Fernand Dumont: théoricien mais aussi artisan du développement culturel

Camille Laurin


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La médecine, la psychiatrie, et même la psychanalyse, ne m'ont pas donné la formation ni laissé le temps de porter un jugement éclairé sur les travaux de ce géant de la sociologie québécoise qu'est Fernand Dumont. Mais ces disciplines m'ont souvent amené à scruter certains sujets et problèmes qui intéressent également la sociologie: fondement et structuration de l'identité, développement et avatars de la socialisation, dynamique des groupes familiaux et sociaux, leadership et psychologie collective, langage et appropriation du monde, conceptions multiformes de la santé et de la maladie selon les sociétés et cultures, articulations de l'individuel et du collectif dans la pathogénie et le traitement, approche bio-psycho-sociale des diverses maladies, etc. C'est par ce biais que j'ai abordé l'oeuvre de Fernand Dumont et j'y ai toujours trouvé de quoi m'enrichir et stimuler ma réflexion. Il n'est pas étonnant que ses recherches à cet égard l'aient amené à réaliser ce très grand projet que constitue son colossal traité sur l'anthropologie médicale.

Par ailleurs, je me suis toujours passionnément intéressé au devenir du Québec français. Comme Fernand Dumont lui-même, j'ai rapidement pris conscience, tout au long de ma formation collégiale et universitaire, des forces et surtout des faiblesses de cette nation en puissance dont les défaites de 1759 et de 1838 avaient ralenti et sérieusement compromis le développement. De peine et de misère, notre peuple a conservé cette langue dont Rivarol a dit qu'elle était la plus belle du monde, source de notre fierté et fondement de notre identité. Il a su se donner aussi ses institutions propres, créer sa propre culture qui est milieu et style de vie, valeurs communes, coutumes, rites, fêtes, manières de vivre et de penser, qui ont assuré sa cohésion et donné graduellement naissance à une production littéraire, artistique toujours plus riche et originale. Mais d'un autre côté, les effets à long terme de la dépossession économique et politique qui suit et qu'entraîne toute défaite se sont graduellement et considérablement aggravés. S'appuyant sur le pouvoir militaire, politique et économique de Londres, une élite locale anglophone s'est constituée qui s'est emparée de tous les leviers de commande du développement commercial et industriel, reléguant les francophones à l'occupation du sol, aux professions libérales, au petit commerce ou à des emplois subalternes dans de grandes entreprises où la langue de communication était l'anglais. Lorsque le sol est venu à manquer, près d'un million de francophones ont dû émigrer. Après l'Acte d'Union et le B.N.A. Act, l'élite économique anglophone a pu s'appuyer sur un pouvoir central « canadian » qui contrôlait les leviers économiques majeurs et sur lequel elle pouvait compter pour maintenir son hégémonie. Avec l'industrialisation et l'urbanisation massives qui se déploient depuis les débuts du siècle, cette emprise s'est amplifiée avec toutes ses conséquences désastreuses pour les francophones: prolétarisation, appauvrissement, aliénation politique et culturelle, affaiblissement du statut et de la qualité de la langue française.

C'est finalement parce qu'il est conscient de sa force, fier de sa langue, de sa culture et de son identité que le peuple québécois doit réagir et parer à ces graves dangers qui menacent son existence collective. Avec les faibles moyens de son pouvoir provincial, il s'y emploie vigoureusement depuis une trentaine d'années. L'État québécois s'est modernisé, s'est doté d'outils nouveaux, a repris certains leviers économiques importants. Mais il est encore loin du compte. L'objectif de la reconquête sur tous les plans s'impose plus que jamais mais le chemin qui y mène est truffé d'obstacles. Il y faut une action éclairée, globale, commune, solidaire, de tous les instants. Telle m'apparaissait la situation en 1976, alors que le premier gouvernement du Parti Québécois me confiait la responsabilité du ministère du Développement culturel.

Laissant à mes collègues le soin d'assurer la continuité de notre redressement politique, économique, social et environnemental, je décidai de mettre simultanément en chantier une politique linguistique, une politique culturelle et une politique de la recherche scientifique. Bien qu'ayant clairement en vue mes objectifs, je ne pouvais seul en établir les tenants et aboutissants non plus que déterminer toutes les mesures qui en faciliteraient l'atteinte. Je me tournai donc tout naturellement vers Fernand Dumont et Guy Rocher, sociologues éminents dont je connaissais l'oeuvre et épousais les conceptions, pour leur en proposer la maîtrise d'oeuvre. Ils voulurent bien accepter, pour un court moment, d'interrompre leur recherche et leur enseignement pour assumer ce rôle d'importance nationale.

Ils y travaillèrent d'arrache-pied durant tout le temps qu'il fallut. Les trois documents majeurs dont ils présidèrent à l'écriture portent leur marque. Fernand Dumont y mit toute sa conscience professionnelle, ses vastes connaissances, sa méthodologie rigoureuse, une vision à la fois élevée, profonde et originale en même temps qu'un souci constant du concret et du quotidien. Les états de situation, les analyses, argumentaires, propositions législatives et plans d'action que contiennent ces énoncés de politique constituent une explicitation des descriptions, points de vue, opinions et thèses qu'il avait longuement développés antérieurement dans ses recherches sociographiques et sur l'histoire des idéologies et le devenir du Québec français ou dans son essai sur La vigile du Québec. On lui doit en particulier d'avoir démontré l'importance d'une langue commune pour la cohésion sociale du Québec et jusqu'à quel point la francisation des entreprises et de l'affichage peut contribuer au relèvement économique ainsi qu'à la restauration de l'estime de soi et du dynamisme culturel. C'est à lui que l'on doit également d'avoir proposé une conception de la culture qui s'étend au milieu et au style de vie ainsi qu'aux institutions, d'avoir réconcilié et harmonisé les champs de la culture populaire et de la culture savante, d'avoir établi le modèle d'une convergence culturelle où les cultures des divers groupes ethniques du Québec trouvent à s'épanouir au sein d'une culture publique commune d'un pays essentiellement français, d'avoir poussé à la création de l'Institut québécois de recherche sur la culture, dont il est devenu par la suite un animateur on ne peut plus éclairé et dynamique.

Pour cette brève mais combien féconde incursion dans le champ de l'action gouvernementale, Fernand Dumont a droit à la reconnaissance éternelle de ses compatriotes québécois. Étoile mondiale de la sociologie contemporaine, spécialiste de l'interdisciplinarité, penseur original aux visions élevées et universelles, Fernand Dumont est aussi le fils de son peuple, dont il a déchiffré et repris à son compte l'histoire passionnante et difficile, phare qui signale les obstacles et indique les voies à suivre, homme de sérénité et d'espoir, qui fait intimement corps avec la nation dont il ne cesse de travailler à la genèse.


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