Marc-Adélard Tremblay : un héritier du XXe siècle, un donateur pour le XXIe siècle

Jean Routier


Qui, parmi nous, est son légataire ?

D'où vient-il lui-même et quelles influences a-t-il reçues ?

Quelles influences a-t-il exercées à son tour ?

Nous donnerait-il un modèle dont nous avons besoin pour le prochain siècle ?


En recevant l'invitation à participer à cet ouvrage, j'ai eu aussitôt un désir intense, celui de découvrir et de faire connaître le processus créateur de Marc-Adélard Tremblay. L'instant suivant, je modérais mon élan, avec la pensée que ce projet était sans doute déjà choisi. Je cherchai donc en moi un autre désir, en relation avec ce que nous avons le plus partagé lui et moi, à partir de l'année 1966 où il me fit obtenir un travail en sociologie des maladies mentales à l'hôpital Saint-Michel-Archange (aujourd'hui Robert-Giffard). J'identifiai immédiatement un deuxième désir, celui de faire connaître un fil conducteur majeur de son oeuvre : la recherche de liens bio-psycho-culturels dans les diverses circonstances de la vie humaine. J'éprouvais les deux désirs avec intensité, car chacun me conservait une même motivation : avoir plusieurs entrevues de type clinique avec M. Tremblay, au cours desquelles il exprimerait lui-même ce processus ou ce fil conducteur tout en révélant ses sources dans sa propre histoire.

Cette approche était certes fidèle à la méthodologie que M. Tremblay m'avait enseignée jadis en sociologie. Elle correspondait aussi à mes exigences acquises par d'autres formations, en psychanalyse par exemple, et par ma pratique de consultant où, depuis presque vingt-cinq ans, j'écoute des expressions de besoins personnels et collectifs, en les élucidant avec les intéressés, avant d'accompagner ceux-ci dans leurs programmes d'action.

L'étape suivante était double. D'abord de telles entrevues ne pouvaient être réalisables que si M. Tremblay les désirait lui aussi. Ensuite, je devais m'assurer que ce projet n'était pas déjà pris en charge. Dans les minutes suivantes, M. Tremblay se disait enchanté de partager avec moi cette expérience, que ce soit pour mon premier projet ou pour le second. J'eus la chance de joindre rapidement mon ancien confrère, François Trudel, qui me donna l'accord officiel du comité de rédaction pour aller de l'avant avec mon premier désir. C'est ainsi que je retrouvai ma joie du premier instant, celle de chercher avec M. Tremblay les caractéristiques et les sources de son remarquable processus créateur.

Mettre en lumière la dynamique de « fondateur », chez ce pionnier des sciences sociales, nous aiderait à comprendre les principaux aspects qu'un observateur scientifique du culturel pouvait intérioriser de notre société et de l'Amérique du Nord, pendant l'ensemble du XXe siècle. Cela nous aiderait aussi à préciser, chez l'un de nos « formateurs », certaines conditions psychiques et sociales qui ont favorisé une si remarquable intériorisation du milieu et stimulé une si riche production d'oeuvres. Un tel regard sur la longue carrière d'un de nos anthropologues donnerait aussi l'occasion de faire contrepoids à des préjugés, véhiculés avec beaucoup de légèreté, quant à l'utilité sociale de ces scientifiques.

Quand on a la chance d'interviewer un anthropologue, c'est-à-dire un scientifique qui étudie la diversité des cultures produites par l'humanité, il faut ouvrir grand le schéma d'entrevue. Je lui ai donc proposé que nous suivions chronologiquement le schéma suivant :

C'est ainsi que M. Tremblay et moi avons commencé une série de dix rencontres, totalisant environ trente heures, au cours desquelles, à l'aide de son étonnante mémoire, nous avons opéré ensemble une reconstruction. À plusieurs reprises, j'ai effectué des reformulations en vue de valider ma compréhension d'abord et afin de l'encourager à des élucidations pour le bénéfice des lecteurs. Enfin, à partir de l'abondant contenu des entrevues, j'ai construit une synthèse qu'il devait approuver avant que je ne vous la livre. C'est ce qu'il a fait et avec de rares corrections. Je peux donc vous la présenter maintenant, en espérant qu'à cette esquisse succédera une véritable biographie de ce grand anthropologue.

Cette synthèse comprend les quatre parties suivantes :

  1. Qui, parmi nous, est son légataire ?

  2. D'où vient-il lui-même et quelles influences a-t-il reçues ?

  3. Quelles influences a-t-il exercées à son tour ?

  4. Nous donnerait-il un modèle dont nous avons besoin pour le prochain siècle ?

Qui, parmi nous, est son légataire ?

Les premiers légataires de Marc-Adélard Tremblay se trouvent dans cette descendance de six enfants que Jacqueline Cyr et lui ajoutent à la réalisation d'un rêve du XVIIe siècle. Celui de Champlain, premier visionnaire de notre existence collective ; celui de Pierre Tremblay et d'Ozanne Achon, établis sur la Côte-de-Beaupré, au milieu du XVIIe siècle.

Les seconds légataires sont les milliers d'étudiantes et d'étudiants qui sont devenus professionnels grâce à son enseignement, de 1956 à 1993, et à son oeuvre scientifique et sociale. Parmi eux, quelques centaines ont une carrière qu'ils n'auraient pas sans lui ; plusieurs dizaines diffusent son oeuvre et la prolongent de la leur, tout en continuant à former une grande descendance scientifique et professionnelle.

Mais ce qu'il faut surtout faire voir, ce sont les innombrables légataires inconscients de M.-A. Tremblay. Ces personnes et ces populations dont les conditions de vie ont changé parce qu'une partie d'entre elles a été étudiée, avec un désir original et audacieux. En effet, ce désir de comprendre des réalités sociales sur une base rigoureuse et de les expliquer à tous afin de provoquer des interventions d'assistance était nouveau, et extrêmement rare dans notre société d'alors. D'autre part, ce désir d'approcher des phénomènes, que la quasi-totalité des gens préféraient ne pas voir ni entendre, était audacieux. Mais M.-A. Tremblay avait compris, dès la deuxième période de son enfance, que cette connaissance de l'humain progresse d'autant plus rapidement que l'on approche ceux qui ont de grands besoins et vivent des défis ou des crises. Car c'est par l'étude des mésadaptations, des freins à la croissance et des déséquilibres que les facteurs du développement humain sont projetés en pleine lumière.

C'est pourquoi il a d'abord accepté, puis activement recherché, toutes les occasions d'étudier :

D'où vient-il lui-même et quelles influences a-t-il reçues ?

Nous pouvons saisir cinq types d'influences reçues :

Ce qui s'est transmis par la descendance

Ayant beaucoup étudié des systèmes de parenté, M.-A. Tremblay ne pouvait pas ignorer sa propre généalogie. De tout ce qu'il a retracé, retenons ce qui nous aidera plus directement à le comprendre.

L'implantation s'effectue vers 1657 à L'Ange-Gardien, près de Québec. Un demi-siècle plus tard, soit en 1710, Pierre Tremblay devient seigneur des Éboulements. La famille Tremblay émigre alors à Charlevoix. Cette migration vers la Côte-Nord préfigure l'ethnographie qu'entreprendra M.-A. Tremblay de cette région. C'est là qu'en 1922 Adélard Tremblay est né de parents portant tous deux le nom de « Tremblay ». Il ajoutera « Marc » lors de ses études à Cornell.

La tradition orale transmet le souvenir d'une grande famille où l'on survivait très bien et jusqu'à des âges avancés, grâce à un patrimoine génétique assez riche et à une adaptation bien réussie au climat rigoureux. La mémoire de M. Tremblay conserve un vif souvenir de ces prédécesseurs remarquables par : « la force de caractère, l'esprit de travail, la générosité, la fidélité, la paix intérieure et le sens de l'humour. Ils ont bâti un patrimoine de culture avec des ressources très limitées, dans un milieu fermé, sous une autorité ecclésiastique très sévère et limitant les libertés individuelles ». En contrepartie, il y avait une « solidarité des grandes familles où l'on parlait librement et abondamment de ses sentiments, de son travail, de ses réussites, des acquisitions. Malgré leur vie assez rude, ils n'avaient pas vraiment d'ennemis ». Le mot « paix » résume ses souvenirs et lui fait comprendre pourquoi « en face de la violence, de la révolte, de l'agressivité » il éprouve un profond malaise. Enfin, ce qui l'a beaucoup impressionné, c'est leur désir « de transmettre et d'améliorer leur patrimoine », ce en quoi M.-A. Tremblay les imitera et les dépassera.

À l'âge de un an et demi. Les Éboulements, 1923.

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La population des Éboulements comptait au début du siècle environ 4000 personnes, alors qu'il en reste à peine 1000 aujourd'hui. À une extrémité du village, il y avait la famille paternelle de seize enfants, des fermiers de condition plutôt modeste. À l'autre extrémité, la famille maternelle avait l'une des plus belles fermes où se tenaient souvent de belles réceptions. À quelques occasions cependant les deux familles se retrouvaient et les talents de musiciens, qu'elles comptaient toutes deux, les rapprochaient malgré leurs différences.

Situons-nous par rapport à ces familles, à l'aide d'un schéma (Figure 36).

De ces deux familles, c'est celle de la mère qui exerça l'influence décisive, car après leur mariage Willie et Loretta s'installèrent chez Abel et Emma où il y avait aussi des frères et soeurs de Loretta. D'autre part, les grands-parents paternels disparurent prématurément.

Figure 1

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La période des chances données par une enfance très heureuse

Les sept premières années de vie de M.-A. Tremblay se sont donc déroulées dans la famille étendue du côté maternel, selon cette charte de la maisonnée :

Figure 2

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Maintes fois au cours de sa carrière, des amis et des collègues lui ont dit qu'il avait de la chance. En réalité, la majorité de ses chances il les a obtenues au cours des sept premières années de sa vie :

Il ne fait aucun doute, en effet, que ses talents d'observateur scientifique de la vie sociale et culturelle, doublés d'une énergie créatrice hors du commun, trouvent ici leur explication profonde. Suffisamment d'études ont démontré le rôle d'un tel environnement et de telles relations chez les scientifiques et les créateurs.

Pour bien comprendre sa carrière et son oeuvre, il faudrait prendre le temps d'analyser, dans cette tranche des sept premières années, tant les personnalités que le réseau de leurs interactions.

Par exemple, le grand-père Abel était un multidisciplinaire. Homme de « grand calcul », il gérait et faisait fructifier la ferme tout en étant menuisier, cordonnier, charpentier, vétérinaire et éleveur de renards avec son gendre Willie et ses fils. De plus, il exerçait un leadership d'entraide collective et jouissait de la confiance de ses concitoyens puisqu'il assuma les fonctions de maire et de président de la coopérative laitière. Serons-nous étonnés d'apprendre qu'il fut le modèle idéal pour son petit-fils Adélard ? Quand, pendant ses études aux États-Unis, à l'âge de 29 ans, il apprendra la mort d'Abel, il aura une forte réaction somatique : ses reins se bloqueront subitement.

La grand-mère Emma était une femme sage, versée dans les médications naturelles et les vins domestiques. Issue d'une famille « à prétentions », où l'on entretenait un large groupe d'amis, elle excellait à organiser des réceptions pour les personnalités de passage, ses parents résidant à la ville et les membres de sa grande famille.

Un des frères d'Abel s'appelait Joseph-Adélard. Il était prêtre et avait terminé un doctorat à la Grégorienne de Rome. Son influence était grande pour encourager des « vocations religieuses ». En tant que parrain du jeune Adélard, il soutiendra son entrée au Collège classique et paiera ses études jusqu'en 1940, année de son décès. Il lui léguera même sa bibliothèque, geste que M. Tremblay a reproduit récemment en faveur de l'Université Laval.

Sa vive réaction somatique en apprenant la mort d'Abel fait partie d'une série de telles réactions dont le « déblocage » d'une paralysie des jambes plus jeune et un autre blocage des reins chez les Navahos, plus tard. La richesse de son expérience symbolique ne peut qu'être évoquée ici pour faire comprendre son accès privilégié, à l'interaction des dimensions physiologiques, psychiques et culturelles, à partir des relations qui lui furent les plus profondes. Ainsi à propos de ce prénom « Marc » qu'il ajoute à Cornell, il a le souvenir des associations mentales d'alors : « MAT » en anglais suggère « y aller à la planche » et « on se couche au tapis » ; ce qui convenait très bien, dit-il, à des « gens de terrain ». Il n'est pas devenu « prêtre », comme l'aurait voulu son parrain. Il ne s'est pas couché au tapis pour recevoir l'ordination. Mais il écoutera les âmes de communautés et de sociétés...

Il faut au moins mentionner le rôle de l'une de ses tantes et de sa marraine qui accompagnaient souvent les enfants lors de pique-niques et de travaux divers, tels la cueillette de petits fruits. Mieux encore, elles le bercèrent et le cajolèrent tout au long de son enfance. Nous savons par nombre d'études à quel point ces contacts développent la confiance en soi et envers les adultes, la collaboration plutôt que la rivalité. De plus, nous y trouvons une explication du plaisir de M.-A. Tremblay à travailler autant avec des femmes qu'avec des hommes. À cet égard, le rôle bienveillant de sa soeur Thérèse, plus âgée de huit ans, fut déterminant dès l'enfance et se prolongea plus tard, à l'occasion des multiples départs et retours de voyages au Canada et à l'étranger.

Complétons ces portraits sommaires au moins avec les parents. D'abord avec Loretta, sa mère, qui ressemblait beaucoup à Emma, sa propre mère, pour les talents de gestion et d'organisation. Elle avait, comme son père Abel, des talents variés pour divers travaux domestiques, d'artisanat et de ferme. Très volontaire et très fière, elle fut attirée par la beauté, la force et la douceur de Willie, son mari ; de même, elle eut de grandes aspirations pour ses enfants, dont elle encourageait la réalisation malgré la pénurie de ressources.

Le père, Willie, était un homme doté de charmes, de force et de talents, mais réservé et d'une douceur peu commune. Pendant son adolescence il travaillait l'été aux États-Unis, tout comme jeune marié il allait travailler au port de Montréal. Cet homme débrouillard, inventif, courageux et workaholic par nécessité était d'une bonté et d'une intégrité rares. Largement absent de la maison, il y jouait un rôle distant avec ses enfants que pourtant il adorait. Sa femme Loretta prédominait dans l'éducation et la direction de la famille.

Mais, pendant cette première partie de sa vie, M.-A. Tremblay conserve plus le souvenir de ses grands-parents et de son oncle Paul que de ses parents, tant le rôle des premiers était dominant. La place secondaire que son père occupe dans ses souvenirs s'explique par son absence l'été. De même, ses souvenirs de la succession des années sont essentiellement ceux des étés, avec la riche variété d'événements, tandis que l'hiver se banalisait de rituels plus simplement scolaires.

Tout ce qu'il en raconte démontre à quel point, au cours de cette première période heureuse, des influences décisives sont déjà exercées :

La période des chances acquises en surmontant des épreuves et des crises

L'année 1929 bouleversa cette enfance heureuse. La renardière que le grand-père gérait avec succès depuis treize ans perdait soudain toute rentabilité. Le travail estival du père comme débardeur à Montréal devait être étendu à toute l'année. La famille nucléaire se sépara de la famille étendue et s'installa à Rosemont près de la résidence d'une cousine, ce qui évita l'isolement. Cependant, cette transplantation fut traumatisante. Au total dépaysement s'ajoutèrent des épreuves :

Le père travaille durement, de nombreuses heures, chaque jour. La mère seule doit voir aux besoins de tous. Le poids de ces épreuves pourrait tout faire régresser. Il se produit alors quelque chose d'extraordinaire, qui démontre la prédominance des influences précédentes, et qui va transformer les épreuves en chances complémentaires des premières.

À l'hôpital où sa mère l'a amené, le jeune Adélard « opère un déblocage ». Devant l'approche du personnel soignant, il réagit violemment, se lève, retrouve l'usage de ses jambes paralysées et s'enfuit en courant.

De ce jour, il va graduellement tout réussir, par sa propre volonté. Cette fois, les chances ne lui sont pas données, il va les conquérir en utilisant les premières : la confiance en soi, le sens du travail, l'acceptation des autorités et des règles, les relations amicales :

Chaque été, entre 12 et 17 ans, il revient travailler à la ferme des grands-parents où il noue avec son oncle Paul une amitié indéfectible. Abel fait mûrir en lui le projet d'aider les agriculteurs à améliorer leur niveau de vie. L'agronomie puis la sociologie rurale se dessinent alors comme plan de carrière.

Ainsi, l'intégration est réalisée, des sept premières années aux Éboulements à la transplantation à Montréal. L'adaptation à la ville est gagnée. M.-A. Tremblay est prêt à affronter tout ce qui peut survenir, dans divers domaines, et à le recevoir de façon non dissonante.

Les apprentissages bien institués : des Jésuites jusqu'à l'agronomie

Précisément, ses « devoirs » au Collège étaient des occasions de décrire ses expériences et ses travaux d'été. Dans cette pépinière de prêtres qu'était le collège Saint-Ignace, il excellait en géographie, en mathématiques et en sciences naturelles, c'est-à-dire la botanique et la zoologie.

Joueur de crosse au collège Saint-Ignace de Loyola, 1940.

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Jusqu'aux années de philosophie, il a le souvenir d'une vie très réglée où « tout était conçu pour réaliser un équilibre entre le corps et l'esprit ». En philosophie, M. Guigen, un Belge, qui enseignait les mathématiques, l'encouragea à se dépasser. Cet enseignant proposait trois exercices après chaque cours : des devoirs obligatoires, d'autres facultatifs et d'autres pour ceux qui, comme le jeune Adélard, voulaient avancer. Sa reconnaissance à l'égard des Jésuites se condense dans cette formule : il nous ont donné « la formation de la pensée rationnelle et la rectitude du jugement ».

Quand, à la fin de sa versification, son parrain décède, il découvre avec surprise que celui-ci était pauvre. Le brave homme distribuait ses revenus pour aider les autres. Il ne restait que sa bibliothèque léguée à son cher filleul. Son père lui fait alors fabriquer « un beau meuble pour recevoir ces livres ».

Désormais, M.-A. Tremblay devra lui-même payer ses études. Il devra prendre le chemin emprunté par son père en 1929. Il cessera donc de passer ses étés aux Éboulements et il découvrira d'autres travaux, tels casser de la pierre sur un chantier en construction et travailler à la fabrication de munitions après la déclaration de la guerre.

Diplômé en rhétorique au collège Saint-Ignace de Loyola, 1942.

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Après la rhétorique, il doit choisir : devenir religieux, par exemple aux Missions Étrangères, ou poursuivre le cours classique soit à Brébeuf, soit à Sainte-Marie. La biographie de Luther l'avait convaincu de ne pouvoir garder le voeu de chasteté. De plus, il savait, après sa versification et le décès de son parrain, qu'il deviendrait agronome. Il poursuit donc au collège Sainte-Marie, avec nombre de ses amis. Ce déplacement lui fait aussi découvrir les groupes ethniques divers d'autres quartiers de Montréal. Il doit aussi faire partie de l'armée de réserve, le Corps école des officiers canadiens (CEOC), jusqu'à la fin de la guerre, ce qui l'oblige à trois soirs d'entraînement par semaine. Ce sont ces étudiants, dit-il, qui plus tard « feront la révolution tranquille ». Il se rappelle à ce propos une anecdote typique de leur mentalité. Ils étaient trois camarades qui, durant deux ans, allaient deux fois par semaine chez Simpson, Morgan, Eaton, afin d'obliger les commis à s'adresser à eux en français à l'occasion d'un magasinage fictif. C'est aussi durant cette période qu'il rencontre Jacqueline Cyr qui plus tard deviendra sa femme.

Les travaux d'été changent encore. Outre les quelques semaines de camp militaire à Farnham, il travaille pour la Canadian Steamship Line sur un trajet Montréal-Bagotville, vers cette Côte-Nord qu'il devra vraiment atteindre plus tard. Il occupe une succession de fonctions : de bell boy à night stewart et il y développe, par nécessité pécuniaire, un certain sens de l'observation, comme : « associer rapidement un visage avec une valise ».

À l'automne 1944, il entre à l'Institut agricole d'Oka où il apprend avec grand succès la chimie, la biochimie, la botanique et l'étude de l'hérédité. Comme la médecine vétérinaire y est aussi enseignée, il étudie l'anatomie et la pathologie comparées. M.-A. Tremblay précise, à propos de ces dernières : « si j'ai été à l'aise plus tard en anthropologie de la santé, c'est à grâce à ces cours ».

Au risque de prendre un peu d'avance, profitons de l'occasion pour étendre son constat, tout en comprenant mieux pourquoi il a été créateur en ce domaine complexe qu'est l'anthropologie de la santé. Son explication consciente est certes exacte ; mais n'y a-t-il pas lieu d'en ajouter deux autres ? D'abord, son enfance et son adolescence qui étaient déjà comblées de telles données, avec la ferme et avec Abel le « vétérinaire ». Ensuite, à un niveau plus profond, sa propre histoire de sensibilités somatiques. N'a-t-il pas avec cela un solide « programme » pour accepter d'être introduit par Leighton, puis pour créer à son tour, dans cette anthropologie de la santé ?

Si l'on revient maintenant à l'autre partie, plus marginale, de sa formation en agronomie, nous pouvons y percevoir un autre « programme », remarquablement complémentaire du précédent. Nous avons aussi une occasion de saisir un trait conscient de sa personnalité : « éviter la compétition et s'implanter en terrain non occupé encore ». Ce qui est, soulignons-le, la grande leçon de la biologie : la compétition est dangereuse pour la survie, tandis que la variation est une clé de succès.

Cette autre partie de sa formation comprenait des cours d'économie et de sociologie rurales ; deux domaines hors des sentiers battus. C'est pourtant ce qu'il choisira en écrivant sa thèse sur « l'agriculteur canadien-français au tournant de l'histoire » et en demandant une bourse pour étudier en Belgique la sociologie rurale. L'on s'interroge, bien sûr, quant à un lien possible avec le Belge Guigen du Collège. Les travaux d'été avaient eux aussi connu des variations. D'abord un stage partagé entre une ferme près de l'Ontario et la ferme de ses grands-parents. Cette occasion réitérée d'intégration avec le passé se double d'un rapprochement empathique capital. En effet, son père le fait admettre au port de Montréal. Il y découvre le très éprouvant travail de débardeur que son père accomplit depuis longtemps pour procurer les revenus familiaux. Il apprend aussi à se faire respecter dans ces interrelations parfois brutales. À l'été 1948, il est donc agronome et se prépare à partir pour l'Europe. Sinon, sa détermination est ferme, il ira à Laval en sociologie.

Les apprentissages hors des sentiers battus, avec des choix innovateurs et des engagements audacieux

La bourse est accordée, non pour Louvain mais pour l'Université Laval. Il déménage alors à Québec et plus précisément à Giffard, chez une soeur de sa mère. Outre le lien maintenu avec la famille, notons ce lieu de Giffard. Car c'est là que s'étend l'hôpital Saint-Michel-Archange où étaient enfermés quelque cinq mille malades mentaux. Dans une région de son inconscient, cet homme de curiosité, de liberté et de sollicitude a dû se sentir défié par cette communauté si particulière. Et sa réponse ne viendra-t-elle pas d'abord en acceptant les études sur l'épidémiologie des maladies mentales de Leighton, en entreprenant plus tard une étude sur la réhabilitation et la réinsertion sociale des patients psychiatriques de Saint-Michel-Archange, et en allant jusqu'à l'élaboration d'une véritable anthropologie de la santé ?

À l'Université Laval, il découvre les sciences sociales et surtout les méthodes de recherche, ainsi que le nouveau regard qu'elles procurent sur les réalités sociales. Il découvre donc les idéologies ou les partis pris qui entravent le plus souvent les gens d'action. La thèse qu'il vient d'écrire en agronomie ne résiste pas non plus à ce nouveau regard. Il comprend alors que, pour avoir une action efficace, il devra devenir un chercheur. Il s'attendait à des cours spécialisés en sociologie rurale et voilà qu'il doit ajourner ce projet : il faut d'abord faire de la sociologie générale. En même temps, Jacqueline et lui ont décidé de se marier.

Étudiant à la Faculté des sciences sociales de l'Université Laval, 1950.

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Le père Georges-Henri Lévesque, fondateur des sciences sociales au Québec, « avait le don de nous enflammer à devenir des meneurs d'hommes en utilisant des connaissances scientifiques pour l'action ». Un autre guide pour M.-A. Tremblay fut Jean-Marie Martin, agronome lui aussi, qui avait fait des études postuniversitaires à Cornell. Plus tard, en 1956, celui-ci facilita son retour à Laval.

La thèse de maîtrise de M.-A. Tremblay en sociologie préfigure sa grande enquête, neuf ans plus tard avec Gérald Fortin, sur les comportements économiques des familles salariées du Québec. En effet, avec l'aide d'un étudiant, à bicyclette, il administre par entrevue un questionnaire à 132 familles rurales de Kamouraska. Or, il est frappé par toutes les informations qualitatives qu'il ne recueille pas. Décidé à devenir réellement compétent, il écrit à Charles Loomis, le spécialiste de la sociologie rurale américaine. N'ayant pas obtenu de bourse pour l'Europe, deux ans plus tôt, il la demande cette fois à la Michigan State University.

Il l'obtient effectivement et l'annonce est en route. Mais le destin se prépare encore une fois à tester la force des influences qu'il a reçues ainsi que son audace d'ouverture et d'apprentissage. Ce destin se présente sous le nom d'Alexander Hamilton Leighton. Contrairement à Willie Tremblay qui l'été allait travailler aux États-Unis, Alex Leighton, qui se présente comme un père pour Marc-Adélard, vient travailler l'été au Canada, plus précisément dans le sud-ouest de la Nouvelle-Écosse.

En famille chez les Navahos en compagnie de celle de Tom Sasaki, 1952.

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Cette année-là, Leighton demande au père Lévesque de lui trouver deux professeurs pour des études auprès des Acadiens de Nouvelle-Écosse. Le choix conduit à deux personnes qui deviendront de grands amis : Émile Gosselin et M.-A. Tremblay. Or, deux jours avant le départ arrive l'annonce positive de Loomis. Il se produit alors entre lui et Leighton une scène de confiance réciproque, comme dans les plus belles rencontres et comme Marc-Adélard en a fait vivre plus tard à plusieurs de ses étudiants. Cette confiance réciproque, c'est le choix de se rendre disponible à la relation chaleureuse qui se propose, en renonçant à des acquis extérieurs.

Écoutons Marc-Adélard à son propos : « c'est un homme cultivé, plein de talents et multidisciplinaire. Il a été mon maître à penser et aussi mon ami. C'est de lui que j'ai appris à écrire de façon scientifique et sur des perceptions au-delà des faits. Très habile dans les relations humaines, il conseillait des gens importants et était invité partout. À la fois très exigeant et très sensible, il aimait aussi les fêtes et il excellait à dénouer des moments de tension ou de conflit ». Ce portrait conviendrait très bien à Marc-Adélard et sur le fond également au grand-père Abel, le premier modèle.

Pendant six années, Marc-Adélard sera formé à l'exigeante école de Cornell et aux éblouissants séminaires d'Alexander. La confiance de celui-ci en Marc-Adélard ne tarira pas et quand Robert Rapoport partira pour l'Europe, il confiera la responsabilité de l'équipe anthropologique de recherche à quelqu'un en qui il avait pleinement confiance, le Québécois M.-A. Tremblay. Ce lien entre eux dure encore.

En compagnie d'un informateur et medecine man Navaho, Willie Pinto, dans le Fruitland, 1952

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Il serait aussi très intéressant de rapporter le riche travail d'équipe, le milieu très pluraliste, les amis d'origine juive, l'expérience-parachute chez les Navahos, la publication de prestige dans l'American Anthropologist, les divers rôles de Jacqueline sa femme, la répétition des déménagements. Une phrase de Marc-Adélard résume toutes ces influences : « Je voyais que l'anthropologie devenait mon lieu d'identification ».

En 1956, il revient à Laval et s'installe à Québec jusqu'à aujourd'hui : « Jacqueline et moi, nous tenions absolument à ce que nos enfants soient élevés en français, dans leur milieu d'origine ».

Quelles influences a-t-il exercées à son tour ?

La perspective et le poids de ses influences se donnent avec les réalisations suivantes :

Avec Wellie Belliveau, informateur et ami, en Nouvelle-Écosse, 1955.

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Avec cette perspective, nous pouvons faire ressortir cinq types d'influences exercées :

Une étude longitudinale d'importance mondiale

Conçue et développée par A.H. Leighton en 1948, cette étude dure toujours ; ce qui lui donnera bientôt un demi-siècle. À travers quatre et parfois cinq générations, elle fait comprendre le rôle des facteurs socioculturels dans l'épidémiologie des maladies mentales.

Or, en divers endroits du monde, des brassages et des déplacements de population se produisent, mettant en jeu des processus d'acculturation ethnique et technologique, entraînant de multiples phénomènes de désorganisation sociale, semblables à ceux étudiés chez ces Acadiens de la Nouvelle-Écosse.

Il sera donc possible de dégager des généralisations pour répondre à d'importants besoins du XXIe siècle, surtout en ce qui a trait :

De 1950 à la fin des années 60, M.-A. Tremblay y a joué un rôle majeur. Les nombreux séjours totalisent quelques années de sa vie. En plus des découvertes de contenu, les approches ont fait l'objet de recherches et de perfectionnements, par exemple : l'immersion totale en milieu étudié et les règles d'éthique, les méthodes sur le terrain pour l'observation et l'enregistrement exhaustif des données, l'utilisation même des déboires d'observation comme révélateurs du milieu et de ses relations avec l'extérieur, les méthodes de compilation et d'analyse, le processus de communication de chaque chercheur au directeur de recherche ainsi que de mises en commun au sein des équipes de recherche. Enfin, le puissant soutien procuré aux Acadiens, par la présence soutenue et l'écoute répétée des chercheurs, constitue une page de leur histoire.

Le développement de l'anthropologie de la santé

Cette étude longitudinale a généré jusqu'à aujourd'hui une série d'études de la part d'un nombre croissant de chercheurs, sous la direction formatrice de M.-A. Tremblay. Ces études ont porté sur les phénomènes ainsi que sur les institutions de soins et de gestion sociale de la santé mentale, de l'alcoolisme, des toxicomanies, de l'inadaptation et du vieillissement. Elles ont surtout fait comprendre les réalités suivantes :

En somme, les facteurs bio-psycho-culturels sont à la fois des déterminants de ces phénomènes et des facteurs clés pour la réhabilitation des « clients ».

Les études amérindianistes

De 1964 à 1968, M.-A. Tremblay fut directeur-associé de la Commission d'enquête sur les Indiens contemporains établie par le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien. Une trentaine de chercheurs ont démontré les effets préjudiciables et créateurs d'antagonisme de la tutelle bureaucratique du gouvernement canadien. Les recommandations des chercheurs portaient la vision d'un réel partenariat et de démarches à suivre pour créer des liens de collaboration. Ces peuples pouvaient répondre eux-mêmes à leurs besoins et évoluer conjointement avec les autres populations du Canada vers la « modernité », à condition de ne pas être engagés dans une dépendance institutionnelle.

Nous avons ici un exemple typique des préjugés d'inutilité sociale des études anthropologiques. Les mises en garde et les recommandations ont été rejetées en 1968. Nous voyons, vingt-cinq ans plus tard, l'actualisation des antagonismes prévus qui entraînent des coûts exorbitants qui ne conduisent même pas à de réelles voies de solution.

La connaissance et la compréhension des savoirs autochtones représentent un atout pour nos défis actuels et prochains, notamment en ce qui a trait aux méthodes de survie et de renouvellement, ainsi que pour la protection de l'environnement. Ce sont précisément ces études qui représentent les projets d'avenir de M. Tremblay. Il veut pousser plus loin ces études sur les savoirs autochtones capables de restaurer notre estime à leur égard et de réitérer une entraide mutuelle, comme nos ancêtres sur ce continent la pratiquèrent avec avantage. De plus, comme pour les Acadiens, ces études pourraient bien procurer des réponses à d'importants besoins du XXIe siècle. Le politique doit s'associer l'anthropologie qui aide à voir les phénomènes au-delà d'une génération.

Un programme de recherche et de formation ethnologique sur le Québec

En 1965, M.-A. Tremblay conçoit et lance un programme d'ethnographie de la Côte-Nord du Saint-Laurent. Pourquoi choisit-il cette région ? Il la choisit parce qu'elle n'avait pas encore acquis le rythme de la société québécoise. L'on pouvait donc y observer les processus de changement en cours d'opération. En même temps, comme en Acadie, l'on pouvait « accompagner » ces populations en réduisant ainsi une part de leur distanciation par rapport à l'ensemble continental. Une autre raison encore était l'occasion d'étudier des relations avec des autochtones. En somme, cela constituait un programme conforme à sa constante recherche d'interactions et d'intégration de la connaissance scientifique avec l'action. Enfin, il y a une autre raison que nous avons saisie plus tôt : c'est celle de l'évitement d'une compétition ou du conflit, c'est-à-dire « se positionner là où personne n'est encore ».

De 1970 à 1975, Paul Charest partagea la direction de ce programme avec M.-A. Tremblay. L'avenir de l'anthropologie culturelle à Laval y prit un élan considérable en rendant possible la formation d'une trentaine d'étudiants dont un certain nombre sont devenus enseignants ou occupent des fonctions d'importance en tant que fonctionnaires de l'État.

Dans cette lancée, ainsi qu'en y greffant ses études antérieures sur le Québec, M.-A. Tremblay a réussi, en 1983, à nous donner un portrait anthropologique de nous-mêmes, sur une tranche d'un siècle. C'est ce que nous pouvons et devons lire dans : L'identité québécoise en péril. Avec cet ouvrage, M. Tremblay symbolisait la réalisation des rêves qui l'habitaient depuis les incitations et les inspirations reçues d'Abel à Alexander. Plus qu'à des groupes d'étudiants, c'est à toute la société qu'il offrait une compréhension d'elle-même, grâce à un savoir longuement acquis : l'anthropologie. Un savoir dont le sens est de servir à améliorer la vie.

La réforme de l'École des gradués de l'Université Laval

Joseph Risi recommanda à l'Université Laval que son successeur à la direction de l'École des gradués soit Marc-Adélard Tremblay ; ce qui fut accepté après un accord unanime des doyens. Sa participation à la Commission des études avait été remarquée aussi bien que l'estime générale dont il jouissait à l'université, à travers le pays et sur le plan international. Comme son grand-père Abel jadis, il jouissait de l'estime de tous et avec un rayonnement beaucoup plus vaste. Le désir des ancêtres n'avait-il pas toujours été de transmettre, mais aussi d'améliorer le patrimoine ?

De même, son éducation dans une famille large se projeta encore ici : favoriser des relations harmonieuses dans la grande famille des facultés. À cette époque, en 1971, l'Université Laval était dominée par la médecine et les facultés de sciences physiques. Son aspiration était d'y faire reconnaître la valeur des sciences humaines en tant que sciences, ainsi que d'atteindre les dix objectifs suivants, qu'il allait réaliser en huit ans, fidèle à sa trajectoire :

  1. en faire une faculté des études supérieures, dotée d'une autorité sur les programmes d'études ;

  2. agréger des professeurs dans chaque faculté pour accroître l'importance des études de deuxième et troisième cycles ;

  3. renforcer l'encadrement des étudiants et les suivis de leurs travaux ;

  4. instaurer des études « à temps plein », avec des échéances de quatre ans pour une maîtrise et de sept ans pour un doctorat ;

  5. uniformiser les règles afin de permettre la « comparabilité » des diplômes ;

  6. assouplir et adapter des règles pour améliorer la qualité des relations professeurs-étudiants et nommer un comité pour arbitrer les cas de litige ;

  7. réunir les directeurs de programmes, accroître leur participation et développer un mode de fonctionnement rigoureux des comités ;

  8. faire reconnaître les sciences humaines comme ayant des critères aussi rigoureux que ceux des autres sciences ;

  9. mettre en place des programmes interdisciplinaires pour décloisonner les facultés ;

  10. approuver les programmes et transmettre des recommandations au Conseil de l'Université.

Avec son équipe d'alors, la visée était d'obtenir une centaine de thèses par année. Aujourd'hui l'on en espère plutôt deux cents.

M. Tremblay indique que ses huit années à la direction de l'École des gradués ont sans doute été l'un de ses plus grands accomplissements. Nous pouvons donc être assurés de trouver dans cette oeuvre une mise en scène de tout ce qui l'habitait de l'enfance à la maturité. Essayons donc de lire ses dix objectifs avec ce qu'il nous a livré de sa vie.

Nous avons commencé déjà à voir le rapport entre la grande famille des facultés et la grande famille de son enfance. Doter l'École des gradués d'une autorité bien réelle, cela revient à en rendre son directeur le représentant symbolique, tout comme Abel jadis. Les deuxième et troisième cycles sont faciles à rapprocher des géné-rations de parents et de grands-parents cohabitant dans la maisonnée. L'encadrement des étudiants et les suivis de leurs travaux n'évoquent-ils pas la présence soutenue et caressante des tantes et de la soeur aînée ? Les durées pour une maîtrise et pour un doctorat peuvent être associées à des durées semblables et significatives de ses propres formations et expériences. Les règles doivent poursuivre l'équilibre qui lui est cher : tous doivent en suivre des comparables (uniformité), mais celles-ci doivent être souples et adaptées. De même, les réunions accueillent la participation de tous, mais une discipline de fonctionnement est de rigueur. Le comité pour arbitrer les cas de litige ne représente-t-il pas cette instance en lui qui réprouve la violence et l'agressivité ? La rigueur à reconnaître aux sciences humaines comme aux autres sciences est évidemment ce fil conducteur de sa carrière : « c'est avec des connaissances scientifiques que l'action est efficace ». Des programmes interdisciplinaires visent bien un décloisonnement, à l'exemple d'Abel et d'Alexander les multidisciplinaires et de lui-même recherchant le bio-psycho-culturel. Enfin, ne faut-il pas associer ce souci de bien transmettre au Conseil de l'Université avec cette acceptation constante, d'un bout à l'autre de sa vie, des autorités auxquelles l'on se rapporte ?

En somme, la clé pour réussir le passage de la planification à la réalisation, c'est d'avoir conçu des objectifs correspondant à un vécu profond.

Nous donnerait-il un modèle dont nous avons besoin pour le prochain siècle ?

« À quoi sert de poursuivre un idéal ? On ne pourra pas l'atteindre ! » Cette pensée trop répandue, à l'approche du XXIe siècle, diagnostique le manque de modèles pour démontrer les succès qui résultent de l'engagement dans un idéal soutenu. Il ne s'agit donc pas tant de nourrir le narcissisme de Marc-Adélard Tremblay, en suscitant l'envie, mais de donner espoir, d'encourager. Marc-Adélard Tremblay pouvait-il tracer sa vie en échappant aux influences qu'il avait reçues ? Pouvait-il devenir autrement qu'il n'avait été façonné ? Ces influences constructrices de son destin heureux et remarquable ne furent-elles valides que pour lui ? Quelqu'un d'autre les recevant semblablement n'en obtiendrait-il pas de mêmes effets positifs ?

En compagnie de son épouse, Jacqueline, à l'occasion de la remise d'un doctorat d'honneur de l'Université de Guelph, 1984.

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Rappelons que des études ont démontré chez les découvreurs, inventeurs et créateurs de mêmes influences expliquant leurs succès. Il est donc très justifié de chercher à implanter celles-ci autant que possible, afin d'accroître le potentiel créateur au sein d'une collectivité.

Nous avons vu avec M.-A. Tremblay que le premier type d'influence, le plus profond et le plus décisif, est cette appartenance à une famille serviable, au sein de laquelle l'on est accompagné et où l'on reçoit les manifestations sensibles de l'amour ; tout en se faisant montrer, par des modèles forts tant féminins que masculins, une curiosité tous azimuts et le sens du travail en groupe avec ses règles et ses récompenses, ainsi qu'une aisance à y participer. Ce type d'influence est un don de la part des parents et de la famille pendant la petite enfance.

Nous avons vu, avec lui aussi, que le deuxième type d'influence ne peut pas être donné, mais conquis par l'enfant plus âgé, ou dans son adolescence, à travers des épreuves et des crises affectant sa famille et son milieu proche, ses émotions intérieures et son corps. C'est alors que l'enfant peut prendre appui sur les premières influences reçues, pour se donner le courage d'affronter les épreuves et ne pas s'abandonner à l'échec. S'il y parvient, il ressentira désormais les influences reçues comme consolidées dans sa vie intérieure et il pourra y puiser selon les besoins et sans délais.

Nous avons compris que ces deux premiers types d'influence constituent un équipement de personnalité, tandis que deux autres types d'influence ajoutent un équipement de profession ou de métier. D'abord, il s'agit d'apprentissages bien institués qu'il faut réussir. Après, il faut oser des apprentissages de pionnier, en raison du principe que ce que l'on reçoit il faut non seulement le transmettre mais l'améliorer.

Pour ces deux derniers types, ce que M.-A. Tremblay a acquis et osé surtout peut être résumé ainsi :

Me voilà donc moins en train de conclure sur M. Tremblay qu'à montrer l'ouverture qu'il propose pour les générations à venir. Après ces belles heures d'écoute et d'échanges avec lui, je ressens que c'est ce qui le respecte le mieux : le présenter comme un héritier du XXe siècle et un donateur pour le XXIe siècle.


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