Fernand Dumont et les études québécoises

Fernand Harvey


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FERNAND DUMONT ET LES ÉTUDES SUR LE CANADA FRANÇAIS: LES ANNÉES 1960

L'INSTITUT SUPÉRIEUR DES SCIENCES HUMAINES

L'INSTITUT QUÉBÉCOIS DE RECHERCHE SUR LA CULTURE

* * *

NOTES


Entre le théoricien de la culture et l'intellectuel engagé, on trouve dans l'oeuvre riche et multiple de Fernand Dumont nombre d'écrits en rapport avec l'étude de la société québécoise. À vrai dire, la connaissance du Québec constitue l'un des axes majeurs de sa réflexion et de son action dans la mesure où le cas québécois est susceptible d'illustrer le problème plus général de la crise de l'homme contemporain. En effet, bien que les écrits à caractère épistémologique ou théorique de Dumont s'inscrivent dans un registre plus général de son oeuvre, il existe des rapports évidents entre son approche théorique et ses études consacrées plus spécifiquement à l'évolution de la société québécoise.

Compte tenu de l'importance accordée par Dumont aux phénomènes génétiques dans l'étude de la culture, on ne s'étonne pas de son intérêt pour l'histoire, dont la double fonction consiste selon lui à retracer justement des genèses, c'est-à-dire l'évolution d'un problème qui se pose à nous, mais aussi à développer une mémoire collective, laquelle fait référence à la façon spécifique de se reporter au passé qui fonde l'identité d'une société. Cette dualité genèse/mémoire qu'on peut retrouver dans l'histoire a toujours fasciné Fernand Dumont, de son propre aveu1.

C'est à travers les yeux d'un sociologue et d'un philosophe que Dumont s'est intéressé aux changements survenus dans la société québécoise, dont il a été, du reste, un témoin privilégié depuis la Révolution tranquille. On ne saurait donc séparer la pensée de Dumont sur la société québécoise de l'évolution de cette même société et de ses institutions de recherche. Par une sorte d'interaction, cette étude concrète de la société nourrit chez Dumont sa pensée épistémologique, puisqu'il a toujours considéré qu'il fallait chercher la genèse de l'objet scientifique au sein même de la société2.

Tout au long de sa carrière, Fernand Dumont s'est, en effet, intéressé à l'évolution des sciences sociales au Québec et il s'est lui-même impliqué dans leur développement et leur institutionnalisation. L'Institut québécois de recherche sur la culture qu'il a fondé avec un premier noyau de chercheurs en 1979 constitue, à cet égard, le point d'orgue de son engagement dans l'organisation de la recherche en sciences humaines au Québec. Or, pour bien comprendre cet aboutissement, il importe de se rappeler les principaux jalons antérieurs de l'implication de Fernand Dumont dans le développement des études québécoises.

FERNAND DUMONT ET LES ÉTUDES SUR LE CANADA FRANÇAIS: LES ANNÉES 1960

Ce n'est que progressivement que Fernand Dumont en est venu à développer un intérêt plus spécifique pour l'étude du Québec. Au début de sa formation universitaire, il souhaitait s'orienter vers la philosophie mais le caractère scolastique de cette discipline à l'Université Laval l'avait plutôt amené à choisir la sociologie et la nouvelle École des sciences sociales fondée par le père Georges- Henri Lévesque en 1938. Il faut se rappeler que les années de formation universitaire de Dumont et ses premières années d'enseignement, à partir de 1955, s'inscrivaient dans le bouillonnement des idées qui ont précédé la Révolution tranquille. Déjà, la Seconde Guerre mondiale avait contribué à élargir les horizons de la pensée dans les institutions d'enseignement au Québec, malgré le verrou de la philosophie scolastique.

Il faut aussi se rappeler de l'effervescence qui existait dans la jeune École des sciences sociales au cours des années 1940 et 1950, nourrie par les expériences de terrain des sociologues américains Everett C. Hughes et Horace Miner et par les premières enquêtes de Jean-Charles Falardeau concernant la ville de Québec. On retrouve à cette époque comme étudiants les Guy Rocher, Léon Dion, Gérard Bergeron, Marc-Adélard Tremblay, qui, comme Fernand Dumont, forment la nouvelle équipe de professeurs de la Faculté des sciences sociales3.

En 1955, Dumont est de retour d'un séjour de deux ans à Paris avec un projet de thèse de doctorat sur la conscience historique à travers l'historiographie du Canada français, mais constatant l'état embryonnaire de la recherche en histoire du Québec, il oriente alors son sujet de thèse sur la science économique4. Cependant, il ne renonce pas pour autant à l'idée de poursuivre plus tard son projet initial. Cette préoccupation pour l'interprétation historique l'a en fait accompagné tout au long de sa carrière. Dans un premier texte consacré à la société québécoise –l'« Histoire du syndicalisme dans l'industrie de l'amiante », paru en 1955 dans le célèbre ouvrage sur La grève de l'amiante, sous la direction de P.E. Trudeau –, il pose déjà une question de méthode qui demeurera au coeur de sa démarche théorique: « Avant d'expliquer un événement social quelconque, écrit-il, il faut d'abord chercher comment les acteurs de l'événement se le sont expliqué5 ». Son ouvrage La genèse de la société québécoise, publié en 1993, constitue en quelque sorte une réponse à cette interrogation de départ et l'aboutissement d'une longue réflexion sur les mécanismes de construction d'une société6.

Mais revenons au début de la carrière de professeur de sociologie de Fernand Dumont à la faculté des Sciences sociales de l'Université Laval. En 1956, la recherche en sociologie à la Faculté prend de l'ampleur grâce à l'appui financier de la fondation Carnegie. Dumont, de son côté, accepte de diriger avec Yves Martin une enquête sur le terrain commanditée par l'évêque de Saint-Jérôme. Il en sortira l'une des premières études sociologiques sur l'analyse des structures d'une région du Québec, en l'occurrence la région de Saint-Jérôme7. Là encore, on retrouve une préoccupation fondamentale dans la pensée de Dumont à savoir « le primat de la perspective génétique sur l'analyse structuro- fonctionnelle8 ».

Dumont ne poursuivra pas dans la voie des études de terrain après l'enquête de Saint-Jérôme, mais cette expérience aura pour conséquence d'élargir ses perspectives théoriques. Il en tirera, en outre, un article sur la « Structure d'une idéologie religieuse », lequel sera à l'origine d'une série de travaux menés par lui-même et par ses étudiants sur les idéologies9.

Par ailleurs, Fernand Dumont est associé en 1960 à un événement important dans l'histoire des sciences sociales au Québec, à savoir la fondation de la revue Recherches sociographiques au Département de sociologie de l'Université Laval qu'il a dirigée avec Jean-Charles Falardeau. Yves Martin assurait la tâche stratégique de secrétaire à la rédaction. Il existait à la faculté des Sciences sociales une longue tradition de recherche qui remontait aux années 1940, mais la plupart de ces études étaient demeurées inconnues du public, y compris des milieux scientifiques, faute de canal de diffusion. Recherches sociographiques venait donc combler une lacune, en même temps que cette revue arrivait à point nommé pour publier les résultats de recherche de la nouvelle génération de spécialistes en sciences sociales formés principalement à l'Université Laval.

Le débat entourant la pertinence de créer une telle revue à la faculté des Sciences sociales est par ailleurs révélateur du dilemme qui se posait à certains intellectuels de l'époque. Fonder une revue scientifique consacrée exclusivement à l'étude du Canada français ne risquait-il pas d'orienter la recherche vers le régionalisme au détriment de l'universalisme, comme ce fut le cas à travers les multiples monographies réalisées au cours des deux décennies antérieures? À cela, Dumont répond que « l'intention de rejoindre la pensée la plus universelle devait être accompagnée, comme d'une condition d'authenticité, de la connaissance progressive du milieu social d'où le théoricien émerge10 ». Dumont aura l'occasion d'approfondir sa position à ce sujet dans un important article publié en 1976: « Le projet d'une histoire de la pensée québécoise11 ». Toujours est-il que la vocation interdisciplinaire et québécoise de Recherches sociographiques sera affirmée avec force dès ses débuts et jamais remise en cause par la suite.

Au cours des années 1960, Recherches sociographiques est marquée par la présence et la pensée de Dumont. Durant ses années de formation, ce dernier s'était imprégné de l'oeuvre de Durkheim et de ses disciples, dont Maurice Halbwachs, et il en avait conservé l'idée d'interdisciplinarité sous l'égide de la sociologie. L'école durkheimienne avait constitué une sorte d'idéal pour lui au début de sa carrière12. C'est un peu cet esprit durkheimien que l'on retrouve au cours des premières années de Recherches sociographiques. On y trouve, en effet, des articles consacrés à l'analyse de la morphologie sociale alors que d'autres s'attachent à l'analyse des représentations.

De plus, la revue s'emploie à rassembler des matériaux pour l'étude du Canada français et prend le relais du célèbre colloque de 1952 organisé par la faculté des Sciences sociales et qui avait été publié sous le titre d'Essais sur le Québec contemporain13. Ainsi, au cours des années 1960, Recherches sociographiques organise quatre colloques consacrés à autant de thèmes en rapport avec l'évolution du Québec: l'état de la recherche sur le Canada français (1962), la littérature (1964), le pouvoir (1966) et l'urbanisation (1968). Pour chacun de ces colloques, Fernand Dumont se réserve des interventions d'ensemble qui visent à dégager de vastes perspectives de recherche.

Dans son article de 1962 sur « L'étude systématique de la société globale canadienne-française », Dumont s'emploie à démontrer qu'il n'existe aucune société totalement intégrée et qu'il faut chercher en conséquence à mettre en évidence « les mécanismes particuliers et concrets qui travaillent spécifiquement à son intégration globale ». Il dégage, pour sa part, quatre de ces mécanismes: les idéologies (incluant l'historiographie), le système d'éducation (qui transmet les idéologies), le pouvoir (qui favorise l'émergence des élites) et les classes sociales14. On trouve ainsi dans cet article les grands axes de recherche que Dumont s'emploiera à développer au cours des années 1960 et 1970, soit personnellement, soit dans le cadre d'équipes de recherche15.

L'INSTITUT SUPÉRIEUR DES SCIENCES HUMAINES

L'ampleur des perspectives de recherche sur les sciences de la culture et sur l'étude de la société québécoise telles que dégagées par Fernand Dumont nécessitait, de toute évidence, la mise en chantier de plusieurs projets de recherche. La création, en 1967, par l'Université Laval de l'Institut supérieur des sciences humaines allait lui fournir l'occasion de faire progresser les connaissances sur l'évolution du Québec contemporain.

L'idée d'un tel Institut avait déjà été évoquée au sein du département de Sociologie dès 1961, mais divers obstacles en avait retardé la création16. Dumont se voit donc confier la direction du nouvel Institut, tâche qu'il assumera de 1967 à 1973. Deux objectifs généraux avaient alors été assignés par l'Université à l'ISSH: développer la recherche interdisciplinaire entre les diverses facultés et créer un climat favorable où chercheurs et étudiants gradués mettraient leurs travaux en commun17. En pratique, la recherche interdisciplinaire s'orientera en fonction de deux axes: l'étude des phénomènes culturels, notamment au Québec, et les études en relation avec le développement et l'aménagement du territoire. Le second volet avait été confié à Gérald Fortin, spécialiste de ces questions au département de Sociologie, mais son départ de l'Université Laval en vue de fonder l'INRS-Urbanisation fera en sorte que ce volet n'arrivera pas à démarrer véritablement par la suite. En fait, l'Institut supérieur des sciences humaines se développera essentiellement autour du premier axe de recherche –l'étude des phénomènes culturels – sous la direction de Fernand Dumont, entouré d'une équipe de professeurs, d'assistants de recherche et d'étudiants de second et de troisième cycles. La sociologie et l'histoire demeureront les deux disciplines les plus actives au sein de l'ISSH, malgré les tentatives d'élargir l'interdisciplinarité du côté de la littérature, de l'économique, des sciences politiques, de la psychologie et de la philosophie.

Au cours des quatre premières années de son existence, l'Institut supérieur réussit ses percées les plus intéressantes du côté de l'épistémologie des sciences humaines et des études sur la culture du Québec contemporain. Le volet épistémologique posait la double question de l'enracinement historique des sciences humaines dans nos sociétés et de l'influence qu'elles exercent sur le fonctionnement de la collectivité et de la praxis sociale. On tentera d'y répondre par des travaux à caractère historique et psychologique et par le biais d'études sur diverses pratiques professionnelles18.

Quant au volet sur la culture du Québec contemporain, il entendait s'intéresser à l'étude des mentalités et des représentations collectives qui caractérisent la société québécoise contemporaine. C'est ainsi que durant quatre années consécutives, un séminaire de recherche sur l'histoire des idéologies au Québec de 1850 à 1970 fut organisé sous la direction conjointe de Fernand Dumont, Jean Hamelin et Jean-Paul Montminy. Ayant recours à des sources jusque-là à peu près inexploitées tels journaux, revues et brochures, ces travaux utilisaient une grille thématique commune incluant la famille, la religion, le travail, l'éducation, la nation. Ils furent publiés ultérieurement en quatre volumes et précédés dans chaque cas d'une introduction de Dumont, Hamelin et Montminy19. Des thèses de maîtrise et de doctorat furent également réalisées dans le cadre de ces recherches, ce qui a contribué au développement de l'historiographie québécoise des idéologies auparavant plutôt limitée à l'approche dite des « influences ». Au cours des années qui ont suivi ces travaux pionniers sur l'histoire des idéologies, certaines critiques ont fait valoir que ces études réalisées à l'Université Laval n'avaient pas suffisamment fait le lien entre ces représentations idéologiques et les groupes porteurs de ces idéologies. D'autres considéraient qu'on avait trop mis l'accent sur les idéologies conservatrices ou cléricales au détriment des idéologies libérales pourtant présentes au Québec à travers certains quotidiens tels que La Presse de Montréal20. Ce débat historiographique n'est du reste pas terminé, car il pose tout le problème de l'ampleur du courant libéral et du courant de la modernité amorcés au Québec depuis les débuts de l'urbanisation et de l'industrialisation.

Il n'est pas sans intérêt de rappeler ici que ces études pionnières sur les idéologies au Québec ont été réalisées à une époque (1967-1973) où l'historiographie sur le Québec contemporain demeurait embryonnaire. On ne disposait pas d'études de contexte général qui auraient pu contribuer à mieux situer ces représentations idéologiques par rapport aux autres paliers de la réalité sociale. De plus, l'approche théorique privilégiée par Dumont dans l'analyse des représentations heurtait les courants néomarxistes alors en plein essor, particulièrement à l'Université du Québec à Montréal. Pour Dumont, en effet, l'idéologie n'est pas un simple reflet de l'infrastructure ; elle possède sa réalité propre qui agit à son tour sur la praxis. Pour les tenants de l'approche marxiste, une telle approche était qualifiée « d'idéaliste21 ». Par ailleurs, les critiques soulevées par certains historiens relativement à ces travaux sur les idéologies tiennent à une question de méthode. L'approche développée dans le cadre des séminaires de Dumont/Hamelin sur les idéologies cherchait à reconstituer la structure interne et la rationalité de chacune des idéologies analysées, un peu à la manière d'une psychanalyse du social. Les historiens auraient préféré sans doute une contextualisation globale plus conforme à leur approche. Quoi qu'il en soit, ces premiers travaux sur les idéologies ont constitué une étape importante dans le développement de ce champ de l'historiographie. Comme l'a souligné à juste titre Yvan Lamonde, « ce séminaire mené sur plusieurs années, aura eu l'indiscutable effet de sensibiliser aux débats d'idées et aux conflits sociaux; il aura été une étape d'autant plus profitable qu'il appelait lui-même un dépassement critique22 ». À cela, il faudrait ajouter que ce séminaire a constitué un premier contact décisif de bon nombre de jeunes sociologues avec la perspective historique dans l'étude de la société.

À partir de 1972, à la suite d'un rapport d'étape présenté au Conseil de l'Université Laval, le programme de recherche de l'Institut supérieur des sciences humaines se restructure principalement autour d'un ambitieux projet sur l'étude des Mutations de la société québécoise entre 1940 et 1971. Fidèle aux préoccupations théoriques de Fernand Dumont, ce projet se proposait d'analyser les transformations survenues au Québec depuis la Seconde Guerre mondiale en fonction de deux approches différentes mais complémentaires: l'analyse de la morphologie sociale (démographie, économie, urbanisation, mouvements sociaux, etc.) et l'analyse des représentations sociales et idéologiques. Pour diverses raisons liées à la lourdeur des structures universitaires et à des ressources financières limitées, cet ambitieux projet n'a pas donné tous les résultats escomptés. Il faut néanmoins souligner qu'il a favorisé la réalisation de divers inventaires et bilans de recherche portant sur le Québec contemporain et qu'il a permis des percées novatrices du côté de l'histoire des idéologies, de l'histoire des travailleurs et des histoires de vie23. Le cas des histoires de vie est particulièrement intéressant: dirigé par Nicole Gagnon, professeur au Département de sociologie, ce projet de recherche dont l'objectif était d'analyser le vécu, c'est-à-dire la façon dont les Québécois de différentes classes sociales avaient expérimenté les changements sociaux depuis la Crise des années 1930, a aussi permis le développement de méthodologies originales en rapport avec cette approche24.

Après le départ de Fernand Dumont en 1973, l'Institut supérieur des sciences humaines n'a pas réussi à prendre un second souffle et est finalement disparu en 1979, victime de la lourdeur des structures universitaires. Néanmoins, on peut affirmer qu'au cours de ses premières années d'existence sous la direction de Fernand Dumont, l'ISSH a fait oeuvre de pionnier dans le domaine des études québécoises à une époque (1967-1973) où de tels centres interdisciplinaires étaient inexistants dans les autres universités du Québec. De plus, l'Institut supérieur des sciences humaines a, en quelque sorte, préparé le terrain pour la fondation de l'Institut québécois de recherche sur la culture qui reprendra, à partir de 1979, l'étude de la société québécoise, mais avec des moyens beaucoup plus considérables et à partir d'une thématique de recherche réaménagée et mieux ciblée.

L'INSTITUT QUÉBÉCOIS DE RECHERCHE SUR LA CULTURE

Après avoir quitté la direction de l'Institut supérieur des sciences humaines en 1973, Fernand Dumont se consacre à ses recherches personnelles, à l'enseignement et à la direction de thèses au département de Sociologie. En 1978, il quitte provisoirement ses tâches professorales pour se consacrer à la rédaction, avec Guy Rocher, du Livre blanc sur la politique de développement culturel du ministre Camille Laurin25. On trouve dans cet énoncé de politique une conception englobante et élargie de la culture qui recouvre tous les secteurs de la vie en société. Parallèlement, Dumont aura l'occasion d'élaborer sa pensée sur le sujet dans un article théorique intitulé « L'idée de développement culturel: esquisse pour une psychanalyse26 ».

En juin 1979, l'Assemblée nationale adopte une loi créant l'Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC). Fernand Dumont en devient président en décembre de la même année en même temps que le gouvernement du Québec nomme les membres du premier conseil d'administration.

Le nouvel Institut n'était pas le fait d'une génération spontanée ni d'une décision politique arbitraire, puisqu'on peut en retracer les origines lointaines dans une recommandation incluse dans le Livre blanc du ministre Pierre Laporte en 1965, bien que cet énoncé de politique culturelle n'ait pas été rendu public à l'époque. L'idée sera néanmoins reprise dans le Livre vert sur la culture du ministre Jean-Paul L'Allier en 1976 sous l'appellation d'Institut d'histoire et de civilisation du Québec. Mais le Livre vert demeurait prudent quant à la décision finale et proposait de confier à un groupe de travail le soin d'examiner la faisabilité d'un tel projet. Un groupe de travail fut donc constitué par le ministre Jean-Paul L'Allier sous la présidence de l'historien Guy Frégault. Un changement de gouvernement survenant entre-temps, le rapport fut remis au nouveau ministre des Affaires culturelles, Louis O'Neill, qui le rendait public le 21 février 1977. Au printemps de l'année suivante, le Livre blanc sur la politique de développement culturel entérinait les conclusions du rapport Frégault.

La loi créant l'IQRC respectait la philosophie et les recommandations du rapport Frégault. Le nouvel organisme était, en effet, défini comme un lieu de recherche et non comme un organisme subventionnaire ; son autonomie était assurée par la constitution d'une corporation distincte qui excluait qu'on puisse le considérer comme un simple service gouvernemental. La spécificité et l'originalité de l'Institut, telles qu'établies par la loi, s'inspiraient également du rapport Frégault qui lui avait assigné trois fonctions principales: poursuivre des recherches à long terme sur la nature et l'évolution de la culture québécoise, conduire des investigations sur le développement culturel au Québec et aménager la concertation des études québécoises et contribuer à une meilleure diffusion des travaux qui en résulteront27.

S'appuyant sur son conseil d'administration et sur deux administrateurs recrutés pour faire fonctionner le nouveau centre de recherche, le président et directeur scientifique entreprend de recruter dès le printemps 1980 un premier noyau de chercheurs tout en s'assurant également la collaboration de chercheurs rattachés à différentes universités. Entre 1979 et 1983, l'IQRC connaît une période de grande effervescence. Pour la première fois au Québec, un Institut se voyait doté de ressources humaines et financières assez substantielles pour qu'on puisse envisager, dans une perspective à moyen terme, des recherches sur des sujets nouveaux ou peu explorés jusque-là. Mais pour éviter une dispersion tous azimuts dans l'étude d'un sujet aussi vaste que « les phénomènes culturels », il fallait au départ fixer certaines balises. Un comité scientifique fut donc formé dès la première année pour définir des orientations de recherche.

Le choix des premières orientations de recherche de l'Institut a été fait en tenant compte de ce qui était alors considéré comme des questions décisives pour l'avenir de la société québécoise: l'impact du changement social sur la famille, l'émergence du pluralisme culturel, l'importance des phénomènes liés à l'institutionnalisation de la culture, les problèmes d'aliénation en relation avec la culture populaire et la place des régions dans le développement du Québec. Au cours de la période initiale de développement de l'Institut, qui s'étend de 1979 à 1983, les recherches sont polarisées autour de trois grands axes: changements culturels et problèmes d'identité ; culture populaire ; culture savante. Bien que le démarrage de l'IQRC ait été le fait d'une équipe de chercheurs recrutés pour la circonstance, il est évident que Fernand Dumont a su imprégner l'institution naissante de ses préoccupations et de ses problématiques en rapport avec le développement culturel. Il suffit, pour s'en convaincre, de lire les articles qu'il a consacrés à ce thème et qu'on retrouve dans la première partie de son ouvrage: Le sort de la culture28. On y retrouve autant de thèmes qui feront l'objet de recherches d'équipe et de publications par la suite: les âges et les générations, la religion, les cultures parallèles, la culture populaire, la culture savante...

Le développement interne de l'Institut et la dynamique entre les chercheurs amènent une restructuration de la recherche sous le mode de « chantiers » (ou regroupement de chercheurs) à partir de 1983. Cinq chantiers sont ainsi créés: la condition féminine, les générations et la famille, sous la direction de Denise Lemieux, les communautés ethnoculturelles, sous la direction de Gary Caldwell; l'institutionnalisation de la culture sous la direction de Fernand Dumont, puis de Maurice Lemire ; la culture populaire et les histoires régionales, sous la direction de Fernand Harvey. Cette organisation de la recherche par chantier a persisté jusqu'à l'intégration de l'IQRC à l'Institut national de la recherche scientifique en janvier 1994. En cours de route, cependant, certains chantiers ont modifié leur orientation, et d'autres ont disparu pour laisser la place à de nouveaux. Ainsi, un chantier sur les tendances socioculturelles était créé à la fin de l'année 1986, en remplacement de celui sur la culture populaire et Simon Langlois, alors rattaché au département de Sociologie de l'Université Laval, en assumait la direction. Le difficile thème de l'institutionnalisation de la culture était abandonné la même année au profit d'un nouveau thème plus restreint consacré à la création et la diffusion de la culture. Sous la direction de Florian Sauvageau, à partir de 1990, ce chantier allait à son tour se modifier pour s'orienter vers l'étude des communications.

On ne saurait ici rendre compte de la variété et de la richesse des différentes thématiques développées par l'IQRC sous la présidence de Fernand Dumont (1979-1990) et par la suite29. Mais il est indéniable que l'IQRC a su faire sa marque dans le paysage des sciences humaines au Québec, tant par ses activités de recherche et ses colloques que par ses nombreuses publications. À cet égard, si ces résultats positifs sont le fait des différents chercheurs qui y ont oeuvré au cours des années, il n'en demeure pas moins que le leadership de Fernand Dumont fut décisif pour lancer et orienter la jeune institution et lui permettre de créer ses propres traditions de recherche.

* * *

Ainsi dès ses débuts et tout au long de sa carrière, Fernand Dumont s'est toujours intéressé à l'étude de la société québécoise, parallèlement à son oeuvre théorique et, pourrait-on dire, en complément de celle-ci. Pour lui, rappelons-le, la culture ne saurait être étudiée sans en faire la genèse. Il en va de même des peuples et des références qu'ils se sont données au cours de leur histoire. Dumont fait sienne, dans sa Genèse de la société québécoise, la formule de Tocqueville: « Les peuples se ressentent toujours de leur origine. Les circonstances qui ont accompagné leur naissance et servi à leur développement influent sur tout le reste de leur carrière30 ». Sans doute plus que tout autre chercheur, Dumont a contribué à jeter les bases solides d'une connaissance empirique du Québec contemporain et du Canada français.

NOTES

CIBLE.GIF 1. Entrevue avec Fernand Dumont, Série « Sociologues québécois », département de Sociologie, Université Laval, 1981. (Vidéocassette no 2546-RV, Bibliothèque des sciences humaines et sociales)

CIBLE.GIF 2. Fernand Dumont, « Itinéraire sociologique », Recherches sociographiques, XV, 2-3, 1974, p. 259.

CIBLE.GIF 3. Nicole Gagnon, « Le département de Sociologie, 1943-1970 », dans: Albert Faucher (sous la direction de), Cinquante ans de sciences sociales à l'Université Laval, Sainte-Foy, faculté des Sciences sociales, Université Laval, 1988, p. 80-89.

CIBLE.GIF 4. Fernand Dumont, La dialectique de l'objet économique, Paris, Anthropos, 1970.

CIBLE.GIF 5. Cité dans Nicole Gagnon, loc. cit., p. 99. Il est intéressant de noter que ce texte fut rédigé en 1953 alors que Fernand Dumont était encore étudiant.

CIBLE.GIF 6. Fernand Dumont, Genèse de la société québécoise, Montréal, Boréal, 1993.

CIBLE.GIF 7. Fernand Dumont et Yves Martin, L'analyse des structures sociales régionales, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1963.

CIBLE.GIF 8. Nicole Gagnon, loc. cit.. p. 105.

CIBLE.GIF 9. Fernand Dumont, « Structure d'une idéologie religieuse », Recherches sociographiques, I, 2, avril-juin 1960).

CIBLE.GIF 10. Projet soumis au comité de rédaction, Université Laval, 28 octobre 1959. Cité dans Nicole Gagnon, loc. cit., p. 107.

CIBLE.GIF 11. Philosophie québécoise, Montréal, Bellarmin-Desclée, 1976.

CIBLE.GIF 12. Entrevue avec Fernand Dumont, op. cit.

CIBLE.GIF 13. Jean- Charles Falardeau (sous la direction de), Essais sur le Québec contemporain, Québec, Presses de l'Université Laval, 1953, 260p.

CIBLE.GIF 14. Fernand Dumont, « L'étude systématique de la société globale canadienne- française », Recherches sociographiques, III, 1-2, janvier-août 1962, p. 277-292.

CIBLE.GIF 15. Les principaux articles de Fernand Dumont consacrés à l'étude du Québec au cours des années 1960 sont, outre celui cité plus haut: « Notes sur l'analyse des idéologies », Recherches sociographiques, IV, 2, mai-août 1963 ; « La sociologie comme critique de la littérature », Recherches sociographiques, V, 1-2, 1964, p. 225-240 ; « Le sociologue et le pouvoir », Recherches sociographiques, VII, 1-2, 1966, p. 11-20 ; « Idéologie et conscience historique dans la société canadienne-française du XIXe siècle », Colloque franco-canadien d'histoire, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1968 ; « La notion d'urbanisation », Recherches sociographiques, IX, 2, 1968, p. 130-132 ; « Les idéologies au Canada français, 1850-1900: quelques réflexions d'ensemble », Recherches sociographiques, X, 2-3, 1969, p. 145-156.

CIBLE.GIF 16. Nicole Gagnon, loc. cit., p. 114.

CIBLE.GIF 17. « L'Institut supérieur des sciences humaines après 4 ans d'activités », Au fil des événements, 28 octobre 1972, p. 2.

CIBLE.GIF 18. À titre d'exemple: Gilles Dussault, « Les médecins du Québec (1940-1970) », Recherches sociographiques, XVI, 1, 1975, p. 69-84.

CIBLE.GIF 19. Fernand Dumont, Jean Hamelin et Jean-Paul Montminy (sous la direction de), Les idéologies au Canada français, 1850-1900, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1969 ; idem pour les périodes 1900-1929 (PUL, 1972), 1929-1940 (PUL, 1978), 1940-1970 (PUL, 1983).1

CIBLE.GIF 20. Serge Gagnon, « L'histoire des idéologies québécoises: quinze ans de réalisations », Histoire sociale, 9, 17, mai 1976, p. 17-20 ; Fernande Roy, Progrès, harmonie, liberté: le libéralisme du milieux d'affaires francophones de Montréal au tournant du siècle, Montréal, Boréal, 1988, 301 p.

CIBLE.GIF 21. Nadia F.- Eid, « L'étude des idéologies au Québec: bilan et perspectives de la recherche », Revue d'histoire de l'Amérique française, 25, 4, mars 1972, p. 558-564.

CIBLE.GIF 22. Yvan Lamonde, « L'histoire culturelle et intellectuelle du Québec: tendances et aspects méthodologiques », Revue d'études canadiennes, 24, 3, automne 1991, p. 81.

CIBLE.GIF 23. Fernand Harvey, « Les recherches en cours à l'Institut supérieur des sciences humaines de l'Université Laval », Revue d'histoire de l'Amérique française, 26,1, juin 1972, p. 151-158. Au cours de son existence, l'ISSH a publié une quarantaine de Cahiers de recherche, en plus des ouvrages publiés aux Presses de l'Université Laval et de divers articles publiés dans Recherches sociographiques.

CIBLE.GIF 24. Voir à ce sujet le numéro spécial: « Le vécu » de Recherches sociographiques, XIV, 2, 1973, p. 153-267.

CIBLE.GIF 25. Gouvernement du Québec, La politique québécoise du développement culturel, Québec, Éditeur officiel, 1978, 2 volumes.

CIBLE.GIF 26. Sociologie et sociétés, XI, 1, avril 1979, p. 7-31 ; voir aussi: Renée B.-Dandurand, « Marcel Rioux et Fernand Dumont: deux penseurs québécois de la culture (1965-1985) », dans: Hommage à Marcel Rioux, Montréal, Éditions Saint- Martin, 1992, p. 58.

CIBLE.GIF 27. Fernand Harvey, L'Institut québécois de recherche sur la culture et les sciences humaines au Québec. Un bilan, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1991, p. 2-4.

CIBLE.GIF 28. Montréal, L'Hexagone, 1987, p. 17-153.

CIBLE.GIF 29. Voir à ce sujet: Fernand Harvey, L'Institut québécois..., 87 p.

CIBLE.GIF 30. Cité dans: Fernand Dumont, Genèse de la société québécoise, Montréal, Boréal, 1993, p. 321.


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