Historiographie, philosophie de l'histoire et idéologie

À propos d'un texte de Fernand Dumont *

Maurice Lagueux


Début du chapitre

IDÉOLOGIE ET SAVOIR HISTORIQUE

QU'EST-CE QU'UNE IDÉOLOGIE?

IDÉOLOGIE OU PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE

* * *

NOTES


J'ai connu Fernand Dumont alors que, étudiant au doctorat, j'assistais avec le plus vif intérêt au cours qu'il dispensait à l'époque où il était directeur d'études associé à l'École des Hautes Études de Paris. Au moment où j'arrivais à Paris en 1963 pour m'inscrire à la Sorbonne, je ne m'attendais guère à y découvrir dans quel contexte était née l'historiographie1 au Canada français. C'est pourtant ce que m'ont appris ces cours d'autant plus fascinants qu'ils me révélaient par la même occasion qu'il était possible d'élaborer une réflexion théorique de haut niveau à partir d'une analyse d'oeuvres d'historiens canadiens-français du XIXe siècle dont les noms me paraissaient pourtant appartenir à un folklore fort éloigné de l'univers philosophique qu'il m'était alors donné de découvrir avec fébrilité. Aussi, quand je fus appelé, quelques années plus tard, à donner un enseignement en philosophie de l'histoire à l'Université de Montréal, il était naturel que j'accorde une attention particulière au texte que Fernand Dumont avait intitulé « Idéologie et savoir historique » et publié en 1963 dans les Cahiers internationaux de sociologie2. Cet article, qui annonçait déjà plusieurs des thèmes que Dumont devait développer par la suite, reprenait, entre autres choses, l'exemple de la naissance de l'historiographie au Canada français pour s'attaquer avant tout à une problématique philosophique d'autant plus centrale qu'elle concerne à la fois la philosophie critique de l'histoire, à laquelle Dumont se référait dès sa première phrase, et cette philosophie plus « spéculative » qu'il évoquait en parlant de la « traditionnelle philosophie de l'histoire » (p. 45) ou de la « philosophie de l'histoire » tout court (p. 46, 56). Bien que cet article, peut-être trop dense malgré sa relative limpidité, m'ait paru particulièrement inspirant, je n'en ai guère tiré directement parti dans la réflexion philosophique sur l'histoire que j'amorçais alors. Même si j'ai été amené, par la suite, à suivre d'assez près divers travaux de Dumont, c'est par des voies sensiblement différentes que j'ai cru devoir aborder les diverses « philosophies de l'histoire », de même que la question de l'idéologie, tout en renouvelant à la lumière de la philosophie analytique de l'histoire les questions d'ordre épistémologique que je me posais alors en leur accordant une place de plus en plus décisive. Aussi est-ce à la suite de ce parcours que je voudrais revenir ici sur ce texte de Dumont qui, à la relecture, me paraît aujourd'hui tout aussi « inspirant » qu'il y a trente ans.

IDÉOLOGIE ET SAVOIR HISTORIQUE

D'entrée de jeu, Dumont se montre agacé dans ce texte par la façon dont trop de théoriciens plus ou moins associés à la philosophie critique de l'histoire parlent de la « subjectivité radicale » dont serait frappée la connaissance historique. Dans le contexte du début des années 1960 dominé par une philosophie existentialiste un peu essoufflée qui, chez certains de ses représentants les plus autorisés, cherchait à se renouveler à la faveur d'un engagement marxiste, cette profession de subjectivité jointe à une volonté de mettre l'histoire au service de l'action sociopolitique risquait, en effet, d'équivaloir à un refus de reconnaître à l'historiographie une quelconque forme d'objectivité ou de scientificité. Sans doute importait-il de réagir contre les conceptions plutôt naïves d'une historiographie positiviste héritée du XIXe siècle, mais Dumont s'est voulu moins pessimiste en ce qui a trait au travail des historiens. D'une part, les « faits proprement dits » (p. 43) ne sont pas affectés d'un tel indice de subjectivité et, d'autre part, les totalités historiques, fussent-elles aussi vastes que la Renaissance, sont comprises d'une façon qui témoigne d'une « remarquable permanence » (p. 44). Sans doute pourrait-on faire observer que la notion même de fait a été fortement relativisée même par un historien aussi respectable que Lucien Febvre, le cofondateur de l'École des Annales. Mais à cela, Dumont aurait pu aisément rétorquer que le débat à ce propos repose sur une équivoque. Pour s'en convaincre, il suffit de se rappeler que ce que Lucien Febvre avait à l'esprit en parlant de « faits », c'était des événements déjà chargés de signification comme l'assassinat d'Henri IV par Ravaillac (en tant que régicide prémédité) ou comme une hausse sensible du coût de la vie3 ; bref, il ne s'agissait pas là de « faits proprement dits », mais bien plutôt de totalités significatives de second degré qui, en tant que telles, doivent effectivement être structurées par l'historien.

Pour que l'on puisse, avec Dumont, récuser le verdict de subjectivité radicale, il suffit, d'une part, qu'à propos de maints événements, les historiens puissent établir, sans forcément dégager la signification de ce qui est en cause, que tel individu ait posé telle action en tel lieu et à telle date et, d'autre part, qu'en comparant entre elles les totalités historiques construites par divers historiens, on puisse parler d'une « remarquable permanence ». Or, dans ce bref préambule au propos central de son texte, Dumont, me semble-t-il, ne voulait rien soutenir de plus et je pense que c'est à bon droit qu'il réagissait ainsi contre les excès d'un subjectivisme épistémologique issu des meilleures intentions.

Comme je viens de le rappeler, il ne s'agissait là toutefois que d'un préambule prudent, car l'essentiel de la démarche de Dumont devait bel et bien consister à contester et non à défendre les prétentions de certains historiens à l'objectivité, mais cela pour de tout autres raisons, puisqu'il s'agissait pour lui de mettre en relief l'étroite parenté qui relierait le savoir historique et l'idéologie. Sur ce plan, la thèse soutenue est même radicale au point où Dumont va jusqu'à affirmer, « sans détour » nous avertit-il avec raison, que « l'historiographie est une idéologie » (p. 57). Même si Dumont s'empresse ensuite de reconnaître que l'historiographie est une idéologie qui a au moins le mérite de comporter « son propre mécanisme de contestation », cette proposition qui, compte tenu des connotations péjoratives du terme « idéologie », a dû faire sursauter plusieurs de ses collègues historiens me paraît exagérément provocante. Mais avant de chercher à formuler autrement l'essentiel de ce qu'à mon sens elle entend véhiculer, je voudrais d'abord dégager ce qui me paraît être la dimension la plus originale de l'analyse de son auteur sur cette question.

Dumont insiste sur le fait que l'historien est forcément « en situation » historique ou, si l'on préfère, qu'il est « enveloppé » par l'histoire (p. 54). Dès lors, si nombre de situations historiques exigent que soient entreprises des actions qui appellent une justification – voire une sorte de fondement à l'action sociale en général – et si la pratique de l'historiographie requiert de l'historien qu'il prenne sur lui de structurer en totalités historiques les événements passés, il peut fort bien se trouver que cet historien en situation historique soit amené à structurer ces événements de manière à apporter une justification à une action sociale qui en a tant besoin. C'est manifestement en cela que l'historiographie serait idéologie, et Dumont n'a pas de mal à souligner que les oeuvres historiques d'un Thucydide, d'un saint Augustin ou d'un Michelet peuvent être perçues comme autant d'illustrations d'un tel processus. Les procédures par lesquelles l'historien structure les totalités historiques et celles par lesquelles les sociétés justifient ou, mieux, « rationalisent » leurs orientations seraient donc presque identifiables, mais, nous assure Dumont, il ne faut pas penser qu'une telle identification ait généralement lieu. Au contraire, ce n'est qu'en certaines occasions que les deux procédures se confondent. Non pas que le passé de l'Humanité ne joue qu'un rôle mineur dans le processus par lequel les sociétés se donnent des cautions idéologiques. On voit même assez mal comment ces sociétés pourraient chercher de telles cautions ailleurs que dans leur passé ; mais, la plupart du temps, explique Dumont, ces sociétés se tournent vers leur passé et font appel à leur historicité sans recourir pour autant – du moins sans y recourir directement – à l'historiographie: « ...il n'y a pas, signale Dumont, de lien nécessaire de l'historicité à l'historiographie » (p. 46) et, plus loin, il observe que le fait que la référence au passé soit « nécessairement présente dans les idéologies [...] n'implique pas, de soi, de relations nécessaires entre idéologie et savoir historique » (p. 51).

Par ailleurs, dans les sociétés traditionnelles, qui ont occupé une place si importante dans l'histoire humaine, c'est le mythe et non l'historiographie qui assure généralement cette connexion à un lointain passé qui est idéologiquement requise et c'est pour cela que Dumont peut affirmer que « le mythe est donc, de quelque manière, l'idéologie des sociétés traditionnelles » (p. 49). Même s'il ne faut pas trop prendre à la lettre la distinction esquissée ici entre idéologies des « sociétés traditionnelles » et idéologies « occidentales », le propre de ces dernières aura été, selon Dumont, de prendre assise sur un temps « tout aussi réel que celui de l'action empirique » par contraste avec cette « temporalité superposée » où se déroule le mythe (p. 49). Mais, ici encore, il nous sera rappelé que ce temps réel est évidemment mais pas uniquement celui de l'historiographie. Ce n'est pas toujours l'historiographie que les sociétés ont mobilisée pour inscrire dans un temps perçu comme réel leurs assises idéologiques et l'historiographie, d'ailleurs, ne s'est pas toujours prêtée également bien à ce processus. Aussi appartiendrait-il à une histoire de l'historiographie –dont Dumont regrette au passage le faible développement (p. 45, note 1) –d'établir comment à diverses époques les historiens ont procédé pour structurer ces totalités historiques. Seule une telle histoire de l'historiographie pourrait nous permettre de déterminer avec plus de précision où et quand l'historiographie s'est faite idéologie.

C'est bien là ce que Dumont illustre de façon à la fois instructive et convaincante à l'aide de l'exemple de la naissance de l'historiographie au Canada français. La société canadienne- française du XIXe siècle constituait une « société traditionnelle » que diverses conjonctures historiques ont amenée à redéfinir son rapport au passé. Au cours des décennies qui ont précédé les événements de 1837, une bourgeoisie naissante a cherché à fonder son idée de la nation sur la perception qu'elle avait des libertés britanniques, puis du modèle républicain associé aux États-Unis. Rien dans ces idéologies qui s'imposaient assez spontanément ne semblait requérir de recherches proprement historiographiques. Mais avec le désespoir et la fermeture des horizons qui ont suivi l'échec de 1837, seule une profonde redéfinition du passé pouvait ouvrir une vision nouvelle d'un avenir national associé à une sorte de destin. C'est dans ce contexte que Garneau rédigea son Histoire du Canada en proposant une vision nouvelle du « peuple » canadien- français, vision qui devait alimenter pendant un siècle l'idéologie à laquelle ce peuple menacé allait se raccrocher tant bien que mal. Ce qui est intéressant dans cet exemple, aux yeux de Dumont, c'est le fait qu'une conjoncture particulière y favorisait la naissance d'une tradition historiographique, dans la mesure où une telle entreprise intellectuelle se trouvait, en quelque sorte, stimulée par un contexte qui, manifestement, n'offrait pas d'autre issue. Plus encore peut-être, c'est le fait que, dans ce contexte précis, cette démarche historiographique pouvait de plein droit être assimilée à une idéologie sans cesser pour autant de constituer une contribution historiographique importante. Car, malgré son assimilation occasionnelle (ou conjoncturelle) à l'idéologie, l'historiographie, selon Dumont, peut encore prétendre à une certaine forme d'objectivité dans la mesure où, se distinguant « timidement des autres idéologies » (p. 60), elle s'intéresse à l'ensemble des « événements passés estimés pour eux- mêmes ».

Il me semble qu'à ce stade on peut tomber pleinement d'accord avec l'essentiel des conclusions de Dumont tout en demeurant gêné par l'attribution à l'historiographie d'un rôle aussi ambigu. Non seulement, pour Dumont, l'historiographie serait-elle une idéologie, mais historiographie et idéologie auraient en commun une même structure caractérisée par quatre termes en rapport « dialectique ». Dans les deux cas, on pourrait en effet parler d'être en situation, de recours à des principes explicatifs fondés généralement sur des lieux communs psychologiques, de constructions d'ensembles historiques et de référence aux événements (p. 57). Historiographie et idéologie ne différeraient « timidement » que par leur rapport respectif au quatrième de ces termes, celui qui a trait aux événements, dans la mesure où ceux-ci, dans leur multiplicité, seraient « estimés pour eux-mêmes » par l'historiographie et non par l'idéologie. Je ne veux nullement ici sous-estimer l'importance de cette différence capitale qui permet seule, par exemple, de distinguer du roman historique l'oeuvre historiographique « objective » où les faits sont effectivement « estimés pour eux-mêmes ». Mais quand il s'agit d'opposer historiographie et idéologie, on peut se demander s'il y a lieu de ne s'en remettre qu'à cette timide distinction. Une fois reconnue cette importante différence en ce qui concerne le rapport aux événements, faut-il admettre que les historiens et les idéologues –qui certes sont également en situation historique – adoptent au même titre des principes explicatifs fondés sur de semblables lieux communs psychologiques et construisent des ensembles historiques de façon analogue? Et, d'un point de vue inverse, le caractère véridique des événements invoqués par ceux qu'on qualifie d'« idéologues » est-il forcément si peu important pour eux qu'un souci de véracité à l'égard des événements suffirait à distinguer l'historiographie de l'idéologie? Manifestement, s'il est vrai que l'historiographie et l'idéologie entretiennent entre elles des rapports troublants, dont Dumont a su dégager certains traits importants, il est beaucoup plus douteux qu'il soit possible de mettre sur le même plan et de comparer terme à terme ces deux types de démarches comme on serait en droit de le faire si elles résultaient respectivement des travaux d'intellectuels exerçant des activités complémentaires. Certes, Dumont n'endosserait pas cette dernière façon de présenter les choses, mais il me semble malheureux que certaines formulations du genre « l'historien procède – comme l'idéologue – à une décentration[...] » (p. 54) suggèrent presque une telle interprétation.

Or, si une telle mise en rapport de ces « activités intellectuelles » paraît si gênante, ne serait-ce pas que historiographie et idéologie ne se situent pas du tout sur le même plan? L'historiographie comme la sociologie ou même la philosophie constituent des types d'activités intellectuelles qu'il peut être fructueux de comparer entre elles, mais l'idéologie doit-elle être considérée comme une activité intellectuelle du même ordre? Sur ce point, la pensée de Dumont ne me paraît pas parfaitement claire. Quand il affirme que « l'historiographie est une idéologie » ou quand il cherche à distinguer l'historiographie « des autres idéologies », il laisse entendre que l'idéologie constitue en quelque sorte un genre qui, entre autres activités intellectuelles, engloberait l'historiographie. Mais quand il s'emploie à dégager les traits de l'idéologie pour en dégager la « perspective spécifique » (p. 47), il s'attache avec soin à dissocier la notion d'idéologie non seulement de celles de styles, de formes de culture et de visions du monde mais aussi « des diverses formes de connaissance » (p. 47), parmi lesquelles, à n'en pas douter, il inclut l'historiographie. De plus, il souligne alors avec force le rôle des intérêts, puis de la justification et de la rationalisation dans ce qui fait le propre de l'idéologie (p. 47-48). Le rôle décisif de ces dernières notions devait d'ailleurs être analysé avec plus de précision et être illustré de nombreux exemples dans l'ouvrage que Dumont allait consacrer plus tard aux idéologies4. J'estime que c'est avec beaucoup de justesse que Dumont a mis en relief l'importance décisive des intérêts, de la justification et de la rationalisation dans la définition de l'idéologie, mais je pense que cette façon de voir exclut toute possibilité de traiter l'idéologie comme un genre spécifique d'activité intellectuelle dont l'historiographie pourrait être une espèce, ne fût-ce qu'occasionnellement.

QU'EST-CE QU'UNE IDÉOLOGIE?

De façon plus générale, je voudrais soutenir que l'idéologie ne peut se situer sur le même plan que l'historiographie, la sociologie ou les sciences en général, non plus que sur celui où se situe la philosophie. Et comme seuls peuvent être nettement départagés des éléments d'ensembles qui se situent sur un même plan, j'en conclus qu'il est inutile de chercher à départager ce qui relève de l'idéologie de ce qui relève de ces disciplines. Bref, par contraste avec celles-ci, l'idéologie ne peut être définie comme un type de discours qu'il serait possible de caractériser en identifiant un objet qui lui serait particulier5. Certes, peut-on, comme Dumont l'a fort bien fait, dégager certains traits d'un discours idéologique, mais ces traits ne permettent pas d'opposer ce discours au discours scientifique ou au discours philosophique, tout simplement parce qu'à mon sens, ces caractéristiques ne sont pas les caractéristiques d'un type particulier de discours mais bien plutôt celles d'une fonction particulière que peut exercer n'importe quel discours et ce, dans la mesure même où il est crédible. Bref, plutôt que d'affirmer que « l'historiographie est une idéologie » et d'ajouter aussitôt qu'elle diffère toutefois de l'idéologie (que d'ailleurs elle ne serait qu'occasionnellement) par son attachement aux événements, je préfère soutenir que l'historiographie est une discipline scientifique, mais que, comme tout discours crédible, elle est susceptible occasionnellement de fonctionner idéologiquement.

J'insiste sur la crédibilité du discours en cause parce que si la fonction du discours mobilisé par une idéologie est d'apporter une justification rassurante à ceux qui l'adoptent, une telle fonction ne peut être exercée que par un discours suffisamment crédible. Ainsi, à l'époque où la religion chrétienne exerçait son autorité sur l'ensemble de l'Occident, la théologie chrétienne pouvait fonctionner idéologiquement, par exemple, quand elle était mobilisée sous forme d'idéologie du droit divin pour justifier et cautionner l'autorité despotique des rois, ou quand on en tirait l'idée qu'il y aura toujours des pauvres parmi nous pour justifier et cautionner le mode de vie des mieux nantis indifférents aux malheurs de leurs congénères. En tant que tel, ce fonctionnement idéologique de la religion chrétienne ne mettait aucunement en cause le bien-fondé ou le caractère transcendant de la foi chrétienne. Bien au contraire, c'est précisément dans la mesure où son autorité était respectée que le message chrétien était hautement crédible et que, habilement détourné de son sens propre, il pouvait fonctionner idéologiquement. C'est à une telle condition, en effet, qu'il pouvait être mis au service des intérêts d'une classe à laquelle était ainsi apportée, sous la forme d'une « rationalisation » ou d'une « généralisation apaisante », pour reprendre les termes de Dumont (p. 50), la justification sans laquelle la vie sociale aurait difficilement pu se poursuivre.

Mais quand, avec le développement des idées modernes, les sociétés ont cessé de trouver un appui idéologique efficace dans une religion dont l'autorité se dissolvait de plus en plus, c'est vers d'autres discours crédibles qu'il a bien fallu se tourner. Sur ce point encore, l'analyse de Dumont met l'accent sur un tournant décisif dans l'histoire des idéologies. L'angoisse provoquée par l'affaiblissement continu des traditions oblige à chercher ailleurs d'apaisantes généralisations idéologiques. Au XIXe siècle, « les traditions n'offrant plus de recours assurés, la société est à construire » (p. 59). Rien d'étonnant donc à ce qu'à cette époque, les sciences, qui venaient d'acquérir en quelque sorte le statut de discours crédible par excellence, n'aient pas tardé à constituer un terrain de prédilection pour l'exercice de la fonction idéologique. Quoi de plus apaisant que la caution de la science pour les membres d'une société moderne, d'une institution académique ou d'un mouvement révolutionnaire qui ne pouvaient plus, sans se désavouer eux-mêmes, prendre appui sur l'autorité des traditions. C'est ainsi que l'autorité respective de l'historiographie, de la sociologie, de l'économique, de l'anthropologie, de la psychologie, voire de la biologie a été mobilisée, dans un contexte ou un autre, pour exercer une fonction idéologique. Et tout comme il n'y avait pas lieu de remettre en question le caractère transcendant de la foi religieuse du seul fait que la religion ait exercé en divers contextes une fonction idéologique, il n'y a pas lieu de remettre en question la validité de la pensée scientifique – qu'il s'agisse de l'historiographie, de l'économique ou de la biologie – du seul fait que cette pensée scientifique exerce, en d'autres contextes, une fonction idéologique6.

Bien sûr, l'historiographie qui pouvait se réclamer de l'autorité de la science tout en offrant la seule voie d'accès désormais crédible au passé de l'humanité occupait dans ce contexte une position privilégiée. Il n'en reste pas moins que seule la conjoncture propre à une société, ou à une époque, peut déterminer lesquelles parmi les disciplines scientifiques – ou, le cas échéant, quelles idées religieuses ou philosophiques – risquent le plus d'être mobilisées pour exercer avec un maximum d'efficacité la fonction idéologique requise. C'est pourquoi, à mon sens, ce n'est qu'épisodiquement, comme Dumont l'a bien vu, que l'historiographie a constitué en quelque sorte le terrain de prédilection de l'idéologie. À d'autres périodes, dans d'autres conjonctures, ce sont des thèses économiques ou sociologiques qui ont pu exercer plus efficacement cette fonction idéologique, alors que les historiens poursuivaient leur recherche sans que leur oeuvre ne soit fortement sollicitée à des fins idéologiques. Ainsi, au cours du XIXe siècle européen où seule la science faisait vraiment autorité, ce fut souvent l'historiographie « scientifique » qui a su, avec le plus d'efficacité, alimenter idéologiquement les velléités nationalistes de peuples qui cherchaient à se définir un destin, alors que la « science » économique était davantage susceptible d'offrir des munitions idéologiques aux sociétés qui cherchaient à justifier leur position dominante en matière économique.

Les choses toutefois peuvent être plus complexes et c'est ce qui rend particulièrement intéressante l'analyse que fait Dumont de la naissance de l'historiographie au Canada français. Dans ce cas, c'est au sein même d'une société qui avait encore tous les traits d'une société traditionnelle que, on l'a vu, l'historiographie a été, en tant que telle, appelée à jouer un rôle idéologique. La période de désespoir que la société canadienne-française a connue après les événements de 1837 se prêtait particulièrement au développement d'une idéologie mobilisant une recherche historiographique, car seule celle-ci pouvait apporter la réorientation des perspectives nationales qui s'imposait. Si, en effet, à la faveur de l'Acte de Québec, du régime constitutionnel de 1791 et des activités politiques de la Chambre d'assemblée, la société canadienne-française pouvait encore se contenter de vagues représentations du passé pour nourrir les timides espoirs qu'elle entretenait sur son avenir, celles-ci ne parvenaient plus à jouer efficacement ce rôle idéologique après le choc de 1837. Dans les années d'angoisse qui suivirent ces événements, seule la recherche plus systématique portant sur les origines et les activités du peuple canadien-français à laquelle s'est livré Garneau a pu dégager une image du passé assez forte pour alimenter idéologiquement, tout au long du siècle à venir, à la fois les espoirs et la résignation de la société canadienne-française.

S'il faut comprendre ainsi cette analyse de Dumont – qui me paraît fort éclairante mais que je ne suis pas à même d'évaluer du point de vue strictement historique –, je pense qu'elle milite en faveur d'une réinterprétation des rapports de l'idéologie et du savoir historiographique qui va dans le sens que je propose ici. L'historiographie n'est pas en tant que telle une idéologie ; elle est bien plutôt une tentative de tout mettre en oeuvre pour comprendre un secteur particulier du monde réel, soit en l'occurrence le passé de l'humanité. Mais justement parce que cette entreprise acquiert de ce fait quelque crédibilité, elle est particulièrement susceptible, pour peu qu'elle soit opportunément utilisée en ce sens, de satisfaire efficacement les besoins d'une société en mal de réconfort idéologique. Il serait évidemment difficile de déterminer quelle est la responsabilité d'un historien comme Garneau dans ce processus qui, en quelque sorte, pervertit les visées propres de la science, mais l'important est de bien voir que, sur le plan conceptuel, il n'est pas possible de dissocier, comme Althusser jadis a cherché à le faire, ce qui relève de l'idéologie et ce qui relève de la science. Il n'y a pas de corpus idéologique que l'on pourrait circonscrire, il y a seulement une façon de tirer un parti idéologique de tout ce qui est crédible, de faire fonctionner idéologiquement les croyances religieuses, philosophiques ou scientifiques. Loin d'exister comme un type autonome de production de l'esprit, l'idéologie s'insère partout et fait flèche de tout bois.

IDÉOLOGIE OU PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE

Reste toutefois une autre question à clarifier. Si l'historiographie n'est pas à proprement parler une idéologie, faut-il en conclure qu'elle peut être une science objective et qu'elle peut demeurer à l'abri de ces conflits d'interprétation qui ont amené plusieurs théoriciens à la qualifier de « subjective »? J'ai affirmé plus haut que l'historiographie est une discipline scientifique, mais, bien sûr, j'employais cette dernière expression dans un sens assez large de ce mot qui implique seulement que l'historiographie est la discipline qui met en oeuvre de façon rationnelle et critique les moyens théoriques et empiriques les plus susceptibles de permettre de faire avancer la connaissance d'un objet particulier, soit en l'occurrence le passé de l'humanité. Dumont a souligné avec raison que le respect des « événements passés estimés pour eux-mêmes » rattachait l'historiographie à la science mais que l'historien n'en demeurait pas moins « en situation » et qu'il devait s'employer à structurer les « totalités historiques » en appuyant ses conclusions sur des principes généraux relevant le plus souvent d'une conception de la nature humaine qui peut paraître suspecte. Sans doute certains historiens peuvent-ils consacrer tous leurs efforts à l'établissement de faits et refuser tout net de s'écarter des conclusions factuelles auxquelles une solide documentation leur a permis d'arriver sur ce plan. Il faut toutefois reconnaître que ce n'est pas là le fait des historiens qui sont cités comme les plus intéressants ni même comme les plus représentatifs de ce que la science historique peut apporter de plus instructif à l'humanité.

Les plus grands historiens – et pas seulement ceux qui, tel Garneau, n'avaient pas le loisir de s'inscrire solidement dans une tradition scientifique bien établie – ne se sont pas contentés de s'en tenir aux seules données factuelles d'une irréfutable empiricité ; ils ont cherché à faire comprendre des phénomènes d'une ampleur beaucoup plus grande ; ils ont cherché à dire ce qui s'est vraiment passé au cours de la période sur laquelle a porté leur attention. Même si, aux yeux de Ranke, l'historien était d'autant plus objectif qu'il se donnait justement pour tâche de dire « ce qui s'est passé », on a compris depuis, après cent ans de philosophie critique de l'histoire et de critique de l'historiographie positiviste, qu'il n'en allait pas ainsi. L'historien qui prétend dire ce qui s'est passé ne peut s'abstenir de dégager la signification des événements qu'il analyse. Or, comment dégager cette signification sans situer ces événements dans un contexte plus large, sans les mettre en perspective à la lumière d'une vision de l'histoire qui, qu'on le veuille ou non, est celle de l'historien? Faut-il en conclure que l'historien ne pourrait en dernier ressort échapper à l'idéologie qui le rattraperait ainsi dès qu'il quitte le niveau de la facticité la plus insignifiante à laquelle semblent le confiner les techniques les plus indiscutablement scientifiques qu'il a su mettre au point? Mais pourquoi faudrait-il appeler « idéologique » cette démarche par laquelle l'historien serait amené à dégager la signification des événements qu'il analyse? Si sa démarche est commandée par une ferme volonté de comprendre et non de justifier, de rassurer, de rationaliser des orientations sociales et de satisfaire les intérêts de quelque groupe social, on ne voit pas ce qu'il y aurait de particulièrement idéologique dans cette démarche, à moins de faire peu de cas de ce qui, on en a déjà convenu, constitue le propre de l'idéologie.

Toutefois, quand il s'élève ainsi au-dessus de la facticité des événements de manière à en dégager la signification et à rendre compte de ce qui s'est passé, l'historien s'engage dangereusement sur un terrain contre lequel son instinct scientifique le met pourtant en garde, et ce terrain, ce n'est pas celui de l'idéologie mais bien celui de la philosophie de l'histoire. Pour illustrer les multiples façons dont les images du passé se forment en dehors de l'historiographie, Dumont évoque « les résurgences incessantes des philosophies de l'histoire » qui « inquiètent le sens critique des historiens, mais correspondent à une soif profonde de plusieurs de nos contemporains... » (p. 45-46). Je pense que, là encore, il a vu juste, mais que ces résurgences sont encore plus « incessantes » qu'il ne le laisse entendre, et ce, dans la mesure où elles me paraissent indissociables de l'activité même de l'historien et que, de ce fait, elles ne se manifestent pas seulement en dehors de l'historiographie.

La philosophie de l'histoire, en effet, n'est rien d'autre que la prétention de dire ce qui, en dernier ressort, s'est vraiment passé, par exemple, au cours de l'histoire de l'Occident. Hegel, Marx et Spengler avaient là-dessus des vues fort différentes, mais les historiens qui débattent du sens de la Révolution française le font souvent au nom de visions globales de l'histoire qui, pour être généralement beaucoup plus attentives aux événements, n'en sont pas pour autant d'une nature très différente de celles qui ont guidé ces philosophes. Certes, la plupart des historiens vont s'indigner de se voir ainsi rapprocher de ces philosophes de l'histoire qui, comme Hegel hier et Fukuyama aujourd'hui, ont l'impudence de parler ouvertement de « fin de l'histoire7 » ; mais comment prétendre cerner ce qui s'est passé dans l'histoire de l'Occident sans laisser entendre que ce qui s'est passé est en un sens désormais achevé, sans quoi on ne pourrait vraiment en dégager la véritable signification? Et si l'on ne peut dégager la signification de ce qui s'est passé dans l'histoire de l'Occident, comment peut-on être certain de pouvoir dégager celle de l'un de ses moments? Le seul fait de parler de la Renaissance et de comprendre ce qui s'est passé à la fin du Moyen Âge en Occident comme la re-naissance de valeurs porteuses d'avenir (et non comme une décadence spirituelle ou comme la naissance pure et simple d'un monde nouveau ou comme un retour périodique à un stade quelconque d'une évolution cyclique, etc.) relève moins de techniques historiographiques que d'une philosophie de l'histoire de l'Occident. Et si, comme Dumont le souligne avec raison, il faut se garder d'exagérer la subjectivité des historiens au vu de la permanence remarquable de la perception qu'ont eue de la Renaissance des historiens pourtant tournés vers des événements aussi distincts que ceux qui relèvent respectivement de la culture et de l'économie, c'est que manifestement ces historiens partagent très largement, dans ses grandes lignes, une philosophie de l'histoire qui a fini par s'imposer en Occident. L'exemple des travaux historiques faisant intervenir la modernité –pour ne pas parler de la postmodernité – pourrait illustrer peut-être plus éloquemment encore la façon dont les totalités historiques sont structurées à la lumière d'une philosophie de l'histoire beaucoup plus qu'à celle qui serait due à des techniques proprement historiographiques.

Loin de moi l'idée de donner raison aux philosophes de l'histoire dont on a assez dénoncé la superbe indifférence à l'égard des faits et le dogmatisme prétentieux qui les a souvent menés aux conclusions les plus absurdes. Je voudrais d'autant moins favoriser une nouvelle « résurgence » de la philosophie de l'histoire que je m'emploie justement à en signaler la présence discrète mais sournoise dans des travaux contemporains d'historiens ou de politologues. Ce sur quoi je tiens à attirer l'attention, c'est l'absence d'une solution de continuité entre les traditionnelles philosophies de l'histoire et ces conceptions de l'évolution historique qui jouent forcément un rôle dans les analyses historiographiques de quelque envergure, dans la mesure où l'historien s'efforce de préciser en quoi consiste un phénomène dont il ne peut prétendre dégager la signification authentique sans le considérer comme achevé, du moins pour l'essentiel. Par exemple, quand Fernand Braudel cherche à comprendre ce que les échanges économiques et culturels sur la Méditerranée ont pu représenter pour le développement de l'Occident, il ne propose certes pas une philosophie de l'histoire au sens où le faisaient les philosophes associés à la philosophie spéculative de l'histoire, ne serait-ce que parce qu'il demeure scrupuleusement et admirablement respectueux des faits (c'est là, on l'a vu, le critère principal qui permettait à Dumont de soutenir que le savoir historiographique diffère malgré tout de l'idéologie). Pourtant, il ne peut s'empêcher de structurer les événements d'une certaine façon qui permet de conclure que quelque chose d'identifiable s'est réalisé au cours de la longue période qui l'intéresse, que, grâce à ce processus, quelque chose a désormais été acquis, en quelque sorte, pour la civilisation et que ce quelque chose est donc suffisamment achevé pour que l'on puisse avec quelque autorité en dégager la signification8.

Bien sûr, la signification de la grande majorité des événements (ou, en tout cas, de ceux qui intéressent les historiens) paraît être à peu près fixée. Pourtant en histoire, comme l'ont expérimenté récemment les historiens du monde soviétique, rien n'est définitivement achevé et la signification de ce qui s'est passé risque toujours, en principe, de n'être scellée que dans le futur. Or, c'est justement parce que ce fait peut avoir un impact important sur l'appréciation que l'historien porte sur certains événements qu'on ne saurait établir une frontière vraiment étanche entre les visions globales de l'histoire qui inspirent les meilleurs historiens et les philosophies de l'histoire traditionnelles. En ce sens, la philosophie de l'histoire est une tentation à laquelle succombent historiens et politologues chaque fois qu'ils prétendent donner l'heure juste à propos d'un événement dont l'entière signification n'est pas encore scellée et je soutiens seulement ici que de telles prétentions sont beaucoup plus fréquentes qu'on ne le croit généralement. Il est vrai que c'est avec beaucoup plus de démesure et de dogmatisme et avec beaucoup moins de prudence et d'attention aux faits que les philosophes « spéculatifs » de l'histoire ont, à leur façon, tenté de structurer certains événements de manière à pouvoir conclure que quelque chose d'identifiable s'est réalisé dans l'ensemble de l'histoire de l'humanité. Toutefois, autant il serait injuste et trompeur de confondre sans plus les tentatives prétentieuses des philosophes de l'histoire et le patient travail des historiens de la civilisation, autant on aurait tort de penser qu'il y a, entre les deux entreprises, une différence radicale de nature, tant il est vrai que la nécessaire structuration des totalités historiques signifiantes ne peut se faire à partir d'une méthode empirique ou d'une autre méthode qui se voudrait scientifique.

Cette restriction quant au caractère empirique, scientifique ou objectif de l'historiographie ne la rend toutefois pas plus idéologique pour autant. Il n'y a aucune raison de penser que les vastes synthèses comme celles que propose Braudel ont, en tant que telles, quelque chose de particulièrement idéologique. Bien sûr, dans la mesure où de telles visions de l'histoire ne s'en tiennent pas à l'incontournable facticité des événements, elles peuvent, en un sens, se prêter plus aisément à des usages idéologiques (encore que, de ce point de vue, elles risquent toujours de perdre en autorité ce qu'elles gagnent en malléabilité). De plus, s'il est vrai que la signification des événements n'est pas scellée – sauf par le recours à une philosophie de l'histoire –, la relecture de l'histoire par l'historien en mal de justification s'en trouve d'autant facilitée. Mais le fait que certains traits de l'historiographie puissent éventuellement diminuer sa « résistance », si j'ose dire, à l'emprise idéologique ne me semble pas de nature à affecter les rapports de principe qu'il y a lieu d'établir entre le phénomène « idéologie » et une discipline comme l'historiographie. Quelle que soit la place qu'elle fait à des intuitions qui peuvent être apparentées à des visions « philosophiques » de l'histoire et quel que soit le degré d'achèvement des phénomènes qu'elle étudie, une entreprise scientifique ne fonctionne idéologiquement, à mon sens, que dans la mesure où elle est mise au service de quelconques intérêts en mal de justification. Bien sûr, l'historien ne saurait prétendre à une objectivité qui serait définie par la notion de neutralité, ne serait-ce que parce qu'il doit constamment choisir parmi la multitude de faits qui composent le tableau historique qu'il s'affaire à composer, et ce fait peut évidemment l'inciter à faire fonctionner d'emblée son discours idéologiquement, par exemple, en mettant systématiquement sa recherche au service de ses convictions politiques. Tout ce que je soutiens ici, c'est que, même dans la situation idéale où l'historien serait mû par le seul désir de comprendre le passé, le fait qu'il doive forcément, à cette fin, dégager la signification de totalités historiques ne permet pas d'apparenter l'historiographie à l'idéologie mais permet de l'apparenter à la philosophie de l'histoire.

Je doute fort, à vrai dire, que les historiens se trouvent tellement plus heureux de voir leurs travaux rapprochés de la philosophie de l'histoire plutôt que de l'idéologie, mais il me semble néanmoins qu'il est important de dissocier ces deux phénomènes. C'est sur ce point seulement, je pense, que mon approche de ces questions s'écarte quelque peu de celle de Dumont. Nous nous entendons, je crois, pour dire qu'on a tort d'exagérer le caractère subjectif de l'historiographie, bien qu'il faille reconnaître que celle-ci ne puisse être simplement qualifiée de « scientifique » et d'« objective », dans la mesure où l'historien est un « être en situation » qui structure les totalités historiques à l'aide de principes plus ou moins bien établis lui permettant de dégager ce qu'il estime être la signification des événements. Mais alors que, pour Dumont, ces traits semblent suffire à faire de l'historiographie une sorte d'idéologie, je préfère, pour ma part, voir là la marque d'une parenté entre historiographie et philosophie de l'histoire et réserver le concept d'idéologie pour désigner la fonction exercée occasionnellement par l'historiographie – comme par toute autre production intellectuelle un peu crédible – quand elle est mise au service d'une entreprise aisément identifiable par les traits (intérêts, justification, rationalisation, etc. ) que Dumont a fort utilement repérés.

* * *

Je ne voudrais surtout pas suggérer qu'en disant que l'historiographie est idéologie, Dumont se référait, en dernier ressort, au phénomène que j'ai, pour ma part, cherché à expliquer en me référant à la philosophie de l'histoire. Loin de vouloir ramener la question discutée par Dumont – l'importance de l'idéologie dans l'oeuvre historiographique – à celle sur laquelle j'ai voulu attirer l'attention – l'importance de la philosophie de l'histoire dans l'oeuvre historiographique –, mon propos, on l'aura compris, a justement consisté à bien distinguer ces deux questions. Et pourtant, peut-être me reprochera-t-on d'avoir trop sollicité le texte de Dumont dans le sens des thèses que je cherche à défendre pour ma part. À n'en pas douter, ce texte aurait bien mérité d'être présenté uniquement pour lui-même ; mais ce texte que j'ai dit « inspirant » et sur lequel j'ai médité fort longtemps avant de préciser mes propres idées sur les questions qu'il soulève m'a peut-être inspiré plus ou moins consciemment – et c'est, en un sens, ce que j'ai voulu montrer ici – dans la mesure où il m'a fourni les éléments de réflexion qu'il m'a paru légitime et peut-être utile de développer à ma façon. Sans doute est-ce là le moindre mérite de ce court texte qui est hélas! demeuré quelque peu à l'ombre des nombreux ouvrages qui ont émaillé la carrière de Fernand Dumont, mais je suis persuadé que son auteur ne compte pas pour rien le fait qu'il ait pu, à l'occasion, stimuler la réflexion sur les vastes questions sur lesquelles il ouvrait précocement et opportunément de riches perspectives.

CIBLE.GIF

L'auteur tient à remercier Stéphan D'Amour et Robert Nadeau de leurs très utiles commentaires ainsi que le CRSH et le Fonds FCAR pour leur aide financière.

NOTES

CIBLE.GIF1. Le terme « historiographie » a plusieurs acceptions ; il est pris ici, comme chez Dumont me semble-t- il, au sens de « histoire écrite par les historiens » par opposition à l'Histoire comprise comme le passé de l'humanité.

CIBLE.GIF2. Fernand Dumont, « Idéologie et savoir historique », Cahiers internationaux de sociologie, XXXV, juillet-décembre 1963, p. 43-60.

CIBLE.GIF3. Lucien Febvre, Combats pour l'histoire, Paris, Armand Colin, 1965, p. 6-7.

CIBLE.GIF4. Fernand Dumont, Les idéologies, Paris, Presses universitaires de France, 1974. J'ai eu l'occasion de publier un compte rendu de cet ouvrage dans Dialogue, mars 1976, p. 173-177.

CIBLE.GIF5. J'ai eu l'occasion d'exposer cette façon de comprendre l'idéologie comme fonctionnement idéologique dans les articles suivants: « Ces idéologies qui faisaient parler les choses », dans: Jacques Dufresne et Jocelyn Jacques (sous la direction de), Crise et leadership, Montréal, Boréal Express, 1983, p. 293-309 ; « Le néo-libéralisme et la gauche », dans: Lizette Jalbert et Lucille Beaudry (sous la direction de), Les métamorphoses de la pensée libérale, Montréal, Presses de l'Université du Québec (collection Études d'économie politique), 1987, p. 157-191 ; « Le néo- libéralisme comme programme de recherche et comme idéologie », Cahiers d'économie politique, 16-17, 1989, p. 129-152 ; « Peut-on parler de connaissance philosophique? », Dialogue, 29, 1991, p. 415-440 ; « La signification idéologique de l'effondrement de l'Empire soviétique », dans: Guy Haarscher et Mario Telo (sous la direction de), Après le communisme, Bruxelles, Éditions de l'Université de Bruxelles, 1993, p. 39-51.

CIBLE.GIF6. Dans un contexte légèrement différent, Dumont fait une observation qui me semble à peu près équivalente à propos des rapports de l'idéologie à la science et à la religion respectivement (voir p. 48, note 2).

CIBLE.GIF7. Francis Fukuyama, The End of History and the Last Man, New York, Macmillan, The Free Press. Traduction française de Denis Armand Canal: La fin de l'Histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.

CIBLE.GIF8. On s'en convaincra en relisant l'admirable raccourci de la thèse de Braudel que brosse Paul Ricoeur – à d'autres fins, il est vrai – dans le tome I de Temps et récit (Paris, Seuil, 1983, p. 290-304).


TABLE DES
MATIERES DEBUT DE
CE CHAPITRE CHAPITRE
SUIVANT


Pour tout commentaire concernant cette édition électronique:

Guy Teasdale (guy.teasdale@bibl.ulaval.ca)