Univers sacré de nos ancêtres

Des souvenirs partagés

Benoît Lacroix, o.p.


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NOTES


Dans sa recherche acharnée des « significations premières », Fernand Dumont rappelle aimablement, à sa manière habituelle, que « le monde n'est pas devant nous comme une réalité étrange1 ». Cela est vrai du peuple d'ici et de sa religion traditionnelle. C'est ainsi que chacun de nous appréhende l'espace selon ses sentiments, ses désirs, ses croyances et sa propre insertion dans l'histoire locale. Si nous nous plaçons du point de vue de nos ancêtres, l'espace religieux des francophones du Québec n'a rien ou peu à voir avec l'univers hautement technique d'aujourd'hui, ni avec la sécularisation accélérée de nos vies. « C'est d'un autre ordre », dirait Pascal. Sacralisé à la manière du Moyen Âge latin, cet univers est d'inspiration biblique, oriental à bien des égards, judéo-chrétien ; il a été introduit sur ce continent par nos ancêtres européens2.

Baptisés catholiques pour la plupart, ces Français venus de France apportent ici leurs manières de penser, leur culture, leur langue et « jusqu'à nos faiblesses3 ». Leurs descendants, en majorité de foi catholique romaine, ne se limitent pas à ce qu'ils voient et apprennent sur les lieux: ils croient aussi ; ils croient que l'univers ne se réduit pas à quelques planètes ni à cette terre, si vaste apparaît- elle. Il existerait, en plus de notre univers visible, un autre univers invisible et mystérieux, composé du ciel, de l'enfer, du purgatoire et des limbes4.

Le ciel serait en haut, bien au-delà des nuages, et l'enfer, réservé aux pires mécréants de ce monde, serait situé quelque part en bas. Quant au purgatoire et aux limbes, ils sont tous les deux, selon la mémoire informée par un catéchisme expliqué et un folklore reçu, dans des lieux difficiles à fixer mentalement et peu favorables au bonheur désiré. Au fait, les trois « univers » s'y retrouvent: l'univers céleste, l'univers terrestre et l'univers souterrain.

Le lieu le plus redoutable est l'enfer: un lieu de supplice, dit bien le Petit Catéchisme et, comme le répètent les enseignants, « c'est pour toujours et jamais ». Pour le ciel, il est ce qu'il y a de plus désirable, un lieu de délices, selon le même catéchisme, qui renvoie à tous les rêves et à toutes les réalités possibles d'une vie réussie, comblée, partagée. Le ciel, c'est une vie parfaite, vivre avec le « Bon Dieu », la « Sainte Vierge », les anges, les saints et « tous les défunts de notre famille » qui ont fait une bonne mort ainsi que les âmes du purgatoire enfin soulagées de leurs souffrances.

Précisons que le ciel et la terre n'ont dans l'esprit de ces gens qu'une seule et même histoire « sainte ». Commencée avec Adam, elle se terminera avec le jugement dernier, pour s'ouvrir sur une éternité heureuse ou malheureuse. Ainsi, l'espace sacré le plus souhaitable demeure toujours le ciel. « Beau ciel, éternelle patrie », comme il est chanté à l'église à chaque départ pour l'autre bord. Au jour de l'An, le souhait attendu est « le Paradis à la fin de vos jours ». « Au ciel, au ciel, au ciel », « Le ciel en est le prix », ou encore « J'irai la voir un jour, au ciel dans la patrie », autant de refrains populaires qui en disent long sur l'univers de leurs espérances célestes5.

Par ailleurs, ces mêmes Franco-Québécois auront trouvé sur cette terre, en attendant leur ciel, un lieu privilégié, lieu d'ancrage bien circonscrit autant dans leur esprit que dans la réalité géographique du temps, la paroisse, leur paroisse, ma paroisse, dont ont si souvent parlé les sociologues de l'Université Laval.

La paroisse est née au Moyen Âge6 et, jusqu'en ces dernières années, elle fut le lieu sacré par excellence de toute la vie canadienne-française, enveloppant toutes les significations sociales et spirituelles du « pays ». Dans les milieux ruraux, que nous connaissons mieux, l'univers paroissial est fait du village ou du faubourg, des rangs, des maisons et des terres. Ces lieux sacrés sont, par ordre d'importance, l'église et son perron, le terrain de la fabrique, le cimetière et ses lots, le presbytère, la sacristie, les chapelles de dévotion, les croix de chemin, les grottes, les niches, certains calvaires. Dieu habite tous ces lieux, mais il habite surtout l'église paroissiale. Avec son clocher, ses croix, ses murs ornementés et ses statues, l'autel et son tabernacle, l'église est, pour eux du moins, le point de rencontre par excellence du ciel et de la terre, du temps et de l'éternité. C'est un « petit ciel » en devenir ou mieux: la maison du Bon Dieu. Il arrive même que, dans plusieurs paroisses traditionnelles, le terrain du cimetière et le terrain de l'église sont du même sol, soudés aussi en l'esprit des gens, territoire sacré bien distinct du reste du village.

Si nous en venons à certaines significations premières de cet univers sacré, il nous faut d'abord constater que la croyance au ciel, bien que maladroitement exprimée, en appelle une cité idéale, une « paroisse » où tout serait bonheur, convivialité et générosité. Cette croyance en un paradis social est d'autant plus valable humainement que le pays est géographiquement démesuré et politiquement instable, sans parler du climat... et de l'hiver. Plus l'environnement est difficile, plus vite est senti, intuitivement même, le besoin d'un nid protecteur –tels l'église et ses « satellites », comme pour amadouer l'Éternel7. N'est-ce pas significatif que les rituels d'Église ne cessent d'offrir des bénédictions de maisons, de bâtiments, de navires, de lieux de toutes sortes? Et ces noms de saints et de saintes appelés pour dénommer et protéger tant de paroisses du Québec? Bref, le rapport premier du Québécois avec son univers et son environnement fut un rapport de révérence, d'attente et de dépendance, donc un rapport sacré. D'ailleurs, la popularité jusqu'en ces dernières années des refrains « célestes » dont nous parlions plus haut et celle de Le Credo du paysan8 évoque le même respect. Au fait, l'univers global et unitaire de la culture première9 de nos ancêtres croyants est, en beaucoup de sens, plus vaste et plus généreux dans ses perspectives que nos plus récentes répartitions en provinces et en régions administratives.

Un dernier rappel, Fernand Dumont et moi-même avons pendant longtemps partagé les mêmes « regards et jeux dans l'espace » (de Saint- Denys Garneau), lui de la rive nord, Montmorency, et moi de la rive sud, à Saint-Michel-de- Bellechasse, géographiquement assez près l'un de l'autre, sans oublier le fleuve, les Laurentides et ce merveilleux trait d'union qui s'appelle l'île d'Orléans. Nous avons vécu du même univers sacré, nous n'avions ni le même âge ni exactement la même origine sociale: lui, fils d'ouvrier et moi, fils d'habitant. Mais, grâce à cette institution fondamentale, la paroisse, la « petite patrie », il nous est possible, encore maintenant, de partager, à la manière de Bachelard, quelques-unes des « idées qui rêvent10 ».

NOTES

CIBLE.GIF1. Fernand Dumont, Le lieu de l'homme. La culture comme distance et mémoire, Montréal, Éditions HMH (collection Constantes, 14), 1969, p. 88.

CIBLE.GIF2. Voir: E. Delaruelle, « La vie religieuse du peuple chrétien », dans: L'Église au temps du grand schisme (Histoire de l'Église dirigée par Fliche et Martin), Paris, 1962-1964, t. 14, p. 723-879.

CIBLE.GIF3. Louis Hémon, Maria Chapdelaine, Montréal, Éditions Fides (collection du Nénuphar), 1946, p. 187.

CIBLE.GIF4. Sur le ciel et son histoire, voir: Jean Delumeau, Une histoire de Paradis. Le Jardin de délices, Paris, Fayard, 1994. Aussi Jacques Le Goff, La naissance du purgatoire, Paris, Gallimard, 1981, 509 p. ; Jérôme Baschet, Les justices de l'au-delà. Les représentations de l'enfer en France et en Italie XIIe-XVe siècles, Rome, Bibliothèque des Écoles françaises d'Athènes et de Rome, no 279, 1993. Quant aux limbes, voir l'article « Limbo », dans New Catholic Encyclopedia, VIII, p. 762-765.

CIBLE.GIF5. Tous ces refrains et mots sont empruntés aux cantiques populaires de l'époque.

CIBLE.GIF6. Michel Aubrun, La paroisse en France des origines au XVe siècle, Paris, Picard, 1986, 270 p.

CIBLE.GIF7. Voir, par exemple: Mircea Eliade, « L'espace sacré et la sacralisation du monde », dans Le sacré et le profane, chap. I et III (nombreuses éditions).

CIBLE.GIF8. Paroles de F. et S. Borel, musique de Gustave Goublier, célèbre dans les milieux ruraux jusque vers les années 1960.

CIBLE.GIF9. Culture traditionnelle et religion traditionnelle ne sont pas à confondre avec les religions dites populaires ; sur ces thèmes et « la genèse de la notion de culture populaire », voir: Fernand Dumont Le sort de la culture, Montréal, L'Hexagone, 1987, p. 106 et suivantes.

CIBLE.GIF10. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace, Paris, Presses universitaires de France, 1970, p. III et suivantes.


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