L'Église catholique a édifié l'idéologie de la société francophone du Canada. Elle en a fait une société. [...] La société québécoise n'a pas seulement subi le pouvoir religieux ; elle a subsisté en tant que société religieuse. Telle fut sa conscience de soi et sa différence2.
Les ruptures qui se produisent dans l'histoire des cultures ne sont jamais des liquidations suivies d'un départ inédit3.
Un phénomène étrange marque le Québec francophone contemporain. D'autant plus étrange, à la réflexion, que son étrangeté n'a jusqu'ici, à ma connaissance, été soulignée par personne. Voici en effet une société qui, au cours des dernières décennies, a largement tendu à faire table rase du passé, dont l'héritage culturel (pratiques religieuses, valorisation de la tradition et de l'autorité, morale sexuelle, habitudes de fécondité, indissolubilité du mariage, etc.) a été systématiquement remis en cause, où les projets sociaux et politiques se sont bruyamment affrontés, où « la fièvre des idéologies s'est intensifiée au point de rendre problématiques à peu près tous les aspects de la vie sociale4 ». N'est-il pas étonnant, en pareil contexte, que le caractère français de la collectivité ait échappé à la remise en question générale, jouissant d'une mystérieuse immunité, possédant une sorte de passeport qui devait lui permettre de franchir, sans questions de la part des gardes-frontières de la Révolution tranquille, l'imaginaire ligne de démarcation entre le Québec d'hier et celui d'aujourd'hui et de demain? Entendons-nous bien. Sans doute d'âpres débats ont-ils aussi fait rage autour de la langue, au point de faire de la question linguistique l'une des plus explosives politiquement: mais il est tout à fait remarquable que ces débats ont toujours porté sur les moyens d'assurer la survie et l'épanouissement ici d'une collectivité de langue française (convient-il ou non de laisser aux parents le libre choix de la langue d'enseignement? doit-on ou non imposer l'unilinguisme français dans l'affichage? etc.). Jamais, sauf erreur, l'objectif même n'a été remis en cause, du moins ouvertement, chez les francophones. Aucun d'eux de quelque notoriété, que je sache, qui se soit levé pour contester que l'avenir du Québec devrait être français et pour proposer à la société un changement de langue. Et la controverse déjà ancienne à propos du joual? Ne confondons pas: elle a opposé des tenants de deux variétés de la même langue admettant l'intercompréhension, et non les promoteurs de deux systèmes linguistiques différents. En fait, tandis qu'un monde vacille, non seulement « la langue française demeure », mais « malgré toutes les divergences, personne en ce pays n'oserait contester son importance » et « jamais n'a été aussi vivace cette unanimité5 ».
Unanimité d'autant plus curieuse que l'avenir français du Québec est loin d'aller de soi. Ne répète-t-on pas qu'il s'agit là d'un « pays précaire » abritant une « communauté précaire6 » et que « le destin du peuple québécois restera périlleux », ne serait-ce que parce que « les Québécois forment un îlot étrange sur le continent7 »? En cette terre d'Amérique du Nord massivement anglophone, l'existence du français n'est-elle même pas à certains égards plus problématique que celle de certaines langues minoritaires d'Europe coexistant avec de « grandes » langues qui se font en quelque sorte contrepoids, la pluralité linguistique étant ainsi la règle dans cette partie du monde? N'évoque-t-on pas, du reste, périodiquement, les « menaces » les plus diverses qui planent ici sur notre langue (et qui, incidemment, constitueraient des « atouts » dans l'éventualité d'un changement de langue): dénatalité des francophones, transferts linguistiques des allophones, science et technologie parlant anglais, mondialisation de l'économie, produits de l'entertainment d'outre-frontière...? Pourquoi dès lors ne pas envisager l'hypothèse d'une substitution de langues, de l'assimilation linguistique à la majorité? Bien sûr, pareille perspective implique difficultés et coûts non négligeables, mais dépassent-ils, à terme, ceux que supposent la conservation et l'épanouissement du français? En cette ère d'ingénierie sociale et sociolinguistique, est-il exact que « la masse des Québécois francophones est [...] prise au piège de la langue qu'elle parle et, comme telle, ne peut délibérément en changer8 »? Des changements de langues se sont déjà produits dans l'histoire et les inconvénients qu'ils ont pu entraîner pour les générations de la transition ne pourraient-ils pas être atténués par un aménagement linguistique adéquat? Compte tenu de la myriade d'études sociolinguistiques qui ont été réalisées au Québec depuis un quart de siècle, le simple fait que pareil scénario n'ait pas été examiné en profondeur, du moins à ma connaissance, indique qu'il s'agit là à proprement parler d'un impensable.
Mais il n'en a apparemment pas toujours été ainsi. En 1793, un Chartier de Lotbinière prévoit que « quand une partie de nos Constituans seront en état d'entendre la langue de l'Empire, alors le moment sera arrivé de passer toutes nos loix dans le texte Anglois9 ». Pour Papineau et Neilson, envoyés à Londres en 1822 afin de « contrecarrer le projet d'union des deux Canadas soumis aux Communes », il semble que « l'anglais sera la langue privilégiée de la société10 ». Un Étienne Parent se demande, dans Le Canadien du 23 octobre 1839, ce qu'il reste à faire aux Canadiens français:
dans leur propre intérêt et dans celui de leurs enfants, si ce n'est de travailler eux-mêmes de toutes leurs forces à amener une assimilation qui brise la barrière qui les sépare des populations qui les environnent de toutes parts, populations déjà plus nombreuses qu'eux et qui s'accroissent d'une immigration annuelle considérable. Avec la connaissance des dispositions de l'Angleterre, ce serait pour les Canadiens français le comble de l'aveuglement et de la folie que de s'obstiner à demeurer un peuple à part sur cette partie du continent11.
Jusqu'à plus ample informé, je suis volontiers prêt, quant à moi, à faire la part de la rhétorique diplomatique et de l'astuce dans les deux premiers cas, et du découragement momentané dans le dernier (c'est le même Parent qu'on voit écrire, dans Le Canadien du 1er août 1842, au sujet du « rêve de l'anglification prochaine »: « Nous ne devons laisser échapper aucune occasion d'en faire voir la folie et l'irréalisabilité, au moins dans un avenir assez rapproché pour intéresser la génération actuelle12 »). Quoi qu'il en soit, le problème est qu'il ait déjà été possible de tenir ouvertement un discours carrément inimaginable aujourd'hui, et inconcevable non parce qu'on a vraiment démontré que l'hypothèse qu'il formule est irréalisable ou déraisonnable, mais parce que pèse maintenant sur elle ce qui a toutes les apparences d'un interdit social non rationnel (je ne dis pas « irrationnel »).
Pour nous convaincre de l'existence et de la puissance de cet interdit, de ce tabou, probablement d'autant plus efficace qu'il n'est formulé nulle part et reste largement inconscient, demandons- nous un seul instant quel sort serait réservé au malheureux personnage qui, publiquement et sans détours, oserait préconiser l'anglicisation volontaire, systématique, planifiée, « aménagée » des francophones du Québec. À en juger, comme eût dit Weber, par les règles de l'expérience, c'est-à-dire, en l'occurrence, par les commotions provoquées dans le passé par des mesures législatives pourtant moins menaçantes pour l'avenir du français, de tels « versets sataniques » ne condamneraient-ils pas son auteur à être voué aux gémonies, cloué au pilori, que sais-je encore? Ses propos ne seraient-ils pas jugés proprement aussi hérétiques, blasphématoires, sacrilèges que ceux qui, il y a un siècle, auraient attaqué le catholicisme?
À cela, je ne vois d'autre explication que la langue en soit venue au Québec, pour l'une ou l'autre raison, à relever de la sphère du sacré. « Tout aussi bien que des hommes, écrivait Durkheim13, la société consacre des choses [...]. Qu'une croyance soit unanimement partagée par un peuple, et [...] il est interdit d'y toucher, c'est-à-dire de la nier ou de la contester. Or l'interdit de la critique est un interdit comme les autres et prouve que l'on est en face de quelque chose de sacré ». J'avance donc l'hypothèse qu'il existe en ce pays une véritable religion (ou « cryptoreligion », si l'on préfère) de la langue, religion sans laquelle les attitudes linguistiques des francophones ne sauraient être pleinement comprises. Bien sûr, cette religion ne suscite pas chez tous une égale ferveur. Elle a ses mystiques, ses apôtres, ses prêtres, l'un ou l'autre martyr, et une masse de fidèles plus ou moins tièdes, dont plusieurs ne manquent pas de sacrifier de temps à autre à d'autres dieux; elle a même ses apostats, qui transfèrent carrément vers « l'autre » langue... Qu'importe? Dans les pages qui suivent, je voudrais, d'une manière forcément sommaire, tenter d'étayer davantage cette idée d'une sacralité de la langue française ici, en m'appuyant d'abord sur l'analyse de la place et de la fonction de cette langue dans notre société et notre culture, puis sur une discussion des motifs de l'attachement indéniable des francophones à leur langue. Je conclurai en indiquant en quoi l'hypothèse, si elle est fondée, est susceptible d'éclairer aussi bien le passé que le présent de cette collectivité.
Pour établir d'abord, en première approximation, la place toute particulière, à vrai dire singulière, du français dans notre société et notre culture, je me contenterai d'invoquer les diagnostics indépendants de deux éminents sociologues, observateurs chevronnés de la réalité québécoise.
Selon Guy Rocher, « le fait français » ne constitue en effet rien de moins que la « poutre centrale, la pierre d'angle », « l'axe central de l'édifice culturel québécois »:
Si le Québécois francophone ressent sa singularité en Amérique du Nord, ce n'est pas tellement à cause de sa religion [...]. C'est qu'il appartient à la seule société des deux continents d'Amérique [...] dont la langue et la tradition soient françaises. Ce fait fonde non seulement sa solitude de minorité, mais aussi et par- dessus tout les solidarités qui font de cette communauté humaine un peuple, à la fois socialement et politiquement identifié14.
À son tour, Fernand Dumont déclarait, le 13 mai 1987, à la Commission des institutions de l'Assemblée nationale du Québec, que:
s'il fallait que l'évolution nous amène à des changements tels que, dans 20 ans d'ici, ce critère [la langue] ne nous conviendrait plus, une chose est certaine, c'est qu'on n'aurait plus besoin de parler de société distincte15.
Je ne vois pas trop comment l'on pourrait prendre réellement au sérieux ces propos remarquablement convergents, sans admettre en bonne logique les conclusions suivantes.
La langue française est aujourd'hui le vivant symbole, l'incarnation même de l'identité de cette communauté humaine, de son unité et de sa cohésion internes comme de sa différence des autres. Elle est, du moins pour l'heure, le fondement et la raison ultimes de sa spécificité, de son originalité, de sa distinctivité, c'est-à-dire de son être même comme société: ce sans quoi elle sombrerait dans le néant, et qui représente donc pour elle une question de vie ou de mort. Elle fonde ici un monde. Réalité en laquelle les membres de cette société communiquent et communient, « seule référence collective16 » désormais, transcendant les individus et les générations, elle appartient en quelque sorte à un ordre de choses intangible.
Or, tout au long de l'histoire de l'humanité, semblables réalités ultimes, instances fondatrices d'un univers, et justifications suprêmes n'ont-elles pas constitué la substance même du sacré?
Cette approche macrosociologique viendrait donc plutôt confirmer l'hypothèse de la sacralité de la langue française dans le Québec francophone. Mais qu'advient-il de celle-ci, si, adoptant une tout autre perspective, regardant pour ainsi dire les choses par l'autre bout de la lunette, nous la confrontons à ce que nous savons des motifs de l'attachement des Québécois francophones à leur langue? Rien ne nous assure en effet a priori que cette démarche devrait aboutir aux mêmes conclusions.
On se souviendra sans doute, du moins chez les sociologues, que Max Weber17 distinguait notamment quatre types d'activités humaines (y compris intimes, comme les volitions) en fonction de leurs déterminants.
Un premier type était celle qu'il qualifiait d'« affectuelle » « et particulièrement émotionnelle », déterminée « par des passions et des sentiments actuels »: même si ce type peut correspondre à certaines manifestations ponctuelles d'enthousiasme autour de la langue, le caractère « actuel » sur lequel Weber insiste beaucoup ici ne paraît cependant guère compatible avec une attitude comme celle qui nous occupe et qui transcende les circonstances particulières.
Il serait nettement plus tentant, du moins à première vue, de considérer cette volonté d'un Québec qui soit français comme déterminée « de façon traditionnelle », « par coutume invétérée », par l'inertie d'une habitude tendant à perpétuer l'hier.
Il vient cependant immédiatement à l'esprit que la valorisation nouvelle de la langue s'est particulièrement affirmée dans le climat assez peu traditionaliste de remise en question générale qui a marqué la Révolution tranquille. Ce n'est pas Maurice Duplessis mais Jean Lesage qui, le 2 mars 1961, parlait (en termes quasi religieux!) du « fait français en Amérique » comme de « l'âme de notre peuple18 ». Les fameuses Insolences du Frère Untel qui auront largement contribué à attirer l'attention sur la langue à l'aube des années 1960 se seront également caractérisées par une critique impitoyable d'une certaine tradition québécoise.
Par ailleurs, adolescents et jeunes adultes n'ont pas tout à fait la réputation d'être en général des traditionalistes forcenés: l'évocation du « français de nos pères », malgré ses résonances affectives, ne devrait pas les émouvoir outre mesure, mais bien plutôt les rebuter quelque peu, éveiller chez eux quelques réticences ... Or, à l'occasion d'une enquête menée à la fin de 1978 auprès d'élèves du secondaire et du collégial, les pourcentages d'accord avec la proposition: « Il ne faudrait, pour rien au monde, abandonner nos efforts pour garder au Québec le français de nos pères », ont été de l'ordre de 80 à 86 % au secondaire et de 86 à 93 % au collégial19. Presque l'unanimité! Du reste, une nouvelle enquête réalisée en 1990 aboutit à un résultat semblable20.
Le moins que l'on puisse conclure, me semble-t-il, est que la tradition n'explique pas tout!
Mais le vouloir d'un Québec français ne relèverait-il pas tout simplement de la « rationalité en finalité », de la rationalité instrumentale, du calcul, de l'intérêt, le français n'étant voulu par les agents que comme « condition » ou « moyen » pour parvenir à quelque autre fin?
Notons tout d'abord à ce propos que, du moins à ma connaissance, on s'est assez peu interrogé sur les raisons militant en faveur du maintien et de l'épanouissement d'un Québec français et que les arguments invoqués, le cas échéant, tournent plutôt court. Comme si, sitôt posée, on s'empressait d'écarter une question dangereuse parce que peut-être sans réponse vraiment concluante. Si ces faits sont exacts, ne sont-ils pas en eux-mêmes significatifs?
C'est sans doute un mérite de Dumont, justement, que d'avoir ouvertement demandé, il y a déjà plus de vingt ans: « Quelle peut être la valeur du français maintenant, quel intérêt y a-t-il à conserver plus longtemps cette langue dans une petite collectivité de la grande Amérique? » Sa réponse: « Faire un Québec français » constitue une « façon de bloquer la prolétarisation des plus démunis de pouvoir »: « le français doit devenir l'arme même de notre libération collective21 ». Dumont était cependant le premier à reconnaître qu'il ne s'agissait pas là d'une condition suffisante pour abolir tout risque de prolétarisation. Était-ce davantage une condition nécessaire pour atteindre le but souhaité? Oui, dans la mesure où il n'envisageait comme solution de rechange que des passages individuels à l'anglais, solution insatisfaisante parce que non accessible à tous, et où il ignorait un changement collectif de langue... peut- être, après tout, susceptible de conduire au résultat désiré. En fait, la question reste en partie escamotée. L'on s'est encore demandé « pourquoi s'acharner à faire ici en français ce que nos voisins du sud font déjà en anglais22 », liant la pertinence du maintien du français à la réalisation d'un projet de société autre. Qui ne voit cependant que langue et projet de société ne sont liés par aucun rapport strict de nécessité, que des projets fort semblables peuvent être formulés dans des langues différentes comme des projets fort différents, articulés dans une même langue? Le russe peut « parler » socialiste ou capitaliste et l'écologisme des « verts » s'exprimer aussi bien en français, en anglais ou en allemand.
Pour être franc, si l'attachement au français au Québec n'eût tenu qu'à de telles raisons, on l'eût vu dépérir depuis un bon moment déjà.
Et pourtant, il est évident que l'affirmation et la consolidation d'un Québec français servent les intérêts, du moins à court ou moyen termes, de beaucoup de personnes, et il serait naïf d'imaginer que ces intérêts ne comptent pas parmi ses plus solides et ses plus sûrs appuis.
Ainsi, pour les élites politiques (y compris les hauts fonctionnaires), la spécificité linguistique, en tant que marque la plus tangible et la moins discutable de la distinctivité de cette société, de cette nation, légitime directement, si ce n'est le rapatriement de tous les pouvoirs dans le cadre d'un État souverain, du moins l'exercice de plus grands pouvoirs... avec tous les bénéfices qui s'y rattachent. Ceux que l'on peut appeler les « professionnels » de la culture et spécialement de la langue (groupe de plus en plus nombreux et diversifié, qui va des publicitaires aux gens de théâtre) y trouvent aussi leur compte, la différence linguistique faisant office de barrière, si fragile soit-elle, aux produits de l'« industrie culturelle » anglophone (notamment états- unienne), limitant le nombre des concurrents potentiels sur un marché rendu relativement (le mot vaut vraiment ici d'être souligné) captif, ce qui n'empêche d'ailleurs pas certains d'entre eux d'hésiter apparemment de moins en moins à produire en anglais... précisément pour élargir leur marché! Pour l'ensemble des francophones, enfin, l'affirmation du caractère français du Québec, spécialement dans le monde du travail, est instrument, outil de promotion sociale, permettant l'accès à des postes qui leur étaient naguère plus ou moins fermés, et le maintien de ce caractère dans l'avenir leur épargne certes les coûts (en efforts, temps et argent) d'une conversion massive et intégrale à l'anglais.
Pour incontestables qu'ils soient, ces intérêts restent pourtant limités. Je ne connais personne qui nie sérieusement l'importance de la connaissance de l'anglais en cette terre d'Amérique. Professeur d'université, et nonobstant mon attachement profond à ma langue maternelle et à sa cause, je trouve anormal – et ne suis pas le seul! – que des étudiants parvenus au 2e cycle ne maîtrisent pas suffisamment l'anglais pour le lire. C'est Pierre-Étienne Laporte, alors directeur de la recherche à l'Office de la langue française, qui signalait il y a quelques années que, même sous la Charte de la langue française, « en pratique, l'anglais devait demeurer la première langue d'affaire » des sièges sociaux et des centres de recherche- développement des grandes entreprises nationales ou multinationales, que « fondamentalement, la langue de travail [the working language] de ces centres d'entreprises est demeurée l'anglais23 », et l'on connaît du reste les dispositions spéciales de la loi et de la réglementation afférente en cette matière. On a pu voir un directeur général du Centre de linguistique de l'entreprise soutenir encore plus crûment: « Notre avenir technologique ne passera malheureusement pas par le français [...] l'accession de cadres francophones aux sphères les plus évoluées de l'activité technique se fera dans une autre langue24 » (à côté de l'anglais, l'intervenant évoquait hypothétiquement le... japonais).
Mais s'il en est ainsi, si même dans un Québec français il doit être de toute manière nécessaire de connaître aussi l'anglais pour gravir les plus hauts échelons de la hiérarchie sociale, la stricte raison utilitaire ne dicterait-elle pas un passage collectif à cette langue comme langue première?
Il est d'ailleurs significatif que les francophones, selon toute apparence, n'attachent pas à leur langue une valeur utilitaire ou pragmatique à la hauteur de la fidélité qu'ils lui vouent. Quelque 30 % des francophones du Montréal métropolitain estimaient, en 1989 tout comme en 1979, que « l'anglais devra inévitablement demeurer la langue des affaires et de la finance au Québec », et 24 %, en 1989, que « le français ne se prête pas aux exigences de la technique moderne25 ». Lors d'un sondage en octobre 1985, seulement 33 % des répondants francophones se disaient d'accord avec l'énoncé: « Au Québec, la connaissance du français est plus importante que la connaissance de l'anglais pour réussir sur le marché du travail26 ». Quant à l'enquête menée à la fin de 1978 auprès d'élèves francophones du secondaire et du collégial, et qui a déjà été évoquée plus haut, elle apprenait que si une infime minorité d'entre eux (de 9 à 16 % au secondaire, et de 3 à 8 % au collégial) jugeaient que « la meilleure chose qui puisse arriver aux Québécois, c'est qu'ils apprennent tous l'anglais et cessent de perdre leur temps au sujet du français », en revanche une proportion beaucoup plus substantielle (de 18 à 40 % au secondaire, et de 19 à 34 % au collégial) se montraient d'accord avec l'énoncé: « Si j'avais des enfants, je crois qu'il serait plus utile pour eux de fréquenter l'école anglaise27. » Selon une autre enquête effectuée à la fin de 1985 auprès de quelque 3 000 élèves de 4e et 5e secondaire, plus d'un tiers (34 %) d'entre eux avouaient que « si j'avais eu le choix, il aurait été plus utile pour moi d'aller dans une école anglaise en 1984-198528 ».
On est ainsi amené à penser que, dans l'attachement des francophones à leur langue, intervient une part non négligeable d'inconditionnel, d'absolu, relevant d'une sorte d'impératif catégorique, irréductible aux considérations instrumentales et utilitaires, et que traduit d'ailleurs éloquemment l'expression déjà citée: « Il ne faudrait, pour rien au monde, abandonner nos efforts... » (c'est moi qui souligne). En d'autres termes, et pour continuer à parler comme Weber, il semble bien que le maintien d'un Québec français ne saurait adéquatement s'expliquer sans faire aussi appel à une détermination « rationnelle en valeur », c'est-à- dire par la « croyance en la valeur intrinsèque inconditionnelle – d'ordre éthique, esthétique, religieux ou autre – d'un comportement déterminé qui vaut pour lui-même et indépendamment de son résultat », et donc à une « activité conforme à des "impératifs" ou à des "exigences" dont l'agent croit qu'ils lui sont imposés ».
Mais à quoi peut bien tenir aujourd'hui la « valeur intrinsèque inconditionnelle » du maintien et de la promotion d'un Québec français? Aux vertus intrinsèques de cet idiome comme moyen d'expression et de communication? Il ne s'en trouve plus guère, je pense, pour croire comme le Rivarol du Discours sur l'universalité de la langue française que le « génie » de cette langue correspond à « la logique naturelle à tous les hommes », qu'elle est « de toutes les langues, la seule qui ait une probité attachée à son génie », ou pour vouer un culte à « cette admirable clarté, base éternelle de notre langue29 ». Qui oserait encore prétendre, comme jadis Henri Bourassa30, que « notre langue » est « la plus parfaite des temps modernes »?
Une valeur d'ordre éthique ou religieux serait-elle alors en cause? J'en vois beaucoup sourire, sinon s'esclaffer, en songeant aux multiples manières dont le français est quotidiennement bafoué chez nous par ses propres locuteurs. Ne nous laissons cependant pas trop vite ébranler par cette difficulté. N'est-il pas dit quelque part que même le juste pèche sept fois le jour? Peut-on si facilement conclure des « oeuvres » à la « foi » ou à son absence? Sans compter que l'hypothèse d'une valeur d'ordre religieux attachée à la langue est confortée par l'histoire: n'y a-t-il pas eu ici un lien étroit entre langue et religion?
On pense bien sûr immédiatement à la formule célèbre d'Henri Bourassa: la langue, gardienne de la foi. Il se pourrait bien cependant que son importance et sa signification doivent être relativisées. Car, sous bénéfice de plus ample information, il appert que la conférence de 1918 qui avait ces mots pour titre constituait « le développement de la thèse initiale de 1910 », contenue dans la fameuse réplique de Bourassa à l'archevêque de Westminster, Mgr Bourne, lors du Congrès eucharistique de Montréal, et où le leader nationaliste s'employait notamment à réfuter « l'argument que l'avenir du catholicisme était lié à la diffusion de la langue anglaise », et à soutenir « que pour trois millions de catholiques francophones au Canada, la meilleure sauvegarde de la foi résidait dans la conservation de leur langue31 ». Dans cette perspective, la formule bourassienne, foncièrement polémique, devrait être interprétée dans le cadre d'une stratégie argumentative dirigée contre l'« expression officielle » de la position du clergé catholique anglophone irlandais. Ce serait d'ailleurs dans un contexte semblable que « déjà en 1885, Jules-Paul Tardivel en exprime l'idée dans un commentaire du conflit ouvert par la décision de l'évêque irlandais de Providence (Rhode Island) de nommer à la tête d'une paroisse franco-américaine un curé irlandais ne sachant pas le français32 ». De même, au début de notre siècle, « l'épiscopat québécois s'efforce de démontrer que "la langue est gardienne de la foi" », « pour retrouver l'appui des autorités romaines33 ». Si cette lecture est exacte, la thèse de la langue gardienne de la foi (quels qu'aient pu être ses fondements objectifs) ne paraît se comprendre pleinement qu'en fonction de la thèse à laquelle elle s'oppose: celle des Irlandais voyant dans l'anglais l'instrument d'expansion du catholicisme. Elle représenterait donc un sous-produit de l'affrontement de deux messianismes nationaux dont elle présupposerait l'existence antérieure: celui des Irlandais, qui passait paradoxalement par l'assimilation, et celui des Canadiens français, qui impliquait au contraire le maintien de l'identité culturelle et particulièrement linguistique34. D'ailleurs, d'un point de vue juridique, n'eût-on pas pu tout aussi bien parler de « la foi, gardienne de la langue »? En effet, « ne reconnaissant pas le droit à l'école française d'une mer à l'autre, mais seulement le droit en certains lieux à l'école confessionnelle, la Constitution [de 1867] liait le sort de la culture canadienne- française, dont le catholicisme est une composante, à celui de l'Église catholique35 ».
En fait, au-delà de ces formules dualistes et instrumentalisantes, ne faut-il pas plutôt, pour bien comprendre, rappeler à la mémoire cette désormais lointaine conception unitaire des choses, selon laquelle on mêlait « souvent langue et foi comme si l'une ne pouvait pas résister au vainqueur sans l'autre36 »? Confusionnisme étonnant? Oui, si l'on oublie l'un des aspects capitaux qu'a revêtus le catholicisme en ce pays. Si l'on oublie que, dans la mesure où il fut, à toutes fins utiles, coextensif à la communauté francophone ; dans la mesure où, en outre, il a constitué, conjointement avec la langue, un trait distinctif de ce groupe face aux populations voisines ; et dans la mesure surtout, peut-être, où il fut en relation d'opposition manifeste avec le « protestantisme » de ces populations: il a tendu, notamment après 1837-1838, à se métamorphoser en religion nationale, à se constituer en Église- nation: expression symbolique et emblématique de l'identité menacée du groupe d'ascendance française, drapeau de la nationalité, sacralisation de l'ethnie et de ses valeurs, dont la langue, contre les aléas profanateurs de l'histoire37. Bien plus que d'une simple association entre langue et religion, c'est d'une véritable fusion de ces traits culturels dans la conscience collective qu'il s'est agi ici. Faute de l'admettre, comment, par exemple, donner un sens à des propos vraisemblablement représentatifs comme ceux d'un curé Labelle, quand il écrit que « le mot français est synonime [sic] de catholique », ou quand, encore, il parle tout court à un ami, dans une formule lapidaire, de « la nation catholique française38 »? Religion et langue, catholicisme et français, deux symboles d'identité collective, à la limite équivalents et interchangeables, participant de la même sacralité parce que renvoyant à une seule et même nation sainte. Même un Bourassa qui, plus tard, s'objectera à l'idée que « l'Église catholique doi[ve] être française au Canada » (« comme si l'Église de Dieu [...] pouvait jamais devenir, même partiellement, la chose d'une nation ! »), ne pourra pourtant s'empêcher d'évoquer les vieux thèmes du « Christ qui aime les Francs », de « la race française [...] fille aînée de l'Église39 ».
Sans doute les rapports historiques entre langue et religion au Québec devraient-ils être retracés et scrutés de beaucoup plus près. Je me propose d'ailleurs d'y travailler ultérieurement. Encore une fois, je ne voulais ici qu'expliciter et étayer l'hypothèse de l'existence présente d'une « religion de la langue » en ce pays. Pareille hypothèse n'a guère de quoi surprendre si, comme le veulent les deux citations de Dumont placées en épigraphe, d'une part, cette société « a subsisté en tant que société religieuse », « telle fut sa conscience de soi et sa différence », et, d'autre part, les ruptures culturelles ne sont jamais absolues. De même que sur le plan des structures, à une Église, qui a « fait office pendant un siècle de véritable organisme politique40 », se sera substitué un État: une identité culturelle catholique se sera « tout simplement » transposée en identité culturelle francophone. « Signature d'une différence41 » d'une société par rapport à une autre à l'instar du catholicisme naguère, la langue, sous des apparences profanes, est toujours subrepticement porteuse de la charge de sacré dont elle fut investie, tout comme la nation.
Si cette hypothèse est fondée, n'éclaire-t-elle pas le passé comme le présent de notre collectivité, rendant celui-là un peu moins étranger, nous faisant découvrir celui-ci sous un jour un peu moins familier? En ce qui a trait au passé, s'il est vrai que « le sacré est, spécifiquement, l'immuable42 », la recherche des racines de la sacralité linguistique contemporaine paraît nous renvoyer à l'importance qu'a eue pour nos pères la signification de « religion nationale », de symbole d'identité groupale, de leur catholicisme: un visage de ce dernier qui nous aide sans doute à mieux les comprendre. Quant au présent, il se peut que « les grandes choses du passé, celles qui enthousiasmaient nos pères, n'excitent plus chez nous la même ardeur43 », mais il en est d'autres pour nous passionner, et qui ne sont pas sans une certaine continuité avec les premières: au- delà des apparences, notre société est loin d'être complètement sécularisée, désacralisée, et entièrement dominée, pour ce qui importe, pour ce qui compte, par la froide rationalité instrumentale, l'intérêt et le calcul. En témoignerait d'ailleurs tout aussi bien, apparemment, l'espèce de religion de la Charte des droits promue par « l'autre société »: mais c'est là aussi une autre histoire ...
1. Pour ceux qui s'inquiéteraient
de ne pas retrouver ce terme dans leurs dictionnaires,
je tiens à signaler qu'on le rencontre, par exemple,
sous la plume de l'éminent historien des religions Mircea
Eliade (Le sacré et le profane, Paris, Gallimard,
1965, p. 20, 99 ; Traité d'histoire des religions,
Paris, Payot, 1968, p. 321).
2. Fernand Dumont, « Mutations
de la culture religieuse dans le Québec francophone », dans:
Religion/Culture. Études canadiennes comparées, Ottawa,
Association des études canadiennes, 1985, p.
12.
3. Fernand Dumont, La
vigile du Québec. Octobre 1970: l'impasse?, Montréal,
Hurtubise HMH, 1971, p. 94.
4. Fernand Dumont, Genèse de la
société québécoise, Montréal, Boréal, 1993,
p. 13.
5. Fernand Dumont, « La
culture québécoise: ruptures et traditions », dans:
Jean Sarrazin (sous la direction de), Dossier-Québec, Paris,
Stock, 1979, p. 68.
6. Fernand Dumont, La
vigile..., p. 16 et « La culture québécoise... », p.
69.
7. Fernand Dumont, « La
culture québécoise... », p. 69 et Genèse...,
p. 334.
8. D. Noël, « Le prix
qu'il faut payer », dans: Douze essais sur l'avenir du
français au Québec, Québec, Éditeur officiel
du Québec, 1984, p. 176.
9. Cité par D. Noël
(Les questions de langue au Québec, 1759-1850,
Québec, Éditeur officiel du Québec, 1990, p. 167) qui
commente: « Lotbinière envisageait donc à long terme
non pas ce qu'on appellerait aujourd'hui le bilinguisme
mais bien l'unilinguisme anglais » (p. 169).
10. Fernand
Dumont,
Genèse..., p. 188.
11. Cité dans:
L. Noël,
Les questions de langue..., p. 265.
13. Émile
Durkheim,
Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le
système totémique en Australie (1912), Paris, Presses
universitaires de France, 1968, p. 305.
14. Guy Rocher,
« Le
statut culturel du français au Québec: état de la question »,
dans: Actes du Congrès Langue et société au Québec.
Tome 2: Le statut culturel du français au Québec,
Québec, Éditeur officiel du Québec, 1984, p. 17.
15. Fernand
Dumont,
dans: Assemblée nationale du Québec, Commission des
institutions, Journal des débats, 13 mai 1987,
CI-2171.
16. Fernand
Dumont,
Genèse..., p. 335.
17. Max Weber,
Économie
et société, Paris, Plon, 1971, tome 1, p. 22 et
suivantes.
18. Cité dans:
Jean-Paul
L'Allier, Pour l'évolution de la politique culturelle.
Document de travail, Québec, Gouvernement du Québec,
ministère des Affaires culturelles, mai 1976, p. 13.
19. Voir: É.
Bédard
et D. Monnier, Conscience linguistique des jeunes
Québécois. Tome I: Influence de l'environnement
linguistique chez les élèves francophones de niveau
secondaire IV et V, Québec, Éditeur officiel du
Québec, 1981, p. 71 et P. Georgeault, Conscience
linguistique des jeunes Québécois. Tome II: Influence de
l'environnement linguistique chez les étudiants francophones de
niveau collégial I et II, Québec, Éditeur officiel
du Québec, 1981, p. 57.
20. U. Locher,
Les
jeunes et la langue, Tome 1: Usages et attitudes
linguistiques des jeunes qui étudient en français (de
la 4e année du secondaire à la fin du collégial),
Québec, Gouvernement du Québec, 1993, p. 75.
21. Fernand
Dumont,
« La langue: un problème parmi d'autres? »,
Maintenant, 125, avril 1973, p. 7, 8, 9.
22. Andrée
Fortin,
« Courts-circuits »,
dans: Douze essais..., p. 73.
23. R.Y.
Bourhis (sous
la direction de), Conflict and Language Planning
in Quebec, Clevedon, Multilingual Matters Ltd.,
1984, p. 68 et suivantes. Notre traduction.
24. Dans:
Actes du
Congrès Langue et société au Québec. Tome 1: Les
activités socio- économiques et le français au Québec,
Québec, Éditeur officiel du Québec, 1984, p. 342 et
suivantes.
25. P. Béland,
L'usage
du français au travail. Situation et tendances,
Québec, Gouvernement du Québec, 1991, p. 107 et suivantes.
26. D. Monnier,
La
perception de la situation linguistique par les Québécois.
Analyse des résultats d'un sondage effectué en octobre
1985, Québec, Éditeur officiel du Québec, 1986,
p. 37.
27. É. Bédard
et D.
Monnier, op. cit., p. 69 ; P. Georgeault, op.
cit., p. 56.
28. G. Bibeau
et
al., L'enseignement du français, langue maternelle.
Perceptions et attentes, Québec, Éditeur officiel
du Québec, 1987, p. 72 et 286.
29. Antoine
Rivarol,
L'universalité de la langue française (1783),
Paris, Arléa, 1991, p. 72, 80, 73.
30. Cité dans:
G. Bouthillier et J. Meynaud, Le choc des langues au Québec
(1760-1970), Montréal, Les Presses de l'Université du Québec,
1972,
p. 412.
31. M. Filion,
« Religion et langue », dans: Actes du Congrès Langue
et société au Québec. Tome 2: Le statut culturel du
français..., p. 110.
32. G.
Bouthillier et
J. Meynaud, op. cit., p. 403.
33. Jean
Hamelin et
Nicole Gagnon, Histoire du catholicisme québécois.
Vol. III: Le XXe siècle. Tome 1 (1898-1940),
Montréal, Les Éditions du Boréal, 1984, p. 95.
34. Voir: R.
Perin,
Rome et le Canada. La bureaucratie vaticane et la
question nationale (1870-1903), Montréal, Boréal,
1993, p. 26 et suivantes.
35. J. Hamelin
et N.
Gagnon, op. cit., p. 88.
36. Benoît
Lacroix,
cité par Philippe Sylvain et Nive Voisine, Histoire
du catholicisme québécois. Volume II: Les XVIIIe
et XIXe siècles. Tome 2: Réveil et consolidation
(1840-1898), Montréal, Boréal, 1991, p. 442.
37. Gabriel
Dussault,
Le Curé Labelle. Messianisme, utopie et colonisation
au Québec (1850-1900), Montréal, Hurtubise HMH,
1983, p. 324-326, 48.
39. Cité dans:
G. Bouthillier et J. Meynaud, op. cit., p. 405, 407, 414,
412.
40. Fernand
Dumont,
Genèse..., p. 334.
42. Max Weber,
op.
cit., p. 435.
43. Émile
Durkheim,
op. cit., p. 610.
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