La culture, l'action et le doute: essai sur Le lieu de l'homme

Martin David-Blais et Pierre Noreau


Début du chapitre

LE PROBLÈME TEL QUE FORMULÉ PAR MARGARET ARCHER

ÉLÉMENTS DE RÉPONSE: PASSAGE PAR LA SOCIOLOGIE CLASSIQUE

Deux exemples: Weber et Merton

LA CULTURE, L'ACTION ET LE DOUTE: L'APPORT DE FERNAND DUMONT

La culture du doute de Fernand Dumont

NOTES


A-t-on raison de prétendre que la sociologie et les sciences sociales en général ne sont pas parvenues encore à penser conjointement culture et action? Les deux notions sont ici comprises au sens fort, c'est-à-dire que, dans le cas de la culture, l'on ne désigne pas que l'idée de socialisation mais aussi l'idée d'une certaine organisation stable de formes (patterns) au sein d'une collectivité donnée et, dans le cas de l'action, l'on entend bien une action qui, même si elle ne prend pas toujours la forme d'une décision, exprime une certaine dose d'intentionnalité de la part de l'acteur ainsi qu'une réelle inventivité cognitive en situation. Cette question qui préoccupe la pensée sociale occidentale depuis longtemps semble encore aujourd'hui hanter le travail de nombreux théoriciens de la sociologie1. Ainsi, selon la sociologue britannique Margaret Archer, l'incapacité à penser conjointement culture et action est à la base de nos difficultés à analyser le changement social. Archer soutient dans son ouvrage Culture and Agency2 que l'on a encore grand-peine à concevoir la culture comme un facteur pouvant favoriser la production d'innovations et non pas uniquement en tant que force de reproduction n'ayant d'autre rapport au changement que celui d'une absorption/adaptation ex post de formes nouvelles venues d'ailleurs.

L'exposé qui suit cherche à répondre aux tenants d'une opinion semblable à celle d'Archer (et ils sont encore nombreux parmi les théoriciens de la sociologie). Il ne s'agira pas d'offrir une réponse achevée à cette délicate question mais bien davantage de mener un premier exercice de problématisation: en réaction au sévère constat d'Archer, nous allons tenter de donner corps à notre conviction selon laquelle il existe depuis longtemps des avenues théoriques permettant de dépasser cette antinomie prétendue, même si elles n'ont peut-être pas toujours été exploitées comme il aurait fallu. L'ouvrage d'Archer, certes, donne amplement matière à contestation ; il constitue néanmoins une bonne base de discussion dans la mesure où il exprime une idée encore commune voulant que culture et action au sens fort soient des catégories incompatibles. Nous plaiderons notre cause en nous reportant dans un premier temps à des travaux absolument classiques. Il sera soumis en l'occurrence que Weber et Merton ont construit des schémas d'analyse où, si on y regarde de près, non seulement la cohabitation de la culture et de l'action ne pose guère de difficultés mais où aussi l'explication de certaines dimensions de l'un des deux termes du présent rapport n'est pas possible sans l'autre3. Nous nous référerons, dans un second temps, à un ouvrage majeur de Fernand Dumont – Le lieu de l'homme – pour faire valoir que l'articulation culture/action n'est peut-être pas tellement plus problématique pour plusieurs penseurs de la culture comme lui que, pourtant, l'on associe spontanément à la tradition durkheimienne.

Aussi bien avertir le lecteur dès à présent: l'exposé sur l'ouvrage de Dumont débordera rapidement sur une question un peu différente de celle qui vient d'être explicitée, puisque l'on abordera celle du doute dans son rapport à l'action. Au départ, notre intention était simple. Il s'agissait de faire valoir que, pour Fernand Dumont, le surgissement de l'acteur avec tout ce que cela comporte de subjectivité et d'indéterminé n'est pas possible sans l'intervention constante de la culture. Seulement, en cours de rédaction, il nous a semblé que l'apport le plus important de Dumont à la conceptualisation de l'action se trouvait peut-être dans ses analyses du doute, lesquelles ne contredisent nullement la thèse précédente mais, au contraire, la prolongent et l'approfondissent ; aussi avons-nous décidé de terminer cet essai exploratoire par une incursion dans cet aspect assez peu connu de l'oeuvre dumontienne, et ce, avec la conviction qu'il y a là un prolongement important à la réflexion des sociologues classiques.

LE PROBLÈME TEL QUE FORMULÉ PAR MARGARET ARCHER

Le problème posé par Archer est formulé, on l'a dit, à l'aune de la question du changement social: la culture peut-elle être un élément dans la production d'innovations ou faut-il n'y voir qu'une force de reproduction qui n'a d'autre rapport au changement que celui d'une absorption/adaptation de formes différentes venues d'ailleurs?

La difficulté à résoudre ce problème, dit Archer, tiendrait à notre conception de l'intégration sociale: on n'aurait de cesse de penser la culture et la socialisation en termes d'intégration pleine (high cultural integration). Une conception qui s'appuierait encore et toujours sur le postulat voulant qu'il n'y a pas de société sans cohésion forte. Toute collectivité aurait tendance à développer les institutions et les mécanismes nécessaires à son intégration interne et à sa fonctionnalité d'ensemble. Tout au long de ce siècle, de très nombreux sociologues auraient fait de la culture l'une des principales instances institutionnelles d'intégration ; de ce point de vue, le rapport de la société à l'individu serait toujours un rapport de socialisation, celle-ci consistant en un processus de transmission d'un ensemble organisé de formes que les individus apprennent et reproduisent spontanément. Tout se passerait à peu près comme si dès qu'on observe une certaine stabilité des systèmes sociaux et des systèmes de représentation et qu'on voit cette stabilité comme le résultat de la socialisation des individus, on tenait alors pour acquis que la socialisation constitue un équipement « mental total » qui oriente l'agir dans toutes ses dimensions. Selon Archer, les sciences sociales ne seraient pas parvenues à dépasser l'alternative qui suit: ou bien on s'en tient à une conception holiste et strictement déterministe qui fait dépendre de la socialisation l'essentiel des orientations et des modalités de l'action ; ou bien on se reporte à une conception « dualiste » de l'agir, ce qui fait aussi problème à ses yeux. Car, si on postule, d'une part, l'intégration des sociétés, un phénomène que l'on explique par la socialisation, on se trouve, d'autre part, forcé d'admettre qu'il y a changement et novation, et on réhabilite alors la « subjectivité libre » comme élément-clé de l'explication sociologique.

Il est nécessaire à ce stade de la discussion de présenter quelques éléments de la démonstration d'Archer.

Archer s'attaque à la tradition de l'herméneutique. D'entrée de jeu, elle tient pour acquis qu'une approche dite herméneutique postulera que toutes les dimensions de l'action, même les plus banales, sont porteuses de « grand sens4 ». Cette approche ne se contenterait pas de faire de la culture une sorte de réservoir axiologico-symbolique collectif, elle rechercherait plutôt le noyau du sens qui mobilise une société et la situe dans le monde, ce qui confère à la culture un statut exorbitant ; elle se trouverait ainsi à orienter l'essentiel de l'agir qui serait par conséquent toujours chargé de « grand sens ». Tout, du point de vue de l'analyse, découlerait en quelque sorte de cette culture-noyau. Car, si l'on admet que l'agir constitue une concaténation de gestes inégalement signifiants, on doit néanmoins présumer que les gestes apparemment peu significatifs sont malgré tout beaucoup plus porteurs de sens qu'il n'y paraît, dans la mesure où ils procèdent pour une large part de gestes de plus grande importance qui, eux, sont grandement investis de sens.

Archer reproche aux auteurs fonctionnalistes – et, bien sûr, c'est le plus célèbre d'entre eux, Talcott Parsons, qui se trouve visé – leur incapacité à concevoir le changement en tant que produit de forces endogènes au système social et ce, en raison de leur conception par trop intégratrice de la culture. L'oeuvre d'un Parsons a donné lieu à de multiples interprétations contradictoires. Ce dernier est décrit par beaucoup comme le héraut du « sociologisme totalitaire5 », tandis que d'autres voient chez lui un effort pour placer une vision individualiste de l'agir dans le cadre d'une conception intégrationniste de la société6. Archer appartient à la première catégorie de lecteurs; elle juge l'effort théorique de Parsons comme procédant d'une pensée de l'« ordre constitutif », laquelle réduit l'acteur à l'état de « porteur de rôles » et d'une pensée de l'acteur « socialement tout équipé ». Cette vision fait de la socialisation une réalité intégrant aussi bien les dimensions relatives à la volition que celles relatives à la cognition et à la régulation normative des rapports Ego/Alter ; cela permet à Parsons de réduire à toutes fins utiles le choix individuel à la seule permutation de patterns variables, sur fond d'intégration normative lourde.

Les tentatives visant à dépasser le déterminisme rigide et le holisme systématique du fonctionnalisme – il est surtout question des travaux de Bauman et de Giddens – ne se révéleraient pas très satisfaisantes aux yeux d'Archer, ces efforts aboutissant presque toujours à un dualisme théorique. Tout se serait passé comme si, au cours des années 1970, on avait senti le besoin de réintroduire dans l'analyse la capacité d'innovation et d'invention de l'acteur sans pour autant modifier ce qui faisait le coeur de la démarche structuralo-fonctionnaliste. Dans la mesure où l'on conserve l'idée d'« ordre constitutif », on se trouverait à conserver de facto une conception déterministe du rapport entre la culture et l'agir individuel, une conception qui réduirait la socialisation à la seule intériorisation de règles. Si Giddens et Bauman ont vu à conserver l'idée d'« ordre constitutif », c'est parce qu'ils croient, et ils ne sont pas les seuls, que le social est avant toutes choses une réalité de communication et que la communication, exactement comme le langage, n'est possible que si les intervenants partagent le même corpus de règles et de symboles. Ayant construit sa conception de la culture sur la métaphore du langage, Giddens se trouve en quelque sorte à charger la culture des diverses règles qui rendent la communication possible7. L'ennui cependant, selon Archer, c'est que Giddens tend à expliquer l'action novatrice en des termes radicalement différents de ceux qu'il utilise pour expliquer l'action routinisée: dans le cas de l'action novatrice, la culture et la socialisation n'auraient plus guère de rôle analytique à jouer, Giddens se repliant sur une tout autre conception qui fait de l'agir un acte de volonté et de liberté au sens presque nietzschéen du terme.

ÉLÉMENTS DE RÉPONSE: PASSAGE PAR LA SOCIOLOGIE CLASSIQUE

Nous avions prévenu: la thèse d'Archer est nettement exagérée et ce, même si l'on accepte les termes de sa critique de Parsons ou de Giddens. Elle affirme que l'essentiel de la réflexion sociologique sur la culture a été fondé sur une problématique de l'intégration pleine ; or, cela n'est pas avéré.

Si l'on pose le problème en termes d'intégration pleine, on peut plus aisément accepter la thèse d'Archer et soutenir qu'il est difficile de penser l'action au sens fort dans un tel cadre. La question que pose en définitive Archer pourrait être résumée comme suit: comment doit-on s'y prendre pour articuler culture et socialisation de telle sorte qu'elles puissent à la fois expliquer l'intégration des sociétés et permettre une conceptualisation de l'action? Question énorme en vérité, à laquelle nous ne tenterons pas de répondre ; nous aimerions seulement faire valoir que, pour peu que l'on délaisse pareille préoccupation pour l'intégration pleine et que l'on cesse d'en faire un prérequis à la théorisation de la culture, le rapport entre la culture et l'action au sens fort est alors moins problématique qu'on a souvent tendance le croire. Ce qui donne à penser que le problème identifié par Archer concerne bien davantage les impacts des cosmogonies fondatrices (une cosmogonie d'ordre et d'intégration dans un cadre sociétal à peu près fixe versus une cosmogonie de l'interaction qui accepte une disjonction entre l'action et le cadre institutionnel des sociétés) que les limites intrinsèques du concept même de culture.

Revenons un moment, avant d'aller plus loin, sur les termes d'action et de culture. Si le premier ne semble pas poser beaucoup de difficultés conceptuelles, le second doit par contre être davantage explicité.

La notion d'action désigne ici des gestes intentionnellement posés, soit pour concrétiser un objectif (plus ou moins bien défini), soit pour exprimer des idées, des valeurs. Il va de soi que tout l'agir ne saurait correspondre à une telle définition ; seulement, penser la sociologie en termes d'action, c'est placer l'individu –il s'agit d'un individu subjectif8, conscient et « intelligent9 » – au centre de l'analyse en postulant que l'explication de multiples phénomènes sociaux « significatifs » doit se construire à partir d'un mouvement de reconstitution à deux volets. À savoir: celui qui consiste à reconstruire, morceau par morceau, la chaîne des éléments qui, sur le plan individuel, depuis l'intention donnent lieu à l'action et celui qui considère les processus d'agrégation des actions individuelles. Toute action au sens fort n'a pas nécessairement une forme téléologique classique (« je fais ceci parce que je crois, et j'ai de bonnes raisons pour cela, qu'il s'agit du meilleur moyen d'obtenir ce que je désire »); on postule néanmoins que les actes qui entrent dans cette catégorie sont chargés d'intentionnalité et de motivation10, ce qui ne veut pas dire que l'on se trouve alors à mettre en scène cet individu qu'affectionnent encore les économistes11.

Les choses se compliquent lorsque vient le moment de circonscrire la notion de culture. Le problème qui nous occupe se trouve à mobiliser une acception duale de la notion de culture. Cette notion désigne en premier lieu l'idée de socialisation telle qu'elle est généralement admise en sciences sociales. C'est-à-dire: une bonne part des formes récurrentes observées au sein d'une collectivité constituent un fait d'apprentissage ; elles se trouvent transmises – horizontalement et verticalement – ou bien par le travail des diverses instances de socialisation, ou bien par la « contrainte » plus ou moins insensible de la vie en société. La notion de culture comporte cependant une seconde dimension: l'idée d'un ensemble de formes.

L'idée d'ensemble, pour certains, ne pose nulle difficulté. La culture est en quelque sorte le substrat axiologique, normatif et symbolique d'un groupe (pour ne pas dire davantage: on va parfois jusqu'à parler de « mode d'être au monde »). Cependant, pour un nombre croissant de sociologues – dont nous sommes –, cette option est jugée problématique. Il semble en effet extraordinairement difficile de soutenir empiriquement l'existence de cultures- entités, car aussitôt se pose le problème de la référence. S'il est, par exemple, aisé de démontrer que, pour parler de culture nationale, la majorité des Polonais se perçoivent comme membres d'une nation culturellement spécifique et si, également, il est probablement assez facile d'isoler tout un patrimoine de traditions paraissant exclusivement polonaises, l'exercice consistant à lier empiriquement l'entité collective « Nous-les-Polonais » à une culture spécifiquement et « pleinement » polonaise est, en revanche, d'une complexité sans bornes. Nous entendons par culture « pleinement » polonaise (l'on pourrait tout aussi bien parler de culture montagnaise, de culture femme ou de culture islamique) cette idée selon laquelle 1) la population polonaise dans son ensemble, via la socialisation, porte un noyau de formes, de valeurs et de représentations tellement dense qu'il détermine une très large part des comportements réguliers observés au sein de cette population, et 2) l'effet de socialisation et de contrainte de cette culture ne s'étend guère au-delà des frontières de cette même population. Une foule de problèmes assaillent les analystes et ce, peu importe qu'on fasse un usage réaliste ou quasi réaliste du concept de culture12. Notamment: l'établissement des frontières culturelles ainsi que l'identification des formes culturelles dominantes.

Deux questions se posent alors. D'abord, doit-on conserver à la notion de culture cette idée d'ensemble de formes ou ne vaudrait-il pas mieux se contenter d'une acception qui fait de la culture une sorte d'entrepôt où se conserveraient, pêle-mêle, une masse de formes que l'acteur mobiliserait tout au long de la construction de l'action13? Le dilemme est délicat. Nous croyons néanmoins pour notre part qu'il n'y a pas beaucoup de sens à parler de culture sans que cela puisse désigner des phénomènes d'ampleur relativement large, c'est-à-dire en n'ayant à l'esprit que des faits culturels étroits et aisément isolables. Ensuite, à supposer que l'on choisisse de conserver cette idée d'ensemble, doit-on s'en tenir à une conception « entitaire » de la culture (c'est-à- dire soit, selon une conceptualisation extrême, lier tout ce qui serait d'ordre culturel à une seule entité collective propriétaire, soit, selon une conceptualisation plus modérée, découper l'univers culturel en une série de plans distincts, lesquels plans, associés à des entités collectives spécifiques, occuperaient une portion spécifique de l'espace du contenu de la socialisation individuelle et ce, de façon relativement cloisonnée)? Cette option est tout à fait légitime malgré les infinis problèmes de démonstration qu'elle comporte. Il est aussi possible de concevoir la culture en allant plus loin que la simple idée de fait culturel sans par ailleurs lier culture et collectivité comme s'il s'agissait en fait d'une seule et même chose ; l'analyse s'orientera alors insensiblement du côté des phénomènes dits de composition. Bref, il ne s'agit pas seulement de tenter de lier socialisation et action – ce qui est relativement facile pour peu que l'on abandonne la conception « réaliste/objectiviste » du rapport de l'acteur au réel au profit d'une conception davantage « constructiviste14 » –, mais il importe aussi de lier action et culture en tant que phénomène agrégé. La difficulté est alors beaucoup plus grande eu égard au poids de la tradition durkheimienne en sciences sociales qui tend à considérer le social bien davantage du point de vue de l'institution que du point de vue de l'interaction15.

Deux exemples: Weber et Merton

Nous avons affirmé plus haut qu'il existait depuis les débuts de la sociologie des solutions théoriques au problème ici posé. Nous avons retenu à l'appui deux morceaux d'analyse tout ce qu'il y a de plus classique – ils sont de Weber et Merton, soit un auteur issu de la grande tradition compréhensive et individualiste et un représentant, peut-être le plus fin, de l'école fonctionnaliste américaine. Ces morceaux, sans épuiser la question du point de vue de l'articulation théorique détaillée, montrent néanmoins qu'il y a longtemps que l'on a introduit la dimension de la socialisation dans l'analyse de l'action et que l'on pense le rapport culture- action d'une autre manière que celle issue du paradigme durkheimien, c'est-à-dire peu ou prou en termes de phénomènes complexes de composition.

La valeur historique de l'explication proposée par Weber dans son célèbre essai L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme16 a été amplement discutée et il y a probablement lieu de croire qu'il n'existe pas de lien causal clair entre l'origine du capitalisme et l'avènement de doctrines protestantes fondées sur l'idée de prédestination. Cependant, la thèse de Weber est intéressante dans la mesure où elle est construite de telle sorte que l'emploi du concept de culture (sans que la chose ne soit jamais clairement explicitée) n'entraîne aucune subsumation de l'action au sens fort. Au contraire, il est raisonnable de croire que, si Weber place la dimension culturelle au coeur de la « compréhension » sans pour autant la réduire à un exercice de vague contextualisation culturelle, il a aussi vu la culture comme un phénomène émergeant de l'action parce que phénomène de composition.

Dès la première lecture, la dimension culturelle de la thèse saute aux yeux: les sectes protestantes dont il est question ont une « mentalité » tout autre que celle des luthériens ou des catholiques. De nombreux pans de la vie quotidienne paraissent formés selon cette mentalité particulière, laquelle a favorisé l'apparition d'un phénomène social jusqu'alors inédit: le capitalisme. Dans un contexte social où l'idée de prédestination se trouve largement acceptée, il est assez inévitable que se développe chez les individus une profonde angoisse au sujet du salut de l'âme. Une telle réaction type donne lieu à un désir éminemment « compréhensible »: trouver sur terre un certain apaisement. Un désir, dont on peut dire qu'il est de nature psychologique, mais issu d'une réaction au contexte culturel, d'où son caractère généralisable. Une fois ce désir isolé, l'analyse se trouve propulsée du côté de l'action: bon nombre d'individus développent des moyens pour atténuer cette angoisse. Un moyen classique consiste à chercher dans le monde terrestre des « signes objectifs » de salut et la richesse est l'un des signes les plus fréquemment retenus (ce n'est du reste pas un hasard que le thème de la pauvreté ait été si important dans le Nouveau Testament).

La thèse de Weber met donc en place un acteur type qui réagit fortement aux croyances de son milieu et qui déploie son intelligence pour contenir tant soit peu sa frayeur. On constate que Weber fait intervenir la culture au moins à deux reprises dans ce schéma initial. Elle intervient au départ: il y a socialisation à la théologie de la prédestination; puis, le schéma explicatif réintroduit les éléments de nature culturelle au moment de la recherche de signes de salut: la théologie de la prédestination radicalise l'individualisme du protestantisme en faisant valoir l'inutilité de toute espèce de médiation cléricale ainsi que de toute forme d'expédient social. Cette théologie de la « grâce » oriente l'individu du côté de la discipline quotidienne, c'est-à-dire de l'autocontrôle des passions naturelles (ce qui ne veut pas dire qu'elle cautionne explicitement la croyance selon laquelle, en définitive, il y a plus de chances qu'une vie bien réglée atteste du salut après la mort qu'une vie dissolue).

La structure de l'analyse est plus complexe encore. Elle isole en effet un hypothétique moment initial, vécu sur le plan individuel, mais jugé typique ; or, au fur et à mesure que le temps passe, cette solution de la « vie réglée » pour atténuer l'angoisse de la prédestination prend l'allure de « solution éprouvée », de sorte que le choix initial – que l'on pourrait presque qualifier de stratégique – devient lentement un fait de culture. Ensuite, Weber fait l'hypothèse d'une sorte de synthèse culturelle: à la suite de cette réaction à la croyance en la prédestination, de vastes aspects de la vie quotidienne se trouvent « formés » selon le mode de l'austérité industrieuse et modeste. À la longue, ce mode est en partie devenu un fait de socialisation, mais on peut dire qu'il était, au départ, conséquent pour un individu de tenter de conformer les diverses composantes de son quotidien aux lourdes exigences de la théologie de la grâce. Par ailleurs, Weber paraît postuler que l'intention, jadis primordiale, demeure à l'état de latence. Car si jamais, pour une raison ou une autre, le dogme de la prédestination se trouvait évincé, toute la structure de sens de la vie réglée perdrait sa pertinence et causerait d'importants déséquilibres psychiques auxquels il faudrait dès lors remédier.

De Merton, nous avons retenu « Continuities in the theory of social structure and anomie17 », article intéressant à plus d'un titre. Certes, l'impression générale qui s'en dégage est celle d'un fonctionnalisme classique, l'anomie étant présentée comme le résultat d'un ajustement défectueux entre la culture et la structure sociale. Cependant, un rapide examen fait voir une analyse qui brille à la fois par sa capacité à établir de solides liens explicatifs macro-micro et à faire de la déviance non pas une sorte d'accident de parcours à l'intérieur d'un vaste processus de socialisation, mais comme étant le plus souvent des actes rationnels et parfaitement compréhensibles lorsque contextualisés.

Au départ, Merton pose deux constats: le succès fondé sur la richesse financière constitue l'un des thèmes majeurs de la culture américaine, il s'agit même d'une norme centrale dans la mesure où elle paraît prévaloir pour l'ensemble de ses membres et non pour certaines catégories seulement, comme c'est le cas dans d'autres sociétés18 ; le respect des lois et des règles constitue, lui aussi, une norme importante au sein de la société américaine. Merton fait donc grand cas de la culture considérée à ce stade comme un réservoir de grandes orientations normatives pour toute une population, mais il remarque aussitôt que la culture ne véhicule jamais un déterminisme lourd dans la mesure où la norme peut perdre une partie de son efficace dans un contexte où elle semble irréaliste. La culture ne constitue pas davantage un ensemble absolument intégré: les normes peuvent être en conflit entre elles. Ce que Merton propose plus précisément ici, c'est que l'anomie peut naître soit de discordances majeures entre les principales orientations normatives de la culture, soit d'un écart marqué entre les principaux « appels » de la culture et ce que la structure sociale permet.

Jusque-là, la facture de l'analyse est plutôt classique. Mais là où Merton devient vraiment intéressant, c'est lorsqu'il montre, lui aussi, qu'on parvient depuis longtemps à construire des hypothèses sur les motivations de l'acteur à partir de la notion de culture – on pense plus particulièrement aux normes dominantes au sein d'une société – sans pour autant noyer l'action dans un déterminisme lourd. S'il est vrai que le désir de s'enrichir est très fort aux États-Unis, il reste que de nombreux facteurs peuvent jouer sur son intensité – notamment la perception de la possibilité de réalisation de cet idéal de richesse qui varie selon les milieux sociaux. On pourra dire que tout cela peut fort bien renvoyer à des cultures « de réussite » et des cultures « de fatalité » ; dans notre esprit, cependant, Merton voit plutôt le pessimisme économique qui prévaut dans certaines catégories sociales comme un syndrome fondé sur un ensemble de raisons métaconscientes que les individus pourraient probablement exprimer dans une large mesure si on les y amenait. Si le désir de richesse demeure intense, mais qu'il ne semble pas réalisable selon les règles du jeu, alors l'anomie est susceptible de se développer. Il y aura conflit entre les normes et, en l'occurrence, entre le désir de richesse et l'intériorisation du respect de la loi. L'hypothèse alors proposée: la charge contraignante des normes est éminemment variable ; dans le cas d'un conflit entre normes, l'arbitrage s'effectue aussi bien sur des bases culturelles (c'est-à-dire selon une certaine hiérarchie des valeurs) que sur des bases psychologiques (c'est-à- dire ici selon l'intensité du désir de réussite de l'individu).

La suite de l'analyse proposée par Merton est sensiblement de la même eau. L'acteur qui, dans un contexte favorisant l'anomie, tend à adopter un comportement déviant se trouve dépeint comme un acteur rationnel cherchant des moyens pour pallier les contraintes de sa situation ; cependant, cet acteur est non seulement « socialement » situé, il est aussi « culturellement » situé. Cela signifie que l'analyse ne doit pas se contenter d'étudier les stratégies développées selon les rigidités et les possibilités du contexte socioinstitutionnel ; elle doit au surplus tenir compte du fait que des « solutions » ont été développées dans certains sous-milieux, solutions qui peuvent jouer un rôle important dans la structuration de l'action.

Ces deux exemples, parce que traités de manière rapide, ne sauraient constituer une démonstration en bonne et due forme ; seulement, ils semblent corroborer assez bien ce que nous avancions précédemment. À savoir que, contrairement aux affirmations d'Archer, la théorisation du lien action/culture est non seulement beaucoup moins problématique qu'il n'y paraît et qu'en outre, elle est amorcée depuis fort longtemps déjà. Le fait qu'il s'agisse d'exemples archi-connus est intéressant dans la mesure où cela montre bien qu'il n'est point besoin de creuser longtemps dans le patrimoine sociologique pour trouver des éléments de réponse satisfaisants ; qui plus est, on n'aurait probablement pas beaucoup de difficultés à trouver des morceaux d'analyse analogues chez de nombreux autres auteurs (classiques19ou contemporains20).

L'action dont il a été question correspond largement à la définition donnée au départ: il s'agit d'actes chargés d'intentionnalité et d'intelligence ; cependant, l'acteur dont il est question n'est jamais prométhéen. Car bien qu'elle émerge d'un acteur aux motivations ego-centrées, l'intentionnalité n'a de sens qu'en situation21. Ce sens tient pour une bonne part à une réaction psychologique en contexte, ce qui implique l'activation de croyances et de valeurs que l'acteur ne pourrait partager s'il n'appartenait à ce contexte ; qui plus est, les actes posés n'expriment l'intentionnalité, la subjectivité qu'en recourant à une foule de formes préexistantes. On peut dire que du point de vue analytique la notion de situation – centrale dans la tradition individualiste bien que rarement explicitée22 – désigne au moins trois choses distinctes: 1) les formes acquises en contexte via la socialisation (autrement dit, l'équipement mental de l'individu acteur23) ; 2) les réactions psychologiques types en contexte; 3) les contraintes et les ressources considérées par l'acteur lorsqu'il effectue un choix.

Par ailleurs, la culture « en tant qu'ensemble » – par opposition, répétons-le, à la culture comme stock hétéroclite de formes sans être pour autant entièrement assimilable à un groupe ou une entité institutionnelle –paraît aussi minimalement problématisée. Dans les deux cas, en effet, les schémas d'analyse mettent en place quelque chose comme une « mentalité collective » relativement autonomisée – mais non réifiée contrairement à la perspective durkheimienne – et dotée d'une certaine pérennité. Les modes et mécanismes de cette autonomisation partielle ne sont pas explicités, mais on devine que l'émergence de ces mentalités ne se réduit pas à la démultiplication mécanique de comportements et attitudes individuels typiques24. Ce constat, associé au fait que la culture ne paraît nullement anéantir la subjectivité des acteurs, donne à penser que, bien loin d'une solution en forme d'oxymoron, une théorisation individualisante de la « culture en tant qu'ensemble » est possible. L'enjeu théorique est de taille puisqu'il s'agit en définitive de concevoir ce que la culture a d'institutionnalisé sous l'angle des phénomènes de composition25.

LA CULTURE, L'ACTION ET LE DOUTE: L'APPORT DE FERNAND DUMONT

Introduire Fernand Dumont après ce qui précède pourra surprendre. S'il fallait identifier l'orientation première du Lieu de l'homme, nous dirions qu'y prédomine la réflexion humaniste. Dans son livre, l'auteur exprime une préoccupation pour la question de la « bonne vie » – pour parler comme les Anciens – question qui à ses yeux fait problème26. Toutefois, le contraste le plus accusé avec ce qui précède réside peut-être dans le fait que le propos de Dumont ne donne lieu à aucune construction d'explications stricto sensu. Cet ouvrage offre néanmoins une contribution à la pensée de l'action. À une époque – les années 1960 et 1970 – où les structuralismes de tout poil étaient très forts dans le monde intellectuel francophone, Dumont prend ouvertement le contre-pied de ces tendances et affirme que l'ultime objet des sciences humaines, c'est l'individu qui cherche à se réaliser dans un univers de relations multiples. Pour Dumont, l'individu a une certaine prise sur son environnement, bien qu'il soit socialisé et bien qu'il fasse usage de symboles et d'outils qui lui viennent de cet environnement. Il peut s'y affirmer, exprimer sa subjectivité, faire des choix27.

S'agissant du lien entre la culture et l'action, l'idée de Dumont la plus connue est probablement celle-ci: sans la culture, le surgissement de l'acteur, tant individuel que collectif, n'est pas possible. Les entités collectives comme la classe ou la nation sont bien davantage que des « communautés de place » ; leur existence tient pour une bonne part à la « référence » inscrite dans les esprits. Par référence, on doit comprendre, en gros, les représentations qui désignent, situent, définissent le groupe et ce, en relation constante avec tout ce qui fait la vie quotidienne. Le groupe n'existe pas en dehors des individus, mais si cette référence forte n'existait pas, les actions entreprises en groupe ou au nom du groupe ne seraient guère possibles, l'action supposant une densification du sens que ne paraît pas pouvoir offrir la seule raison utilitariste28. Sur le plan individuel aussi, la culture permet le surgissement de l'acteur. Il y a dans l'oeuvre de Dumont cette idée selon laquelle, en définitive, la volition ne se déploie que si l'individu agissant a une idée claire du soi. Cependant, comme l'individu n'a jamais la capacité de s'autoconstruire de toutes pièces, il utilise des formes stabilisées dans la culture. Les formes issues de groupements de référence semblent particulièrement importantes pour Dumont – peut-être parce que ceux-ci assurent une importante stabilisation cognitive dans le rapport à soi29.

Cette réflexion sur la constitution de l'acteur par ou à travers la culture implique une conception homogénéisante de l'individualité et des entité collectives qui, bien que classique et séduisante, n'est pas sans poser problème30. Cela dit, nous aimerions faire remarquer qu'à elle seule cette réflexion apporte un démenti assez net aux affirmations d'Archer. Par ailleurs, la réflexion dumontienne s'ouvre à une autre dimension, beaucoup moins connue celle-là, mais qui est tout aussi riche et stimulante. On trouve en effet dans Le lieu de l'homme une interrogation sur la modernité et la question de la non-congruence des savoirs et des représentations. Avant de pouvoir discuter de cette question, il nous faut emprunter un passage obligé: les distinctions dumontiennes concernant le terme même de culture. Ces distinctions sont nombreuses et il faudrait probablement plus que quelques pages pour les présenter très précisément ; nous nous contenterons d'un exposé schématique.

Dumont parle d'abord de culture pour désigner les usages et les savoirs permettant l'action quotidienne, qui est assez peu porteuse de sens dans la mesure où elle appelle un faible déploiement de volonté et de réflexivité et dans la mesure aussi où elle ne sollicite pas beaucoup la subjectivité de l'acteur. L'action quotidienne laisserait donc une grande place et à la routine et à la compétence parce qu'organisée pour une bonne part autour d'attentes, de savoirs et d'orientations axiologiques acquises.

Il faut voir ensuite que, plus souvent qu'autrement, lorsque Dumont parle de culture, c'est au sujet de l'action plus significative31. Peut-on dire qu'il s'agit de production de « grand sens »? Certes, à ses yeux, l'humain ne peut vivre sans pouvoir dépasser l'immédiateté non distanciée de l'action quotidienne ; il lui faut du « grandement significatif ». Ceci n'implique pas pour autant que l'humain soit toujours assoiffé de transcendance. Mais lorsqu'il pose des gestes qui lui semblent plus lourds de conséquences, l'acteur a recours à nouveau à la culture et ce, même si les investissements de la réflexivité sont cette fois nettement plus élevés que dans les situations routinières. L'individu fait appel à tout un stock de représentations lui permettant, soit de se situer et de situer son quotidien non seulement dans l'environnement social mais aussi dans le cadre plus vaste de la destinée terrestre ; soit de clarifier les orientations axiologiques et normatives des grands choix de vie qu'il est appelé à vivre ; soit de connaître tant soit peu l'environnement naturel et social où il se trouve. On parlera de culture pour désigner les représentations qui, en toute société, répondent à la fois au besoin de « sens » – c'est- à-dire celui qui consiste à donner du sens à l'univers – et au besoin de prise cognitive lorsque l'acteur sent bien que les gestes qui, parfois, se posent à lui sont lourds de conséquences32.

S'agissant de la culture en tant que sphère de production et de circulation des représentations distanciées, trois niveaux doivent à nouveau être distingués. Le premier est celui des représentations courantes, c'est-à-dire ces cosmogonies et ces représentations utilisées sans un grand souci de profondeur ou de cohérence (ce qui ne signifie nullement qu'elles soient complètement dépourvues d'abstraction). Elles constituent l'« horizon » de l'agir quotidien ainsi que les principaux repères lorsque vient le moment de poser des gestes importants. Le second est celui des représentations stylisées, c'est-à-dire celles produites par les intellectuels et les artistes qui jouent spontanément – tantôt avec plaisir, tantôt avec angoisse – avec la distance irréductible qui existe entre le réel et la teneur du représenté pour fabriquer plus de sens33. Le dernier est celui des représentations qui délaissent le jeu « innocent » à partir de la distance entre le réel et le représenté et qui portent précisément – et cette fois en toute connaissance de cause – sur le rapport de la représentation au réel.

Cette multiplicité des acceptions de la notion de culture34 peut être gênante dans la mesure où elle donne au lecteur une impression de fluidité conceptuelle qui s'oppose à l'exigence d'univocité du discours scientifique ; néanmoins, notre sentiment reste que Dumont fait ultimement de la culture l'ensemble des divers types de matériaux que l'individu reprend de son environnement social – tantôt de façon routinière et machinale, tantôt de façon active en les phagocytant et en les transformant – pour satisfaire à ses besoins de sens. Dumont se détache donc d'une certaine conception selon laquelle tout ce qui relève de la culture tient au spontané ou à l'inconscient; il donne plutôt à penser que l'action ne fait pas de cloisonnement entre la masse des idées et formes que l'on utilise spontanément et les idées qui appellent un plus grand quantum de réflexivité personnelle.

De cela on retiendra deux idées. La première est qu'il n'est pas vrai que, plus un acteur cherche à charger son action de réflexivité, moins il se sert de la culture35 ; Dumont a bien senti que culture et socialisation ne sont pas des équivalents et que la prise de distance par rapport à la culture (première mais aussi seconde) ne signifie nullement une sortie de la culture. La seconde idée est qu'il n'y a rien de paradoxal à lier action et culture première, cela pour deux raisons. D'abord, l'action significative prend beaucoup de temps et de réflexivité, tandis que l'agir routinisé laisse de l'espace ; ensuite, la réflexivité qui se pose sur des questions complexes mobilise un grand nombre de « théories locales », parfois sans que l'acteur en soit très conscient.

Reste la distinction dumontienne entre la culture première et la culture seconde. Il n'est pas simple d'établir le tracé exact de cette distinction pourtant si célèbre. On peut cependant dire que, si l'on accepte de réfléchir en termes de continuum, plus l'acteur fait un usage spontané et routinisé de formes et de représentations, plus il se meut dans l'univers de la culture première ; par contre, plus l'effort, soit de construction, soit de réflexion distanciée est élevé, plus alors il se meut sur le terrain de la culture seconde.

La culture du doute de Fernand Dumont

Nous pouvons maintenant revenir à la question de la distance et de la non-congruence.

La thèse de Dumont prend appui sur un des thèmes majeurs de la sociologie théorique, à savoir la théorisation du passage de la tradition à la modernité. En un mot: la modernité36 a donné lieu au développement d'une culture de la distance et de la « congruence atténuée » dont il importe d'étudier et les conditions d'émergence et les conséquences multiples. Il est difficile d'exposer les contours de cette culture autrement que sur un mode allusif ; on peut néanmoins dire qu'il s'agit d'une sorte de « désenchantement » progressif de la connaissance et de notre rapport à la représentation. Autrement dit, on assisterait depuis la montée de la modernité au paradoxe du développement sans précédent – pour ne pas dire hypertrophié – de la culture seconde accompagné d'un fractionnement du sens construit et d'un doute croissant à l'égard des représentations relevant de cette culture seconde. Comme s'il existait une conscience diffuse de l'inadéquation de nos représentations du réel et des représentations de nous-mêmes... Et c'est dans les arts et la philosophie que l'on trouve les manifestations les plus accusées de ce doute37. En fait, cette culture du doute se développe sur le fractionnement de l'existence qui sape la possibilité du partage communautaire des représentations et l'expérience moderne de la non-congruence de nos représentations et de nos connaissances38.

Dumont n'explicite guère sa position quant au contenu de nos représentations et à la genèse de celles-ci. S'agissant des connaissances, il adopte la position classique de la construction sans pour autant préciser tout ce qui intervient dans le processus ; par contre, on doit voir que même s'il donne à penser que la connaissance quotidienne est pour une bonne part un construit social, il n'adhère pas à un sociologisme radical qui, soit sous la forme d'une position pragmatiste absolue (le savoir prévaut tant qu'il est utile peu importe ce qu'il dit), soit d'un conventionnalisme culturaliste, interdirait toute dimension d'objectivité à la connaissance. Par contre, la thèse de Dumont a ceci d'original – bien qu'il n'y ait là rien d'absolument unique -- qu'elle insiste surtout sur les facteurs sociaux qui conduisent à s'interroger sur la congruence des connaissances et des représentations.

Tout comme un Husserl, par exemple, Dumont considère que la pensée naturelle n'est aucunement prompte à remettre en question la validité des connaissances: la pensée naturelle adopte spontanément une position réaliste du savoir, aussi bien dans les plus petites unités gnoséologiques (si je vois et que je pense la table, c'est que la table est là) que dans le cas des activités plus complexes et plus construites. Pour Husserl, le questionnement de la connaissance est un fait de philosophes qui eux seuls s'interrogent sur ce qui pourrait bien autoriser une affirmation comme « il y a une table devant moi » ; pour Dumont, le doute est, avec la modernité, bel et bien sorti du cercle des philosophes professionnels pour devenir un fait assez généralisé dont les conséquences vont au-delà du domaine spéculatif. Qu'est-ce alors qui, dans son esprit, a pu bousculer la tendance au réalisme naturel et à l'acceptation spontanée de la valeur objective des représentations? Deux choses. D'abord, la fragmentation de l'existence qui d'uniplanaire est progressivement devenue multiplanaire ; ensuite, l'effet de la distance sur notre accès à la pensée et plus particulièrement les exigences sans cesse accrues de contrôle de l'objectivité de la connaissance (pour répondre aux exigences posées par les processus de différenciation et de rationalisation). L'impression de congruence s'est estompée, à la fois parce que les savoirs et croyances paraissent avoir perdu de leur pertinence contextuelle d'antan et parce que l'accumulation des dissonances entre l'expérience quotidienne et les schémas représentationnels intégrateurs est devenue de plus en plus grande au point de créer un malaise croissant chez le sujet connaissant.

Dans les sociétés traditionnelles, on l'aura compris, l'impression de congruence est forte parce que les exigences d'objectivité y sont faibles et parce que la vie quotidienne y est fort répétitive et globalement monoplanaire. En prolongeant quelque peu la pensée de Dumont, on peut penser que cette situation induit plusieurs conséquences. D'abord, le sujet connaissant ne se trouve pas dans l'obligation de transposer d'un contexte à l'autre divers schémas représentationnels avec tous les risques de décalages que cela peut comporter ; ensuite, l'acteur n'est pas forcé de forger sur le tas une foule de théories inédites pour faire face à des conditions inédites, car, comme les conditions générales d'existence tendent à être assez répétitives, les schémas qui ont traversé le temps se trouvent dotés d'un haut taux d'adaptation.

La société moderne, au contraire, est pluriplanaire et en constante transformation39. Par conséquent, l'acteur se trouve forcé, consciemment ou non, de transposer d'un contexte à l'autre une foule de schémas représentationnels qui perdent de leur justesse et qui doivent être « rebricolés » avec des moyens de fortune. De même, l'acteur doit-il constamment construire de nouvelles représentations du réel qui, parce que neuves, ne bénéficient pas de l'héritage de sélection dont jouissait la connaissance fixée d'autrefois. Le malaise causé par la dissonance est accentué lorsque vécu sur le plan des représentations identitaires et cosmogoniques: là encore, l'individu fait constamment l'expérience de l'inadéquation en contexte de ses représentations. Par ailleurs, le contexte moderne implique des savoirs dont l'objectivité, toute construite soit-elle, est de plus en plus contrôlée. Ce qui crée, nous l'avons souligné, un important paradoxe: plus on consent d'efforts en ce sens, plus on détient des connaissances à peu près avérées (comprendre: dont le contenu a fait l'objet de lourds contrôles) et plus augmentent les doutes quant aux capacités générales de connaissance de l'humanité. Pourquoi? Le texte de Dumont laisse deviner quelques pistes d'analyse qui se regroupent autour de l'idée de distance. Cette idée désigne d'abord la conscience – de plus en plus partagée – du fait que la pensée est un construit constitué à la fois de jeux de langage et de raisonnements, une position qui favorise le relativisme (toute affirmation sur le réel est ou bien un effet de langage, ou bien le produit obligé d'un ensemble de principes et postulats) et, partant, le scepticisme40. Il s'agit ensuite de l'effet d'une pensée de plus en plus mise en rapport avec elle-même et, de ce fait, mise de plus en plus souvent en face de ses limites, tant du point de vue gnoséologique que du point de vue de sa capacité de détermination de l'action.

Voilà donc très schématiquement ce qui crée et pérennise cette culture du doute et de la distance caractéristique de la modernité. L'analyse de Dumont telle qu'elle se présente dans Le lieu de l'homme ne reconstruit pas toute la chaîne des éléments qui interviennent, mais offre une reconstitution hypothétique de certains mécanismes fondamentaux. Il semble aussi que cette analyse corresponde dans ses grandes lignes aux principes développés plus haut, dans la mesure où, d'une part, elle met constamment en scène un individu au sens fort et où, d'autre part, le rapport de cet individu moderne à tout ce qui relève du sens est irrémédiablement posé dans le cadre de cette culture de la distance.

Peu importe, en définitive, que l'on accepte ou non le détail de l'analyse historique proposée, l'enjeu est d'une très grande importance. Depuis la fin des années 1950, en effet, plusieurs théoriciens de l'action issus de la tradition économique se sont demandé comment désormais conceptualiser et analyser l'action si l'on a de bonnes raisons de penser que les postulats téléologiques classiques concernant les motivations apparaissent comme étant de plus en plus problématiques et que l'information (au sens large) utilisée par l'acteur est de façon générale plus ou moins lacunaire. C'est dans ce mouvement que l'on a commencé à parler de « rationalité limitée » (Simon et March) et que l'on a senti le besoin de conceptualiser les processus décisionnels de façon beaucoup plus « réaliste » que ne le faisait la tradition économique. On est ici tenté de dire que Dumont nous convie à réfléchir sur la possibilité d'une sorte d'instance « méta-réflexive » individuelle qui émettrait des jugements non seulement sur la justesse et la fiabilité des théories et des informations orientant l'action, mais aussi sur les capacités générales de l'individu en la matière.

Il n'y a probablement pas beaucoup d'intérêt à faire l'hypothèse d'un doute hyperbolique41 ; par contre, la question prend une tout autre dimension lorsqu'on fait l'hypothèse d'un doute lourd mais néanmoins diffus. Nous pensons en effet que chercher à répondre même en partie à des questions comme celle-ci: « dans quelles circonstances doute-t-on des matériaux représentationnels? » pourrait s'avérer fort éclairant pour ce qui concerne, par exemple, l'étude des idéologies42. De même, s'agissant de l'étude des prises de décision, il y a probablement grand intérêt à tenter de voir s'il n'y a pas un lien fort entre les attitudes concernant la prise de décision et les croyances de l'acteur – et qui peuvent être culturellement induites – concernant la capacité de l'intellect à saisir et apprécier correctement le réel. Peut-on penser, par exemple, qu'un politicien qui a la force de la raison aura un comportement beaucoup plus pro-actif qu'un politicien plus autodubitatif qui, partant, cherche toujours à peser le pour et le contre de peur de commettre l'irréparable? Est-ce un hasard si les individus appelés à prendre beaucoup de décisions dans leur vie, les décideurs politiques et économiques pour ne pas les nommer, s'avèrent souvent de grands consommateurs d'expédients cognitifs?

Ces exemples sont, certes, un peu triviaux mais ils permettent d'entrevoir les enjeux théoriques qui se profilent ici. Non seulement la perspective dumontienne permet-elle d'entrevoir l'établissement de liaisons solides entre la sociologie classique et la théorie de la connaissance, mais elle laisse aussi présager certains mouvements de spill over – de ruissellement pourrait-on dire... – depuis une théorie macrosociologique du statut de la connaissance dans la modernité vers l'étude de l'action située et de la décision. À cet égard, l'apport de Dumont paraît éminemment utile.

NOTES

CIBLE.GIF1. La philosophie de l'histoire de Hegel, par exemple, bien que lourdement chargée de métaphysique, tentait justement de résoudre cette apparente antinomie. Cette philosophie cherchait en l'occurrence un moyen de penser solidairement le mouvement de réalisation du logos et la subjectivité individuelle de telle sorte que les deux termes conservent leur sens plein et entier. Pour Hegel, la notion de subjectivité ne pouvait être pensée, ni selon les mêmes termes que ceux qu'aurait adoptés un Rousseau (dissoudre tout le sens de la liberté dans la volonté générale), ni selon les termes de la pensée libérale individualiste et « laisser-fairiste » (décontextualiser, déculturaliser l'individu au point d'en faire de petites monades à la logique arbitraire).

CIBLE.GIF2. Margaret S. Archer, Culture and Agency: The Place of Culture in Social Theory, Cambridge, Cambridge University Press, 1988.

CIBLE.GIF3. Pour une discussion semblable, mais portant sur des contributions plus récentes, voir: Michael Taylor, « Structure, culture, and action in the explanation of social change » dans: W.J. Booth, P. James et H. Meadwell, Politics and Rationality, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, p. 89-131.

CIBLE.GIF4. Pour se représenter la notion de « grand sens », qui désigne l'action orientée par une cosmogonie fondatrice, on se reportera aux analyses de Louis Dumont sur l'idéologie allemande. L'auteur affirme que les Allemands offrent cette particularité de former un peuple dont la culture exalte la « profondeur individuelle » tout en valorisant aussi la soumission de l'individu à la totalité sociale, que ce soit le peuple ou l'État. Louis Dumont voit la source de la propension allemande à la soumission de l'individu au tout social dans la tradition de la Bildung: l'Allemand serait éduqué de telle sorte que la recherche d'absolu est pour lui fondamentale. De deux choses l'une alors: soit que la soumission envers l'État, le peuple allemand, etc. naîtra d'un constat de la finitude individuelle et d'un report voulu vers le collectif du besoin d'absolu; soit qu'elle procédera d'un besoin d'absolu en toute chose, ce qui permet à la fois l'exacerbation de l'individualité dans certains aspects de la vie et, dans le cas d'un fonctionnaire ou d'un militaire, le service complètement désintéressé de l'État. Voir: Louis Dumont, L'idéologie allemande, Paris, Gallimard, 1991.

CIBLE.GIF5. Un exemple célèbre: Dennis Wrong, « The oversocialized conception of man in modern sociology », American Journal of Sociology, 26, 2, 1967, p. 183-193.

CIBLE.GIF6. Par exemple: Hans P.M. Andriaansens, Talcott Parsons and the Conceptual Dilemma, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1980. Norbert Elias soutient pour sa part que Parsons n'a, malgré tous ses efforts, jamais cessé d'être fondamentalement individualiste dans la mesure où il a toujours pensé les rapports sociaux en termes d'interactions dyadiques plutôt qu'en termes d'interdépendance. Voir: Norbert Elias, Qu'est-ce que la sociologie?, Paris, Éditions de l'Aube (collection Pocket), 1991, p. 197.

CIBLE.GIF7. Cela ne signifie nullement toutefois que la praxis ne puisse transformer ces règles et ce corpus de règles. Giddens affirme en effet que toute règle est interprétable et transformable et que, si une bonne part de l'action conduit à reproduire une large part de ce qui a été jusqu'alors institutionnalisé, il n'est pas du tout rare que les acteurs en fassent la transformation, que ce soit de façon volontaire ou de façon involontaire.

CIBLE.GIF8. La notion de « subjectif » signifie ici que la motivation de l'action ne se comprend que du point de vue de l'individu-acteur; on postule par ailleurs que celui-ci est autocentrique, c'est-à-dire que, peu importe qu'il s'agisse du désir d'argent ou de pouvoir ou d'un désir altruiste sincèrement désintéressé, etc., la motivation origine d'une réaction psychique de l'individu.

CIBLE.GIF9. La notion d'intelligence doit être comprise dans le sens que donne James March à ce terme, c'est-à-dire un individu cognitivement actif et sagace (« Rationalité limitée, ambiguïté et ingénierie des choix », dans: J.G. March, Décisions et organisations, Paris, Éditions d'organisation, 1991, p. 132-161).

CIBLE.GIF10. On doit comprendre ici le mot motivation dans le sens de « fondé sur des raisons ».

CIBLE.GIF11. Les caractéristiques de cet individu ont été explicitées tellement souvent qu'il est gênant de les présenter de nouveau. Rappelons que l'on a affaire à un individu fictif à propos duquel on prend pour acquis qu'il sait exactement ce qu'il veut et dont tout le comportement consiste à concrétiser le plus possible l'objectif fixé (objectif que l'on dit stable). Il est aussi postulé que cet individu ne dérogera guère de son état « pro- actif » et qu'il traitera l'information sur un mode purement objectif (la seule chose appelée à varier étant le quantum de données disponibles et le temps de traitement possible). On considère donc que cet individu ne peut agir que rationnellement, selon une logique de « maximalisation » à partir d'une cognition objective ou presque de son environnement.

CIBLE.GIF12. Un usage « quasi réaliste » accepte que la culture ne soit pas une réalité concrète au même titre que « la » table qui est devant nous ; il est par contre postulé qu'à partir du moment où 1) l'on observe de nombreuses récurrences comportementales au sein d'une population donnée, disons la population polonaise, et 2) que ces récurrences présentent très visiblement des formes communes, l'on peut supposer 3) l'existence de quelque chose comme une culture commune qui, 4) malgré sa « discrétion », 5) agit vraiment sur les esprits en tant que force socialisatrice au point d'entraîner de grandes différences d'une population à l'autre. Un usage « quasi réaliste » est donc celui qui, acceptant le fait qu'une personne n'ayant jamais vu autre chose des évocations de la culture polonaise, affirme tout de même qu'il est légitime de parler de « la » culture polonaise parce que, sans le « cadre polonais » dont la théorie suppose qu'elle équipe les individus vivant au sein de la société polonaise, les récurrences au sein de cette collectivité et les différences entre cette collectivité et les autres seraient inexplicables. Parsons entendait sensiblement la même chose lorsqu'il parlait de « réalisme analytique ».

CIBLE.GIF13. Voir: Alfred Schutz, « Common-sense and scientific interpretation of human action », dans: A. Schutz, The Problem of Social Reality. Collected Papers I, La Haye, Nijhoff, 1962 (1re édition, 1953), p. 3-47.

CIBLE.GIF14. Eugene Rochberg-Halton, Meaning and Modernity: Social Theory in the Pragmatic Attitude, Chicago, Chicago University Press, 1986, p. 109 et suivantes.

CIBLE.GIF15. Il est probablement injuste de décrire Durkheim comme l'auteur anti-interactionniste par excellence (voir: M. Cherkaoui, « Changement social et anomie », Archives européennes de sociologie, XXII, 1, 1981, p. 3-39). On peut néanmoins soutenir qu'en gros, ce qui a été retenu de l'héritage durkheimien consiste en une évacuation de l'interactif au profit de l'« institutionnel contraignant » tel que théorisé dans Les règles de la méthode sociologique: à partir du moment où le volume d'interactions prend une certaine ampleur, le collectif s'autonomise de l'individu et acquiert une nature spécifique ; le rapport posé entre l'individu et le collectif est alors renversé dans le sens d'une puissante « contrainte » du collectif sur l'individu.

CIBLE.GIF16. Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964 (1re édition, 1906).

CIBLE.GIF17. Robert K. Merton, « Continuities in the theory of social structure and anomie », dans: Social Theory and Social Structure, New York, Free Press, 2e édition, 1957, p. 161-194.

CIBLE.GIF18. Ibid., p. 167.

CIBLE.GIF19. Voir, par exemple, la lecture que fait Raymond Boudon de l'explication du développement du culte de la Raison au siècle des Lumières en France (Raymond Boudon: « L'explication cognitiviste des croyances collectives », Cahiers de recherche sociologique, 21, 1993, p. 157-160). Un peu dans la même veine, on consultera la préface de Jean Baechler à L'esprit du jacobinisme d'Augustin Cochin (Paris, Presses universitaires de France, 1979, p. 7-32).

CIBLE.GIF20. Encore une fois un exemple célèbre: Michel Crozier, Le phénomène bureaucratique, Paris, Seuil, 1963.

CIBLE.GIF21. La notion de sens devrait ici être employée au pluriel: le sens n'est jamais qu'une concaténation de sens locaux. C'est pour cela que Schutz préfère parler de « complexe de sens ».

CIBLE.GIF22. Voir cependant: Ludwig von Mises, Theory and History, Washington, DC, Mises Institute, 1985 (1re édition, 1957), p. 159-160 ; on consultera aussi: Erhard Friedberg, Le pouvoir et la règle, Seuil, 1993, p. 217-220.

CIBLE.GIF23. On peut même aller jusqu'à imaginer une certaine fragmentation de cet équipement mental, certains morceaux pouvant s'avérer pertinents et actifs en certaines circonstances- types seulement. Voir l'introduction de Jon Elster à l'ouvrage, The Multiple Self, qu'il a dirigé (Cambridge, Cambridge University Press, 1986, p. 1-34).

CIBLE.GIF24. Il s'agit d'un procédé auquel l'approche compréhensive donne souvent lieu. Voir: Stanislaw Andreski, Maxa Webera olsnienia i pomylki, (traduction libre du titre: Max Weber, ses lumières, ses erreurs), Varsovie, WN-PWN, 1992, p. 60.

CIBLE.GIF25. C'est du reste le programme établi par un autre grand auteur, soit Georg Simmel. Voir: Georg Simmel, Les problèmes de la philosophie de l'histoire, Presses universitaires de France, 1988 (1re édition, 1925), p. 75.

CIBLE.GIF26. Dumont juge problématique le postulat libéral traditionnel selon lequel les individus trouvent généralement les moyens de parvenir au « bien vivre », notamment parce qu'à ses yeux, la vie moderne favorise l'éparpillement de l'individu.

CIBLE.GIF27. Dumont peut être rattaché à la tradition « vitaliste » qui problématise l'acteur à la fois comme un être cherchant à concrétiser le souffle de vie qui passe en lui et comme « être de sens ». Non pas un être qui ne peut vivre que dans l'« enchantement » des symboles, mais un être qui cherche à se situer dans l'univers et qui le charge de sens.

CIBLE.GIF28. Pour Dumont, la culture de groupement est en quelque sorte la rencontre (1) des « petits riens » de la vie courante (mais dont on est porté à penser qu'ils n'appartiennent qu'à tel groupe en particulier), (2) des symboliques « diffuses », (3) des traditions, (4) des efforts de représentation – effectués surtout par les intellectuels qui se mettent au service de la cause du groupe – pour donner qualité au NOUS groupal, pour le situer dans son environnement social et pour décrire sa trajectoire historique. Il y a une dialectique constante entre les produits spontanés de la sociabilité groupale et les représentations qui « substantifient » le groupe en associant un ensemble de faits qui autrement, dans la vie courante, n'apparaîtraient pas comme étant très liés. L'émergence signifiante de l'« être ensemble » passe par la représentation qui crée le « sens fort », mais celui-ci n'aurait aucune portée s'il ne renvoyait pas à une multitude de petits « faits de sens » ainsi qu'à des formes spécifiques de sociabilité.

CIBLE.GIF29. On peut sans doute ajouter que l'action n'est pas affirmation de la subjectivité « contre » la culture ; le rapport action/culture est plutôt dialectique: la culture permet l'action et, partant, l'affirmation de la subjectivité ; en retour, il se peut que l'irruption soit fortement créatrice, et parfois rupturante.

CIBLE.GIF30. Cette question est d'une complexité inouïe; aussi souhaitons-nous ici réserver notre jugement bien que nous ayons plutôt tendance à penser en termes de « soi multiples ». Voir néanmoins: Roberto Mungabeira Unger, Knowledge and Politics, New York, Free Press, 1975, chap. 1.

CIBLE.GIF31. Fernand Dumont, Le lieu de l'homme. La culture comme distance et mémoire, Montréal, HMH, 1968, p. 37.

CIBLE.GIF32. Ibid., p. 41.

CIBLE.GIF33. Ibid., p. 45.

CIBLE.GIF34. À cela s'ajoute une problématisation des groupements à laquelle nous avons fait allusion. Nous n'en traiterons pas ici parce que, d'abord, cet ajout n'est pas nécessaire à l'exposé qui vient et qu'ensuite, nous ne sommes pas certains que Dumont soit parvenu à pleinement souder sa conception du groupement à sa vision de la distance.

CIBLE.GIF35. Fernand Dumont, Le lieu de l'homme, p. 115.

CIBLE.GIF36. Ce terme désigne à la fois le processus de différenciation et de fragmentation et de rationalisation des sociétés, lequel processus provoque notamment une multiplication des interactions entre individus.

CIBLE.GIF37. Fernand Dumont, Le lieu de l'homme, p. 61.

CIBLE.GIF38. Ibid., p. 70.

CIBLE.GIF39. Ibid., p. 134 et suivantes.

CIBLE.GIF40. On pourrait probablement pousser plus loin et mentionner, entre autres, la conscience du contraste entre les savoirs quotidiens et la science (caractérisée par son effort d'autocontrôle dans la logique d'exposition et dans les processus d'expérimentation) et le contraste entre le contenu de nos représentations cosmogoniques et celui des discours rigoureux.

CIBLE.GIF41. Comment pourrait-on alors concilier la supposition d'un doute radical et le constat que la plupart de nos contemporains prennent dans leur vie plus de décisions que l'énorme majorité des membres des générations qui nous ont précédés?

CIBLE.GIF42. Une hypothèse simple risquée pour fin d'illustration: ne pourrait-on pas expliquer en partie les variations de l'adhésion générale aux grandes idéologies à partir des croyances du public récepteur quant aux possibilités de réalisation des programmes idéologiques, lesquelles croyances prendraient en partie appui sur le rapport de ce même public à la connaissance en général?


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