Fernand Dumont, le savant et le citoyen

Marcel Fournier


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NOTES


Fernand Dumont est un des grands intellectuels, un des grands penseurs de notre temps et, mieux que tout autre, il incarne la figure de l'intellectuel moderne, de l'intellectuel engagé dans la cité1.

Parler de Fernand Dumont – pour paraphraser le titre de son recueil de poèmes Parler de septembre –, c'est d'abord décrire l'itinéraire d'un intellectuel, qui, issu d'un milieu populaire – père ouvrier, enfance à Montmorency – n'a jamais cessé de s'interroger sur le lieu de l'homme ni de réfléchir sur le dédoublement de la culture première et de la culture seconde, dédoublement qui caractérise son propre itinéraire: « Le passage à l'école, à la science m'aura toujours, confie-t-il, laissé mal à l'aise. De ce malaise, j'ai fait problème d'école et de sciences2. »

Deux mots résument cet itinéraire: distance et mémoire. Ces deux mots, ces deux notions sont au coeur de l'oeuvre de Fernand Dumont. Son grand projet intellectuel est d'élaborer une théorie de la culture – et aussi de l'idéologie –, qui soit solidaire d'une philosophie et d'une épistémologie des sciences de l'homme. Théorie de la culture, épistémologie des sciences de l'homme: deux facettes – des regards croisés – d'une démarche qui, résolument multidisciplinaire, a pour objet la modernité, ou plus précisément les conditions de possibilité d'une connaissance de l'homme – d'une anthropologie – dans la culture contemporaine. Sa thèse de doctorat, qui porte curieusement sur l'économie3, présente les « préalables d'une philosophie des sciences de l'homme ».

Parler de Fernand Dumont, c'est aussi présenter l'activité extrêmement féconde d'un savant qui a, pour reprendre le titre de l'un de ses essais –Chantiers. Essais sur la pratique des sciences de l'homme4 –, ouvert de nombreux chantiers: l'épistémologie des sciences humaines et sociales, l'étude des idéologies, la critique de la pensée chrétienne et de la théologie, l'analyse de la culture, etc. Ce serait méconnaître l'oeuvre de Dumont que d'associer son nom uniquement à des ouvrages théoriques. Fernand Dumont a mené, en tout début de carrière, une minutieuse enquête empirique sur les structures sociales régionales5 et, en 1960, il a fondé, avec son collègue Jean-Charles Falardeau, la revue Recherches sociographiques, principalement consacrée à l'étude « au ras du sol » de notre société6 ; il a aussi, dans le cadre de l'Institut supérieur des sciences humaines de l'Université Laval, coordonné un vaste programme de recherches sur les idéologies au Canada français7 ; il a enfin mis sur pied et présidé pendant plusieurs années l'Institut québécois de recherche sur la culture. Parmi les nombreuses activités qu'il y a menées, soulignons deux entreprises monumentales: le Traité d'anthropologie médicale (en collaboration avec Jacques Dufresne et Yves Martin)8 et, tout récemment, le Traité des problèmes sociaux (en collaboration avec Simon Langlois et Yves Martin)9.

Fernand Dumont n'a donc jamais cessé de rappeler que « la sociologie a une responsabilité irrécusable [...] et qu'avant d'être interprétation d'une société, elle est conscience d'une société10 ». Il a lui-même participé, depuis le début des années 1960, au renouvellement des perspectives d'analyse: remise en question de la représentation unitaire du Canada français; analyse de l'évolution sociohistorique du Québec (et des sociétés occidentales) définie par le passage de la société traditionnelle à la société moderne ; enfin constitution du Québec comme « société globale ».

Dumont s'est par ailleurs donné comme tâche de réaliser une histoire de la conscience historique au Québec et il a publié une admirable Genèse de la société québécoise11. Il s'agit d'une véritable psychanalyse de notre imaginaire collectif, une sorte d'archéologie de ce que Dumont appelle nos références. « Il y a des peuples, écrit-il, qui peuvent se reporter dans leur passé à quelque grande action fondatrice: une révolution, une déclaration d'indépendance, un virage éclatant qui entretient la certitude de leur grandeur. Dans la genèse de la société québécoise, rien de pareil. Seulement une longue résistance12. [...] Vision tragique de notre histoire, qui oblige à jeter sur l'avenir un regard inquiet: [...] beaucoup reste à faire, ajoute-t-il, pour sortir de la marginalité qui fut le prix de la survivance. Les utopies de la Révolution tranquille se sont fanées ; la mémoire collective a été dévastée ; les Québécois tardent à reprendre en main l'indispensable maîtrise de la politique qui leur a échappé au milieu du siècle dernier13. »

Parler de Fernand Dumont, c'est enfin dire quelques mots au sujet de l'intellectuel engagé, de l'homme de conviction, du citoyen – au sens fort du terme. Conviction religieuse d'abord. Dumont n'a jamais hésité – ce qui est rare chez les intellectuels de sa génération – à témoigner publiquement de sa foi: l'un de ses premiers essais s'intitule Pour la conversion de la pensée chrétienne14. « Quelle peut être, se demande-t-il, la tâche d'un intellectuel dans la vieille demeure [qu'est l'Église?]? » Il y a chez Dumont un mélange d'inquiétude et d'espérance qui l'amène à ne pas s'enfermer dans la seule critique de l'institution religieuse ; il s'implique dans les débats – par exemple, à la revue Maintenant –, il propose des plans et il suggère des réformes. L'une de ses contributions les plus importantes est sa participation à titre de président à la Commission d'étude sur les laïcs et l'Église (L'Église du Québec: un héritage, un projet15). Savoir et conviction, raison et foi sont, chez Dumont, si indissociablement réunis qu'il a tenu, au mitan de sa vie, à poursuivre des études de doctorat en théologie et à défendre une thèse dont l'objet est L'institution de la théologie16. C'est là aussi une façon, pour Dumont, de nous rappeler que le chercheur, le professeur est toujours un étudiant, en quête du savoir.

Conviction politique aussi. Fernand Dumont est de ceux qui ont cru au projet de « construction collective d'une société plus égalitaire, plus juste », autour de l'idée de participation. La troisième partie de son essai, La vigile du Québec, s'intitule « Du côté d'un socialisme d'ici »: pour une « société tourmentée » comme la nôtre, il n'y aurait, pense-t-il, « d'autre continuité de son destin et d'autre image de son avenir que dans le socialisme17. » Pour cette société qu'il qualifie d'« incertaine », il n'y aurait, croit-il aussi, d'autre destin et d'autre image de son avenir que dans l'indépendance: c'est là, selon lui, « un devoir immédiat [...], qu'il faut accomplir à court terme18. » Et lorsqu'en conclusion de son essai sur la Genèse de la société québécoise, il pose la question « Que faire de la survivance? », Dumont nous donne la réponse suivante: « Les Québécois n'ont pas à renier la patience obstinée de jadis, mais à lui joindre enfin le courage de la liberté19 ».

Pour plusieurs générations de chercheurs, Fernand Dumont fut un maître et un guide ; il fut aussi un incomparable pédagogue, un excellent professeur qui a toujours eu comme premier souci de faire partager son savoir, nous invitant à l'« immense travail de rassemblement et de critique de la culture »: « La modernité a, écrivait-il récemment, démoli un grand nombre de mécanismes sociaux qui transmettaient un héritage de savoirs et de valeurs. D'une certaine façon, les pédagogies prennent la suite. C'est pourquoi le partage du savoir devrait être l'utopie qui alimente la référence à la cité savante20. » Il m'apparaît important de souligner que la pédagogie constitue l'aspect central, primordial de la carrière et de l'oeuvre de Fernand Dumont.

L'image la plus forte que je conserve de Fernand Dumont est celle du professeur – de l'orateur, pourrais-je préciser – qui subjuguait son auditoire. Quelle érudition! Quel art de la parole! Qui ne se souvient pas de son analyse de la société et des différents paliers en profondeur (population, économie, institutions politiques, idéologie, etc.)? Qui n'a pas été ébloui par sa distinction du mythe, de l'idéologie et de l'utopie?

Le rapport d'autorité qu'implique la pédagogie est particulier: il ne repose pas seulement sur la compétence mais il fonctionne aussi pour une large part à la séduction. L'influence d'un professeur ne se limite pas aux seules connaissances qu'il transmet ; pour ses étudiants, il est aussi une figure (paternelle, maternelle, fraternelle, etc.) qui, lorsque la relation est positive, devient un modèle, imposant à la fois des catégories de pensée et un mode de vie. Fernand Dumont a su, pour reprendre une vieille expression, susciter des « vocations », nous invitant à le suivre sur la voie exigeante et passionnante de l'enseignement et de la recherche. Si « la vie est un roman », pourquoi ne serait-elle pas, pour un universitaire, un « essai »?

NOTES

CIBLE.GIF1. Le présent texte est une version modifiée de l'allocution présentée par l'auteur lors de la cérémonie de remise d'un doctorat honoris causa à Fernand Dumont, le 17 mai 1994, à l'Université de Montréal.

CIBLE.GIF2. Fernand Dumont, « Itinéraires sociologiques », Recherches sociographiques, XV, 2-3, mai-août 1974, p. 255.

CIBLE.GIF3. La dialectique de l'objet économique, Paris, Anthropos, 1970.

CIBLE.GIF4. Montréal, HMH, 1973.

CIBLE.GIF5. Fernand Dumont et Yves Martin, L'analyse des structures sociales régionales, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1963.

CIBLE.GIF6. Fernand Dumont et Jean-Charles Falardeau, « Pour la recherche sociographique au Canada français », Recherches sociographiques, I, 1, janvier-mars 1960, p. 4.

CIBLE.GIF7. Voir les trois volumes publiés sous la direction de Fernand Dumont en collaboration avec Jean Hamelin et Jean-Paul Montminy, Les idéologies au Canada français, Québec, Les Presses de l'Université Laval, vol. 1 (1900-1929) ; vol. 2 (1929-1940) ; vol. 3 (1940-1970), 1983.

CIBLE.GIF8. Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, Presses de l'Université du Québec, Les Presses de l'Université Laval, Presses de l'Université de Lyon, 1985.

CIBLE.GIF9. Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1994.

CIBLE.GIF10. Fernand Dumont et Jean-Charles Falardeau, « Pour la recherche sociographique au Canada français », loc. cit., p. 5.

CIBLE.GIF11. Fernand Dumont, Genèse de la société québécoise, Montréal, Boréal, 1993.

CIBLE.GIF12. Ibid., p. 331.

CIBLE.GIF13. Ibid., p. 335.

CIBLE.GIF14. Montréal, HMH, 1963.

CIBLE.GIF15. Montréal, Fides, 1971.

CIBLE.GIF16. Montréal, Fides, 1987.

CIBLE.GIF17. Fernand Dumont, « Le socialisme est une utopie » (1967), dans: La vigile du Québec, Octobre 1970: l'impasse?, Montréal, HMH, 1971, p. 154.

CIBLE.GIF18. Fernand Dumont, La vigile du Québec, p. 195.

CIBLE.GIF19. Fernand Dumont, Genèse de la société québécoise, p. 336.

CIBLE.GIF20. Fernand Dumont, « L'intellectuel et le citoyen », Possibles, 17, 3-4, été-automne 1993, p. 332.


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