La controverse sur l'élitisme dans la culture occidentale contemporaine

Claude Javeau


Début du chapitre

* * *

* * *

* * *

NOTES


« À regarder l'élite, disait Alain, je ne la trouve pas étonnante. »

Cet aphorisme ne participe peut-être pas de ce dénigrement, devenu banal de nos jours, de la notion d'élite, voire de la chose elle-même, et surtout de ce qui en serait pour ainsi dire la marque « culturelle », l'élitisme. Le célèbre philosophe a pu vouloir indiquer seulement que, là où elle est, l'élite n'est point destinée à étonner, mais simplement à fonctionner en tant que telle, selon les voies et moyens qui doivent de nécessité être les siens. Ce qui étonnerait, c'est l'action d'éclat de quelqu'un qui n'appartient pas, de droit ou de fait, à l'élite. Un berger poète, un manoeuvre exposé au Salon, un facteur philosophe devenant professeur en Sorbonne... Car toute société possède ses élites, et si de nos jours cette constatation paraît gênante ou suspecte à pas mal d'entre nous, c'est sans doute parce que ce fait social indubitable a connu, jadis et même encore naguère, quelques détestables utilisations.

Pour Pareto, l'élite est le nom que doit recevoir la « classe de ceux qui ont les indices les plus élevés dans la branche où ils déploient leur activité1 ». L'indice, rappelons-le, marque chez chaque individu « ses capacités, à peu près de la manière dont on donne des points aux examens, dans les différentes matières qu'enseignent les écoles2 ». Ceci vaut pour toutes les branches de l'activité humaine, qu'elles soient jugées morales ou immorales: il y a ainsi une élite de la poésie et une élite de l'escroquerie. Dans l'esprit de Pareto, il s'agit « d'un état de fait, et non d'un état virtuel3 ». En d'autres termes, font partie de l'élite ceux qui peuvent positivement se targuer d'un indice élevé dans la branche où ils exercent une activité. La capacité virtuelle ne doit pas être tenue en compte.

De nos jours, cette façon de voir paraît contrariante à de nombreux esprits. Deux domaines seulement semblent échapper à cette censure, à savoir le sport (« les élites sportives ») et le militaire (« les régiments d'élite »). Dans les autres branches de l'activité humaine, le mot suscite une méfiance généralement tenue pour légitime. Ce n'est pas que l'idée d'une compétence supérieure, voire d'une excellence, apparaisse en soi contestable. Ce qui est contesté, c'est l'idée que la possession de cette compétence ou de cette excellence puisse conférer des droits différents, c'est-à-dire de supériorité, à ceux qui reviennent au commun des mortels, à ceux qui ne font pas partie de l'élite ou d'une élite en particulier. Nous pouvons en effet distinguer, un peu à la manière de Pareto lui-même, qui séparait élite « gouvernementale » d'élite « non gouvernementale », l'élite tout court, celle qui est composée des porteurs des indices de capacité les plus élevés dans le domaine des affaires publiques, et les diverses élites qui se répartissent entre les multiples champs d'activités humaines. L'élite « tout court » est composée, non seulement d'hommes politiques, mais de l'ensemble des décideurs se manifestant dans d'autres branches d'activités liées à l'exercice du pouvoir ou, pour mieux l'exprimer, de pouvoirs (économique, culturel, académique, médiatique, etc.). En fait, l'élite « tout court » est elle-même divisée en élites spécifiques, mais il est supposé qu'entre celles- ci règne une connivence qui provient du fait qu'elles appartiennent à la « classe dirigeante » de la société, qu'elles concourent à alimenter et à renouveler (la célèbre « circulation des élites » parétienne), tout en étant produites et légitimées par elle.

Qu'il y ait donc une élite et/ou des élites, passe encore. Mais le fait d'en faire partie ne devrait être tenu que pour une caractéristique « technique », qui ne conférerait aucun droit particulier, et surtout pas celui de se soustraire à l'égalitarisme démocratique. Dès lors, ce n'est pas seulement, comme on l'a dit, l'existence d'élites (ou de l'élite) qui est contestée, mais celle d'une certaine façon de concevoir leur existence et la justification de celle-ci, ce que notre époque a baptisé élitisme.

* * *

On peut avancer que dans les sociétés dites « de masse », la valeur « égalité » l'emporte sur celle de « liberté ». C'est sans doute dit de manière un peu trop lapidaire, et il conviendrait évidemment de s'interroger sur le sens convaincant à donner à des mots tels que « masse », « valeur », « égalité » et « liberté ». Acceptons toutefois que le sens global de la proposition a été compris et approuvé. Le développement des mouvements sociaux-démocrates, entre autres (auxquels il convient certes d'associer la démocratie chrétienne), a reposé sur une revendication égalitaire, qui s'est traduite dans des réalisations aussi diverses que la démocratisation de l'enseignement, la sécurité sociale, l'égalité des sexes, tant en droit civil qu'en droit du travail, et, plus récemment, le pluralisme culturel protégé par les pouvoirs publics. Que, ce faisant, se soit réduite une partie de ce que sir Isaiah Berlin appelle la liberté « négative », on en tombera aisément d'accord. Tocqueville, il y a plus de cent cinquante ans, avait bien vu combien les revendications égalitaires et les revendications libertaires étaient, sinon incompatibles, du moins antagonistes. Au fur et à mesure que convergent les catalogues des droits édictés en faveur des différentes catégories de la population globale se restreignent les espaces de liberté des individus, pris un à un. Quoi qu'il en soit, le mythe égalitaire s'est installé au centre de l'idéologie contemporaine, pour le meilleur et pour le pire. C'est au nom de ce mythe que l'élitisme, de divers côtés, est mis en cause et répudié.

L'élitisme lui-même est un monstre aux nombreux visages. Il consiste à proposer en modèle, dans divers domaines, « l'école, la presse, les médias audio-visuels, l'art, etc. », ce qui appartiendrait en propre aux classes culturellement dominantes, c'est-à-dire celles qui ont la capacité d'utiliser leur culture comme instrument de distinction, partant de ségrégation « positive », par rapport aux autres classes ou niveaux de positions sociales, pour recourir à un lexique davantage wéberien que marxien. Cette stratégie de distinction permet à ces dominants de maintenir leur emprise sur l'élite, donc de fournir les plus importants contingents aux positions dirigeantes. Ainsi se met en place une stratégie qui, recourant à la distinction culturelle, telle que l'a étudiée Bourdieu, ce qui est appelé élitisme, va à l'encontre de la revendication égalitariste.

Pour faire simple: proposer à des enfants « du peuple » de ne fréquenter que la littérature « bourgeoise » (dite des « grands auteurs ») ne peut déboucher que sur deux effets également condamnables. Soit ces enfants prennent conscience de la distance qui les sépare des dominants et de l'impossibilité qu'ils éprouvent à la combler, et contribuent à renforcer l'effet de distinction d'une culture à laquelle ils n'ont eu qu'un simulacre d'accès. Soit ils font de cette culture la leur et, trahissant leur classe d'origine, ils s'en vont grossir les rangs des classes dirigeantes où, en zélateurs novices, ils renforceront encore l'effet de distinction dont pâtissent leurs congénères4. Dans le premier cas, la culture bourgeoise est dissimulatrice de ses effets de distinction, lesquels se révéleront bientôt dans le déroulement de la scolarité (les livres « sérieux » ne parlent pas, ou mal, de la vie quotidienne des enfants du peuple, qui, ne pouvant s'y reconnaître, s'en détournent « naturellement ») ; dans le second, elle est assimilatrice, mais au détriment de la cohésion sociale des classes inférieures. Moralement, l'un ou l'autre effet sont néfastes au « peuple » (lequel a remplacé, de nos jours, « la classe ouvrière », ou encore, « le prolétariat »).

Notons que cette manière de voir est assez récente. Pendant toute la première moitié du siècle, alors qu'il s'agissait, pour l'enseignement obligatoire, de promouvoir l'émancipation collective des « enfants du peuple », on a soutenu que la diffusion de la culture bourgeoise dans les classes inférieures ne pouvait être que bénéfique à celles-ci. C'est l'augmentation véritable des niveaux de vie, la mise en place de dispositifs égalitaires de plus en plus efficaces qui, en favorisant un égotisme croissant au sein de masses promises au demeurant à une uniformisation culturelle elle-même croissante, a transformé l'objectif d'émancipation collective en celui d'« épanouissement personnel » et a abouti à la mise en cause d'un enseignement tirant sa substance de la culture dite bourgeoise.

On en arrive alors à une espèce de « cafétéria » culturelle, où toutes les oeuvres, tous les moyens d'expression, tous les contenus sont mis sur le même pied, ce que dénonce de manière énergique Claude Lévi-Strauss dans son dernier livre en date5. Et encore: les témoins de la culture « légitime » (Bourdieu) sont frappés de suspicion, dans la mesure où ils s'inscrivent dans une perspective intellectualisante qui nierait à la fois la substance culturelle du « peuple », propre du Volksgeist herderien, et ses modalités spécifiques de rapport à ce qui est « culturel », faites de spontanéité expressive et de rejet de la réflexivité spéculative. L'intello (représenté dans la bande dessinée, entre autres, par le Schtroumpf à lunettes dans la série dessinée par Peyo) devient une figure péjorative, cible de moqueries à l'instar des faux savants de Molière: la différence est qu'ici ce n'est point le « bon sens populaire » qui sert d'assise au brocardage, mais une conception de l'éclectisme culturel prônée par des acteurs qualifiés et légitimés de la production culturelle, clercs d'un nouveau modèle, animateurs, journalistes, médiocrates ou gestionnaires de lieux d'expression culturelle.

* * *

L'élitisme est donc la qualification péjorative d'une certaine façon d'envisager la culture savante et son prolongement, la culture bourgeoise6. Une certaine façon, en effet: les partisans de l'électisme culturel sur fond de spontanéité populaire ne contestent pas la pertinence ou la légitimité de savoirs très spécialisés, « pointus », tels qu'on ne les acquiert que dans les enseignements supérieurs. Encore ne doivent-ils pas sous-tendre des prétentions à un pouvoir autocratique dans l'un ou l'autre champ concerné: on peut à bon droit réclamer d'un médecin qu'il possède les compétences dûment requises pour exercer l'art de guérir, mais on ne peut accepter qu'il participe à ce « pouvoir médical » naguère encore dénoncé par I. Illitch et ses épigones. Il y a une manière « culturellement correcte » de pratiquer la médecine qui correspond à la manière culturellement correcte de produire, conserver et consommer de la culture. L'élitiste est celui qui considérera que compétence reconnue et participation à un pouvoir spécifique vont de pair, ce pouvoir se limitât-il, mais ce n'est pas peu de choses, à décréter ce qui a de la valeur et ce qui n'en a point. Notons que cette conception péjorative ne s'applique pas aux activités qui, à tort ou à raison (souvent à tort, du reste), passent pour procéder des couches populaires elles-mêmes, comme le sport, par exemple. L'élitisme, dans le sport, ne choque guère les amateurs de sports, pourvu bien sûr qu'il n'emprunte pas, pour rendre ses jugements, à un langage tenu a priori pour incompréhensible, comme celui de la philosophie ou des sciences sociales, par exemple.

Le rejet de l'élitisme, on l'a vu, est lié au triomphe de l'égalitarisme dans les sociétés modernes. Cela ne va évidemment pas sans paradoxes. Car l'avènement d'une société égalitaire, ou qui croit l'être, doit beaucoup aux productions de la culture savante. En effet, le facteur technique, si souvent célébré par les thuriféraires de la modernité, a sans aucun doute joué un rôle primordial dans l'émergence d'une société où le temps de travail tendait à diminuer à proportion que le niveau général de vie tendait à augmenter. Si on n'a pas vraiment débouché sur une « civilisation des loisirs », on a cependant pu assister à une relative uniformisation des modes de vie à travers une incitation à consommer le temps dit « libre » d'une manière assez standardisée. La prétention égalitariste procède et se nourrit à la fois de cette relative uniformisation (relative, bien sûr: car même dans le style d'occupation des temps non consacrés au travail se retrouve l'impératif de distinction, jouât- il seulement sur des marges ténues). Or, le développement de techniques menant à l'accroissement spectaculaire de la productivité, dans la sphère industrielle, de la circulation de l'information, dans la sphère des services, permettant toutes une réduction substantielle du temps de travail et une croissance considérable des ressources financières des couches les moins favorisées, doit énormément au développement des sciences elles-mêmes, noyau dur de la culture savante.

Cet égalitarisme entend à la fois réhabiliter les expressions culturelles autrefois méprisées ou ignorées, telles les productions en langue « naturelle » ou de populations immigrées, et jeter bas de leur piédestal les productions de la « haute culture », savante ou bourgeoise selon les contempteurs. Ce souci paraîtrait bien légitime s'il n'avait été largement battu de vitesse par ce qu'on a appelé, peut-être un peu vite, la « culture de masse ». Cette fois, c'est encore au triomphe de la technique qu'on assiste, celle des moyens de communication de masse et de la persuasion collective. Le « peuple » se retrouve simple consommateur de produits standardisés, enrobés d'émotion et dépourvus d'intentions didactiques, ce qui, soit dit en passant, accentue le fossé existant entre les savoirs scolaires traditionnels (souvent sommés, du reste, de s'aligner sur leur concurrence médiatique) et les messages divertissants ou publicitaires des médias. Le Volksgeist fait place au Zeitsgeist, cet « esprit du temps » qui, vu sous un certain angle, substitue à l'égalitarisme le nivellement par l'exaltation de la frivolité, de l'inessentiel, de la « pacotille » tenant désormais lieu de culture « populaire ». Face à cette évolution, de manière idéale-typique, deux réactions se dessinent. La première consiste à retrouver, par-delà ou en deçà la culture dite de masse, les anciennes cultures populaires dites traditionnelles, qu'elles soient d'essence ethnique ou professionnelle, et de convier ceux qui sont invités à renouer avec elles à en faire le ferment d'une nouvelle invention culturelle. C'est notamment l'une des tâches majeures de ce qu'on appelle l'animation socioculturelle. Ce parti est souvent celui d'intellectuels empêtrés dans une certaine culpabilité7 et qui s'échinent à réinventer une culture populaire bien davantage qu'à la retrouver. Le même mouvement, du reste, peut les amener à ennoblir certaines formes de la culture de masse qu'une habile propagande commerciale finit par faire passer pour des expressions culturelles authentiques, comme la bande dessinée et la musique rock. Notons au passage toute l'ambiguïté d'une telle démarche: en extrayant de la culture de masse certaines productions qui se retrouvent traitées de la même manière que les produits distingués de la culture savante, on tombe dans le travers de l'élitisme dénoncé au nom de ce que cette démarche elle-même prétend être son esprit égalitariste.

L'autre réaction consiste à protester contre ce que Finkielkraut, s'inspirant à vrai dire largement de Hannah Arendt, a appelé « la défaite de la pensée », et à s'efforcer de relégitimer la culture savante mise en péril par le « tout culturel ». Ce syncrétisme ainsi dénoncé procède souvent d'un curieux amalgame entre l'acceptation de la culture de masse et la proclamation d'un « droit à la différence » qui induit, par paradoxe des conséquences, la naturalisation des différences et leur utilisation à des fins de ségrégation ou d'exclusion. S'il existe une culture « des pauvres », elle ne devrait pas servir à légitimer ou à perpétuer la pauvreté. De même, les cultures allogènes ne devraient pas servir de prétexte à créer des ghettos. La culture dite « des jeunes » a notamment pour effet d'isoler les jeunes au sein de la population globale et d'accentuer les hiatus entre les groupes d'âges. La protestation contre la « barbarie », même si elle prend parfois des accents outrés, comme chez Michel Henry8, par exemple, vise à reformuler les enjeux culturels en termes de Bildung, de modalités d'accomplissement de l'homme par son appropriation subjective des accomplissements objectifs d'autres hommes, en particulier de ceux qui se sont efforcés ou s'efforcent d'éclairer le chemin de cet accomplissement: artistes, penseurs, écrivains, savants. Ce que l'on présente pour un nouvel élitisme vise à replacer l'homme au centre de cette « tragédie de la culture », si brillamment exposée il y a déjà pas mal de décennies par Georg Simmel9.

* * *

Car c'est bien d'une nouvelle définition de l'élitisme qu'il s'agit, ou si l'on préfère, d'une nouvelle dimension de celui-ci, non péjorative cette fois. Dans son dernier livre, The Aesthetic Dimension10, Marcuse écrit que « "elitism" to-day may well have a radical content ». Car le but n'est certes pas de proclamer la valeur surplombante des productions de la culture savante sur les misérables préférences faussement baptisées « culturelles » des couches populaires, ce qu'aucune exploration anthropologique des pratiques culturelles ne pourrait venir étayer, mais bien, dans une conception dynamique associant souci égalitariste et volonté d'accomplissement, de rappeler que l'art (et la science, la littérature, la philosophie, etc.) doit être un moyen de changer le monde. Cet objectif ne doit pas être rapporté à l'appel à une quelconque révolution, culturelle ou non, mais bien à la possibilité d'offrir à tous les hommes les moyens de prendre part, de manière égale, à la marche du monde, à la production de l'Histoire, dans une perspective qui est celle de l'élargissement constant et constamment débattu des possibles, donc du règne de la liberté. Au sens de praxis, la culture peut être le moyen d'un enfermement ; au sens de Bildung, elle peut être celui d'une libération. Il n'est pas nécessaire pour cela que les contenus changent radicalement, mais bien que ces contenus soient envisagés de manière critique, c'est-à-dire d'un point de vue extérieur, qui permette d'en mesurer les capacités d'enfermement. Alors le changement peut très bien se produire spontanément. Pour prendre un exemple, il n'est pas question de chercher à interdire la pratique de tel ou tel sport particulièrement prisé des foules, comme le football association dans de nombreuses parties du monde, mais bien de confier à ces foules la capacité de mesurer toute la pertinence de cet engouement face à d'autres manières de vivre ensemble. Cela pourrait amener les amateurs de ces sports à en retrouver la véritable essence, qui est de jeu et de participation gratuite.

C'est ici, sans doute, qu'il conviendrait d'introduire la distinction très importante que Fernand Dumont opère entre « culture comme milieu » et « culture comme horizon11 » (« première et seconde »). Celle-là relèverait plutôt d'une analyse anthropologique, tandis que celle-ci serait redevable d'une analyse idéologique. Il ne semble pas contestable, par exemple, que cohabitent dans une même attitude collective à l'égard du monde généralement dénommée « religion » un corpus théologique construit de manière rationnelle (horizon) et un ensemble de pratiques et de croyances, souvent hétérogènes, correspondant parfois à la célèbre « foi du charbonnier », mais intégrant aussi ce que les ethnométhodologues appellent des éléments indexicaux (milieu). Les deux acceptions de la culture, qui ne constituent qu'une dyade parmi d'autres, ne sont évidemment pas imperméables l'une à l'autre. La foi populaire n'est point étrangère à la théologie des doctes, lesquels, à l'égard de celle-là, doivent souvent apprendre à composer. Pour prendre un autre exemple, tout locuteur d'une langue donnée sait qu'il existe une grammaire, même s'il n'est pas capable, ou ne s'y résout pas, d'en appliquer les règles dans ses conversations quotidiennes.

Je proposerai l'hypothèse suivante: les mouvements à l'oeuvre dans la société moderne (ou postmoderne, ou surmoderne, je laisse le choix du qualificatif), qu'ils soient d'origine politique (les partis progressistes), sociale (les syndicats, les mouvements associatifs), culturelle (l'animation socioculturelle, les médias, voire l'école), se sont efforcés d'évacuer l'élitisme, non seulement de la culture comme milieu, mais aussi de la culture comme horizon. Dans la culture comme milieu, la référence à une pratique élitiste ne se rencontrait pas jadis que dans les classes supérieures: que l'on pense au mythe du « bon ouvrier », de la perfection dans le travail prônée par le compagnonnage. À l'école, le système de classement individuel et de récompenses qui lui était lié impliquait la nomination, comme on dit dans les milieux du cinéma, d'élites scolaires. L'égalitarisme, dans ses divers avatars, encouragé en cela par les modes nouveaux d'exécution des tâches du travail, a battu en brèche cette mise en évidence des « meilleurs ». Seule, peut-être, l'Union Soviétique, pourtant réputée patrie de l'égalité absolue, a continué, avec le courant stakhanoviste, à prôner un certain type d'élitisme dans le monde du travail. Et les régimes totalitaires ou autoritaires, notamment ceux qui s'inspiraient du communisme soviétique, ont toujours veillé à accréditer l'idée que la production d'élites sportives en grand nombre plaidait pour l'excellence de leurs systèmes politiques.

Toutefois, une place était conservée pour l'élitisme dans la culture comme horizon, sous la forme d'une aspiration générale à la perfection, celle-ci dût-elle incomber à quelques groupes sociaux bien définis, comme les professeurs par exemple, ou les médecins, les savants, etc. À l'heure actuelle, ces groupes eux-mêmes se voient dénier leur incarnation de la compétence maximale. Le consumérisme généralisé a entraîné la pratique de mener devant les tribunaux les membres de diverses professions prestigieuses en cas de non-satisfaction des services rendus. À l'Université, pour prendre un autre exemple, les étudiants se préoccupent davantage des débouchés que leur offre ou devrait leur offrir telle ou telle formation que des connaissances qu'ils vont y acquérir. Et si les études ne débouchent pas utilement, elles sont jugées mauvaises ou inutiles, quelles que soient la richesse des matières enseignées et la compétence des professeurs.

Ma seconde hypothèse est que la démocratie ne peut se maintenir que si l'élitisme est réintroduit au moins dans la culture comme horizon. Le « tout culturel » conduit, non seulement à la constitution de ghettos, par perversion d'effet, mais aussi à la mainmise complète d'intérêts mercantiles sur les productions culturelles. Cette mainmise concrétise, dans le domaine culturel, le triomphe de l'idéologie de marché, trop souvent présentée comme une expression pertinente de l'idéologie démocratique. Cette position ne peut évidemment être soutenue: si les libertés d'entreprendre, de commercer, de produire et de consommer sont bien, au sens positif du terme, des libertés démocratiques, il n'en est pas de même de la mainmise totale sur une sphère primordiale de l'existence en commun. Dans une démocratie, l'élitisme devrait correspondre à une ouverture des élites à tout citoyen qui s'en montre capable, dans quelque domaine que ce soit. Mais l'égalité de condition n'a jamais signifié égalité de résultats. Celle-ci va à l'encontre de la « vertu » démocratique, en ce sens que les positions de décision, au lieu d'être occupées par des individus qui ont fait la preuve de leur compétence, sont alors alimentées par d'autres voies: cooptation, naissance, mérites reconnus dans des sphères étrangères à celles des pouvoirs. Trop d'égalité nie l'égalité, et la liberté avec elle. C'est là un nouveau paradoxe des conséquences.

Il est clair qu'il ne peut s'agir ici de prôner une espèce d'élitocratie, correspondant à un « gouvernement d'experts », comme certains ennemis de la démocratie représentative en ont rêvé. Inscrire l'élitisme à l'horizon de la culture moderne, c'est simplement rappeler que l'égalitarisme, lorsqu'il recouvre en fait un nivellement des contenus de culture et des responsabilités publiques, se retourne contre l'égalité en tant que pilier essentiel, avec la liberté « tant positive que négative » de la démocratie.

L'opposition « égalitarisme-élitisme », envisagée d'abord sous l'angle de la culture, ne peut être assimilée à l'opposition « égalité- inégalité ». Les élites, en démocratie, doivent être renouvelées démocratiquement, ce qui implique que les institutions qui sont chargées de cette circulation retrouvent leur suprafonctionnalité, évacuée par le grand « tout culturel » (post)moderne: l'Université, sans doute, mais aussi l'administration publique, les Églises, les divers corps intermédiaires, chers à Durkheim, dont une démocratie doit être riche. Il importe dès lors qu'au sein de ces institutions un débat s'instaure, le plus ouvert possible, autour de leurs voies et moyens de recrutement et de circulation des élites. Les sciences sociales peuvent utilement éclairer ce débat, en mettant notamment en évidence les divers paradoxes des conséquences sur lesquels diverses mesures, estimées d'essence plus démocratiques que d'autres, risquent de déboucher.

On ne demande pas à l'élite d'être étonnante. On lui demande de jouer un rôle suprafonctionnel, c'est-à-dire de légitimation des fonctions que la société (les divers groupes qui, de manière peu ou prou conflictuelle, la composent) estime nécessaires pour son développement. Pour qu'elle puisse jouer ce rôle, ou plutôt pour que les diverses élites, chacune dans la sphère qui lui est propre, puissent jouer ce rôle, il me semble recommandable de rendre à l'élitisme une place convenable dans la culture comme horizon. La culture comme milieu, elle, peut sacrifier à d'autres hiérarchies, réelles ou symboliques, pourvu que la référence demeure à la nécessité de voir toujours se déployer l'intelligence, ce qui est le travail des élites. La sauvegarde de la démocratie est à ce prix.

La conception péjorative de l'élitisme correspond à un temps où les élites se servaient des capacités distinctives de la culture savante pour rendre dérisoires les efforts en vue de la démocratisation de la culture. Ce temps est, semble-t-il, révolu. De nos jours, c'est la culture savante qui est menacée. Pourquoi n'aurait-elle pas droit à sa place dans le concert démocratique? Au risque de la réduire à ses seules dimensions utilitaires, il ne peut être indifférent à la défense et illustration de la démocratie de veiller à lui conférer, dans la culture comme horizon d'une société, une position correspondant à sa véritable fonction, qui est de légitimation du système social dans son entier. Cette position est celle que représente cette idéologie appelée élitisme. Le mot peut faire peur, ou provoquer l'irritation. Il serait bon d'en trouver un autre. Mais les mots, comme l'a dit Molière à propos du temps, ne font rien à l'affaire.

NOTES

CIBLE.GIF1. Traité de sociologie générale, Genève et Paris, Librairie Droz, 1968, p. 1297, § 2031.

CIBLE.GIF2. Ibid., p. 1296, § 2027.

CIBLE.GIF3. Ibid., p. 1296, § 2028.

CIBLE.GIF4. C'est le thème du célèbre roman de Paul Nizan, Antoine Bloyé.

CIBLE.GIF5. Regarder. Écouter. Lire, Paris, Plon, 1993.

CIBLE.GIF6. « La culture savante, telle qu'en elle-même... », dans: Fernand Dumont, Le sort de la culture, Montréal, Éditions de L'Hexagone, 1987, p. 129-153.

CIBLE.GIF7. Voir: Claude Javeau, « Le mythe de la culture populaire et les nouvelles formes de contrôle social », Loisir et société, IV, 1, printemps 1981, p. 40-52.

CIBLE.GIF8. La barbarie, Paris, Grasset, 1987.

CIBLE.GIF9. La tragédie de la culture et autres essais, traduction française, Paris, Petite Bibliothèque Rivages, 1988.

CIBLE.GIF10. Londres, MacMillan, 1979, p. 35.

CIBLE.GIF11. « Entrevue avec Fernand Dumont », Québec français, 94, été 1994, p. 67.


TABLE DES
MATIERES DEBUT DE
CE CHAPITRE CHAPITRE
SUIVANT


Pour tout commentaire concernant cette édition électronique:

Guy Teasdale (guy.teasdale@bibl.ulaval.ca)