Une herméneutique critique de la culture

Serge Cantin


Début du chapitre

LA QUESTION HERMÉNEUTIQUE ET LA NÉCESSITÉ SELON PAUL RICOEUR DE SA REFORMULATION CRITIQUE

UNE HERMÉNEUTIQUE CRITIQUE DE LA CULTURE

NOTES


Alors que toute son oeuvre témoigne de l'importance qu'il attache aux cheminements de l'épistémè contemporain, on pourrait trouver étonnant que Fernand Dumont se soit toujours tenu à l'écart des grands débats doctrinaux qui agitent la communauté savante, comme si le réclamaient des tâches plus urgentes que celle de se définir ou de se situer par rapport aux discours philosophiques et sociologiques dominants.

Quoi qu'il en soit des motifs qui ont pu le retenir de se livrer à ce genre d'exercice plus ou moins académique, il me paraît opportun, dans le cadre d'un ouvrage qui se veut un hommage au professeur et au penseur Fernand Dumont, non pas de chercher à tout prix à annexer sa pensée, mais plutôt, en confrontant celle-ci à un programme philosophique disons consacré et avec lequel elle accuse un lien de parenté évident, de tenter, autant que faire se peut, de la saisir dans ce qu'elle a d'unique et, je crois, de précieux à offrir à la réflexion actuelle sur l'homme et sur la culture. Aussi ai-je conçu l'idée d'une mise en perspective de la pensée dumontienne à partir de l'un des lieux majeurs de la philosophie contemporaine: l'herméneutique de Hans-Georg Gadamer.

Encore ce choix repose-t-il sur une hypothèse, dont je voudrais dans ce texte fixer le cadre, selon laquelle la théorie de la culture que Fernand Dumont élabore depuis plus d'une quarantaine d'années, constitue en elle-même une réponse originale à l'exigence à laquelle en appelait naguère Paul Ricoeur de « déplacer le lieu initial de la question herméneutique, de reformuler la question de base de l'herméneutique, de manière telle qu'une certaine dialectique entre l'expérience d'appartenance et la distanciation aliénante devienne le ressort même, la clé de la vie interne de l'herméneutique1 ».

Je précise tout de suite que comme cet essai porte avant tout sur la pensée de Fernand Dumont, on ne doit pas s'attendre à y trouver une étude approfondie de l'herméneutique de Gadamer, ni à y voir abordée la problématique du texte à partir de laquelle Paul Ricoeur tente pour sa part de reformuler la question de l'herméneutique. De l'herméneutique gadamérienne, je me bornerai à une présentation oblique, largement redevable de la critique à laquelle la soumet Ricoeur dans « Herméneutique et critique des idéologies ». Cette critique, dont je résumerai l'argument dans la première partie, servira, dans la seconde partie, de pôle de référence à mon analyse de l'herméneutique de Dumont.

Deux raisons justifient à mes yeux la place réservée ici au texte de Ricoeur. D'abord, l'éclairage particulièrement pénétrant que celui-ci projette sur la question de l'herméneutique ainsi que sur la nécessité de sa reformulation à partir « de la requête légitime d'une critique des idéologies » (335) – requête à laquelle me paraît satisfaire, on verra selon quelle modalité spécifique, l'herméneutique dumontienne. La seconde raison tient au choix du philosophe français de prendre « pour pierre de touche du débat [entre l'herméneutique et la critique des idéologies] l'appréciation de la tradition dans l'une et l'autre philosophie » (334). En effet, la question du statut et du rôle de la tradition dans la société moderne étant au centre de l'interrogation dumontienne sur « le sort de la culture », ce thème m'apparaît particulièrement propre à éclairer le rapport que celle-ci entretient avec l'herméneutique gadamérienne des traditions et, par là même, à faire ressortir le sens et la portée du déplacement que, selon mon hypothèse, l'auteur du Lieu de l'homme fait subir d'entrée de jeu à la question de l'herméneutique.

LA QUESTION HERMÉNEUTIQUE ET LA NÉCESSITÉ SELON PAUL RICOEUR DE SA REFORMULATION CRITIQUE

Principal représentant français d'un courant philosophique par- dessus tout allemand – dont les figures de proue furent, au XIXe siècle, Schleiermacher et Dilthey, et au XXe siècle, Heidegger et surtout Gadamer –, Paul Ricoeur s'est visiblement donné pour tâche au tournant des années 1960 de féconder l'héritage herméneutique en l'ouvrant à d'autres horizons de pensée: phénoménologie, psychanalyse, philosophie anglo-saxonne du langage, notamment, pareille ouverture dût-elle entraîner une refonte en profondeur du programme herméneutique2.

C'est de cet esprit d'ouverture et de dialogue avec les autres grands courants de la pensée contemporaine, d'un esprit pourrait-on dire oecuménique, que procède l'effort déployé dans « Herméneutique et critique des idéologies » pour repenser la question de base de l'herméneutique d'une manière qui « rendrait justice à la critique des idéologies, [...] qui en montrerait la nécessité du fond même de ses propres exigences » (333). Tâche qui nécessite en premier lieu la levée de l'hypothèque romantique qui, selon Ricoeur, continue de peser sur la question ou la problématique de l'herméneutique moderne.

Celle-ci trouve en effet son origine, mais aussi son impasse, dans la remise en question par le romantisme allemand des présupposés de la philosophie des Lumières, plus spécifiquement dans la dénégation du « discrédit jeté sur le préjugé par l'AufklÂrung », selon les mots de Gadamer cités par Ricoeur (339). Or, cette réaction romantique à l'AufklÂrung, si elle constitue « une première fondation du problème » herméneutique, représenterait en même temps son « échec fondamental », en ce sens que la réhabilitation du préjugé, de la tradition et de l'autorité accomplie par l'herméneutique romantique, « a seulement renversé la réponse sans renverser la question », n'a « opéré (selon un argument que Ricoeur trouve chez Gadamer) qu'un renversement du pour au contre ou plutôt du contre au pour, sans avoir réussi à déplacer la problématique elle-même et à changer le terrain du débat ». Car peu importe au fond « que l'on magnifie le muthos au lieu de célébrer le logos, que l'on plaide pour l'Ancien aux dépens du Nouveau [...], pour le passé mythique contre le futur des utopies rationnelles », etc., dès lors que ce plaidoyer s'effectue « sur le même terrain, sur le même sol de question » que l'adversaire, sans que soient remis en cause « la conscience de soi, maîtresse d'elle-même » et « le primat du jugement dans le comportement de l'homme à l'égard du monde » (338-340) ; tout ce dont, manifestement, l'herméneutique romantique, et Dilthey lui-même, n'ont pu s'affranchir.

Pour Ricoeur, toute « la question est de savoir si Gadamer a vraiment dépassé le point de départ romantique de l'herméneutique », si son herméneutique des traditions « échappe au jeu des renversements dans lequel il voit le romantisme philosophique enfermé, face aux prétentions de toute philosophie critique » (339) ; et si, partant, « le conflit moderne entre la critique des idéologies selon l'École de Francfort et l'herméneutique selon Gadamer marque un progrès quelconque » (338) par rapport au combat stérile que, depuis deux siècles, le romantisme livre contre les Lumières.

Telle est pourtant « l'intention déclarée » de Gadamer « de ne pas retomber dans l'ornière romantique » (338) en opérant, sur la base de l'ontologie heideggerienne, un déplacement radical de la problématique herméneutique du préjugé et de la tradition. On sait combien décisif fut l'apport de Heidegger au renouvellement de l'herméneutique contemporaine ; ce que Gadamer n'a pas manqué du reste de souligner: « L'analytique heideggerienne de la temporalité du Dasein humain a montré de manière convaincante, selon moi, que comprendre n'est pas un mode de comportement du sujet parmi d'autres, mais le mode d'être du Dasein lui- même. C'est dans ce sens que le concept d'herméneutique est mis ici en oeuvre. Il désigne la motion fondamentale de l'existence, qui la constitue dans sa finitude et dans son historicité, et qui embrasse par là même l'ensemble de son expérience du monde3 ».

Avant de s'appartenir et de pouvoir établir avec le monde et avec lui-même un rapport de sujet à objet, l'homme appartient à l'être, au sens où il comprend toujours-déjàl'être: non pas d'une manière réflexive qui résulterait d'une prise de conscience, mais en tant qu'il est un Da-sein, un être-là irrémédiablement jeté, avant toute réflexion, et en son être même, dans l'expérience temporelle de l'être. C'est en prenant ainsi appui sur la découverte par Heidegger de cette structure d'anticipation du comprendre originel – structure à la fois préréflexive et temporelle qui implique la subordination de la théorie de la connaissance à l'ontologie – que Gadamer va prétendre procéder à une réhabilitation non romantique du préjugé dans les sciences humaines, à une fondation de la tradition irréductible à une opération purement intellectuelle. Gadamer entend en effet

rétablir dans ses droits fondamentaux le facteur de la tradition dans l'herméneutique des sciences humaines. La recherche qui fait l'objet des sciences humaines, écrit-il dans Vérité et méthode, ne peut pas se concevoir elle-même en opposition pure et simple avec l'attitude que nous avons à l'égard du passé en tant que nous vivons dans l'histoire. En tout cas, notre disposition permanente à l'égard du passé dans lequel nous sommes constamment impliqués ne consiste pas à nous tenir à distance et à nous libérer de la tradition transmise. Au contraire, nous nous trouvons constamment au sein de traditions et cette immersion exclut toute attitude objectivante qui nous ferait considérer l'apport de la tradition comme quelque chose d'autre, d'étranger ; cet apport est dès toujours ressenti comme nôtre ; c'est un modèle à suivre ou à renier, une manière de nous reconnaître nous-mêmes, au regard de quoi le jugement historique ultérieur qui repassera sur ce passé ne sera guère une véritable connaissance, mais simplement l'accommodation la moins contrainte qui soit de la tradition4.

Si je me suis permis une si longue citation, c'est qu'elle traduit bien, à mon avis, ce que Ricoeur appelle « la polémique antiréflexive » (340) qu'entretient l'herméneutique gadamérienne et qui place celle-ci d'emblée en situation de conflit avec la critique des idéologies. Sans doute, concède Ricoeur, la phénoménologie de l'autorité que Gadamer incorpore à son herméneutique des traditions « implique un certain moment critique », et il « faut lui savoir gré d'avoir tenté de rapprocher, au lieu d'opposer, autorité et raison » (344-345). De plus, en liant explicitement « l'interprétation de l'autrefois et du là-bas à « l'application » (Anwendung) ici, aujourd'hui » (354), et en concevant la tradition non pas comme « une réalité naturelle » qu'il faudrait préserver, mais plutôt comme ce qui « demande à être saisi, assumé et entretenu », Gadamer reconnaît que la tradition « est un acte de raison » (345). Enfin, le concept clé de l'herméneutique gadamérienne, la Wirkungsgeschichtliches Bewusstsein (littéralement la conscience de l'histoire des effets, que Ricoeur traduit par « conscience de l'histoire de l'efficace » ou « conscience exposée aux effets de l'histoire »), dans la mesure où il désigne une « catégorie de la prise de conscience de l'histoire », n'implique-t- il pas nécessairement la mise à distance de celle-ci, donc un moment d'objectivation propice à une saisie critique du passé et de la tradition? Mais que l'on examine de près, « avec la plus grande lucidité ce concept » et l'on découvre aussitôt qu'il n'en est rien: la conscience de l'histoire des effets dénote au contraire le « fait massif et global d'appartenance et de dépendance de la conscience à l'égard de cela même qui l'affecte avant même de naître à soi comme conscience » (346). Ou encore, selon la définition qu'en donne Gadamer lui- même dans un passage des Kleine Schriften cité par Ricoeur (346), la Wirkungsgeschichtliches Bewusstsein veut dire, d'une part, « que notre conscience est déterminée par un devenir historique réel, en sorte qu'elle n'a pas la liberté de se situer en face du passé » et, d'autre part, « qu'il s'agit de prendre toujours à nouveau conscience de l'action qui s'exerce sur nous, en sorte que tout passé dont nous venons à faire l'expérience nous contraint de le prendre totalement en charge, d'assumer en quelque façon sa vérité ».

Ce qui permet à Ricoeur d'affirmer que, malgré sa critique du romantisme et bien que son concept de conscience historique comporte en lui-même un élément de distance, « c'est à un thème du romantisme que Gadamer revient, en liant autorité et tradition. Ce qui a autorité, c'est la tradition » (344). Mais comment expliquer que Gadamer ne parvienne pas à doter son herméneutique d'une véritable instance critique? Qu'est-ce qui retient ce dernier « de s'engager à fond » (365) dans la voie critique?

L'explication de Ricoeur est la suivante. Ce n'est pas tant que, obsédé comme l'était Heidegger par le problème du fondement, Gadamer n'aurait pas été conscient « de l'urgence d'une dialectique descendante, du fondamental vers le dérivé », de l'ontologie vers l'épistémologie, de l'appartenance à l'histoire à sa mise à distance. Ce qui a empêché Gadamer d'inclure une véritable instance critique dans son herméneutique, c'est bien plutôt, dit Ricoeur, « l'expérience herméneutique elle- même », son « expérience princeps », à savoir « celle du scandale que constitue, à l'échelle de la conscience moderne, la sorte de distanciation aliénante – de Verfremdung – [...] qui commande l'attitude objectivante des sciences humaines ». L'herméneutique gadamérienne, « le lieu même d'où cette herméneutique élève sa revendication d'universalité », implique « la réfutation » de la distanciation aliénante propre aux sciences humaines, et ce, parce que, aux yeux de Gadamer, une telle attitude méthodologique « présuppose la destruction du rapport primordial d'appartenance – de ZugehËrigkert – sans quoi il n'existerait pas de rapport à l'historique comme tel » (335, 364-365).

Faute d'avoir su reformuler la question de base de l'herméneutique, parce qu'il serait demeuré au fond, quoi qu'il en eût, prisonnier du lieu initial, romantique, de l'herméneutique et de la problématique de la tradition qui s'y rattache, Gadamer, nonobstant tous ses efforts pour conférer une signification vraiment positive au problème de la distanciation et de l'aliénation, échoue à fonder une herméneutique proprement critique, c'est-à-dire une herméneutique dans laquelle « vérité et méthode ne constituent pas une alternative, mais un procès dialectique » (368).

Que penser maintenant de cette interprétation de l'herméneutique gadamérienne? On pourrait certes lui reprocher de n'être pas tout à fait désintéressée, d'être commandée par une certaine conception de « la tâche de l'herméneutique5 », dont Ricoeur esquisse les grandes lignes dans la seconde partie de son essai (366-370). En outre, pour rectifier, « sans (la) contredire vraiment », l'herméneutique gadamérienne « dans un sens décisif pour l'issue même du débat avec la critique des idéologies », Ricoeur n'avait-il pas besoin au préalable de forcer quelque peu le texte de Gadamer et d'interpréter comme une « situation initiale d'alternative et de dichotomie » (365-366) ce qui ne serait en fait, de la part de Gadamer, que l'affirmation d'une claire hiérarchie? N'est-ce pas là d'ailleurs ce que Ricoeur reconnaît implicitement en insistant sur le fait « qu'une critique ne peut jamais être première ni dernière » (373), ou encore lorsqu'il dit attendre de sa réflexion herméneutique sur la critique « qu'elle avère le propos de Gadamer selon lequel les deux universalités, celle de l'herméneutique et celle de la critique des idéologies, s'interpénètrent » (370)?

Toute la question – et c'est là, me semble-t-il, où se situe l'enjeu du désaccord – est cependant de savoir ce que veut dire et ce qu'implique, pour l'herméneutique contemporaine, une telle interpénétration, dont Gadamer, s'il en approuve le principe, ne semble pas disposé à tirer toutes les conséquences épistémologiques. Car il ne s'agit pas d'établir une sorte de compromis raisonnable entre deux revendications légitimes mais exclusives l'une de l'autre: c'est, rappelons-le, « du fond même de ses propres exigences » que, selon Ricoeur, l'herméneutique doit montrer la nécessité de la critique des idéologies. Sinon, l'alternative entre la conscience herméneutique et la conscience critique n'est surmontée qu'en apparence.

Soit ; mais enfin, cela ne nous dit pas pour quelle raison il faudrait à tout prix récuser cette alternative. Pourquoi une herméneutique critique? Qu'est-ce qui rend si nécessaire, aux yeux de Ricoeur, la reformulation critique de la question herméneutique, la mise en oeuvre d'une véritable dialectique entre l'expérience d'appartenance et la distanciation aliénante?

C'est, il me semble, l'idée ou la conviction – à laquelle souscrirait du reste le philosophe et sociologue Fernand Dumont – que l'appartenance de la philosophie à la culture et à l'histoire de ce temps n'implique nullement de la part du philosophe qu'il renonce à l'objectivité des sciences humaines, mais qu'au contraire, « une philosophie qui rompt le dialogue avec les sciences ne s'adresse plus qu'à elle-même6 ». Celles-ci appartiennent, volens nolens, à la culture moderne, elles participent de sa dialectique la plus concrète, la plus constitutive ; de sorte que leur tourner le dos pour se consacrer à l'analyse minutieuse « du fait massif et global d'appartenance et de dépendance de la conscience à l'égard de cela même qui l'affecte », c'est s'enfermer dans le paradoxe d'une pensée qui, tout en se prononçant résolument pour l'appartenance, refuse d'assumer les conditions et les conséquences inhérentes à cette option aujourd'hui. Si, comme y insistera de son côté Dumont, « l'absence de l'homme » que postulent les sciences humaines est aussi bien le produit que la cause de la distanciation aliénante inscrite au coeur de la culture moderne, alors on ne saurait les récuser au nom de l'appartenance sans se priver en même temps de la possibilité qu'elles offrent à la réflexion philosophique de remonter, à travers elles, aux sources de cette culture et du drame qui s'y joue.

De plus, s'il est vrai que l'appel herméneutique à la réhabilitation de la tradition ne peut surgir que dans un monde où la confiance en la tradition ne va plus de soi, où le fil conducteur nous reliant au passé a été rompu, on a du mal à imaginer comment la réappropriation de soi, qui se profile à l'horizon de l'entreprise de réhabilitation de la tradition, pourrait légitimement faire l'économie d'une critique des idéologies et des illusions du sujet, la première de ces illusions étant peut-être de croire en la possibilité d'une telle économie. C'est pourtant, comme le montre bien à mon avis Ricoeur, à cette position métacritique que, dans sa lutte contre la distanciation méthodologique, aboutit finalement l'herméneutique gadamérienne des traditions ; plus précisément, à « assumer une thèse qui paraîtra très suspecte aux yeux de la critique: à savoir qu'un consensus existe déjà. [...] Cette idée d'un tragendes EinverstÂndnis, ajoute Ricoeur, est absolument fondamentale ; l'affirmation qu'une entente préalable porte la mécompréhension elle-même est le thème méta-critique par excellence » (350).

Il ne saurait être question que je m'engage ici dans une présentation, même oblique, de la pensée de Habermas. Disons, pour aller à l'essentiel de la critique que ce dernier dirige contre Gadamer (critique dont Ricoeur reconnaît jusqu'à un certain point la pertinence), que la thèse qui affirme l'existence d'une entente préalable, d'un consensus « donné dans l'être », en même temps qu'elle équivaut à hypostasier le passé, « à présumer une convergence des traditions qui n'existe pas » (361), conduit à nier ou à minimiser la réalité des phénomènes de domination à l'oeuvre ici et maintenant dans la société et que l'idéologie a précisément pour fonction de déréaliser et de justifier tout à la fois. Ainsi, à la place du concept d'idéologie, trouve-t-on, chez Gadamer, celui de malentendu, de mécompréhension, mécompréhension conçue comme « homogène à la compréhension » (357) et susceptible d'être surmontée par le dialogue7. « Habermas, souligne Ricoeur, ne peut avoir que méfiance pour ce qui lui paraît être l'hypostase ontologique d'une expérience rare, à savoir l'expérience d'être précédé dans nos dialogues les plus heureux par l'entente qui nous porte. Mais on ne peut canoniser cette expérience et en faire le modèle, le paradigme de l'action communicative » (360). Aussi, à l'idée d'un consensus préalable qui fonde l'autorité de la tradition, Habermas oppose-t-il, d'une part, l'idéal (ou l'idée régulatrice au sens kantien) d'une communication sans bornes et sans contraintes et, d'autre part, l'intérêt pour l'émancipation qui anime les sciences sociales critiques.

J'ai dit que Ricoeur endossait jusqu'à un certain point cette critique. En effet, de la même façon que chez Gadamer la lutte contre le méthodologisme tend à s'abîmer dans une ontologie métacritique de la tradition, de même la critique habermassienne de la conscience fausse, « l'approche soupçonneuse de la théorie des idéologies », tend à s'enfermer selon Ricoeur dans un eschatologisme et un criticisme abstraits où la tradition n'est plus conçue que comme « l'expression systématiquement distordue de la communication sous les effets d'un exercice non reconnu de la violence » (334). Qu'en est-il alors (je schématise l'objection de Ricoeur, 372-373) de l'idéal d'une communication sans entraves et sans bornes, si l'on ne peut rattacher cet idéal à aucune expérience concrète, si rien dans le passé n'est en mesure de l'exemplifier? Le consensus que Gadamer situe avant ou derrière nous, dans le passé, et qu'il conçoit en termes de tradition assumée, comment, passant d'un extrême à l'autre, saurions-nous l'anticiper à vide à partir de l'avenir?

À la fin, Ricoeur renvoie dos à dos ces deux positions extrêmes, métacritique et métaherméneutique, qui relèguent le débat entre herméneutique et critique des idéologies au niveau d'une « antithèse apparente », alors que « c'est la tâche de la réflexion philosophique, dit-il, de mettre à l'abri des oppositions trompeuses l'intérêt pour la réinterprétation des héritages culturels et l'intérêt pour les projections futuristes d'une humanité libérée » (375-376).

Je voudrais, dans la seconde partie de cet essai, souligner l'importance et l'originalité de la contribution de Fernand Dumont à cette tâche philosophique, qui est celle d'une herméneutique critique ; ce faisant, je ne perdrai pas de vue les deux questions que Ricoeur pose au commencement de sa recherche: « 1) À quelle condition une philosophie herméneutique peut-elle rendre compte en elle-même de la requête légitime d'une critique des idéologies? [...]  ; 2) À quelle condition une critique des idéologies est-elle possible? peut-elle être, en dernière analyse, dénuée de présupposés herméneutiques? » (362).

UNE HERMÉNEUTIQUE CRITIQUE DE LA CULTURE

Fernand Dumont et l'herméneutique

Bien qu'il n'ait jamais cru bon d'afficher son appartenance à l'herméneutique, je ne pense pas que ce soit trop s'avancer que de voir en Fernand Dumont un herméneute. Qu'il s'agisse en effet de la détermination de la culture comme conscience historique dans Le lieu de l'homme8, ou de la distinction cruciale entre vérité et pertinence dans L'anthropologie en l'absence de l'homme9, ou encore du problème de la réconciliation avec le passé qui hante ses essais sur le Québec10: c'est, je crois, à plus d'un titre que la pensée dumontienne supporte le rapprochement avec les thèses fondamentales de l'herméneutique contemporaine.

Cela dit, le geste herméneutique de Dumont n'en présente pas moins, par rapport à celui de Gadamer notamment, une différence spécifique qui tient à la délimitation même du champ herméneutique. Mais avant et afin de faire mieux ressortir cette spécificité du geste dumontien, je voudrais mener aussi loin que possible le parallèle avec Gadamer. Pour ce faire, je me guiderai sur l'analyse que fait Ricoeur11 du concept clé de l'herméneutique gadamérienne, la Wirkungsgeschichtliches Bewusstsein. Sous cette catégorie de la conscience de l'histoire de l'efficace, Ricoeur discerne quatre thèmes principaux, dont on peut retracer la présence chez Dumont:

1er thème: « le paradoxe de « l'altérité » du passé »

C'est l'idée voulant que la distance historique ne supprime pas notre collusion avec le passé, mais constitue plutôt la condition sous laquelle s'exerce son efficacité. « C'est la proximité du lointain, dit Ricoeur. D'où l'illusion, contre laquelle lutte Gadamer, que la "distance" [...] crée une situation comparable à l'objectivité des sciences de la nature » (347).

Il s'agit là d'un thème récurrent chez Dumont qui lui aussi dénonce, en particulier dans ses essais sur le Québec, l'illusion tenace que crée la distance historique et dont doit se garder la réflexion sur l'histoire. Par exemple: « Au Québec, de par la rupture culturelle récente, la désappropriation des appartenances idéologiques paraît miraculeusement acquise par la vertu de la culture elle-même ». Pour parer à cette illusion, à « cet obstacle épistémologique qui tient à la rupture culturelle de la Révolution tranquille », Dumont tient à « rappeler ce lieu commun de toute herméneutique », à savoir qu'« on ne saisit que ce dont on a transgressé l'étrangeté, on n'appréhende que ce dont on s'est fait soi-même le sujet12 ».

2e thème: la finitude historique

La conscience de l'histoire de l'efficace chez Gadamer implique qu'« il n'est pas de survol qui permette de maîtriser du regard l'ensemble de ces effets ; entre finitude et savoir absolu, il faut choisir ; le concept d'histoire efficiente n'opère que dans une ontologie de la finitude » (347).

De même, c'est à une ontologie de la finitude que se rattache la critique systématique des philosophies modernes de l'histoire au premier chapitre de L'anthropologie en l'absence de l'homme13. Pour Dumont, l'idée de survol est déjà impliquée dans le postulat premier des philosophies modernes de l'histoire affirmant l'immanence de la vérité ou de la raison à l'histoire, car une telle affirmation présuppose un « emplacement de la raison, [...] où elle réduit à elle-même ce qui lui est étranger ». Toutefois, ce postulat n'est pas sans soulever une « difficulté de fond »: en effet, comment rendre compte de la possibilité d'un tel survol s'il est vrai que la raison est dans l'histoire? Voilà pourquoi, explique Dumont, les philosophies de l'histoire devront faire appel à un second postulat: « D'elle-même, par son propre développement, l'histoire aurait conduit à une situation historique où elle se serait faite pensée de l'histoire. De sorte qu'il est possible, à partir de notre époque, de déterminer des étapes suivant lesquelles, de progrès inconscient de la raison, l'histoire serait devenue raison du progrès14. »

Il convient ici de souligner que pour Dumont – et cela permet déjà d'entrevoir la spécificité de son geste herméneutique par rapport à celui de Gadamer –, les postulats des philosophies de l'histoire (immanence de la vérité à l'histoire, survol de l'histoire, progrès de la raison), pour constitutifs qu'ils soient de l'épistémologie et de la méthodologie des sciences humaines, ne correspondent pas moins d'abord à des postulats de culture liés à la lente constitution d'une « ombre de l'histoire » et qui se sont traduits par des « transformations sociales » garantes d'une « histoire pratique de la raison ». Chez Dumont, l'avènement des philosophies de l'histoire ne se réduit pas plus à une histoire épistémologique que le survol de l'histoire ne résulte d'un comportement méthodologique de la raison.

3e thème: le concept d'horizon

Loin de s'identifier à « la règle de méthode de se transporter dans le point de vue de l'autre » en oubliant son propre point de vue, le concept gadamérien d'horizon se caractérise au contraire par « la tension des points de vue et la prétention de la tradition à transmettre une parole vraie sur ce qui est ». Prétention qui ne se soutient que « par l'idée d'une entente préalable sur la chose même », qu'il faut défendre contre l'attitude objectivante de la science historique et son « assimilation fallacieuse [...] de l'horizon à l'horizon de l'autre » qui ruine « le sens même de l'entreprise historique » (347).

Dumont développe un concept d'horizon très semblable dans ses essais sur l'histoire de la pensée québécoise. Ainsi, dans un texte sur le chanoine Groulx, il rappelle que « l'histoire n'a d'intérêt qu'en nous faisant sortir de nous-mêmes, de l'assurance que nous avons d'appartenir à un temps irréductible à celui du passé ». À cette fausse assurance qui ravale « les idées de jadis [...] au statut d'objets disqualifiables à loisir » et qui transforme la pensée québécoise en « matériau à exploiter par l'histoire dévoratrice », accentuant de la sorte « l'angoissant déracinement de notre propre pensée », Dumont oppose la vraie objectivité, qui « n'est pas le contraire de l'attrait pour l'objet », mais qu'il « faut plutôt [...] traquer à l'intérieur même de la subjectivité, selon une exigence de cette dernière15 ».

4e thème: la fusion des horizons

Ce thème, que Ricoeur qualifie de « plus élevé » de la théorie gadamérienne de l'histoire, « procède d'un double refus, celui de l'objectivisme [...], celui du savoir absolu [...]. Nous n'existons ni dans des horizons fermés ni dans un horizon unique ». C'est pourquoi « la compréhension historique requiert une "entente sur la chose" » où « la tension entre l'autre et le propre » est non seulement préservée, mais devient constitutive d'historicité.

À ce thème culminant de la conscience de l'efficace historique chez Gadamer: la fusion des horizons par l'entente sur la chose me paraît correspondre chez Dumont le thème central de la culture comme mémoire dans Le lieu de l'homme et, plus spécifiquement, cette « mémoire d'intention » dont la constitution représente l'enjeu capital du « projet d'une histoire de la pensée québécoise ». Mémoire d'intention: c'est-à-dire « une mémoire de la plus vaste culture » qui donne sens à la recherche historique en faisant « pénétrer dans la pertinence des pensées défuntes », dans leur pertinence pour nous « qui voulons penser aujourd'hui16 ».

On ne peut donc que le constater: entre l'herméneutique de Gadamer et celle de Dumont, les similitudes sont nombreuses et portent sur des points essentiels. Poussons encore plus loin le parallèle ; une déclaration de Dumont semble y inviter. « Quand on s'attache à l'histoire des idées, dit-il, on rencontre au départ une dualité de fond: s'attarder à l'irréductibilité du discours ou se hâter vers l'analyse des rapports des idéologies avec les autres instances et avec les classes sociales. Pour ma part, j'insiste sur le premier moment. Ne serait-ce que pour savoir ce que masque le discours, il faut écouter patiemment ce qu'il profère17 ».

Par cette déclaration de principe, Dumont ne vient-il pas sanctionner l'alternative ruineuse entre la conscience herméneutique et la conscience critique, tout en optant résolument pour la première? Et, ce faisant, ne place-t-il pas forcément, comme Gadamer, la tradition assumée au-dessus de la critique?

Mais Dumont ne nie pas que nous ayons besoin d'un savoir pour atteindre « ce que masque le discours »; seulement il croit avec Ricoeur, et j'ajouterais comme tout herméneute, qu'une « critique ne peut jamais être première ni dernière »; plus encore, il considère qu'une critique n'échappe à l'arbitraire méthodologique que si elle procède d'une « écoute patiente » du discours idéologique, de son ambiguïté foncière.

C'est par l'application de cette « écoute patiente » à la culture, au discours que la culture moderne tient sur elle-même en vertu de la distance qui la constitue, que se caractérise à mon avis le geste herméneutique de Fernand Dumont, que, conformément à mon hypothèse de départ, s'accomplit d'entrée de jeu, sur la base d'une redéfinition de la culture, le déplacement de la question herméneutique d'un lieu d'appartenance réfractaire à la distance à un lieu de l'homme conçu comme distance et mémoire. De ce déplacement et de ses conséquences, le passage qui suit, extrait du dernier paragraphe du Lieu de l'homme, nous fournira un premier indice: « Nous ne voyons, pour notre part, dans les sciences de l'homme que le produit magnifique et ambigu de la culture moderne qui, en poursuivant radicalement un dessein inscrit dans toutes les cultures du passé, les a suscitées pour être prise, par elles, comme objet18 ».

Il ne s'agit donc plus, comme chez Gadamer, de résoudre le problème du fondement des sciences humaines en les enracinant dans un cercle herméneutique plus profond, préréflexif, et d'opposer dichotomiquement à la distanciation aliénante que pratiquent les sciences de l'homme le rapport d'appartenance de l'homme au monde que manifeste la tradition. Dans les termes de Dumont, il ne saurait être question « d'abolir à la fois l'anthropologie et la culture de notre temps sous prétexte d'en trouver d'autres fondements19 ». Pareille opposition, pareille abolition ne peuvent être qu'abstraites, puisque c'est dans le processus de dédoublement de la culture, dans la réflexivité qui la définit essentiellement, que la distanciation aliénante qu'opèrent les sciences de l'homme trouve sa condition de possibilité ; puisque « ces sciences de l'homme qui prétendent prendre la culture comme objet » ont été en fait « suscitées » par elle, qu'elles « sont aussi des espèces modernes de la praxis20 », comme le sont également les idéologies qu'elles prennent pour objet et pour repoussoir de leur propre entreprise.

Fernand Dumont et la critique des idéologies

L'idéologie représente, on le sait, l'un des thèmes privilégiés de la pensée dumontienne, où elle relève aussi bien de la théorie de la culture que de l'épistémologie des sciences humaines. Mais qu'est-ce que l'idéologie pour Dumont? Et surtout, comment expliquer que l'idéologie se retrouve au centre de ce que nous avons reconnu comme étant une herméneutique, s'il est vrai, comme le dit Ricoeur, que « le phénomène idéologique constitue une expérience limite pour l'herméneutique » (360), en ce sens que la prise en compte de ce phénomène suppose une approche systématiquement soupçonneuse du discours difficilement conciliable avec l'attitude compréhensive propre à une herméneutique des traditions. L'idéologie serait-elle dès lors extérieure à l'herméneutique dumontienne? La thématisation de l'idéologie par Dumont s'accomplit-elle aux dépens de l'unité de sa pensée? À moins qu'à l'inverse, l'inscription de l'idéologie dans l'herméneutique dumontienne se fasse moyennant une définition réductrice, non critique, de l'idéologie?

Tel est tout au contraire le propos de Dumont d'élargir la compréhension d'un phénomène dont les définitions courantes ne retiennent le plus souvent que la dimension négative d'illusion et d'occultation du réel, manquant ainsi à reconnaître « l'ambiguïté » de l'idéologie. Car si l'idéologie est bien une rationalisation et justiciable à ce titre d'une science sociale critique, d'une théorie du soupçon, marxiste et/ou freudienne, elle peut et doit être reconnue également en tant qu'intellectualisation, terme qu'ainsi que le précédent du reste, Dumont emprunte à la psychanalyse pour rendre compte de la dimension d'« ouverture » de l'idéologie, de sa fonction de distanciation, de représentation et de « discrimination » du social, qui en fait un analogue moderne du mythe21.

En tant que « rationalisation », l'idéologie camoufle la réalité sociale, « déguise les éléments du conflit dans un système significatif »; « pour assumer cette tâche, elle conjugue les ressources du désir, du langage, des pouvoirs22 ». On retrouve là, en gros, la définition de l'idéologie chez Habermas, elle-même issue du marxisme et à laquelle l'appareil théorique de la psychanalyse freudienne, avec ses concepts de censure, refoulement, illusion, projection, etc., semble en mesure de fournir un contenu heuristique ou opératoire. Je dis « semble », car, comme le note Ricoeur, si « Habermas recourt constamment au parallélisme entre psychanalyse et théorie des idéologies [...], il ne nous dit rien malheureusement sur la manière dont il faudrait transposer le schème à la fois explicatif et méta-herméneutique de la psychanalyse au plan des idéologies » (359).

Pourquoi un tel silence de la part de Habermas? Peut-être parce que le statut strictement explicatif et métaherméneutique qu'il confère a priori au schème psychanalytique a pour effet de rendre problématique, sinon suspecte, son application au domaine idéologique, dans la mesure où elle impliquerait la disqualification des idéologies, des représentations que les hommes se font de la réalité, au bénéfice d'une science des idéologies, conçue comme unique titulaire de l'instance critique et de la définition de la réalité sociale. En tout cas, si, faisant fond sur le même parallélisme entre psychanalyse et théorie des idéologies, Dumont peut se montrer de son côté – notamment, comme on va le voir, dans Les idéologies – particulièrement explicite quant à la transposition du schème psychanalytique à l'analyse des idéologies23, c'est sans doute parce que, avec le concept d'intellectualisation, il lui est loisible d'inscrire la problématique critique de l'idéologie dans le champ herméneutique, de manière à pouvoir « se demander comment, au coeur même de la vie collective, peuvent être instaurées les possibilités d'une critique sociale des idéologies24 ». Voyons de plus près.

Après avoir rappelé la définition que donne Anna Freud de l'intellectualisation: « un moyen de défense, mais aussi un mécanisme normal où le moi "cherche à maîtriser les pulsions en les rattachant à des idées avec lesquelles on peut constamment jouer"25 », Dumont écrit ceci: « L'intellectualisation ne trouve pas purement et simplement sa source dans les affects: quelque chose doit lui venir d'ailleurs qui rende possible cette mise à distance. Ce quelque chose, c'est le langage analytique se retournant vers les symboles, mais c'est aussi, on ne saurait en douter, une emprise du sujet lui-même sur un devenir de sa lucidité26. »

La dernière proposition permet de mesurer la distance qui sépare Dumont de Habermas quant à l'interprétation ou à l'utilisation qu'il fait de la psychanalyse. Qu'est-ce qui, dans l'interprétation que Habermas adopte de la psychanalyse, fonde la possibilité de la mise à distance, de la resymbolisation? Une capacité du sujet analysant, ou le savoir-faire de l'analyste? S'il faut en croire Ricoeur, cette possibilité reposerait essentiellement sur la « force explicative » liée à la théorie psychanalytique ; autrement dit, l'étape explicative, la critique du non-sens par le psychanalyste, serait ici décisive pour la prise de conscience du sens par l'analysant. D'où la remarque du même Ricoeur à l'effet que la psychanalyse, chez Habermas, « si elle n'est pas tout à fait extérieure à l'herméneutique, puisqu'on peut encore l'exprimer en termes de désymbolisation et de resymbolisation », n'en constitue pas moins « une expérience limite » pour elle (359).

On comprend dès lors l'importance de l'enjeu que recouvre la distinction dumontienne entre rationalisation et intellectualisation sur le plan de l'analyse des idéologies. Ne voir dans l'idéologie qu'une rationalisation, comme on a l'habitude de le faire, c'est, sous prétexte de dévoiler la réalité qu'elle cache, « opposer au discours idéologique un discours parallèle qui le prenne carrément pour objet ou qui juge de sa validité27 »; c'est faire parler la science à la place de l'idéologie en abandonnant à celle-là le soin de définir une réalité sociale qui ne devrait rien à celle-ci, à l'interprétation que les hommes se font de leur existence collective. Or, « de la même manière [que] le psychanalyste ne se limite pas à élaborer pour son compte les procédés d'une intellectualisation réussie [mais] s'interroge sur les façons dont les patients sont susceptibles de la pratiquer pour leur propre compte », de même il incombe à l'analyste des idéologies de se demander « quelles conditions seraient nécessaires, dans nos sociétés, pour que les sujets historiques puissent pratiquer eux-mêmes l'herméneutique de l'idéologie que la science cherche à mettre au point pour son propre usage28 ».

Telle est la tâche que Dumont assigne à une science de l'idéologie qui, dit-il, « prend naturellement le parti de l'intellectualisation29 », le parti du sujet historique. Naturellement? Ce que Dumont veut indiquer par là, il me semble, c'est que ce parti pris pour l'intellectualisation n'équivaut pas à moraliser la science de l'homme, à lui imposer de l'extérieur une règle éthique étrangère à son domaine ; mais que cela consiste plutôt pour elle à reconnaître, en toute probité scientifique pour ainsi dire, que les idéologies forment le « terreau commun des systèmes sociaux et des systèmes scientifiques ». Plus précisément: dans la mesure où « la science prolonge l'idéologie qui est son nécessaire recours pour atteindre les totalités sociales [...], le concept scientifique doit être un instrument de reprise de la visée d'intellectualisation déjà inscrite dans l'idéologie30 ». En termes plus explicites encore: « Avant de projeter sur la société quelque herméneutique, il faut d'abord reconnaître qu'elle-même pratique la sienne propre. Bien plus, c'est en la pratiquant qu'elle se constitue comme société. Un conflit des pratiques de l'interprétation: ce pourrait bien être, à tout prendre, une définition opératoire de la société, une définition de l'objet de la sociologie31 ».

Définition qui est grosse d'implications herméneutiques. Car, en même temps qu'elle enracine la problématique de l'idéologie dans « la vie interne de l'herméneutique » (selon l'expression de Ricoeur), elle déplace le lieu même de celle-ci en donnant au problème de la distanciation – qui fut toujours, on l'a vu, la pierre d'achoppement de l'herméneutique – une signification pleinement positive, constitutive de l'expérience herméneutique. Signification non épistémologique cependant, puisque la mise à distance ici ne relève plus d'un comportement méthodologique, de la conduite objective et « scandaleuse » des sciences humaines, mais tient fondamentalement à l'herméneutique, plurielle et conflictuelle, que la société pratique sur elle-même, à « la visée d'intellectualisation déjà inscrite dans l'idéologie » et dont « le concept scientifique doit être un instrument de reprise ».

Y a-t-il encore une place dans cette autoherméneutique sociale pour une instance critique au sens où l'entendent Habermas et l'école de Francfort, pour une critique des idéologies conçues comme phénomènes de domination et d'aliénation? Il n'est, pour s'en convaincre, que de lire les pages que Dumont, dans Les idéologies, consacre à « l'idéologie comme pouvoir de parler », comme censure et refoulement d'autres discours32. Ce qu'il faudrait toutefois montrer (avec beaucoup plus de précision que je ne saurais le faire ici), c'est comment, en même temps, cette place, la place de l'anthropologue dans la culture moderne, se trouve interrogée et problématisée par Dumont, non plus seulement comme chez Habermas en fonction des intérêts distincts (intérêt technique ; intérêt pratique ou pour la communication humaine ; intérêt pour l'émancipation) qui animent les sciences, mais à la lumière des diverses utopies qu'entretiennent secrètement les sciences de l'homme (les différentes anthropologies, de l'opération, de l'action et de l'interprétation) et qui ne sont à tout prendre que des variantes de « l'utopie globale qui inspire solidairement l'anthropologie et la culture33 », utopie que Dumont, dans L'anthropologie en l'absence de l'homme, nous invite à soumettre à une critique impitoyable.

Quelle utopie? L'utopie du progrès, de la culture comme production d'elle-même, qui est le « mythe fondateur de l'Occident contemporain34 ». Utopie sous-jacente au postulat de l'immanence de la vérité à l'histoire qui, on l'a vu, commande les philosophies modernes de l'histoire du XIXe siècle, auxquelles continuent implicitement de se référer la plupart de nos pratiques scientifiques, politiques, sociales, éducatives, etc. Utopie qui, pour avoir suscité un extraordinaire « progrès de la conscience de soi », a cependant élargi au risque de la rompre la distance qui sépare l'homme de lui-même, la culture seconde de la culture première, la science et l'art de la vie quotidienne, l'avènement de l'événement35. Utopie qui rend l'homme contemporain de plus en plus absent à lui-même. « L'homme est absent parce que, pour s'implanter et se développer, l'anthropologie délègue l'avènement de l'homme dans l'avenir. L'homme n'est pas, il sera ; en attendant, grâce à ce délai, on peut l'expliquer et le comprendre36. »

L'anthropologie dont il est question ici ne désigne pas uniquement un savoir constitué37: elle correspond également à une idéologie, celle qui, de toutes les idéologies de la société moderne, est à la fois la plus contestable et la plus difficilement contestable, parce qu'elle en constitue l'utopie fondamentale et qu'il ne peut y avoir de société sans utopie.

Il n'est pas d'existence, individuelle ou collective, sans recours à l'utopie, sans le rêve d'achever une vie limitée dans sa fin et fragmentée dans ses intentions. Mais les utopies modernes reportent sans cesse en avant la société authentique. À la limite, il n'y a plus d'actualité des hommes: tout au plus une anticipation qui dissipe la présence de soi à soi, masque ou exalte les conflits d'aujourd'hui au profit d'hypothétiques réconciliations à venir. L'utopie ne serait-elle pas au-dessus de nous38?

Espérance chrétienne contre utopie moderne: est-ce là le dernier mot de Dumont? Mais encore faudrait-il prendre la juste mesure du christianisme de Dumont, lequel, s'il repose sans doute sur la foi et l'espérance dans un autre monde, n'en implique pas moins (n'est- ce pas là du reste le plus haut paradoxe chrétien?) une présence totale à ce monde-ci, « une philosophie de l'actualisation », une éthique sans « report au futur39 ». Lire Fernand Dumont, c'est s'exposer à coup sûr aux rigoureuses exigences d'une éthique qui, pour authentiquement chrétienne qu'elle soit, ou plutôt parce qu'elle est authentiquement chrétienne, ne l'est pas exclusivement, dogmatiquement: éthique de la finitude et de l'espérance dont le principe relève, pour une part du moins, de la révérence pour cette « transcendance sans nom » qu'il arrive parfois à Fernand Dumont d'invoquer au fil d'une conversation... Éthique dont la fonction critique n'a rien perdu de sa valeur, de sa crédibilité au cours des siècles, puisqu'elle s'exerce non pas au nom d'une fin appréhendée de l'histoire susceptible de justifier tous les mensonges, toutes les violences, toutes les injustices, mais par référence à « un sens accumulé » dans « l'histoire déjà faite40 » et dont les hommes portent ici et maintenant la responsabilité.

Que l'actualisation culturelle et la récupération politique de ce sens, de cette mémoire de l'homme, nécessitent aujourd'hui, plus que jamais sans doute, la critique des « héritages historiques », « le procès des traditions », afin de « trouver ce qui, dans un passé contesté et souvent dérisoire, mérite de nous inspirer41 »: c'est là la conviction (et l'inquiétude) dont se nourrit l'herméneutique critique de Fernand Dumont, où la critique devient vraiment une tâche interne à l'herméneutique. « Critiquer, ce consiste, ici comme ailleurs, à mettre en cause, à éprouver, à relativiser, non sans espérer (puisque de toute manière il s'agit d'absence et d'utopie) quelque éventuelle mutation de la pensée et de sa parente, la culture42. »

De cette dialectique de la critique et de l'espérance comme ressort de la culture occidentale, il ne devrait pas nous être indifférent, à nous qui vivons aujourd'hui au Québec, que Fernand Dumont trouve son modèle chez Socrate, le premier philosophe. Socrate qui avait « foi dans un consensus commun, dans une unanimité de la parole fondamentale: l'exacte transposition de l'ancien univers contraignant des traditions écroulées »; lui qui, cherchant dans cette transposition « la présence des consciences personnelles à la culture commune », se heurtait au même problème que le nôtre: « effectuer cette transposition sans renier les deux termes, en leur gardant leur consistance respective43 ». Socrate... ce premier herméneute critique de la culture.

NOTES

CIBLE.GIF1. Paul Ricoeur, « Herméneutique et critique des idéologies », Du texte à l'action. Essais d'herméneutique II, Paris. Seuil, 1986, p. 365. Ce texte a paru initialement dans les Actes du colloque Démythisation et idéologie (Rome, 1973), Paris, Aubier-Montaigne, 1973, p. 25-61.

CIBLE.GIF2. Mentionnons, entre autres ouvrages de Paul Ricoeur: De l'interprétation. Essai sur Freud, Paris, Seuil, 1965; Le conflit des interprétations. Essais d'herméneutique I, Paris, Seuil, 1969 ; La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975 ; Du texte à l'action. Essais d'herméneutique II, op. cit.; Temps et récit, Paris, Seuil, tome I ; 1983, tome II: 1984 ; tome IV; 1985.

CIBLE.GIF3. Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode , Paris, Seuil, 1976, p. 10.

CIBLE.GIF4. Ibid. , p. 121.

CIBLE.GIF5. Voir notamment: Paul Ricoeur, « La tâche de l'herméneutique » et « La fonction herméneutique de la distanciation », Du texte à l'action, p. 75-117.

CIBLE.GIF6. Paul Ricoeur, « La tâche de l'herméneutique », loc. cit., p. 94.

CIBLE.GIF7. Sur ce point, voir Vérité et méthode, II. 3 c) La primauté herméneutique de la question, p. 208-226.

CIBLE.GIF8. Pour Dumont, « la culture est ce dans quoi l'homme est un être historique et ce par quoi son histoire tâche d'avoir un sens » (Le lieu de l'homme. La culture comme distance et mémoire , Montréal, HMH, 1968, p.189).

CIBLE.GIF9. « Quelle est la pertinence (et non pas la vérité) de l'anthropologie? » (Fernand Dumont, L'anthropologie en l'absence de l'homme, Paris, Presses universitaires de France, 1981, p. 151).

CIBLE.GIF10. « Le passé est là comme un étranger qu'il semble nécessaire de renier pour que l'avenir soit possible. Mais, sans la garantie de ce passé, sans la continuité d'un destin singulier du Québec en Amérique, comment envisager un futur qui soit bien de nous ? » (Fernand Dumont, Le sort de la culture, Montréal, L'Hexagone, 1987, p. 240).

CIBLE.GIF11. Voir: Paul Ricoeur, « Herméneutique et critique des idéologies », loc. cit., p. 346-349.

CIBLE.GIF12. Fernand Dumont, « Le projet d'une histoire de la pensée québécoise », Le sort de la culture, p. 314 et 319.

CIBLE.GIF13. Fernand Dumont, L'anthropologie en l'absence de l'homme, p. 39-52.

CIBLE.GIF14. Ibid., p. 43-44.

CIBLE.GIF15. Fernand Dumont, « Mémoire de Lionel Groulx » et « Le projet d'une histoire de la pensée québécoise », Le sort de la culture, p. 280-281 et p. 311-312 et 317.

CIBLE.GIF16. Fernand Dumont, Le sort de la culture, p. 319 et 330.

CIBLE.GIF17. Ibid. , p. 319.

CIBLE.GIF18. Fernand Dumont, Le lieu de l'homme, p. 233.

CIBLE.GIF19. Fernand Dumont, L'anthropologie en l'absence de l'homme, p. 357.

CIBLE.GIF20. Fernand Dumont, Le lieu de l'homme, p. 233.

CIBLE.GIF21. Voir: Fernand Dumont, Les idéologies, Paris, Presses universitaires de France, 1974, p. 171-181.

CIBLE.GIF22. Ibid. , p. 175.

CIBLE.GIF23. Notons que Dumont se défend bien de vouloir opérer une transposition « directe » du schème psychanalytique: « Nous avons déjà récusé toute transposition directe de la psychanalyse à la société et à l'histoire [...] Nous n'avons pas voulu procéder à un essayage de notions empruntées sur une réalité qui n'aurait pas d'abord été considérée pour elle-même. C'est bien plutôt à partir des idéologies, des phénomènes qu'elles mettent en jeu, que l'analyse nous a incité à utiliser de pareilles notions » (Ibid., p. 135-136).

CIBLE.GIF24. Ibid., p. 179.

CIBLE.GIF25. Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis, art. « Intellectualisation », Paris, Presses universitaires de France, 1978 (1re édition, 1967), p. 204.

CIBLE.GIF26. Fernand Dumont, Les idéologies, p. 174-175.

CIBLE.GIF27. Ibid., p. 178.

CIBLE.GIF28. Ibid., p. 179.

CIBLE.GIF29. Ibid., p. 178.

CIBLE.GIF30. Ibid., p. 174 et 178.

CIBLE.GIF31. Ibid., p. 171.

CIBLE.GIF32. Voir: ibid., chap. V, p. 123-154.

CIBLE.GIF33. Fernand Dumont, L'anthropologie en l'absence de l'homme, p. 357.

CIBLE.GIF34. Ibid.

CIBLE.GIF35. Là-dessus, voir: Fernand Dumont, Le lieu de l'homme, notamment chap. 3.

CIBLE.GIF36. Fernand Dumont, L'anthropologie en l'absence de l'homme, p. 357.

CIBLE.GIF37. Il faut souligner l'acception très large que Dumont donne au terme anthropologie, qu'il n'applique pas seulement aux sciences de l'homme mais également aux idéologies en tant que « pratiques proprement collectives de l'interprétation » (L'anthropologie en l'absence de l'homme, p. 7).

CIBLE.GIF38. Fernand Dumont, Le sort de la culture, p. 282.

CIBLE.GIF39. Fernand Dumont, L'anthropologie en l'absence de l'homme, p. 362

CIBLE.GIF40. Fernand Dumont, Le lieu de l'homme, p. 225.

CIBLE.GIF41. Ibid., p. 225-226.

CIBLE.GIF42. Fernand Dumont, L'anthropologie en l'absence de l'homme, p. 357.

CIBLE.GIF43. Fernand Dumont, Le lieu de l'homme, p. 29.


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