu ça. Je m'imaginais avoir connu le rôle de mère. Mais dans le fond, je n'étais pas leur mère, j'étais leur grande soeur. [...] Alors autant, à une époque, mon expérience familiale a fait que je n'en désirais pas, autant maintenant je me dis, ben c'était pas si pourri que ça. Il y avait quand même du bon là-dedans. À quelque part, j'ai le goût d'offrir une parcelle de ça à mes enfants (#1).

Deux pôles, deux types d'expériences dans le rapport à la fratrie qui toutefois ne préjugent pas de la suite, notamment dans le second cas. Si cette femme se remémore avoir à la fois joué et servi de mère avec ses frères et soeurs, cela a pu avoir comme conséquence, pendant un moment, un refus de redevenir mère une autre fois, d'assumer à nouveau ce rôle. Refus momentané de devenir mère que la reconstruction mémorielle allait réorganiser, ne serait-ce que pour justifier le présent et engager l'avenir. Mentionnons la métaphore de la pourriture qui sert de filtre ici au travail mémoriel et qui énonce le passé familial dans le registre de la décomposition organique. Par contre, le refus peut parfois s'inscrire dans une plus longue durée: la mémoire vive d'avoir été une mère de substitution laisse des traces pendant de fort longues années et engage la pratique sociale dans un devenir précis.

Étant orpheline de mère depuis l'âge de 11 ans, j'ai aidé mon père à élever les plus jeunes chez moi. Après, j'ai aussi élevé le fils d'une de mes soeurs. Je pense que j'ai eu des responsabilités de mère trop jeune. Autrement dit, j'ai élevé les enfants des autres et je pense que je n'aurais plus la patience, ni la disponibilité pour élever mes propres enfants. Quelque part dans ma décision il y a un peu de cette expérience de maternage non voulue de ma part34.

La mémoire familiale et sa reconstruction ne se limitent pas à l'expérience, positive ou négative, de la fratrie, bien que celle- ci en soit un élément central plutôt que périphérique. Elle la déborde largement à vrai dire. Comment se remémore-t-on son héritage familial au-delà du rapport plus immédiat avec la fratrie? En quoi la construction que l'on fait de l'expérience familiale compose-t-elle le présent pour mieux conjuguer le devenir?

J'ai connu un milieu familial positif avec un père et une mère. C'est sûr que ça vient influencer mon choix d'avoir des enfants. Le modèle de famille que j'ai eu, moi, c'est un modèle de famille très traditionnelle. Pis pour moi c'est un modèle qui répond bien parce qu'il réussit, même si toutes les familles ont des lacunes (#1).

Une mémoire plus sensible de l'héritage familial se constitue à partir de vecteurs plus finement découpés qui ont la propriété de réorganiser toute l'expérience de l'acteur autour des événements que le travail actif de la mémoire inscrit désormais comme déterminant, le divorce des parents, par exemple. « Une famille pour moi, c'est des frères et des soeurs, puis c'est les deux parents. [...] Ben y a eu le divorce de mes parents quand j'avais 12 ans (#7). » Le cas des différentes formes de violence familiale est, à cet égard, exemplaire en ce qu'il constitue la clé de voûte du travail mémoriel de réorganisation du passé pour mieux engager l'avenir. La mémoire de la violence familiale est invoquée avec les conséquences que l'on sait sur l'organisation du présent35.

Mon père battait ma mère lorsqu'elle était enceinte... Il lui disait qu'elle était grosse, très laide (d'où ma difficulté de trouver la beauté d'une femme enceinte), et surtout qu'il ne voulait pas d'autres enfants. [...] J'ai assisté bien malgré moi à ce que mon père faisait à ma mère. J'ai même été battue parce que je voulais porter assistance à ma mère. Je ne serai jamais enceinte36.

Le travail de la mémoire familiale peut également opérer une évaluation du passé de la famille qui n'est pas ancrée dans des événements précis comme dans les cas précédents. C'est l'évaluation globale de l'expérience familiale qui, dès lors, prend le pas, en assurant la continuité jusque dans la pratique sociale actuelle.

Mes parents n'ont jamais semblé jouir en élevant leurs enfants mais plutôt s'en faire un devoir... Devant ça, je n'ai jamais eu envie de m'imposer le même genre de devoir et vivre en martyre37.

Un des vecteurs les plus déterminants de la mémoire de l'enfance, le rapport à la mère, apparaît être le leitmotiv lancinant autour duquel la réorganisation du passé joue comme nécessité dans le déploiement du présent. « Lorsque j'ai pris la décision de ne pas avoir d'enfant, c'était beaucoup pour ne pas mener la même vie que ma mère38. » Du passé au maintenant, la distance s'inscrit dans une logique de la rupture. L'expérience familiale de la maternité sert alors de repoussoir et de faire-valoir dans la mise à l'écart de l'enfant à travers la lecture de sa propre enfance et des événements qui l'ont marquée.

Je pense quant à moi que la décision consciente de ne pas avoir d'enfant ne vient que confirmer une décision inconsciente qui remonte très loin dans l'enfance, directement reliée à ma mère, à sa vie. Surtout au double message qu'elle communiquait. « C'est beau d'avoir des enfants » et « ma vie de femme est misérable » et « j'aime mal mes enfants »39.

J'ai un vide, un manque qui me vient de ma relation avec ma mère. Je ne pourrai pas donner à un enfant ce que je n'ai pas eu. [...] Peur de ne pas être une assez bonne mère, peur de reproduire le type de relation mère-fille que j'ai vécu avec ma mère, peur d'être la même mère qu'elle, et d'imposer à mon enfant mes souffrances, mes lacunes et mes besoins. Peur de me sentir obligée de « réparer » la relation mère-fille que j'ai vécue. J'ai décidé en fait de prendre soin de l'enfant qui subsiste en moi et qui, elle, n'a pas eu tout ce dont elle avait besoin au moment où elle en aurait eu besoin40.

La relation mère-fille n'est pas seule en cause ici quoiqu'elle semble occuper une place tout à fait centrale dans la mémoire familiale de l'enfance. Le rapport au père peut, dans certains cas, être tout aussi déterminant, pour les filles au moins, et constituer, à son tour, le facteur de la mise à distance dans le travail mémoriel.

Je suis une enfant adoptée. J'ai un père biologique que je n'ai jamais vu (il s'est sauvé en apprenant ma venue) et un père adoptif qui a quitté le foyer depuis très longtemps. J'ai souffert de l'absence de mon père, je ne veux à aucun prix que mon enfant naisse et se retrouve sans père41.

Si les relations parents-enfants peuvent éloigner, c'est-à-dire constituer l'élément de distance du rapport à l'enfance dans une logique de la rupture, ces événements apparaissent absolument déterminants à plusieurs égards, pour un nombre important d'acteurs dans le travail de reconstruction mémorielle du passé si vital dans ce rapport à l'enfant. Par contre, il ne faut voir là aucune fatalité, puisque ce rapport mère-fille peut tout à fait se déployer en sens inverse lorsque la mémoire réactive des traces autres de ce passé et des relations qui l'ont marqué.

Oui on était une famille unie... Ma mère adore les enfants. C'est probablement à cause de ma mère. L'influence de ma mère a été positive. Tu sais, ma mère, ça a toujours bien fonctionné avec son mari et avec ses enfants. Comment ma mère nous a élevés, tout ça oui, parce que je reconnais beaucoup comment ma mère m'a élevée dans la façon que j'élève mes enfants (#1).

L'affirmation discursive d'une certaine forme de continuité avec le passé dans ce rapport à l'enfant pose d'une façon aiguë le problème de la cohérence admise et souhaitée d'une mémoire collective et familiale qui joue la distance dans une logique de la rupture. Lorsque la norme de deux enfants n'est pas respectée, par exemple, cette question se trouve exacerbée. En effet, se trouve ainsi posée la question, brutale, de la continuité dans le rapport à l'enfant et de la mémoire qui le soutient.

Aussi avec mes amis, le fait que je veuille un troisième enfant, on me prend un peu pour une folle ; on se le fait pas dire directement, mais on le sent très bien autour de soi. Aussi tu te sens cataloguée comme « mère poule » et puis c'est pas bien vu, vaut mieux être femme de carrière et avoir deux enfants à la maison puis de courir du matin au soir et puis de se dire épanouie dans tout ça (#7).

C'est aussi sans compter la mémoire inscrite dans les gestes et dans le corps, mémoire transmise de génération en génération, de mère en fille, immense réserve de savoir-faire populaire, mémoire oubliée par excellence: comment prendre soin d'un enfant au jour le jour. Cette mémoire a été oblitérée et délégitimée dans la logique de la rupture, et notamment par le discours scientifique.

* * *

De façon centrale, toute l'oeuvre de Fernand Dumont tourne autour des questions de mémoire dans les transformations de la culture contemporaine. Ce qui hante pour ainsi dire ses travaux tient à cette rupture de la mémoire collective, à cette faille béante qu'introduit la Révolution tranquille dans la représentation que la société québécoise se donne d'elle-même. Et par extension dans la mémoire qu'elle construit de ce passé si proche dont il apparaît qu'il faille s'éloigner de façon irrémédiable afin de pouvoir entrer dans une modernité si désirée par ailleurs. La question reste de savoir ce qui se joue dans cette fracture qui crée une énorme distance culturelle entre ce passé proche et nous.

J'ai choisi d'examiner ce problème de la mise en forme d'une mémoire collective sur le terrain, peu exploré sous cet angle, du rapport à l'enfance à partir d'un constat: pourquoi disons-nous avec tant de passion, contre notre passé le plus proche, contre notre présent, que nous ne voulons plus faire et élever des enfants comme nous l'avons nous-mêmes été? Les deux propositions « Je ne voulais pas être comme ma mère » et « J'ai décidé de ne pas élever mes enfants comme je l'avais été » apparaissent comme les illustrations les plus fortes de cette logique de la rupture tant dans l'opposition d'hier à aujourd'hui que dans le rapport affectif au passé qui structure la mémoire. L'affirmation d'une continuité eu égard au passé familial semble faire difficulté, ne serait-ce que comme nécessité qui déploie le présent et engage l'avenir.

NOTES

CIBLE.GIF1. Fernand Dumont, Le sort de la culture, Montréal, L'Hexagone, 1987, p. 328.

CIBLE.GIF2. Fernand Dumont, « L'avenir de la mémoire », conférence prononcée à la Chaire pour le développement de la culture d'expression française en Amérique du Nord (CEFAN), texte ronéotypé, mars 1994, p. 2.

CIBLE.GIF3. Denise Lemieux, « Souvenirs d'enfance », Informations sociales, 30, 1993, p. 65-71.

CIBLE.GIF4. Fernand Dumont, « L'avenir de la mémoire », p. 1.

CIBLE.GIF5. Ibid., p. 3.

CIBLE.GIF6. Mgr Louis-Adolphe Pâquet, « Sermon sur la vocation de la race française en Amérique », Discours et allocutions, Québec, Imprimerie franciscaine missionnaire, 1915, p. 187.

CIBLE.GIF7. Fernand Dumont, Le sort de la culture, p. 238.

CIBLE.GIF8. Cette analyse est confirmée par d'autres travaux qui proviennent d'horizons très divers. Au sujet de la revanche des berceaux, Daniel Fournier conclut: « Dans cette optique, la Révolution tranquille ne doit plus guère être considérée comme l'événement déclencheur de la modernité québécoise. Elle devrait plutôt être envisagée comme l'écho d'un changement de moeurs et de mentalité survenu, pour l'essentiel, entre 1910 et 1950 » (« Pourquoi la revanche des berceaux? L'hypothèse de la sociabilité », Recherches sociographiques, XXX, 2, 1989, p. 194). D'autres travaux vont aussi dans le même sens (par exemple, Gérard Bouchard et R. Lalou, « La surfécondité des couples québécois », Recherches sociographiques, XXXIV, 1, 1993, p. 9-44). Tout cela s'inscrit dans le mouvement de réévaluation de cette période historique dans les milieux scientifiques.

CIBLE.GIF9. Fernand Dumont, Le sort de la culture, p. 66.

CIBLE.GIF10. Ibid., p. 239.

CIBLE.GIF11. Ibid., p. 240.

CIBLE.GIF12. Ibid., p. 248.

CIBLE.GIF13. Ibid., p. 249.

CIBLE.GIF14. Pierre Nora, « Entre mémoire et histoire. La problématique des lieux », Les lieux de mémoire, tome 1, Paris, Gallimard, 1984, p. XVII.

CIBLE.GIF15. Fernand Dumont, Le sort de la culture, p. 285. Compte tenu de la date de publication du texte cité ici (1980), on pourrait sans doute dire « les idéologies des trente-cinq dernières années » sans trahir la pensée de l'auteur.

CIBLE.GIF16. Bernard Jasmin, De l'éducation, Montréal, Guérin, 1994, p. 61.

CIBLE.GIF17. « Cette doctrine de l'enfant imaginaire, apte à créer sa connaissance et ses valeurs dévalorise toute institution d'enseignement qui, par nature, repose sur une certaine tradition à transmettre » (Ibid., p. 88).

CIBLE.GIF18. Michel Serres, Éclaircissements. Entretiens avec Bruno Latour, Paris, Flammarion, 1994, p. 76.

CIBLE.GIF19. Ibid., p. 77.

CIBLE.GIF20. Voir: Richard Terdiman, Present Past. Modernity and the Memory Crisis, Ithaca, NY, Cornell University Press, 1993 ; Pierre Nora, op. cit.

CIBLE.GIF21. Fernand Dumont, « L'avenir de la mémoire », p. 3.

CIBLE.GIF22. Ibid., p. 6.

CIBLE.GIF23. Pierre Nora, op. cit., p. XXV.

CIBLE.GIF24. Fernand Dumont, « L'avenir de la mémoire », p. 14.

CIBLE.GIF25. Ibid., p. 19.

CIBLE.GIF26. Fernand Dumont, Le sort de la culture, p. 108.

CIBLE.GIF27. La reconstitution de la mémoire de l'enfance, mémoire singulière, familiale et collective, est une entreprise complexe parce que sélective et soumise à des règles narratives elles-mêmes fort complexes: occultation, dénégation, valorisation, remémorisation, etc. Ce n'est pas sur cet aspect de la question que la suite de ce travail va porter de façon prioritaire. On pourra consulter à cet égard les actes d'un colloque de l'Association internationale des sociologues de langue française: B. Bawin-Legros et J. Kellerhals (sous la direction de), Relations intergénérationnelles: parenté, transmission, mémoire, Liège, Riga, 1991.

CIBLE.GIF28. Daniel Fournier, loc. cit., p. 192.

CIBLE.GIF29. Ibid., p. 193.

CIBLE.GIF30. Fernand Dumont, Le sort de la culture, p. 56.

CIBLE.GIF31. Denise Lemieux et Léon Bernier, « La transmission intergénérationnelle dans les projets de procréation: une approche qualitative et subjective des changements démographiques au Québec », Revue internationale d'études canadiennes, numéro hors série, hiver 1993, p. 85-102.

CIBLE.GIF32. Pour ce faire, je m'appuierai sur deux types de matériaux: d'abord, des entretiens réalisés sur le thème du rapport à l'enfance, puis sur un ouvrage publié par une psychologue, travaillant dans un centre local de services communautaires, au sujet de la non-maternité volontaire au Québec (Marlene Carmel, Ces femmes qui n'en veulent pas, Montréal, Éditions Saint-Martin, 1990). Dans ce dernier cas, il s'agit de reprendre des extraits cités d'entretiens et d'en proposer une relecture qui, on en conviendra, est fort loin des propos et intentions de l'auteure. Qu'on en juge: « Le but visé n'était pas de chercher à cerner les causes de la non- maternité pour en arriver à proposer des solutions à la dénatalité. Ce qui m'animait, au contraire, c'était le désir de mettre à jour les éléments essentiels de processus conduisant à une telle décision: hésitations, motifs, pressions sociales sur ces femmes, etc. » (Ibid., p. 8).

CIBLE.GIF33. Le chiffre précédé d'un dièse renvoie à des entretiens réalisés par des étudiants sous la direction de l'auteur.

CIBLE.GIF34. Marlene Carmel, op. cit. , p. 94.

CIBLE.GIF35. Denise Lemieux, loc. cit., p. 68.

CIBLE.GIF36. Marlene Carmel, op. cit. , p. 97.

CIBLE.GIF37. Ibid., p. 96.

CIBLE.GIF38. Ibid., p. 61.

CIBLE.GIF39. Ibid., p. 96.

CIBLE.GIF40. Ibid., p. 101-102.

CIBLE.GIF41. Ibid., p. 99.


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