Le projet d'une théologie de la culture chez Fernand Dumont et chez Paul Tillich

Jean Richard


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IMMANENCE ET TRANSCENDANCE DE LA CULTURE D'APRÈS FERNAND DUMONT

RELIGION ET CULTURE D'APRÈS PAUL TILLICH

NOTES


Plutôt qu'une rétrospective, cette étude tentera un aperçu sur l'oeuvre à venir de Fernand Dumont. On sait que la retraite ne signifie pas pour lui le point final de son oeuvre. Elle marque plutôt le début d'une autre étape intense de production.

Parmi ces projets déjà en chantier, devant faire l'objet de publications dans les années qui viennent, il y a celui d'une « théologie de la culture », qui nous occupera plus particulièrement ici. L'annonce en est déjà faite dans L'institution de la théologie, à l'intérieur d'un chapitre intitulé: « Le théologien dans la culture ». On peut lire alors cette définition: « Conditions d'une affirmation de la transcendance dans la culture de notre époque ; possibilité d'une mythique chrétienne dans cette culture: telle serait la double préoccupation d'une théologie de la culture1. »

Notons encore que la problématique se trouve présentée là dans les termes de fermeture et d'ouverture, d'immanence et de transcendance de la culture2. Or, c'est précisément en ces termes que Fernand Dumont présentait le séminaire de doctorat qu'il était invité à donner à la faculté de Théologie de l'Université Laval au cours de l'automne de 1991. Le titre proposé était en effet: « Immanence et transcendance. Introduction à une théologie de la culture ». C'est de ce séminaire que je me propose de rendre compte ici3.

Mais j'entends aussi procéder à une certaine discussion du projet de Dumont en le comparant à celui de Paul Tillich. Cette confrontation me semble s'imposer. D'abord, la référence à Tillich en cette matière est de toute façon incontournable. Il a non seulement forgé l'expression « théologie de la culture », il fut le premier à proposer pour ce type de théologie un programme cohérent qu'il a, tout au long de sa carrière, mis en oeuvre dans de nombreux écrits4. Et puis, les similitudes et les différences entre les deux auteurs sont tout juste assez prononcées pour rendre la comparaison éclairante et fructueuse.

IMMANENCE ET TRANSCENDANCE DE LA CULTURE D'APRÈS FERNAND DUMONT

La première étape du séminaire est consacrée aux notions de culture et de culture chrétienne. Elle fait ressortir l'homologie entre les deux quant à la dialectique de l'immanence et de la transcendance. Manifestement, Dumont reprend alors la réflexion au point où il l'avait laissée dans L'institution de la théologie. On pourra donc, à chaque pas, faire ici référence à cet ouvrage antérieur pour appuyer les fondements du nouveau projet.

On doit immédiatement distinguer deux acceptions: la culture comme milieu de vie et la culture comme horizon du sens. La culture comprend d'abord les us et coutumes, les normes de l'agir et les modes de communication – la langue tout particulièrement – qui caractérisent une communauté humaine. Plus profondément cependant, la culture consiste en une vision globale du monde, qui comporte elle-même un imaginaire commun et un ensemble de croyances, le tout constituant le paradigme d'une époque5.

La dialectique de l'immanence et de la transcendance apparaît alors assez manifestement. L'immanence va de soi. C'est la figure sous laquelle se présente d'abord la culture, comme le monde propre de l'humain6. Il est bien manifeste, en effet, que l'être humain est constamment producteur de sens et, partant, producteur de culture. Non seulement tout agir humain, dans les sphères de la science et de l'art, de l'éthique, de l'économique et de la politique, est-il production de sens, mais les institutions elles-mêmes, les structures fondamentales de ces différentes sphères de la culture, sont aussi des productions humaines. Cela est devenu de plus en plus évident à l'époque moderne, à mesure qu'on a mieux perçu l'histoire et l'évolution des cultures.

Mais Dumont veut tout autant montrer l'autre aspect de la réalité, la transcendance présente au coeur de la culture. La réflexion sur la culture, la critique de la culture établie, les projets de transformation de la culture, tout cela implique une prise de distance qui témoigne elle-même de la transcendance: « Acquérir distance, n'est-ce point supposer un ailleurs, un autre lieu d'où l'interrogation emprunte origine7? »

C'est que toute construction du sens, dans une sphère ou l'autre de la culture, présuppose un sens donné et reçu: le sens est d'abord avènement avant d'être production. Dumont en montre quelques signes dans le séminaire de doctorat. Le cas le plus manifeste est sans doute celui du langage. Les choses ne se sont pas mises à signifier graduellement ; le langage est né tout d'un coup, comme un donné, assez différent cependant d'une simple production de la nature. Autre signe de la transcendance du sens: la rencontre d'autrui. C'est l'expérience de la limite du sens. Je ne puis enfermer autrui dans mes propres catégories, dans un univers de sens construit par moi: ce serait le réduire à moi-même. Je dois respecter le sens qu'il se donne lui-même. Mais la communication entre nous suppose un sens transcendant, qui nous fonde tous deux. Le principe même de l'éthique témoigne donc de la transcendance du sens. Il en va de même pour l'histoire. La conscience historique, qui suit l'avènement du politique, soulève immédiatement la question du sens de l'histoire: l'histoire a-t- elle un sens? Pouvons-nous y faire quelque chose, y modifier tant soit peu le cours des événements? Encore là, tout autant sinon plus qu'ailleurs, doit-on admettre la présence d'un sens donné, d'un sens transcendant, comme condition de toute production de sens.

Ce travail d'ouverture de la culture sur la transcendance constitue déjà un premier pas sur la voie d'une théologie de la culture. Il y a là quelque analogie avec les preuves de Dieu. On doit noter toutefois deux différences importantes. D'abord, le point de départ n'est plus le monde de la nature, mais celui de la culture. Quant au point d'arrivée, on ne va plus jusqu'à dire comme autrefois: « Et cela a pour nom Dieu. » On se contente maintenant d'affirmer une « Transcendance sans nom8 ». Et cette affirmation elle-même se présente plutôt comme une simple question, comme la visée d'un au-delà de la culture. L'autre versant de la théologie de la culture, portant plus spécifiquement sur la culture chrétienne, pourrait dès lors être considéré comme l'élaboration d'une réponse possible à cette question du sens de la culture.

La notion de culture chrétienne suscite immédiatement des soupçons ; elle éveille tous les spectres de la « chrétienté ». Fernand Dumont en est bien conscient, et il s'efforcera de dissiper les malentendus9.

Ici encore, on peut distinguer une double acception: la culture chrétienne comme milieu de vie et comme horizon du sens. Selon la première conception, il s'agit de tous ces éléments bien concrets qui caractérisent et structurent la vie et la communauté chrétiennes. À la suite d'Émile Poulat, Dumont mentionne « une histoire sainte, un calendrier, une géographie sacrée, une onomastique, une gestuelle, une éthique10 ». Tout cela nous apparaît aujourd'hui comme un folklore. Dumont lui-même d'ailleurs en parle au passé, car « la culture chrétienne des siècles derniers s'est défaite d'elle-même11 ». Devrait-on alors tout simplement en faire son deuil? Mais cela ne signifierait-il pas la disparition de toute figure concrète du christianisme en notre temps? Plus grave encore, cela ne serait-il pas trahir le dynamisme propre de la foi chrétienne, qui demande à s'incarner, à prendre chair dans une culture concrète?

On voit toute la signification de cette interrogation quand on passe à l'autre conception, plus théorique, de la culture chrétienne. C'est là chez Dumont un thème fondamental dont on peut suivre la trace dans L'institution de la théologie. Cet ouvrage, on doit l'avouer, n'a pas eu, même dans les cercles théologiques, la réception qu'il méritait. Son titre énigmatique y est sans doute pour quelque chose. Ce dont il s'agit là, en fait, c'est bien du problème de la culture chrétienne, dans son acception la plus fondamentale. Dumont reprend alors la question qu'il avait d'abord soulevée dans son essai Pour la conversion de la pensée chrétienne12, et qu'il entend élaborer à nouveaux frais maintenant, grâce aux nouvelles ressources que lui offrent ses travaux de sociologie.

Fondamentalement, le problème est celui de l'institutionnalisation. L'auteur nous prévient dès l'abord: « Ce concept reviendra à plusieurs reprises au cours de cet ouvrage, car il constitue l'une des articulations principales de mon propos13. » En effet, les institutions forment la trame de toute société. L'institutionnalisation signifie elle-même la systématisation plus ou moins rigide de ces institutions. Or, dans une communauté de foi comme l'Église, l'institution principale est celle de la référence, c'est-à-dire de la symbolique ou de la croyance qui exprime l'objet de la foi commune. Tel est justement le sens fondamental de la culture chrétienne: c'est l'expression de la référence commune, qui confère à la communauté de foi sa structure spécifique, son identité propre. L'aspect social, culturel, du travail théologique devient par là manifeste. Toute théologie apparaît ainsi, de quelque façon, comme théologie de la culture, pour autant qu'elle contribue à l'élaboration d'une culture chrétienne14.

Le problème de l'institutionnalisation consiste alors dans le durcissement du discours officiel exprimant la référence commune: « Le langage officiel y est perverti à force de n'avoir plus de prise sur les expressions communes de la vie et, en retour, il n'en retire rien comme ressourcement15. » Du point de vue de la théologie, par rapport à la communauté de foi, le problème serait donc celui de l'orthodoxie plutôt que de l'hérésie: c'est-à-dire le problème d'une orthodoxie officielle s'imposant de l'extérieur, sans contact vital avec la communauté. Or, cette séparation du magistère et de la communauté devait elle-même conduire à la séparation de l'Église et de la société, l'Église allant ainsi « s'institutionnaliser de plus en plus comme une société à part », les théologiens contribuant pour leur part « à fixer la référence dans un discours systématisé, tenu soigneusement à l'écart des courants d'idées du siècle, sinon pour les récuser16 ». Finalement, le problème de l'institutionnalisation de l'Église en notre temps consiste dans le projet même de « construire une culture chrétienne à part de la culture plus vaste », dans la tentative de « consolider une société chrétienne en marge de la plus grande société17 ».

Nous nous trouvons là cependant devant un paradoxe étonnant. L'analyse de Fernand Dumont fait voir, en effet, que ce processus d'institutionnalisation à outrance est typiquement moderne, qu'on le retrouve dans la société actuelle tout autant que dans l'Église. Celle-ci « a été prise dans un plus vaste mouvement d'institutionnalisation qui a gagné les diverses sphères de la vie sociale: l'État, l'économie, la science, la médecine, l'enseignement scolaire, etc.18 ». De part et d'autre donc, le malaise est le même: la centralisation et l'intégration extrêmes des groupes et des institutions provoquent l'évanouissement des communautés qu'on prétend assumer. Ainsi, dans la société civile, « les communautés s'étant estompées, les individus ne [sont] plus que des citoyens, des travailleurs, des consommateurs, des élèves, des téléspectateurs ». De même, on peut constater dans l'Église l'« uniformisation du statut du croyant devenu, à l'exemple du citoyen, du travailleur, du consommateur, de l'élève, du téléspectateur... un fidèle19 ».

Si l'on reprend les choses selon l'ordre chronologique, le problème de la culture chrétienne apparaîtra plus clairement. On peut commencer par la chrétienté médiévale, où l'Église constitue la grande institution qui confère sens et légitimité à toutes les autres. À l'époque moderne, surgissent hors de l'Église les grandes institutions séculières, elles-mêmes chapeautées par le pouvoir civil de l'État. L'Église a réagi en poursuivant, à part de la société, son propre processus d'institutionnalisation20. Mais cela ne pouvait aboutir qu'à l'impasse. Effectivement, « après avoir été l'institution suprême, après être devenue une institution parallèle, l'Église risque de ne plus représenter qu'un rassemblement hétéroclite de croyants21 ».

Le problème est donc que cette culture chrétienne, qu'on avait édifiée tout au long de l'époque moderne, se trouve maintenant ébranlée, disloquée, dans un état évanescent. On se demande alors si une nouvelle culture chrétienne est indispensable: ne pourrait- on pas se contenter de la foi pure? Dumont exprime ici nettement sa conviction. Une nouvelle incarnation de la foi chrétienne dans la culture de notre temps est requise aujourd'hui autant sinon plus qu'autrefois. Il y va de l'authenticité de la foi. Il y va aussi de la mission de l'Église dans le monde, dans la culture d'aujourd'hui: « Si on prend au sérieux notre culture, le drame incessant de l'immanence et de la transcendance qui la hante, le défaut d'une culture chrétienne n'est pas un problème accessoire22. »

On revient ainsi à la dialectique de l'immanence et de la transcendance dans la culture. Et l'on aborde par là l'autre versant de la théologie de la culture, portant sur la culture séculière moderne: « La théologie serait donc une critique de la culture. À partir de l'ouverture que celle-ci comporte, elle s'attacherait au débat de l'immanence et de la transcendance qui la hante23. »

Dans le séminaire de doctorat, Dumont s'applique à montrer les tensions internes et les antinomies de la modernité. Elle s'avance sous le signe de la rationalité, mais elle provoque en réaction une profusion de croyances, de cultes et de religions. Plus encore, elle sécrète sa propre critique, quand les sciences du soupçon font voir les motivations cachées, les intérêts inavoués que masquent les apparences rationnelles. Cela est tout particulièrement évident dans le domaine de l'économie, qui occupe une place prépondérante dans la constitution de la société moderne. Apparemment, rien n'est plus rationnel que le processus de la production industrielle. Mais si l'on cherche plus avant pour connaître la fin d'un tel processus, pour savoir à quels besoins il répond, on constate qu'il constitue en lui-même sa propre fin: la production pour la production, c'est-à-dire la production pour le profit. C'est la perversion que dénonce Fernand Dumont sous le terme d'« économisme24 ».

Un des acquis caractéristiques de la modernité est la conscience historique et la science de l'histoire. C'est là une autre source d'opposition à la tradition chrétienne. La conscience historique se montre spontanément critique de toute tradition, religieuse, nationale ou autre, en instaurant le procès de toutes les figures de la transcendance, en réduisant les faits merveilleux à leurs causes empiriques, en dévoilant la nature des récits mythiques. Elle serait donc essentiellement immanente, réfractaire à toute transcendance.

Pourtant, elle-même recèle aussi de profondes antinomies. La science historique se voudrait histoire de la raison à travers l'évolution de l'humanité: par exemple, histoire des institutions comme instruments de domestication de la violence profondément enracinée dans la nature humaine. Et pourtant, la violence surgit toujours à nouveau aux différentes époques de l'histoire, comme un destin inéluctable. Il en va de même pour la conscience moderne de l'égalité des citoyens. Ce fut là une dure conquête de la modernité. Mais cette égalité de principe est constamment contredite par les faits: l'écart se creuse toujours plus entre riches et pauvres. D'où la lutte des classes et les violents conflits sociaux qui ponctuent le cours de l'époque moderne.

Ce tableau de la culture, où s'entremêlent les ombres et la lumière, voilà bien le lieu propre de la théologie de la culture. Ce n'est pas là, comme on pourrait penser, une excroissance de la théologie en notre temps, une transgression de ses frontières. Bien au contraire, on revient par là à ses origines mêmes. À la suite de Pierre Gisel, Dumont rappelle que telle est bien, en effet, la signification profonde des récits de la création au début de la Genèse. Il ne faut pas y chercher une définition de Dieu comme Créateur. Il s'agit bien plutôt d'une « manifestation de la Transcendance sans nom », au coeur même de la culture. Car ces premières pages de la Bible ne racontent pas seulement l'origine du monde à partir du néant, mais aussi et d'abord l'origine du sens, de l'ordre du monde, c'est-à-dire l'origine de la culture à partir du chaos: « La Genèse [...] remonte à l'origine de la culture, celle-ci étant l'instauration d'un ordre aux dépens du chaos, et donc fondation d'un monde du sens, d'un habitacle où l'homme puisse se faire à son tour créateur de sens25. »

Le troisième chapitre de la Genèse, avec le récit de la désobéissance et de la rupture consécutive au péché, marque le début de l'histoire. Celle-ci est présentée dès l'abord comme histoire de la violence, avec le meurtre d'Abel. Pourtant, là encore, un sens surgit au-delà du chaos de la violence. C'est la promesse du salut, qui implique elle-même un conflit (« une hostilité ») permanent, et finalement la victoire du bien sur le mal, de la toute-puissance divine sur les puissances des ténèbres.

Cette promesse du salut, toujours en voie de réalisation dans l'histoire, le séminaire de doctorat en parle comme d'un mystère d'espérance, qui constitue lui-même le mystère de l'histoire. L'histoire du salut – l'histoire sainte – n'est donc pas juxtaposée, parallèle à l'histoire profane. Elle se réalise au coeur même de l'histoire du monde. Elle s'identifie au mystère de l'histoire. On devrait dire plus précisément qu'il s'agit de la manifestation, de la révélation du mystère de l'histoire. Non pas, sans doute, une manifestation plénière, un dévoilement total du mystère. Ici comme ailleurs en christianisme, la révélation s'accomplit par mode de sacramentalité. Il y a une sacramentalité de la nature, selon les différentes manifestations du sacré (hiérophanies). Il y a aussi une sacramentalité de l'histoire, caractéristique du christianisme. Celui-ci ne se contente pas, en effet, d'annoncer le salut comme victoire sur le mal; plus encore, il le montre et l'atteste. C'est là tout le sens de la sacramentalité en régime chrétien. Elle ne se limite pas aux rites sacramentels proprement dits. Le sacrement fondamental, source et condition de tous les autres, c'est le Christ, dans sa vie, sa mort et sa résurrection. Le mystère du salut culmine donc dans le mystère pascal, qui constitue lui-même l'essentiel du mystère de l'histoire. Et cela devient visible dans le sacrement du Christ, dans l'image du Christ que présente le Nouveau Testament.

On peut alors percer le voile d'ambiguïté qui recouvre encore la notion de culture chrétienne chez Fernand Dumont. Lui-même signale les fausses conceptions à éviter. D'abord, on ne doit pas l'interpréter dans le sens de la chrétienté médiévale, comme une Église qui veut imposer ses normes à toute la société. Il ne s'agit pas non plus d'une culture cléricale – une « ecclésiosphère » – constituée en marge de la société séculière. À l'autre extrême, on doit écarter la conception qui tend à identifier la culture chrétienne avec la culture tout court, ce qui signifierait la réduire à un simple folklore, à un simple patrimoine national. Tout au contraire, la culture chrétienne dont on parle consiste en une culture bien vivante, bien distincte aussi, spécifiquement chrétienne, constituée non pas au-dessus de la culture pour s'imposer à elle, mais au coeur même de cette culture, pour l'animer et l'interroger de l'intérieur.

On rejoint ainsi la notion de sacramentalité qu'on vient de voir. De sorte qu'on pourrait tout simplement définir la culture chrétienne comme le sacrement du mystère du salut au coeur du monde et de l'histoire. On pourrait alors en parler de deux façons complémentaires: à partir d'en haut, en termes d'incarnation, comme l'incarnation (l'incorporation) du Verbe de Dieu dans notre culture et notre histoire ; à partir d'en bas, en termes de révélation, comme la manifestation (l'irruption) du mystère de l'histoire dans une culture spécifique, qui en témoigne de façon symbolique.

On voit par là même le lien qui unit ces deux conceptions de la théologie de la culture chez Dumont. On pourrait dire qu'elle a pour objet immédiat la constitution d'une culture chrétienne. Mais celle-ci a elle-même pour mission d'être au milieu de la culture contemporaine comme un ferment critique pour l'empêcher de s'enfermer dans son immanence, pour l'ouvrir à la transcendance. Telle sera donc aussi la tâche de la théologie de la culture: oeuvrer dans la culture comme instance critique et prophétique, pour rappeler sans cesse et exprimer de façon toujours nouvelle le fondement du sens, le mystère de l'histoire révélé dans le Christ.

RELIGION ET CULTURE D'APRÈS PAUL TILLICH

Quand on aborde la vision de Paul Tillich, on a l'impression de pénétrer dans un autre univers de pensée. Une première différence se présente dès l'abord. Tandis que Fernand Dumont pose le problème en termes d'immanence et de transcendance de la culture, Tillich parle, pour sa part, de religion et de culture. Dumont évite systématiquement la notion de religion, car « le mot religion a subi une telle dérive de sens que les analyses que l'on poursuit sous son étiquette risquent de s'égarer26 ».

Mais ce n'est pas là seulement une question de mot et d'étiquette ; la divergence dans le vocabulaire est elle- même symptôme d'une différence de perspective. Dumont part de la notion de culture pour en arriver à l'analyse des différentes formes de la culture chrétienne. Tillich adopte le processus inverse. Il part de la religion pour expliquer l'avènement d'une culture purement autonome et séculière, de sorte que le conflit moderne entre religion et culture est perçu comme l'aboutissement d'un conflit interne à la religion elle-même27. Il importe de voir d'abord le sens de ce processus.

Le premier stade est qualifié de « sacramentel ». On pourrait aussi bien dire qu'il s'agit de la phase absolument religieuse de l'évolution. Toute activité humaine présente alors un caractère sacré et se trouve ainsi soumise à des normes et à des lois divines. De même, toute connaissance se déploie à l'intérieur d'un univers mythique bien déterminé qui lui impose ses structures et ses limites. Cette première étape est marquée par la force et le dynamisme que le sacré confère à la pensée comme à l'action. Par contre, la norme religieuse est ressentie de plus en plus comme une entrave, comme une source d'hétéronomie28.

Une protestation surgit alors du sein même de la religion. Car « le vrai, le juste et le profane sont aussi des exigences essentielles de l'inconditionné. Et il peut arriver que la divinité elle-même assume cette exigence et qu'elle l'impose dans le combat contre les erreurs sacrées et surtout, contre des injustices sacrées29 ». Il s'agit là, effectivement, du combat prophétique contre les perversions démoniques du sacré et du sacramentel qui menacent d'étouffer et de détruire l'esprit humain au lieu de l'inspirer par leur dynamisme. Se manifeste alors la tension entre l'élément sacerdotal et l'élément prophétique, présents de façon plus ou moins accentuée dans toute religion. Le prophète se réclame de la vérité et de la justice divines contre toute aliénation humaine en provenance des pouvoirs religieux. Voilà pourquoi sa protestation contre la religion est elle-même religieuse.

Cependant, la lutte contre l'hétéronomie religieuse se poursuit et la critique se fait toujours plus radicale, non plus désormais au nom de la vérité et de la justice divines, mais au nom de la vérité et de la justice tout court, c'est-à-dire au nom de la raison. On atteint alors le troisième stade de l'évolution, celui de l'autonomie rationnelle profane: « On en vient à un plein épanouissement de l'autonomie seulement [...] quand la raison s'appuie pleinement sur elle-même30. » Restent encore des vestiges du sacré, du religieux, mais celui-ci est repoussé dans un secteur particulier de la culture et, partant, relativisé. Autant dire que la religion se trouve supprimée en tant que fonction de l'absolu: « Tandis que précédemment le sacré donnait force et substance à la société et à sa vie, il devient maintenant une sous-fonction de la vie sociale. Mais cela signifie en réalité qu'on le supprime31. »

Cette séparation de la religion et de la culture, caractéristique de la modernité, est fatale non seulement pour la religion mais pour la culture elle-même. Car la religion n'est pas seulement pour elle un ornement ou un vestige de l'enfance dont elle pourrait se délester sans inconvénient. Elle constitue plutôt sa substance, son contenu vital, son inspiration profonde. Le rejet de la dimension religieuse produit donc l'effet d'un évidement: « La société autonome est nécessairement vouée à la perte de son contenu (Entleerung). Elle est orientée vers les formes du sens et leur unité rationnelle, et elle en perd le fondement et la profondeur abyssale du sens32. »

Ce vide spirituel de la culture moderne séculière provoque cependant, tôt ou tard, de violentes réactions en sens contraire. Divers éléments se présenteront pour combler le vide. On peut supposer qu'ils seront d'autant plus irrationnels que la vacuité qu'ils veulent couvrir a elle-même été suscitée par un rationalisme excessif. Plusieurs phénomènes du « retour du religieux » pourraient s'expliquer de la sorte. Dans les années trente, Tillich expliquait lui-même ainsi la résurgence du paganisme sous la forme du nazisme hitlérien:

Quel est donc ce paganisme nouvellement surgi et qui s'est emparé de tant d'esprits? Comment a-t-il pu devenir si puissant? Vous connaissez cette loi de la nature appelée horror vacui, c'est-à-dire la tendance qu'a la nature à combler le vide. Cette loi vaut aussi à bien des égards pour la vie de l'esprit. [...] Appelons « sécularisme » la perspective engendrée par le développement de la pensée depuis l'ère des Lumières et la montée du rationalisme ; nous pouvons dire alors que c'est le sécularisme chrétien qui a réveillé le paganisme caché de l'âme allemande33.

Cette opposition, ce rejet réciproque du rationalisme moderne et de l'irrationalisme religieux, constitue manifestement une voie sans issue. La solution doit être cherchée plutôt dans un dépassement de l'hétéronomie religieuse d'une part et de l'autonomie purement rationnelle (autosuffisante) d'autre part. Cette position, qui signifie l'unité retrouvée de la religion et de la culture, Tillich l'appelle la théonomie. Elle consiste essentiellement dans la réunion des formes rationnelles du sens (Sinnformen) et du fondement (ou profondeur abyssale) du sens (Sinngehalt)34. On retrouve ainsi la perspective de Fernand Dumont. Dans ses termes, on pourrait dire qu'il s'agit là de l'union de l'immanence et de la transcendance du sens, de la jonction du sens produit et du sens reçu.

L'objet spécifique de la théologie de la culture peut dès lors être désigné de façon plus précise: ce n'est rien d'autre que la théonomie. Et Tillich fournit en même temps les instruments théoriques pour l'analyse de cette théonomie, en distinguant les deux éléments du sens que sont la forme et le Gehalt: « Je voudrais proposer la thèse que l'autonomie des fonctions de la culture est fondée dans leur forme, dans les lois de leur exercice, alors que la théonomie est fondée dans leur contenu (Gehalt), dans la réalité qui, à travers ces lois, vient à l'expression ou à la réalisation35. »

La tâche propre de la théologie de la culture sera donc de discerner la présence de ce contenu spirituel, de ce fondement du sens, à travers les différentes productions de la culture. En d'autres termes, il s'agira de discerner et d'exprimer l'expérience religieuse que contiennent les oeuvres et les phénomènes culturels les plus caractéristiques d'une époque: « Il importe que les expériences religieuses concrètes, qui se trouvent ancrées dans toutes les grandes manifestations de la culture, soient mises en relief et portées à l'expression36. » Dans les termes de Dumont, on pourrait dire qu'il s'agit de repérer les signes de transcendance que présentent les différentes productions de la culture.

Jusqu'ici, la tâche du théologien de la culture ne présente pas grand risque. Elle n'exige pas non plus grand engagement dans les défis du temps présent. Mais la théologie de la culture ne s'arrête pas aux considérations d'ordre philosophique sur les rapports entre forme et Gehalt, entre autonomie et théonomie. Elle ne se limite pas non plus à l'analyse objective et tranquille des réalisations du passé. Elle s'intéresse aussi, finalement et avant tout, à la situation présente. Or, celle-ci n'est pas encore déterminée, décidée. La tâche de la théologie de la culture consiste alors à éclairer la décision et l'engagement concret. Et l'on pourrait aussi bien dire qu'elle en procède en tant que conscience réfléchie de la décision et de l'engagement. On arrive ainsi à la dimension proprement historique de la culture. Ce qui signifie que les caractéristiques fondamentales d'une culture dépendent directement de certaines orientations décisives de l'histoire.

C'est dans sa théorie du kairos que Tillich commence à élaborer cette dimension historique de la théologie de la culture37. Le mot vient du grec, mais il « a trouvé son usage le plus dense et le plus fréquent là où la langue grecque devint le véhicule de l'esprit historique et dynamique du judaïsme et du christianisme primitif, c'est-à-dire dans le Nouveau Testament38 ». À la différence du terme chronos, qui désigne le temps purement formel et quantitatif, kairos exprime le « temps opportun, le moment riche en contenu et en signification ». Du point de vue du kairos, tous les temps ne sont pas égaux, indifférents. Il y a des différences qualitatives dans le temps: « Pour celui qui vit et a conscience de ce qu'est un événement créateur, le temps est chargé de tensions, de possibilités et d'impossibilités ; il est qualitatif et riche de contenu ; tout n'est pas possible en tout temps, tout n'est pas vrai en tout temps, tout n'est pas exigé à tout moment39 ». Le kairos signifie précisément ce moment déterminant qui marque l'histoire, ce moment de grâce qui ouvre un temps nouveau, mais aussi ce moment décisif qui appelle à l'engagement pour réaliser les possibilités du temps présent.

Dans la théologie de la culture de Paul Tillich, ce concept universel de kairos se trouve cependant déterminé par son application plus particulière à la culture séculière moderne. Il marque alors, dans cette culture, l'avènement d'une nouvelle théonomie: « Le kairos est le moment temporel faisant époque, où une ère libérée et autonome, une ère menacée par l'anomie ou lui ayant déjà succombé, se tourne vers la théonomie, vers la plénitude nouvelle du contenu (Gehalt) immédiat de l'inconditionné40. »

Plus concrètement encore, dans ce même article, Tillich va jusqu'à indiquer le kairos de la situation présente, en son temps: « Nous sommes convaincu qu'un kairos, un moment historique inaugurateur d'une nouvelle époque, est actuellement visible41. » C'est bien là l'objet d'une conviction, non pas d'une simple constatation. Car seul peut percevoir le kairos celui qui est vraiment engagé dans le mouvement de l'histoire:

Avoir conscience du kairos requiert que l'on soit intérieurement saisi par le destin de son époque. Ce peut être le cas dans la vague aspiration des masses. Cette conscience peut se préciser et prendre forme dans certains cercles d'esprits plus attentifs à la situation ; elle peut gagner en force avec la parole prophétique. Mais elle ne peut être démontrée ni imposée; elle est action et liberté, comme elle est grâce et destin42.

Notons ici trois niveaux de conscience historique. D'abord, la conscience immédiate de ceux et celles qui vivent directement les problèmes, qui en portent le fardeau et qui en souffrent. Ensuite, le niveau d'une réflexion plus élaborée sur la situation présente. Finalement, un niveau proprement religieux et théologique, où l'on perçoit l'enjeu prophétique de cette même situation, où l'on accède à la conscience explicite du kairos comme moment de grâce appelant une réponse décisive, avec un engagement actif.

Mais ce passage fait aussi directement allusion à une situation bien concrète, celle des masses prolétariennes. Quant aux « cercles d'esprits plus attentifs à la situation », ils désignent sans doute, dans la perspective marxiste, l'aile pensante du mouvement socialiste. Dans la même ligne, l'interprétation prophétique mentionnée ici serait celle du « socialisme religieux ». La suite immédiate du texte précise en effet: « Le socialisme nous semble être actuellement le mouvement ayant la conscience la plus forte du kairos. Le socialisme religieux est une tentative d'interpréter et de donner forme au socialisme à partir de l'inconditionné, à partir du kairos43. »

Le concept de kairos n'est pas encore formulé chez Fernand Dumont. Il s'y trouve cependant, quant à son contenu, dans le mystère d'espérance qui constitue le mystère de l'histoire. Plus encore, on trouve chez Dumont l'engagement caractéristique de la conscience historique du kairos. De façon assez inattendue, la finale du séminaire de doctorat parle de la présence du pauvre comme du dernier mot de la théologie de la culture. C'est parmi nous la figure concrète du Christ crucifié. C'est aussi, par là même, la figure concrète du mystère d'espérance, du mystère de résurrection caché au coeur de la situation la plus souffrante, la plus mortifère du monde44.

Nous avons vu jusqu'ici la dimension religieuse (la « théonomie ») de la culture séculière. Qu'en est-il maintenant de la sphère spécifiquement religieuse de la culture, comprenant les croyances, le culte, la prière, l'Église, etc.? Cette interrogation comporte elle-même deux questions de niveau différent. D'abord, comment concevoir, comment définir le spécifiquement religieux ; comment distinguer la religion, au sens habituel du terme, comme sphère spécifique de la culture, et la religion comme théonomie, comme la dimension profonde de toutes les sphères culturelles? L'autre question porte sur la signification réelle, sur l'importance et l'opportunité du spécifiquement religieux: quand on a découvert la religion comme théonomie, au fond de toute activité culturelle, a-t-on encore besoin d'une Église, d'une liturgie, de croyances spécifiquement religieuses?

Concernant la première question, Tillich distingue bien clairement la conscience religieuse (qu'il appelle aussi principe religieux ou potentialité religieuse) et l'acte religieux, tel l'acte du culte ou de la prière. La conscience religieuse peut se retrouver au fond de toute activité culturelle. On peut mener une recherche scientifique avec un esprit religieux, dans un dévouement total à l'égard de la vérité. Il est encore plus évident qu'une expérience esthétique puisse comporter un aspect religieux. Quant à l'acte spécifiquement religieux, il implique quelque chose de plus, une expression culturelle propre:

La potentialité religieuse, qui est une certaine qualité de la conscience, doit être distinguée de l'acte religieux, qui est un processus théorique ou pratique indépendant incluant cette qualité. La conjonction du principe religieux et de la fonction culturelle peut maintenant entraîner la constitution d'une sphère religieuse spécifique comprenant: un mode de connaissance religieuse (mythe ou dogme), un domaine d'esthétique religieuse (culte), une formation religieuse de la personne (sanctification), une forme de société religieuse (l'Église, avec son droit ecclésial et son éthique communautaire particulière). Dans de telles formes, la religion est actua-lisée, et seule la conjonction avec les fonctions de la culture extra-religieuse donne au principe religieux la capacité d'exister45.

Retenons ici que la conscience religieuse ne peut s'actualiser, c'est-à-dire trouver une expression propre, qu'avec les matériaux que lui offre la culture. C'est là un point de convergence important entre Tillich et Dumont. Ce dernier, avec la notion de culture chrétienne, insiste sur l'élément culturel présent au coeur du christianisme. Il y arrive au terme de ses analyses de la culture. Tillich parvient à la même conclusion à la suite d'analyses philosophiques et théologiques de la religion. Tout en soulignant sa présence, il est amené alors à relativiser l'élément culturel. D'où la formule paradoxale qu'il propose: la jonction du principe religieux avec les fonctions de la culture extra- religieuse. Le contraste consiste en ceci que le principe ou la conscience religieuse porte sur l'absolu (c'est l'orientation vers l'inconditionné), tandis que toutes les formes culturelles dans lesquelles s'exprime cette conscience de l'absolu sont elles-mêmes conditionnées, relatives à l'absolu.

Il ne fait pas de doute que Tillich, dans la ligne du principe protestant, soit davantage porté à combattre toute absolutisation possible d'une quelconque forme religieuse concrète. Aucune expression concrète de la religion ne peut prétendre à l'absoluité. Cela ne signifie pas cependant que les formes spécifiquement religieuses ne soient pas nécessaires, qu'on puisse aisément s'en dispenser. Tout au contraire, elles sont requises comme témoins, pour indiquer et porter à la conscience explicite les éléments de transcendance présents dans les diverses activités culturelles:

Pour que nous puissions expérimenter des valeurs religieuses dans la culture, pour que nous puissions faire une théologie de la culture, pour que nous puissions distinguer et nommer les éléments religieux, il faut qu'une culture spécifiquement religieuse ait ouvert la voie. Pour que nous puissions comprendre l'État comme Église, l'art comme culte, la science comme dogmatique, il faut que l'Église, le culte, le dogme aient ouvert la voie [...]. Pour que nous puissions, d'une quelconque manière, expérimenter le sacré comme distinct du profane, nous devons le faire ressortir et le concentrer dans une sphère particulière de la connaissance, de l'adoration, de l'amour, de l'organisation46.

Encore une fois, on retrouve ici, sous d'autres termes, une notion chère à Fernand Dumont: la sacramentalité. Car telle est bien la fonction de la « culture spécifiquement religieuse »: représenter, rendre sensible à la conscience (et à la foi) religieuse le mystère, la dimension transcendante de toute la culture. Tillich insistera pour sa part sur l'aspect négatif: le sacramentel n'a pas valeur en lui-même, il est simple témoin, il renvoie à autre chose, à l'inconditionné qui constitue le fondement du sens (Sinngehalt), la profondeur abyssale de la culture.

On trouve enfin chez Tillich, au tournant des années 1920 et 1930, l'élaboration d'une notion qui concerne de plus près encore l'idée de culture chrétienne. C'est la Gestalt der Gnade, qu'on peut traduire littéralement « forme (ou structure, ou figure) de la grâce », mais qu'on peut interpréter aussi comme l'actualisation, la réalisation, l'incar- nation (embodiment) de la grâce47. Tillich s'en prend ici à l'attitude trop unilatéralement négative du protestantisme face à toute expression concrète de la grâce: « La foi est celle d'une personne humaine. Elle ne vient pas de la personne mais elle se réalise en elle. Et pour autant que la foi se trouve dans une communauté ou une personne, celles-ci sont des incarnations (embodiments) de la grâce48. » La dialectique de la transcendance et de l'immanence s'applique ici intégralement: « La Parole provient d'au-delà de nous et elle s'adresse à nous. Mais si elle est reçue, elle n'est plus seulement transcendante. Elle est aussi immanente, créant ainsi une structure divine dans la réalité. Elle crée donc la foi comme pouvoir structurant d'une vie personnelle et d'une communauté49. »

Tillich dira maintenant que les différentes expressions de la Gestalt der Gnade constituent la « culture religieuse ». Celle-ci comprend toutes les institutions et réalisations religieuses, comme les structures de l'Église, les sacrements, les saints, etc. Telle est la cible privilégiée de la critique protestante, qui dénonce toute tentative de réduire la grâce à la culture, et surtout toute tentative d'absolutiser l'Église en l'identifiant à Dieu. Tillich rappelle d'abord cette critique, mais il se porte ensuite à la défense de la culture religieuse, en précisant sa vraie signification:

D'autre part, la légitimité de la culture religieuse se trouve par là même éclairée. Celle-ci constitue la somme de toutes les formes où la structure rationnelle (die rationale Gestalt) exprime sa signification transcendante, où elle reçoit par anticipation le caractère de Gestalt der Gnade. Les formes concrètes de toutes les Églises et de toute piété individuelle ont ce sens. Elles ne sont rien par elles-mêmes. Elles ne sont, en elles-mêmes, rien de plus que des structures rationnelles ; mais elles sont les moyens d'expression de la signification transcendante, qui peut se trouver dans les structures rationnelles50.

On atteint ici le point culminant de la rencontre entre Paul Tillich et Fernand Dumont. « Culture religieuse » et « culture chrétienne » sont des expressions strictement équivalentes. Elles répondent aussi au même problème fondamental, dans des contextes pourtant fort différents. Tillich se situe au terme d'une évolution où le protestantisme, à force de critiquer et de rejeter toute expression concrète de la grâce divine, risque de se trouver devant un vide institutionnel complet. Or, ce n'est pas par la vacuité institutionnelle de la religion qu'on pourra porter remède à la vacuité spirituelle de la culture moderne. Tout au contraire, celle-ci a plus besoin que jamais de témoins visibles, qui indiquent et rappellent son contenu spirituel, son fondement de sens.

Fernand Dumont se trouve lui-même à un moment critique de l'évolution du catholicisme. Depuis quelques siècles, cette évolution a procédé en sens inverse du protestantisme, par l'accumulation des institutions ecclésiastiques, mais, au moment de Vatican II, elle en arrive à un point critique où tout menace de s'écrouler. Pour exprimer cette crise institutionnelle du clergé, de la paroisse, etc., certains parlent aujourd'hui de l'ère postchrétienne (Émile Poulat). Depuis son essai Pour la conversion de la pensée chrétienne, Dumont n'a pas ménagé ses critiques face à des institutions ecclésiales désuètes, devenues insignifiantes. Pas plus que Tillich cependant, il n'entend préconiser un vide institutionnel religieux. D'où son insistance sur l'urgence d'une nouvelle culture chrétienne. Dans cette perspective de l'ère postchrétienne, on pourrait relire maintenant tous les développements de Tillich et de Dumont sur la théologie de la culture.

NOTES

CIBLE.GIF1. Fernand Dumont, L'institution de la théologie. Essai sur la situation du théologien, Montréal, Fides (collection Héritage et projet, 38), 1987, p. 206.

CIBLE.GIF2. Ibid., p. 206-212.

CIBLE.GIF3. J'étais présent aux séances à titre de directeur du programme de doctorat. Le rapport que j'en fais s'appuie sur les notes que j'ai prises au cours du séminaire.

CIBLE.GIF4. Les trois premiers volumes de la collection des « Oeuvres de Paul Tillich » publiée par notre groupe de recherche contiennent les écrits de théologie de la culture datant de la période allemande: vol. I, La dimension religieuse de la culture (1919-1926) ; vol. II, Christianisme et socialisme (1919-1931) ; vol. III, Écrits contre les nazis (1932-1935), Paris/Genève/Québec, Cerf/Labor et Fides/Les Presses de l'Université Laval, 1990-1994.

CIBLE.GIF5. Fernand Dumont, L'institution de la théologie, p. 177: « Qu'est-ce que la culture, sinon le sens conféré à l'univers par des personnes humaines, afin qu'elles s'y rassemblent, qu'elles y définissent des normes d'action et de savoirs, qu'elles y interprètent leur histoire ? »

CIBLE.GIF6. C'est à cette première figure de la culture que pense Fernand Dumont, quand il écrit au début de son premier ouvrage sur la culture: « Le lieu de l'homme, on a toujours cru que ce devait être la culture: un habitacle où la nature, nos rapports avec autrui, les lourds héritages de l'histoire seraient confrontés avec les intentions de la conscience dans un dialogue jamais achevé » (Le lieu de l'homme. La culture comme distance et mémoire, Montréal, Éditions HMH, 1968, p. 9).

CIBLE.GIF7. Fernand Dumont, L'institution de la théologie, p. 208.

CIBLE.GIF8. Ibid.

CIBLE.GIF9. Ibid., p. 221.

CIBLE.GIF10. Ibid., note 41.

CIBLE.GIF11. Ibid., p. 221.

CIBLE.GIF12. Fernand Dumont, Pour la conversion de la pensée chrétienne. Essai, Montréal, Éditions HMH, 1964.

CIBLE.GIF13. Fernand Dumont, L'institution de la théologie, p. 60.

CIBLE.GIF14. Ibid., p. 67: « Un groupement par référence doit être une culture, se voir comme telle ; depuis les origines, et dans des conjonctures dissemblables, le théologien a toujours oeuvré à l'élaboration d'une culture chrétienne. »

CIBLE.GIF15. Ibid., p. 61.

CIBLE.GIF16. Ibid., p. 70-71.

CIBLE.GIF17. Ibid., p. 103.

CIBLE.GIF18. Ibid., p. 60 ; voir aussi: p. 177.

CIBLE.GIF19. Ibid., p. 183.

CIBLE.GIF20. Voir: ibid., p. 185.

CIBLE.GIF21. Ibid., p. 186.

CIBLE.GIF22. Ibid., p. 222.

CIBLE.GIF23. Ibid., p. 213.

CIBLE.GIF24. Voir: Fernand Dumont, « L'idéologie économiste », dans: La question sociale hier et aujourd'hui. Colloque du centenaire de Rerum Novarum, Sainte-Foy, Les Presses de l'Université Laval, 1993, p. 305-320.

CIBLE.GIF25. Fernand Dumont, L'institution de la théologie, p. 211.

CIBLE.GIF26. Ibid., p. 218.

CIBLE.GIF27. Voir: Jean Richard, « Religion et culture dans l'évolution de Paul Tillich », dans: Religion et culture, colloque du centenaire Paul Tillich, Québec/Paris, Les Presses de l'Université Laval/Cerf, 1987, p. 53-68.

CIBLE.GIF28. Paul Tillich, « Église et culture » (1924), dans La dimension religieuse de la culture. Écrits du premier enseignement (1919-1926), Paris/Genève/Québec, Cerf/Labor et Fides/Les Presses de l'Université Laval, 1990, p. 107-108.

CIBLE.GIF29. Ibid., p. 108.

CIBLE.GIF30. Ibid.

CIBLE.GIF31. Ibid., p. 109.

CIBLE.GIF32. Ibid.

CIBLE.GIF33. Paul Tillich, « La situation religieuse actuelle en Allemagne » (1934), dans: Écrits contre les nazis (1932-1935), Paris/Genève/Québec, Cerf/Labor et Fides/Les Presses de l'Université Laval, 1994, p. 176.

CIBLE.GIF34. Paul Tillich, « Religionsphilosophie » (1925) dans: Hauptwerke, 4, Berlin/New York, De Gruyter, 1987, p. 133-134.

CIBLE.GIF35. Paul Tillich, « Sur l'idée d'une théologie de la culture » (1919), dans: La dimension religieuse de la culture, p. 36-37.

CIBLE.GIF36. Ibid., p. 37.

CIBLE.GIF37. Paul Tillich, « Kairos I » (1922), dans: Christianisme et socialisme. Écrits socialistes allemands (1919-1931), Paris/Genève/Québec, Cerf/Labor et Fides/Les Presses de l'Université Laval, 1992, p. 115-161.

CIBLE.GIF38. Ibid., p. 116.

CIBLE.GIF39. Ibid.

CIBLE.GIF40. Ibid., p. 155.

CIBLE.GIF41. Ibid., p. 157.

CIBLE.GIF42. Ibid.

CIBLE.GIF43. Ibid.

CIBLE.GIF44. L'idée d'option pour les pauvres, au principe de la théologie de la libération, se trouve aussi dans la conclusion de la conférence donnée par Dumont au colloque du centenaire de Rerum Novarum, en mai 1991, quelques mois avant le séminaire de doctorat: « Aussi, il convient de s'enquérir au nom de quoi l'Église tient sa place dans le combat pour l'éthique sociale. Elle le dit elle-même: c'est en vertu d'un parti pris pour les pauvres. [...] La priorité des pauvres est partout présente dans les Évangiles et elle n'a jamais cessé d'être insistante dans l'histoire du christianisme. [...] Elle est une solidarité première envers ceux qui sont exclus du circuit marchand, du pouvoir, de la culture. [...] La théologie de la libération a eu l'audace de prendre là son départ. Elle échappe aux classifications des variétés de la théologie actuelle proposées par les manuels. Elle s'offre moins comme un courant de la théologie que comme l'horizon de la théologie » (« L'idéologie économiste », dans: La question sociale hier et aujourd'hui, p. 319).

CIBLE.GIF45. Paul Tillich, « Sur l'idée d'une théologie de la culture », dans: La dimension religieuse de la culture, p. 35.

CIBLE.GIF46. Ibid., p. 44.

CIBLE.GIF47. Paul Tillich, « The formative power of protestantism » (1930 et 1948), dans: The Protestant Era, The University of Chicago Press, 1966, p. 209.

CIBLE.GIF48. Ibid., p. 210.

CIBLE.GIF49. Ibid.

CIBLE.GIF50. Paul Tillich, « Der Protestantismus als kritisches und gestaltendes Prinzip » (1929), dans: Hauptwerke, 6, p. 140.


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