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Sources imprimées

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1963

Bouchard, Maurice. Rapport de la Commission d'enquête sur le commerce du livre dans la province de Québec. S.l., s.n., 1963. 250 p.

CHAPITRE V

CARACTÉRISTIQUES ET PROBLÈMES

DU COMMERCE DE LIBRAIRIE DANS LA PROVINCE

Ce chapitre comprend quatre sections. La première fait l'analyse de statistiques qui nous permettent de mieux saisir la situation actuelle de la librairie. Dans la deuxième section, nous essayons d'indiquer comment ont été créés et aggravés les problèmes de la librairie dans le cours du développement commercial des deux dernières décennies. Nous discutons ensuite des conditions qu'il faudrait susciter pour que le commerce de librairie se renforce et poursuive son développement. Et, dans la dernière section du chapitre, nous énonçons nos recommandations à cet effet.

I - Analyse statistique

Les données qui sont à la base de cette analyse ont été recueillies par la Commission d'Enquête. Sur deux cents questionnaires expédiés à divers établissements qui vendent du livre de langue française, cent quinze ont été remplis et retournés. Nous en avons retenu cent six pour les fins de notre analyse. Ceux qui ont été rejetés comme ceux qui n'ont pas été retournés concernent, en fait, non des librairies, mais des points de ventes. Il eut été

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intéressant de couvrir tous les points de ventes, mais la Commission n'avait ni les moyens, ni le temps de pousser sa recherche aussi loin. La base statistique que nous avons constituée nous semble suffisamment complète, eu égard à la librairie comme telle, pour en tirer une analyse valable de la structure de ce commerce.

Cette analyse vaut donc pour le commerce de librairie strictement. Elle ne porte pas sur les autres formes de commerce de livres que sont les points de ventes établis dans divers commerces de détail comme les pharmacies, ou encore, les ventes par courtiers de livres documentaires et éducatifs. Elle ne tient pas compte, non plus, de l'importation directe de livres faite par les individus et les institutions. Notre base statistique ne nous permet donc pas de mesurer exactement le volume total du commerce dans la Province; nous essaierons toutefois d'en donner une estimation valable.

Sauf les données fournies sur les ventes totales des établissements concernés dans cette analyse, la plupart des statistiques fournies par les maisons individuelles sur la structure de leurs ventes, selon les catégories de livres et les catégories d'acheteurs, sont généralement des estimations des maisons elles-mêmes et non pas des données basées sur une étude détaillée de leur part. Toutefois, nous nous sommes imposé un long travail de vérification pour corriger les réponses invraisemblables ou incohérentes, en prenant contact avec un grand nombre de maisons. À notre avis, les tableaux que nous avons, par la suite, tirés de cette information constituent une base acceptable pour décrire et interpréter la situation actuelle de la librairie.

De toute façon, sur l'espace de temps et avec les moyens dont nous disposions, il nous était impossible de faire mieux. Il n'existe, en effet, aucune statistique

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officielle sur le commerce de librairie chez nous. Celle que nous avons établie est incomplète et insuffisante à maints égards. À tout prendre, elle vaut toutefois mieux que rien du tout.

Pour l'avenir, étant donné l'impossibilité d'énoncer et d'appliquer une politique relative au commerce du livre sans disposer d'une statistique détaillée, nous recommandons au Gouvernement de faire le nécessaire pour que le Bureau provincial de la Statistique constitue une statistique permanente, complète et suffisamment détaillée sur toutes les formes de commerce du livre et sur les divers domaines de l'édition dans la Province.

A - Quelques aspects du commerce global

Tableau statistique

Ventes totales aux consommateurs

Le chiffre d'affaires des libraires de la Province s'établit, pour l'année 1962, à $18 950 656. De ce montant, il faut toutefois déduire la somme de $5 280 765, due strictement au commerce de gros. Les ventes aux consommateurs par les maisons retenues dans le tableau X sont donc de $13 669 891. Si l'on ajoute à ce montant plus ou moins un million de dollars de ventes au détail dans les points de ventes, on peut affirmer, sans crainte de surévaluer, que les achats de livres de langue française dans le commerce provincial par les divers consommateurs, particuliers, institutions d'enseignement, bibliothèques et autres institutions, sont au moins de quinze millions. Nous disons au moins, parce que ce chiffre ne tient pas compte des ventes hors librairies, de livres documentaires et éducatifs, qui sont environ de deux millions de dollars.

Dans l'ensemble des ventes aux consommateurs, un montant absolu de $4 078 275, seulement, soit une proportion de 30%, va aux livres de culture, c'est-à-dire, autres que les ouvrages didactiques, les livres pour la jeunesse et les livres de piété. En outre, seulement 30% des ventes totales aux consommateurs sont faites à des acheteurs individuels; le reste, soit 70% des ventes totales, se partage entre les commissions scolaires et les bibliothèques des écoles publiques (43%) et les autres institutions comme les bibliothèques publiques et le Gouvernement.

Ces quelques chiffres nous permettent donc de dire que le marché spécifique du libraire, celui des acheteurs individuels qui est, en quelque sorte, la raison d'être de la librairie comme commerce spécialisé, est très peu développé dans notre Province et que nos libraires sont avant tout des vendeurs à la caisse, de livres pour la jeunesse et de manuels scolaires, achetés par les commissions

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scolaires et les institutions d'enseignement. Mais, avant de les blâmer pour autant, notons bien que les libraires n'ont pu rien faire d'autre que s'adapter à une demande qui tend à se concentrer de plus en plus dans les institutions d'enseignement. Avant la gratuité des manuels scolaires dans le secteur public de l'enseignement, nombre de directeurs d'écoles, d'instituteurs et d'étudiants achetaient ou pouvaient acheter les livres scolaires en librairie. La gratuité des manuels scolaires et les modalités selon lesquelles elle a été appliquée ici ont poussé les commissions scolaires à s'emparer des achats, pour des raisons d'économie. Ajoutons à cela, la tendance qu'ont les maisons d'enseignement privées à organiser des comptoirs de collège, pour les besoins des étudiants au niveau secondaire, en livres didactiques ou autres. Avec pour résultat que nos libraires risquent fort de tomber à la remorque des diverses institutions et d'oublier que leur fonction essentielle et irremplaçable est de servir le grand public des acheteurs individuels et de leur faire connaître la production mondiale courante.

Localisation des libraires

Le principal du commerce de librairie se fait dans les villes de Québec et de Montréal qui ont ensemble soixante (60) librairies sur un total de cent six (106). Les quarante-six (46) librairies qui restent sont réparties dans trente-cinq (35) autres municipalités et villes de la Province.

Toutes les librairies situées hors de Québec et de Montréal sont des librairies de détail. Onze des maisons de gros sont localisées à Montréal et deux à Québec. Montréal et Québec comptent, en outre, quarante-sept (47) librairies de détail.

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Il y a donc un phénomène de concentration des services de librairie dans les grandes villes. Nous le préciserons plus loin, en distinguant parmi les librairies de détail, les librairies générales, les librairies scolaires et les procures.

Importance relative des sources d'approvisionnement

Nous n'avons malheureusement pu obtenir des libraires des données utilisables quant à l'origine des ouvrages vendus en 1962. Il est toutefois possible d'indiquer des ordres de grandeur à ce sujet, en utilisant les données disponibles sur les ventes réalisées en 1962 par les divers fournisseurs des libraires.

Évaluée au prix de détail moins les remises courantes faites aux consommateurs, l'importation de livres suisses, belges et français s'établit, en 1962, à $6.5 millions environ(l). Pour le manuel scolaire canadien nous avons un maximum de $6 millions et, pour le reste de l'édition canadienne de langue française, un grand maximum de $1 million².

Abstraction faite du manuel scolaire édité ici, nous pouvons dire, sans crainte d'exagérer, que 85% à 90% des ouvrages vendus par nos librairies sont importés. D'autre part, environ 80% des ouvrages importés viennent de France, 18% de Belgique et 2% de Suisse.
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(1) Voir, appendice F-III-20, les données statistiques sur l'importation de livres en provenance de France, de Belgique et de Suisse.
(2) Aucun éditeur n'a été en mesure d'établir ses ventes en 1962.

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Bien qu'il s'agit d'estimations grossières, nous tenions à les produire ici pour souligner une caractéristique importante de notre commerce de librairie, celle de son extrême dépendance relativement à l'importation. En Europe, toutes les librairies de détail peuvent être en relation directe avec les divers éditeurs, d'ailleurs nombreux. Un système d'envoi d'office, avec faculté de retour dans un délai donné, leur permet de mettre en étalage et de vendre l'édition courante. La proximité du libraire et de l'éditeur permet à celui-ci de vérifier plus facilement la solvabilité de l'autre et de lui ouvrir des crédits. Tous avantages, en somme, que le petit libraire d'ici n'a pas. Obligé de faire des achats fermes, sans faculté de retour, privé du service des offices, donnant peu de garanties à l'éditeur étranger en raison de son éloignement et d'un débit irrégulier et lent, ne bénéficiant pas d'une publicité active des éditeurs européens sur le marché canadien et n'ayant pas l'organisation administrative nécessaire pour avoir des relations commerciales avec des centaines d'éditeurs, le petit libraire est, en pratique, très mal placé pour importer efficacement. En conséquence, il doit pouvoir compter, ici même, sur un bon système d'approvisionnement du livre importé.

L'idéal, à cet effet, serait une présence active des éditeurs étrangers sur le marché canadien, afin d'y assurer la publicité et la promotion des ventes et y constituer des dépôts d'approvisionnement pour les libraires. Sans doute, parce que notre marché leur semblait trop étroit, les éditeurs européens n'ont pas cru possible, dans l'ensemble, de risquer cette aventure.

L'approvisionnement du petit libraire de la Province est donc fait par quelques grands libraires grossistes de Montréal. Mais ceux-ci ne se sont intéressés que d'une façon marginale et incomplète au commerce de gros.

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En fait, ces maisons ont importé en fonction du marché des institutions d'enseignement et des points de ventes; donc surtout des livres pour les bibliothèques scolaires, des ouvrages didactiques, des livres pour enfants et pour jeunes et des ouvrages de grande diffusion. Comme l'indique le tableau X, 80% de leurs ventes totales portent sur le livre didactique et la littérature pour la jeunesse. En dépit de l'effort des grossistes, on peut donc dire que les difficultés d'approvisionnement constituent présentement l'un des obstacles les plus sérieux à l'expansion du commerce de librairie générale dans la Province.

B - Le commerce au détail

La présente enquête a été provoquée par un conflit entre les libraires de Montréal et la Commission des Écoles Catholiques de Montréal. Au cours de ce conflit, on s'est demandé s'il était bien nécessaire que le libraire continue de distribuer les manuels scolaires et s'il n'était pas préférable, en définitive, que les commissions scolaires, les grandes surtout, traitent directement avec les divers éditeurs. Le Conseil supérieur du Livre, comme nous le savons, a prévenu le Gouvernement que le fait d'enlever au libraire la distribution du manuel scolaire entraînerait la disparition d'un grand nombre de librairies. La meilleure façon de vérifier cette affirmation est d'analyser la structure du commerce de détail, afin de voir quelles librairies dépendent du marché scolaire et dans quelle mesure. Les tableaux XI, XII et XIII contiennent toutes les données pertinentes à cette analyse.

Dans ces trois tableaux les librairies de la Province qui font des ventes au détail ont été classifiées en quatre groupes:

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    1- Les librairies de gros sont celles dont les ventes en gros comptent pour plus de 40% de leurs ventes totales.

    Toutes les librairies des trois autres groupes, ci-après, sont des librairies de détail qui ne font à peu près pas de ventes en gros¹.

    2- Les librairies générales sont celles qui vendent à des acheteurs individuels dans une proportion variant de 40% à 100% de leurs ventes totales.

    3- Les librairies scolaires sont celles qui vendent à des institutions, surtout celles du système d'enseignement, dans une proportion variant de 60 à 100% de leurs ventes totales.

    4- Les procures vendant au détail sont des librairies appartenant à des communautés religieuses enseignantes et vendant aux diverses institutions dans une proportion variant entre 60 et 100% de leurs ventes totales.

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(1) Les données détaillées qui nous ont servi pour classifier les librairies de détail selon les groupes librairies générales, librairies scolaires et procures sont reproduites en appendice F-I.
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Tableau statistique
Tableau statistique
Tableau statistique
Le groupe des librairies générales a été distingué de celui des librairies scolaires et des procures en considérant non seulement le pourcentage des ventes totales faites à des acheteurs individuels, mais aussi l'importance absolue et relative des ventes de livres de culture, c'est-à-dire, autres que les livres didactiques, les livres pour la jeunesse et les livres de piété. L'inspection en détail des cas particuliers nous a permis de constater, eu égard au genre d'ouvrages vendus, que toutes les librairies qui vendent aux particuliers dans une proportion supérieure à 40% de leurs ventes totales s'intéressent peu aux livres didactiques et combinent surtout le livre de culture et la littérature de jeunesse. À l'inverse, celles qui vendent aux particuliers dans une proportion inférieure à 40% de leurs ventes totales s'intéressent peu au livre de culture et vendent surtout le livre didactique et la littérature de jeunesse.

Pour apprécier convenablement l'incidence sur le commerce de librairie d'une décision qui permettrait aux commissions scolaires de s'approvisionner en manuels scolaires directement chez l'éditeur, il faut considérer trois facteurs:

    a- l'importance relative des ventes de manuels scolaires pour chaque groupe, comme mesure du degré de dépendance d'un groupe quant à la distribution du manuel scolaire;

    b l'importance relative du commerce de livres de culture faite auprès des clients individuels par un groupe donné par rapport au commerce total, comme mesure du rôle plus ou moins important de chaque groupe dans la perspective d'un authentique commerce de librairie;

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    c - la distribution géographique des établissements de chaque groupe, pour tenir compte du problème particulier des villes moyennes et petites.

    Dépendance des libraires quant au manuel scolaire

    Le tableau XII nous permet de faire les constatations suivantes:

    1- Les ventes des manuels scolaires comptent pour la moitié de toutes les ventes au détail des libraires de la Province.

    2- Chacun des groupes, libraires grossistes, libraires scolaires et procures vendent des manuels scolaires dans une proportion moyenne variant de 55% à 79% de leurs ventes totales respectives.

    3- Les ventes totales de chacun de ces mêmes groupes sont faites à des commissions scolaires et à des bibliothèques scolaires dans une proportion moyenne variant entre 54% et 65%.

    4- Le groupe des librairies générales vendent des manuels scolaires dans une proportion de 19% de leurs ventes totales. Le très faible pourcentage (6%) de leurs ventes aux commissions scolaires et aux bibliothèques scolaires indique que la grosse partie des ouvrages didactiques vendus par ces librairies le sont à des acheteurs individuels. Il s'agit probablement de livres didactiques utilisés dans le

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    secondaire classique et dans les universités. Cette interprétation est d'ailleurs justifiée par le fait que la majorité des librairies générales sont situées à Montréal et à Québec.

On peut donc conclure que les soixante-trois (63) établissements des groupes grossistes, libraires scolaires et procures, qui font 70% de toutes les ventes de livres dans la Province, dépendent d'une manière absolue de la distribution du manuel scolaire. Enlever la distribution du manuel scolaire à ces librairies aurait pour effet, en moyenne, de réduire leurs ventes totales des deux tiers. Il est vrai que les marges réalisées par le libraire sur le manuel scolaire sont faibles et qu'une diminution des ventes de 60% n'implique pas, en l'occurrence, une diminution égale de la différence entre les ventes totales et les coûts. Néanmoins, étant donné que les ventes de manuels scolaires, qui se font en grande partie durant l'été, période morte pour la librairie, n'entraînent pas d'augmentation sensible des coûts, ces ventes sont éminemment précieuses pour amortir les frais généraux encourus sur toute l'année. Il est difficile de prédire exactement ce qui surviendrait si le manuel scolaire cessait d'être distribué par les libraires. Toutefois, en ce qui regarde les soixante-trois (63) établissements grossistes, librairies scolaires et procures qui se sont effectivement créés en fonction du marché du livre didactique, nous anticiperions le pire. Les librairies scolaires, par exemple, qui font des ventes totales moyennes de $ 110, 000 verraient celles-ci se réduire à près de $40, 000.

D'autre part, il est assez clair que le groupe des librairies générales ne seraient pas affectées. Leurs ventes au secteur public de l'enseignement (6% des ventes totales) sont trop faibles, en moyenne, pour qu'il y ait problème.

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Importance relative de divers groupes de librairies

Il ne suffit pas de dire que tel groupe de libraires seraient menacés dans l'éventualité d'une distribution du manuel scolaire faite hors librairie. Il faut encore se demander si, dans l'optique d'une conception valable du commerce de librairie, il est plus ou moins important de sauver le groupe en question. À ce sujet, le tableau permet les observations suivantes:

    1- Les procures et les grossistes, qui n'ont ensemble que 6% des ventes aux particuliers, faites par tout le commerce, détiennent d'autre part 37% des ventes de tous les livres. Les ventes aux institutions sont donc fortement dirigées vers des établissements qui n'apportent aucune contribution valable au développement de la librairie comme service au grand public. Dans le domaine de la librairie de détail, les grossistes et les procures sont, d'une façon stricte, des "vendeurs à la caisse".

    2- Le groupe des librairies scolaires vend 20% de tous les livres de culture, 40% de tous les livres pour la jeunesse, et 18% de tous les livres aux particuliers dans la Province. Il est difficile d'apprécier exactement l'importance de cette activité sans tenir compte de la distribution géographique des librairies scolaires.

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TABLEAU XIV
RÉPARTITION GÉOGRAPHIQUE DES
DIVERS GROUPES DE LIBRAIRIES
Montréal
et Québec
35 autres
villes et cités
Total des
établissements
Librairies
de gros
13 - 13
Librairies
générales
30 13 43
Librairies
scolaires
9 28 37
Procures 8 5 13
--- --- ---
60 46 106

Comme le fait voir le tableau XIV, les librairies scolaires sont, à près de 80%, localisées en dehors de Montréal et de Québec, c'est-à-dire dans les autres municipalités et villes de la Province. Mis à part le cas des procures, en dehors de Montréal et de Québec, on trouve deux librairies scolaires pour une librairie générale. Dans nos deux grandes villes, on a la situation inverse: trois librairies générales pour une librairie scolaire.

Ce mode de distribution géographique indique assez nettement qu'il est difficile de développer de façon convenable le commerce de la librairie en dehors des grandes villes sans l'appuyer sur la distribution du manuel scolaire. En tout cas, dans la mesure où le retrait aux libraires de la distribution du manuel scolaire risque de faire disparaître plusieurs librairies scolaires, il est certain que c'est la vie culturelle des villes moyennes et petites qui en serait principalement affectée.

On peut s'en convaincre aisément à l'examen du tableau XV qui décrit la structure du commerce de librairie dans toutes les villes autres que Québec et Montréal.

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Tableau statistique
Tableau statistique
Il ressort de ce tableau:

    1° que les librairies générales et les librairies scolaires, hors de Montréal et de Québec, dépendent davantage de la vente du manuel scolaire et des achats de livres par les institutions d'enseignement que ce n'est le cas pour les librairies générales des deux grandes villes;

    2° que, relativement aux ventes de toutes les librairies situées en dehors de Montréal et de Québec, les librairies scolaires font 58% des ventes de livres de culture et 57% des ventes de livres aux particuliers;

    3° que, pour l'ensemble des librairies situées hors des grandes villes, les ventes de manuels scolaires font 60% et les ventes aux commissions et aux bibliothèques scolaires, 64% des ventes totales;

    4° que toutes les librairies situées hors de Montréal et de Québec ne vendent que pour $500, 000 de livres de culture, soit 14% seulement de tous les livres de culture vendus dans la Province;

    5° que ces librairies ne vendent que pour $679, 000 aux particuliers, soit 16% seulement de tous les livres vendus à des particuliers dans la Province.

Hors de Montréal et de Québec, la librairie, comme instrument de diffusion du livre de culture dans le grand public, apparaît donc comme nettement sous-développée.

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Au surplus, elle dépend très fortement, et davantage que dans les grandes villes, des achats provenant des institutions d'enseignement.

Les chiffres du tableau XV parlent d'eux-mêmes. Nous ne pouvons envisager la distribution hors librairie des manuels scolaires sans mettre en cause l'existence de la grande majorité des librairies des villes moyennes et petites. Les ventes de livres de culture que ces librairies font au grand public sont sans doute insuffisantes. Mais, si faibles soient-elles, il s'agit d'un commencement qu'on n'a pas le droit de détruire, eu égard au dénuement culturel d'un grand nombre de nos petites villes.

II - L'orientation actuelle de la concurrence défavorise la librairie

Au tableau que nous venons de faire de la dépendance du commerce de librairie par rapport aux institutions d'enseignement, l'on serait peut-être tenté de répliquer que cette dépendance a toujours existé et qu'on s'en était bien accommodé jusqu'à la crise qui a provoqué cette enquête. D'où vient que maintenant l'on tente de faire croire que cette dépendance est malsaine pour la librairie ? Pourquoi inciter l'État à intervenir dans le mécanisme spontané du marché?

Depuis toujours, en effet, des librairies ont existé au Québec pour les besoins du système d'enseignement, mais, dans un état de sous-développement et selon des caractéristiques qui ne pouvaient pas soulever les problèmes actuels. Jusqu'aux années de la crise et de la guerre, notre production de manuels scolaires était restée relativement peu importante, au maximum d'un million de

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dollars, et concentrée dans quelques maisons de Montréal: Beauchemin, Granger, Frères des Écoles Chrétiennes et Frères du Sacré-Coeur. Ces maisons pouvaient, d'autre part, importer et distribuer le manuel scolaire étranger. À côté de ce système d'alimentation des besoins de l'enseignement public et secondaire privé, il existait quelques librairies situées à proximité des facultés universitaires à Montréal et à Québec. Ces librairies faisaient un commerce de détail sans rapport avec l'activité des fournisseurs d'écoles comme Beauchemin.

Avec l'augmentation de la population scolaire, du nombre d'écoles publiques, de la production de manuels scolaires et du nombre d'éditeurs libraires, nous avons connu, et c'est normal dans un contexte d'expansion générale, une augmentation du nombre de distributeurs. Mais, ce qui est nouveau, dans ce développement, c'est l'apparition de commerces de livres, à l'extérieur de Montréal et de Québec, dans les petites villes. Ces librairies des petites villes, dans la plupart des cas, sont incapables de vivre avec leurs seules ventes de livres au grand public. Nombre d'entre elles vendent aussi la papeterie, les articles de bureau. Il était normal qu'elles cherchent également à vendre le manuel scolaire.

En 1920, nous avions peu de librairies, mais de vraies librairies, comme les librairies Déom et Pony à Montréal et Garneau à Québec, qui n'avaient rien à voir avec les manuels scolaires de l'enseignement public et qui faisaient le gros de leur commerce avec des acheteurs individuels. Le nombre de commerces de livres est maintenant beaucoup plus considérable, mais pris individuellement, ces commerces sont en général très dépendants du marché des institutions scolaires publiques.

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Parallèlement à cette multiplication des commerces de livres dans les villes moyennes et petites de la Province, l'expansion des quinze dernières années a donné lieu à une augmentation du nombre de grandes maisons, à Montréal surtout, et à une lutte vigoureuse de leur part pour dominer et alimenter non seulement le marché du manuel scolaire mais aussi le marché du livre en général pour toutes les institutions scolaires publiques et privées, et pour les bibliothèques publiques et scolaires. Sauf la Librairie Dussault, toutes ces maisons, par exemple Fides, Granger, Beauchemin, C.P.P., font de l'édition scolaire. Toutes vendent les livres comme grossistes et comme détaillants. Toutes sont en lutte pour l'approvisionnement direct des institutions scolaires publiques et privées, hors de Montréal, sur le territoire des libraires détaillants qu'elles alimentent par ailleurs. Tant du côté des grands libraires de Montréal que de celui des petits détaillants de la Province, nous pouvons dire que la très grande majorité des établissements, faisant par ailleurs une activité de librairie non négligeable dans le grand public, dépendent fortement, du point de vue de leurs ventes et, par conséquent, du point de vue de leur rentabilité, de la demande de livres des institutions scolaires et des bibliothèques.

Même si le marché du livre pour le grand public est fort différent de celui des institutions, comme les écoles et les bibliothèques, en ce sens que ses besoins sont plus étendus et plus variés et qu'il requiert une organisation de mise en marché plus poussée, les systèmes d'approvisionnement en gros et au détail de ces deux marchés se sont donc intégrés de plus en plus avec le développement de l'après-guerre. Le marché total étant relativement étroit, la simple nécessité de répartir les frais généraux sur un volume de ventes le plus élevé possible a poussé tout le monde, grossistes et détaillants, à s'intéresser simultanément à la demande du grand public comme à celle des

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institutions. Mais, comme la demande du grand public est de loin plus difficile et plus coûteuse à satisfaire et à développer que celle des institutions, qui augmente spontanément et rapidement, nous pouvons dire, sans crainte d'erreur, que l'ensemble des décisions relatives au commerce du livre - politiques d'approvisionnement, importation, modes de distribution en gros, systèmes de remises et prix de vente au détail - ont été prises de plus en plus en fonction du marché des institutions. Avec, bien entendu, toute une série de conséquences plus ou moins désastreuses pour le développement du marché du grand public, celui qui est la raison d'être du libraire. Cette orientation, contraire en définitive aux intérêts de la librairie comme profession, apparaît clairement quand on examine en détail les politiques des grandes maisons de Montréal depuis une dizaine d'années. Il est d'ailleurs admis que ce sont les mêmes maisons qui ont conditionné, sinon dominé, le mouvement d'ensemble du commerce en ce sens.

Ces meneurs du jeu ont été les librairies Beauchemin et Granger, les Éditions Fides et la Librairie Dussault. Les deux premières maisons étaient déjà, et depuis leurs débuts, fondamentalement orientées vers le marché des institutions d'enseignement, à tel point qu'au lieu de chercher à devenir surtout des librairies, en développant non seulement leurs ventes de livres scolaires mais aussi celles du livre intéressant le grand public, elles étaient devenues aussi grands fournisseurs de papeterie et d'articles de bureau. Comme maisons de gros, elles disposaient de représentants voyageurs qui prenaient commandes des marchands détaillants et des institutions d'enseignement.

Au début des années '50, la maison Fides était surtout une entreprise d'édition et de librairie générale. De par son orientation idéologique, elle était fortement intéressée au développement de bibliothèques publiques et scolaires. Une fois entrée dans le commerce auprès des maisons d'enseignement, il était fatal qu'elle s'occupe du manuel scolaire. La Librairie Dussault était alors à son début. Comme librairie générale, cherchant à franchir les limites de Montréal, elle s'intéressait de près au marché des institutions scolaires.

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En bref, deux de ces maisons, les librairies Beauchemin et Granger étaient installées sur le marché du livre scolaire depuis 1900; deux autres, la Librairie Dussault et la Société Fides voyaient le marché scolaire comme une base idéale d'expansion commerciale.

À la différence des pionniers, les Éditions Fides et la Librairie Dussault entreprirent le développement systématique du marché des institutions scolaires, tout en restant cantonnées dans le commerce du livre, grâce à la création de librairies succursales à travers la Province. Chaque maison a maintenant une dizaine de succursales dont la rentabilité dépend absolument des ventes aux institutions et qui, par ailleurs, font auprès du grand public un commerce de librairie non négligeable. En général, à chaque succursale est attaché un représentant voyageur qui a pour tâche de solliciter des commandes des institutions d'enseignement, des commissions scolaires et des bibliothèques publiques. Sur ce terrain, ces représentants rencontrent la concurrence des représentants des maisons Granger et Beauchemin. Par ailleurs, ces maisons ont créé et alimentent un réseau de points de ventes de livres dans des commerces de détails variés comme les pharmacies, les restaurants, les marchands de tabacs, en leur concédant des remises de libraires, c'est-à-dire 40% sur le prix de détail. D'après nos estimations, les maisons Granger et Beauchemin comptent chacune l'équivalent des 10 représentants voyageurs affectés à temps complet à la vente de livres. Les modes de rémunération de ces voyageurs sont variables selon la maisons et dans une même maison. Nous avons estimé qu'en moyenne ils coûtent $10, 000 par année, soit un coût total de $400, 000 pour les quatre maisons. Leurs ventes totales annuelles, tant dans les points de vente que dans les institutions, s'élèvent à 2 millions de dollars approximativement. Ce qui implique, pour les seuls représentants voyageurs, un coût de près de 20% du chiffre d'affaires qui leur est imputable.

Pour investir systématiquement dans ce système de distribution, les quatre grands ont très vite compris qu'il était nécessaire d'uniformiser les politiques de prix et de remises. À ce point de vue, le manuel scolaire édité ici ne posait pas de problème. L'éditeur fixait le

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prix de vente et il avait toujours été admis de donner au libraire une remise de 33 1/3% et, aux institutions, de 20%. Comme les manuels scolaires n'étaient pas encore gratuits, les commissions scolaires n'avaient pas tendance à se charger elles-mêmes de l'approvisionnement qui était laissé à la direction des écoles. De sorte que la remise traditionnelle de 20% aux institutions n'était pratiquement jamais mise en question par les acheteurs. Du côté du livre importé, le problème était, au départ, tout différent. Les prix variaient fortement d'une maison à l'autre. Certaines maisons établissaient leur prix canadien en multipliant par trois leur coût d'achat et d'importation exprimé en dollars. Elles s'assuraient ainsi d'une marge brute de 66 2/3% du prix de détail. Chez Fides le coefficient multiplicateur était, en 1954, fixé à 2.2; ce qui donnait une marge brute de près de 55% du prix de détail. D'autre part, les maisons qui fixaient un prix de détail relativement élevé accordaient aux institutions des remises plus fortes. Celles qui avaient un coefficient multiplicateur de trois accordaient en général des remises de 40%; les maisons ayant un coefficient multiplicateur de deux limitaient leurs remises à 20%.

À partir de 1955, les grandes maisons, comme Fides, Beauchemin, Granger et Dussault uniformisent leurs prix et leurs remises. Le coefficient multiplicateur est fixé à 2.5 et les remises aux institutions sont limitées à 20%. Avec ce coefficient, on s'assurait d'une marge brute de 60% sur le prix de détail.

Par la suite, jusqu'à 1961, même si les modalités de conversion des prix européens en prix canadiens ont varié, nous avons pu constater que les quatre grandes maisons se sont alignées sur une politique de prix commune leur assurant une marge brute de 60% du prix de détail canadien. Depuis 1957, le calcul de conversion s'effectue,

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non plus via un multiplicateur du coût d'achat, mais en fixant une "tabelle", c'est-à-dire, en majorant, pour le livre, le taux de change entre les monnaies canadiennes et européennes.

Ainsi, à l'été 1961, alors que le taux de change était de $0.002108, une entente intervenue au sein de la Société des Libraires fixa la "tabelle" à $0.0032¹. Pour un livre marqué 1000 francs ou $2.11 en France, le libraire canadien qui l'achetait avec remise de 40%, payait à l'éditeur 600 francs ou $1.265. Il avait donc une marge brute de $1.935, c'est-à-dire, de 60% du prix de détail canadien de $3.20. La même entente stipulait d'ailleurs que la remise maximum accordée aux institutions était limitée à 20%. Celles-ci payaient donc le livre européen environ 17% plus cher que le prix marqué en France; pour le grand public achetant sans remise, l'écart était de 50%.

Les prix fixés pour le livre importé, après 1955, s'expliquent donc entièrement à partir des grandes maisons de Montréal qui, durant toute cette période, ont eu comme objectif principal de développer et structurer leur commerce avec les institutions. Il est facile de voir que semblable orientation ne pouvait qu'entraver le commerce de librairie dans le grand public.

En premier lieu, le niveau élevé des prix de détail pour le livre importé constitue un obstacle sérieux à l'expansion de la demande du grand public. Comme toute autre marchandise, plus le livre est cher, moins il se vend. En second lieu, le système de distribution mis sur pied par les grandes maisons de Montréal est en quelque sorte un sabotage direct du marché de la petite librairie située hors
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(1) Voir le mémoire de l'Association des Libraires détaillants canadiens, appendice E-I-1

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de Montréal. Il y a d'abord ce fait que les agents vendeurs de ces grandes maisons s'emparent des commandes des institutions établies dans le voisinage de ces petites librairies. En second lieu, ils multiplient, à proximité de ces librairies, des points de ventes qu'ils alimentent par ailleurs aux mêmes conditions qu'un libraire, en dépit du fait que ce dernier doit supporter des frais généraux beaucoup plus élevés. Comme ces points de ventes ne vendent que les livres populaires, c'est-à-dire, dont la vente est facile et considérable, le libraire se trouve, du même coup, privé de revenus dont il a pourtant bien besoin.

En s'affichant comme grossistes vis-à-vis des petits libraires détaillants, ces grandes maisons auraient dû au moins développer leur importation de manière à couvrir les besoins variés de la librairie générale et à la débarrasser du fardeau de l'importation. Au contraire, ces grandes maisons ont eu tendance à n'importer qu'en fonction des commandes massives des institutions et du marché des livres de grande diffusion des points de vente. Pour s'assurer d'avoir en librairie les ouvrages nouvellement édités dans les divers domaines, le petit libraire reste obligé de les importer lui-même.

En outre, le niveau élevé du prix au Canada a eu comme effet extrêmement malheureux d'inciter un grand nombre de maisons d'enseignement privées et de bibliothèques à s'approvisionner directement en Europe chez les grossistes français. Cette tendance a été fortement accentuée par une politique désastreuse pour la librairie canadienne de la part de ces grossistes étrangers, consistant à vendre à ces institutions d'enseignement en leur accordant les remises consenties au libraire canadien. Depuis toujours, les étudiants des collèges classiques constituaient, en quelque sorte, le fond de la clientèle des quelques vraies librairies de détail de Montréal: Librairie Déom, Tranquille, Ménard, etc. À l'heure actuelle

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c'est le collège lui-même, ou la coopérative du collège, qui s'occupe de l'approvisionnement et qui, souvent, importe à peu près tout d'Europe. L'étudiant a déserté la librairie. Avec l'étudiant, c'est le client qui peut s'habituer à la librairie, le fidèle client de demain qui disparaît.

La crise qui a provoqué notre enquête n'est au fond qu'un autre épisode de la lutte que se livrent les grandes maisons principalement intéressées au marché des institutions d'enseignement. Il est d'ailleurs très significatif que cette crise ait éclaté sur le marché du manuel scolaire. Dès le début de l'année 1962, c'est-à-dire, six mois après l'entente intervenue au sein de la Société des Libraires en matière de prix et de remises, la Commission des Écoles Catholiques de Montréal décide d'acheter les manuels scolaires et les livres de bibliothèques scolaires en exigeant des libraires une remise de 28%. Les libraires s'opposèrent en bloc à cette exigence. Après avoir considéré, puis abandonné l'idée d'acheter les manuels scolaires directement des éditeurs, la C. E. C. M. décida d'acheter des libraires, mais par voie de soumissions, afin de les obliger à se faire concurrence. La C. E. C. M. désirait en la circonstance assurer son approvisionnement pour la rentrée scolaire de l'automne 1962.

En dépit des manoeuvres des maisons Fides, Granger, Beauchemin et Dussault au sein de la Société des Libraires, une guerre de remises se déclencha au début d'août 1962. Le responsable de ce mouvement fut, encore une fois, une grande maison principalement intéressée au marché des institutions d'enseignement, le Centre de Psychologie et de Pédagogie. Cette maison qui, on le sait, avait inauguré sa librairie à l'automne 61, annonça pour le 11 août 1962 la mise en vigueur des remises suivantes aux institutions d'enseignement et aux bibliothèques: sur le livre importé, le manuel scolaire et la littérature de jeu-

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nesse, 37 1/2 %; sur le manuel scolaire du C. P. P. , 28%; sur le manuel scolaire des autres éditeurs canadiens, 25%. Comme l'ensemble des libraires canadiens, le C. P. P. fixait alors le prix de détail du livre importé à la tabelle .32. Grâce à cette remise de 37 1/2 %, un livre français marqué 10 francs, c'est-à-dire, vendu $2.20 à Paris, se vendait aux institutions d'enseignement du Québec au prix effectif de $2.00. Dans les mois qui suivirent, d'importantes maisons, comme la Librairie Beauchemin et la Société Fomac, emboîtèrent le pas et forcèrent l'ensemble des librairies à entrer dans cette guerre de prix qui se limite au marché des institutions. Même si les institutions paient le livre importé à des prix sensiblement inférieurs aux prix de détail du pays exportateur, le grand public l'achète toujours à la tabelle .32, c'est-à-dire, à des prix d'environ 50% plus élevés que ceux du pays exportateur et d'au moins 60% plus élevés que ceux que paient les institutions d'enseignement.

C'est ce paradoxal système de double prix qui explique la crise financière actuelle d'une grande partie des commerces de librairie. Le public trouve le livre cher et il a parfaitement raison. Les libraires affirment qu'ils ont de sérieuses difficultés, et c'est vrai. Les prix qu'ils ont fixés pour la vente au détail, c'est-à-dire, pour le grand public, montrent qu'ils se sont fort peu souciés de ce marché qui est leur raison d'être comme commerçants spécialisés, et qu'ils ont bien davantage recherché les gains plus faciles et plus considérables qu'ils entrevoyaient sur le marché des institutions. Jusqu'en 1962, il [sic] se sont employés à couvrir les besoins de ce marché. Depuis lors, l'effondrement des prix met en cause l'édifice commercial qu'ils ont créé à cet effet. Toutes les grandes maisons de Montréal subissent depuis un ou deux ans des pertes non négligeables dans leurs activités de librairie. Pour un grand nombre de petites librairies, la situation est pénible sinon désastreuse.

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Faut-il, à tout prix, sauver ces commerces? À notre avis, le jeu n'en vaut vraiment pas la peine, si l'on doit accepter comme irréversible l'orientation d'ensemble de ce commerce depuis les dix dernières années. S'il s'agit simplement de décider que les institutions d'enseignement ont besoin d'intermédiaires pour acheter les livres à la caisse, mieux vaut qu'elles s'adressent aux grossistes européens qui leur font les meilleurs prix.

À notre point de vue, la question importante n'est pas de sauver des commerçants mais bien d'étayer et de développer la librairie comme commerce spécialisé. À cet effet, il nous apparaît indispensable, non seulement d'enrayer l'orientation commerciale des dix dernières années, mais aussi, de poser des conditions susceptibles de déterminer un mouvement inverse, c'est-à-dire, d'axer le commerce des libraires sur le marché du grand public, de sorte qu'on ait enfin de vraies librairies et en nombre suffisant.

III - Conditions d'un redressement

1 - Nécessité d'individualiser la demande du livre scolaire

La Suisse romande compte environ 200 librairies pour une population de 800, 000, soit un établissement pour 4, 000 habitants. En France, avec 6, 000 librairies, le rapport s'établit à un pour 7, 000 habitants. Dans la Province, en admettant comme librairies la liste hétérogène retenue par le Conseil supérieur du Livre, on aurait 140 librairies, soit au grand maximum une librairie par 32, 000 habitants de langue française.

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Ce sous-développement relatif de notre commerce de librairie est imputable surtout, nous l'avons démontré depuis le début de ce chapitre, au sous-développement du marché du grand public. Le nombre d'acheteurs individuels de livres est évidemment restreint si l'on en juge à la proportion de leurs ventes totales que les libraires leur doivent. À cet égard, on peut dire qu'il y a peu de libraires parce qu'il y a peu d'acheteurs individuels.

Et, dans la Province, cette exiguïté du marché des acheteurs individuels qui justifient la librairie comme commerce spécialisé est attribuable, en partie, au développement relativement excessif de la demande exprimée par les institutions d'enseignement. Il n'est pas nécessaire ni souhaitable qu'il en soit ainsi. Pour un même volume de ventes totales de livres dans la Province, il serait peut-être possible d'obtenir, par exemple, que ces ventes soient faites à 60% aux individus et aux familles et à 40% aux institutions, pour les besoins des bibliothèques particulièrement. Des proportions de ce genre sont, en tous cas, observables en Suisse, en Belgique et en France où la librairie comme service professionnel existe vraiment. Et nous sommes convaincus qu'une politique de défense et de développement de la librairie doit d'abord et principalement rechercher un résultat de ce genre. Un tel renversement des proportions entre la demande des institutions et celle des individus requiert évidemment que soient prises les mesures nécessaires pour que, dans la mesure du possible, ce soit l'étudiant qui achète lui-même les manuels et les ouvrages de référence ou de lecture dont il a besoin, qu'il les achète en librairie sans l'intermédiaire du collège, de la commission scolaire, de la procure ou de toute autre institution. Nous discuterons plus loin la possibilité de réaliser cette hypothèse. Considérons d'abord les avantages, immédiats et à longue échéance, qui en résulteraient pour le commerce de librairie.

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Pareil changement dans la structure de la demande aurait pour effet de bouleverser complètement, et dans le sens du meilleur, l'allure de notre commerce de librairie. Les vendeurs à la caisse et les boîtes aux lettres que sont trop souvent nos commerces actuels, deviendraient des librairies véritables, obligées d'avoir un stock et un étalage et de fournir un service personnel à l'acheteur. La demande étant individualisée, il serait impossible à quelques soi-disant grossistes de couvrir la Province d'un réseau de représentants voyageurs pour s'emparer de la demande du livre scolaire. Les guerres de prix menaçant d'un seul coup tous les libraires de la Province seraient sinon impossibles, en tous cas, beaucoup plus improbables. L'individualisation de la demande du livre scolaire entraînerait automatiquement la stabilisation du commerce de livre dans toutes les localités de moyenne importance et éliminerait le danger d'une concentration du commerce, non seulement du livre scolaire, mais aussi du livre en général entre les mains de quelques grandes maisons de Montréal. Au point de vue de la petite librairie située dans une ville d'importance moyenne, le changement considéré aurait des effets éminemment souhaitables sous l'aspect stabilité commerciale. À l'heure actuelle, cette petite librairie ne sait pas, d'une rentrée scolaire à l'autre, si elle pourra compter sur l'achat massif de la commission scolaire et des collèges. Le volume de ses ventes oscille violemment et son insécurité commerciale augmente d'année en année. L'effet de stabilisation qui résulterait de l'individualisation de la demande du livre scolaire éliminerait donc un obstacle très sérieux à l'expansion de la librairie chez nous.

Mais, ce sont les avantages à longue échéance de l'individualisation de la demande du livre scolaire qui nous semblent les plus importants pour l'avenir de la librairie. Le simple fait que l'étudiant soit amené, depuis ses

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études primaires jusqu'au terme de sa vie d'étudiant, à visiter régulièrement les librairies pour s'approvisionner en livres scolaires est un facteur d'éducation majeur. Avec le temps, cet étudiant prendrait conscience qu'il existe autre chose que des manuels scolaires, et que les livres de tous genres sont disponibles ailleurs que dans la procure ou la bibliothèque du collège qu'il fréquente. Il s'habituerait progressivement à devenir un client des librairies et à accepter que le livre, en plus d'être l'instrument principal de sa culture d'étudiant, devienne un élément essentiel de sa vie d'adulte. Pour que la fréquentation assidue des auteurs de tous genres soit perçue par les étudiants comme autre chose qu'une particularité de sa vie d'étudiant, sinon comme un pensum, le commerce du livre doit cesser d'être caché dans les magasins et les procures de collèges. Il doit se faire ouvertement sur la place publique, en librairie, de telle sorte que l'étudiant constate très tôt, qu'à côté du monde d'auteurs que l'enseignement lui impose, il existe un renouvellement permanent de la pensée humaine et que ses lectures d'étudiant n'ont de sens qu'en vue de l'amener à bénéficier de ce renouvellement, sinon à l'activer. Peut-être pourrions-nous ensuite cesser de nous plaindre d'avoir une culture livresque, une culture de collège, trop peu axée sur les réalités de notre espace et de notre temps. Nous nous étonnons que le débat entre libraires et commissions scolaires qui a déclenché la crise actuelle ait porté strictement sur des questions de remises et de marges de profit. Jamais il n'a été question de l'absolue nécessité de la présence de la librairie dans la vie de l'étudiant comme condition d'une culture librement choisie par-dessus la culture, en grande partie préfabriquée, que donne un système d'enseignement. Notre peu de sensibilité à cette question est peut-être une indication de l'urgence qu'il y a de la considérer sérieusement et de nous interroger sur les mesures concrètes qui favoriseraient l'individualisation de la demande des livres scolaires

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et ultimement le développement d'un vrai commerce de librairie.

2 - Abaissement des prix et élimination des remises

Nous avons montré plus haut que la crise actuelle de la librairie prend sa source dans la politique de prix inspirée par les grands libraires de Montréal à l'effet de fixer, pour le livre importé, un prix de détail d'environ 50% plus élevé que le prix européen et, par un jeu de remises, de vendre aux institutions à 10% et plus en dessous du prix européen. Il est clair que cette politique a pour effet d'abord de restreindre les ventes dans le grand public et, en second lieu, d'inciter au développement d'une demande institutionnelle artificielle.

Pour contrecarrer cette politique nuisible à la création de vraies librairies et à leur progrès, il faut préconiser une politique de prix unique tant aux institutions d'enseignement qu'au grand public, et un abaissement sensible du prix de vente au détail pour le grand public.

Compte tenu du fait qu'il n'existe ici aucun tarif douanier sur l'importation du livre de langue française, il n'y a aucune raison de principe que l'excédent du prix canadien sur le prix du pays d'origine soit supérieur aux frais imputables à l'importation, c'est-à-dire, les frais de transport et d'assurance. En moyenne, ces frais s'élèvent à 12.5% du prix d'achat des ouvrages. Le livre français marqué 10 frs pour la vente au détail à Paris, devrait se vendre, à Montréal, au maximum $2.50, soit 12.5% de plus que le prix de détail français de $2.20 établi selon le taux de change actuel de 0.22 francs au dollar. Ce qui implique que les prix de détail actuels, généralement fixés

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à la "tabelle" 0.32, soient réduits de 22%.

En second lieu, pour favoriser l'individualisation de la demande du livre scolaire et réduire au strict minimum le commerce et la demande artificiels des institutions d'enseignement, celles-ci doivent être tenues d'acheter les livres, manuels scolaires ou ouvrages de références et de littérature, au prix fixé au grand public, sans remise. Nous considérons comme irrecevable l'argument selon lequel plus on est un gros acheteur plus on a droit à des remises importantes. En plus de conduire à la destruction de la librairie en fixant la demande du livre scolaire au niveau des institutions, cet argument va à l'encontre des conditions d'une saine concurrence du côté des acheteurs. Le monopsone et la puissance économique excessive de l'acheteur n'est pas plus défendable que le monopole du vendeur.

Cette élimination des remises faites aux institutions d'enseignement doit porter sur tous les ouvrages distribués en librairie, importés ou non, y compris les manuels scolaires canadiens utilisés dans l'enseignement public. Pour ce dernier domaine, le principe est d'enlever tout avantage que pourraient avoir les commissions scolaires de centraliser les achats de manuels et, ce faisant, de les inviter à remettre l'approvisionnement entre les mains de l'étudiant. L'opération pourrait se faire moyennant la distribution aux élèves, lors de la rentrée scolaire, de bons d'achats de manuels, remboursables au libraire par la commission scolaire. Si artificiel qu'il puisse paraître, ce moyen nous semble en tous cas concilier le fait de la gratuité des manuels avec la nécessité pour l'élève de fréquenter la librairie. En France, où l'on envisage la gratuité des manuels pour un avenir très prochain, on considère sérieusement, pour éviter de couper le contact entre libraires et étudiants, la possibilité

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d'une allocation spéciale de rentrée scolaire qui serait distribuée aux familles pour couvrir l'achat des manuels. Dans les localités qui n'ont pas de librairies, notre suggestion de bons d'achats serait quand même applicable à condition que des libraires de localités avoisinantes soient invités à tenir un comptoir scolaire pour la rentrée. Ou encore, on pourrait accepter, pour ces cas seulement, que la commission scolaire se charge de l'approvisionnement des écoles, mais sans remise.

Dans l'hypothèse où une part importante des ventes de manuels scolaires pour le secteur public de l'enseignement seraient faites directement à l'étudiant par le libraire, nous croyons raisonnable de prévoir pour le libraire une marge brute de 15% du prix de vente. En France, où la totalité des ventes sont faites aux familles et aux étudiants, la librairie générale réalise une marge brute maximum de 20% sur le manuel scolaire. En raison du nombre insuffisant de librairies dans la Province, il est certain qu'une bonne part des manuels scolaires continueront d'être achetés par les commissions scolaires. Et pour ces ventes massives, il faut admettre que la marge brute du libraire n'a pas besoin d'être aussi forte que dans le cas où le manuel est vendu à l'étudiant. La marge de 15% que nous suggérons est un compromis entre celle de 10% qui serait suffisante, à notre avis, si toutes les ventes étaient faites directement aux commissions scolaires, et celle de 20% qu'il faudrait admettre si toutes les ventes étaient faites aux étudiants.

Encore une fois, nous insistons sur l'importance de ne prévoir qu'une seule marge, 15% en l'occurrence, que le manuel scolaire soit vendu à l'étudiant ou à la commission scolaire. Dans les deux cas, le libraire ne doit accorder aucune remise.

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Dans l'analyse que nous avons faite plus haut sur la production et les prix du manuel scolaire, le modèle théorique qui nous a servi à établir les baisses de prix et les économies possibles selon les maisons d'édition¹, prévoyait une marge brute de 10% pour la distribution du manuel scolaire. Cette proposition n'a de sens que dans l'hypothèse où les achats se font en totalité par les commissions scolaires. Pour tenir compte des changements que nous considérons maintenant concernant la marge brute du libraire, le prix théorique devrait être $2.133 au lieu de $2.00. Le prix moyen de vente du distributeur pour les ouvrages des diverses maisons qui était de $2.564 pour la période 1960-62, serait donc diminué de $0.431, au lieu de $0.564; c'est-à-dire, de 16.8% au lieu de 22%. Dans ces conditions, les économies réalisables sur la production et la distribution du manuel scolaire s'établiraient à $928, 850 au lieu de $1, 215, 567 annuellement.

D'aucuns soutiendront, sans doute, que notre proposition d'individualiser la demande du livre scolaire est inapplicable. Habitués à l'ornière du commerce à la caisse, et considérant comme irréversible la parfaite adaptation des libraires actuels à ce genre de commerce, ils se dépêcheront de faire le tableau de la catastrophe que nous vivrons à la prochaine rentrée scolaire, à Montréal par exemple, quand les deux cent mille écoliers de l'enseignement public envahiront d'un seul coup les quelque vingt librairies de Montréal. Et ils soulèveront cent questions sinon cent objections; combien de jours faudra-t-il pour satisfaire cette demande? Combien de vendeurs supplémentaires inexpérimentés? Combien d'erreurs de facturation? Combien de temps faudra-t-il à la direction de chaque école et à la commission scolaire pour reviser ces factures, payer les libraires et faire le bilan de l'opération?
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(1) cf plus haut, tableau VII

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Nous admettons que le meilleur moyen de saboter la proposition serait de procéder à son application d'une manière subite et globale. Parce que le commerce scolaire s'est toujours fait à la caisse, par l'intermédiaire des écoles ou de la commission scolaire, il s'est concentré dans quelques librairies et ces librairies sont elles-mêmes localisées dans un secteur restreint de la ville. Il ne peut donc être question de changer le système d'approvisionnement scolaire du jour au lendemain, ni même de le modifier au-delà de ce que l'expérience révélera comme possible.

Moyennant un programme échelonné sur quelques années et avec un peu d'imagination et de bonne volonté, nous ne doutons pas de l'applicabilité de notre proposition. Il s'agirait d'abord d'élaborer ce programme, de le considérer modifiable à l'expérience et de le porter à la connaissance des libraires et du public. Dans une première phase de deux ans, on pourrait, par exemple, faire l'opération proposée pour les deux ou trois années terminales du secondaire. Prévenus de l'ensemble du programme, les libraires auraient le temps de créer de nouveaux établissements et d'adapter ceux qui existent déjà sur l'ensemble du territoire métropolitain, de manière à faire face convenablement à la deuxième phase qui pourrait concerner les autres années du secondaire.

Et ainsi de suite, avec le temps, pour l'ensemble du secteur public de l'enseignement. En ce qui regarde le secondaire privé et le secteur technique et professionnel, les populations étudiantes sont trop restreintes pour poser des problèmes insolubles à court terme.

Du côté des libraires, il faudrait évidemment qu'à cet effort d'expansion et de réadaptation physique s'ajoute un effort sérieux de développement du marché de la librairie générale pour le grand public. Notre proposition

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relative au marché scolaire n'est d'ailleurs acceptable qu'à cette condition. L'enquête nous a permis de constater chez l'ensemble des libraires un réel souci de développer un vrai commerce de libraire et d'améliorer l'efficacité et le statut professionnel du groupe. Nous avons confiance qu'ils entreraient avec enthousiasme dans le cadre d'une planification commerciale orientée essentiellement vers le développement de ce qui leur tient le plus à coeur, la librairie générale axée sur le marché du grand public.

Mais, pour qu'ils se lancent dans une politique de ce genre, ils ont besoin de sentir concrètement que la volonté de renforcer la librairie chez nous ne résulte pas d'une décision arbitraire de l'État mais d'un large accord de l'opinion sur cet objectif. Ils doivent particulièrement pouvoir compter sur l'appui actif de tout le système d'enseignement et de tous les mouvements d'éducation des adultes. Encore une fois, dans la perspective de l'option culturelle que nous avons indiquée au chapitre précédent, la librairie, l'efficacité et le statut professionnel du libraire, c'est l'affaire de toute notre société. Si ce point n'est pas compris, ils ne pourront pas, dans les conditions actuelles, devenir autre chose que des commerçants. Si, au contraire, le public accepte le principe d'une profession de libraire, complémentaire au point de vue culturel de celles de l'enseignant et du bibliothécaire, nous avons toutes les raisons de croire que les libraires feront d'eux mêmes l'effort nécessaire pour les adaptations commerciales et professionnelles qui s'imposent présentement.

3 - Élimination des éléments de concurrence anormale

Jusqu'à ce point, nous avons discuté de mesures visant à obtenir que la demande du livre s'exprime d'une

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manière favorable au développement d'un commerce de vraies librairies. D'autres mesures s'imposent, du côté de l'offre cette fois, pour y assainir le climat de concurrence et en éliminer de nombreux désordres.

a) Les commissionnaires étrangers

Nous avons constaté au cours de l'enquête qu'un nombre croissant d'institutions d'enseignement et de bibliothèques s'approvisionnent directement chez des grossistes européens sans passer par l'intermédiaire du libraire canadien et que ces fournisseurs étrangers accordent à ces institutions des remises de libraires. Le plus important de ces fournisseurs est le Département étranger de la maison Hachette de Paris. Les discussions que nous avons eues avec la direction de cette maison à Paris et avec d'autres exportateurs français nous obligent d'abandonner l'espoir que ces fournisseurs étrangers, pour respecter la librairie canadienne, cessent spontanément d'accorder des remises aux institutions d'enseignement et aux bibliothèques de la Province.

Dans ces conditions, même si le prix de vente au détail d'un livre qui se vend $2.2O à Paris (10 francs) est abaissé à $2.50 à Montréal, les institutions d'enseignement et les bibliothèques qui se verront privées de toute remise sur le marché canadien, chercheront en nombre croissant à s'approvisionner directement à Paris. Le collège classique qui pourra bénéficier d'un escompte de 33 1/3% chez Hachette, et acheter le livre marqué 10 francs à $1.45, n'ira sûrement pas l'acheter ici à $2. 50.

Soulignons au passage que, d'après les règles des associations professionnelles françaises, la remise maximum prévue en France pour les institutions d'enseignement est de 10%. N'oublions pas, en outre, que cette

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remise est accordée dans un contexte où le marché du grand public est de loin plus développé qu'ici, et où l'on ne risque pas que le commerce du livre dégénère en un système de vente à la caisse aux institutions.

En conséquence, nous croyons que les bibliothèques publiques et les institutions d'enseignement subventionnées par la Province et par les municipalités doivent être obligées de s'approvisionner dans les librairies de la Province. Les responsables de ces institutions soutiendront peut-être qu'il est injuste de les obliger d'acheter à $2.50 au Canada un livre qu'elles peuvent avoir à $1.45 à Paris. Disons que la première injustice, en l'occurrence, viendrait plutôt du fournisseur étranger qui accorde à ces institutions des remises de libraires. Pour autant que cette politique entrave le développement de la librairie canadienne, c'est l'intérêt général, celui de notre culture qui est le premier lésé. Que des intérêts particuliers prétendent ensuite tirer un droit de cette situation contraire à l'intérêt général, nous refusons de suivre. D'ailleurs, sauf pour les fins de bibliothèques subventionnées, il n'est pas question d'obliger les institutions d'enseignement publiques ou subventionnées d'acheter ici le livre importé. Ce qui est proposé, en fait, c'est que ces institutions disparaissent du marché en tant qu'intermédiaire pour approvisionner les étudiants. Leur existence à ce titre est nuisible au développement de vraies librairies.

Pour autant que l'étudiant est concerné, il y a tout lieu de croire qu'il ne paiera pas en moyenne ses livres plus cher qu'actuellement. En effet, d'après un sondage que la Fédération des Collèges classiques a fait récemment, à notre demande¹, il semble que la plupart des collèges qui achètent des ouvrages pour les étudiants les revendent ensuite au prix du libraire canadien, moins une remise de
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(1) Appendice F-III-21

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10%. Ainsi, un livre marqué 10 francs à Paris, soit $2.2O, est vendu par le collège à l'étudiant $3.20, moins 10%, soit $2.88. Grâce à l'ensemble des mesures que nous préconisons, l'étudiant pourrait l'acheter lui-même en librairie à $2.50.

En ce qui concerne les bibliothèques publiques et celles qui appartiennent à des institutions d'enseignement publiques ou tout au moins subventionnées, admettons que le livre importé leur coûtera plus cher qu'auparavant. Il ne saurait être question, toutefois, de leur permettre de continuer à alimenter directement les carnets de commandes des commissionnaires étrangers au détriment de la librairie au Québec. La seule possibilité dont il pourrait être question c'est d'une remise, comme bibliothèque, pour les achats faits dans les librairies du Québec. Notons d'abord que la remise maximum consentie aux bibliothèques à l'étranger est généralement 10% sur le prix de détail. Le fait d'une remise aussi faible s'explique aisément. Les bibliothèques sont de gros acheteurs, mais à l'unité. Pour un libraire, répondre aux besoins d'une bibliothèque qui commande 1, 000 titres différents implique presque autant de travail, en ce qui concerne les recherches et l'approvisionnement, que de satisfaire aux besoins de plusieurs centaines de clients individuels.

Étant donné la très forte concentration de la demande du livre entre les mains des institutions, nous croyons quand même préférable de ne pas accorder de remises aux bibliothèques tant que la structure du commerce ne sera pas a cet égard sérieusement modifiée. D'ailleurs, ce que l'État et le public perdront en payant un peu plus cher pour l'approvisionnement des bibliothèques, ils le regagneront largement par l'abaissement général des prix de détail du livre importé, si comme nous l'espérons, l'ensemble des mesures suggérées ont pour effet d'augmenter considérablement les ventes au grand public.

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b) Les guerres de prix

Sur un marché comme le nôtre les prix sont dominés par de grandes maisons qui vendent les mêmes ouvrages, importés des mêmes sources, aux institutions d'enseignement dispersées sur tout le territoire, les guerres de prix sont désastreuses pour les petites librairies. Les mesures suggérées plus haut, soit l'établissement d'un prix maximum pour le livre importé et l'élimination des remises aux institutions d'enseignement et aux bibliothèques publiques ou subventionnées, élimineront la possibilité de guerres de remises. Mais il reste encore l'éventualité de guerres de prix tant sur le livre importé que sur le livre canadien. Nous croyons sage, pour permettre le développement d'une véritable profession de la librairie, d'exclure cette éventualité en écartant la possibilité que le livre importé se vende en dessous de la "tabelle" 0.25, suggérée plus haut pour le livre français, et que l'édition canadienne se vende à des prix inférieurs à ceux suggérés par l'éditeur.

En principe, la concurrence en prix peut s'effectuer au niveau des éditeurs. Et pour autant que la fonction sociale de la concurrence est d'établir un rapport acceptable entre le prix de vente au détail et le coût de production des ouvrages, il y a intérêt pour le public à exiger la concurrence à ce niveau principalement. Le distributeur, qui n'a aucune notion des coûts de fabrication, peut, en jouant arbitrairement sur les prix de ventes, empêcher tout calcul stable du rapport prix de vente et coût au niveau de l'éditeur. À la longue, aux prix de vente arbitraires du distributeur, s'ajoute l'arbitraire du prix de vente du producteur qui doit tenir compte du fait que, sur un tel marché, son prix est coupé de moitié et que, sur tel autre, il est multiplié par deux. En tout cas, le fait d'exclure la concurrence en prix chez les

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distributeurs n'empêche aucunement la concurrence en prix des producteurs.

D'autre part, si nous voulons établir un réseau bien développé de librairies valables, il est nécessaire que, dans la concurrence entre libraires, l'accent soit mis sur la qualité relative des services professionnels plutôt que sur des concessions en prix. Et tout le monde sait combien cette qualité professionnelle du libraire fait défaut actuellement. Si nos libraires continuent de croire qu'ils ont réussi comme libraires tout simplement parce que, grâce à des avantages relatifs, ils ont pu consentir des baisses de prix et s'emparer d'une portion importante du marché, nous aurons peut-être encore des vendeurs de livres, mais les libraires continueront d'être rares. Nous insistons fortement sur ce point que la librairie, avant d'être un commerce, est un service professionnel qui requiert un esprit sinon une mystique et un apprentissage complexe et long. Pour que ce service professionnel naisse et se développe sérieusement, il faut assurer des conditions de stabilité dans le revenu, comme c'est d'ailleurs le cas pour toute espèce de service professionnel.

En France et en d'autres pays, on ne devient pas libraire n'importe comment. Il existe des écoles professionnelles dispensant un enseignement approprié à des étudiants inscrits à temps complet. On pourrait souhaiter ici que l'État subventionne pour le moment, des sessions annuelles de formation professionnelle pour les libraires et les éditeurs. Ces sessions pourraient durer une ou deux semaines et fournir l'occasion d'un enseignement en partie dispensé par des spécialistes étrangers. Il faudrait considérer aussi la possibilité de créer des bourses de formation professionnelle à l'étranger. On nous a assuré, au Syndicat National des Éditeurs, à Paris, que les organisations professionnelles françaises et l'État français prendraient charge volontiers d'une part importante d'un programme allant dans cette direction.

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En résumé, il y a lieu et il y a moyen de développer chez nous la notion de service professionnel en librairie. Au point de départ, il faut mettre l'accent sur une concurrence par la qualité des services et non par une sous-enchère sur les prix. Eu égard au fait que la demande du livre est très fortement concentrée au niveau des institutions et que le marché est dominé par quelques grands commerces qui couvrent tout le territoire, il serait imprudent de laisser ouverte la possibilité de guerres de prix aussi longtemps que le marché de la vraie librairie sera aussi peu développé.

c) Les points de ventes

Il existe dans la Province environ 700 petits points de ventes établis dans divers commerces de détail comme les pharmacies, les comptoirs de gares, les restaurants, etc. Le chiffre d'affaires annuel de ce réseau est approximativement d'un million de dollars. Ils sont approvisionnés en partie par quelques grands libraires comme la Librairie Granger et la Librairie Beauchemin et en partie par des agences de distribution de revues comme Benjamin News, l'Agence Provinciale et l'Agence de distribution Laval.

Ces agences distribuent ordinairement les ouvrages en consignation et accordent au point de vente une remise de 25% à 30%. Les libraires grossistes, d'autre part, approvisionnent le réseau moyennant des ventes fermes, en accordant des remises de 40%.

L'ensemble des mesures que nous avons suggérées jusqu'ici: baisse du prix du livre importé, individualisation de la demande du livre scolaire ramenant ce commerce entre les mains du petit libraire local, obligeront les grossistes d'abandonner leur système de vente

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par représentants voyageurs. En conséquence, ils cesseront, en même temps, d'approvisionner des points de ventes. Il peut donc y avoir, sur ce marché un problème temporaire de réadaptation quant à l'approvisionnement.

Les points de ventes ne pourront guère à l'avenir être alimentés par les libraires, sauf s'ils sont situés à proximité immédiate de ceux-ci. Nous devons donc compter davantage, à cet égard, sur un développement du système d'agences de distribution de revues. Nous sommes d'ailleurs convaincus que les agences de distribution de journaux devraient entrer activement dans ce secteur. Ces agences auraient intérêt à répartir sur d'autres produits, comme les revues et les livres, des frais généraux assez élevés. Le fait que les distributeurs de journaux couvrent déjà à fond la totalité du territoire permettrait au livre d'être distribué largement, efficacement et à bon compte dans les points de ventes.

En France, la maison Hachette, qui détient le monopole de la distribution des revues et de la presse, a très fortement développé le marché du livre, en suscitant la création d'environ 500 "maisons de la presse". Il s'agit, en fait, d'établissements de vente au détail qui distribuent livres, journaux et revues. On a particulièrement soigné, dans l'organisation de ce réseau, l'aménagement intérieur et extérieur des établissements, selon des critères modernes de présentation et d'efficacité commerciale. La maison Hachette a même créé un bureau d'architectes qui est à la disposition des propriétaires de points de vente désireux de moderniser leurs établissements.

Si les agences de distribution de journaux d'ici s'intéressaient aux domaines du livre et des revues, un progrès du même genre serait peut-être possible. De toute façon, du point de vue économique, ces agences nous semblent beaucoup mieux placées que les libraires grossistes

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pour développer les points de ventes à des coûts raisonnables.

Parce qu'ils favorise [sic] l'augmentation du nombre d'acheteurs de livres et ultimement le développement de la clientèle des libraires, le système des points de ventes doit continuer d'exister et de croître. Toutefois, dans un contexte où le libraire est obligé de vendre le livre à un prix donné, l'expansion des points de ventes peut se faire au détriment de la librairie si ceux-ci ne sont pas soumis aux contraintes qui pèsent sur le libraire à ce point de vue. En conséquence, nous croyons que toutes nos propositions relatives aux questions de prix et de remises doivent s'appliquer aussi bien aux points de ventes qu'aux librairies.

d) Autres désordres

Il serait inutile de mettre en place un ensemble de conditions économiques favorables au développement de la librairie, si rien n'est prévu pour empêcher que ce commerce soit en quelque sorte pourri de l'intérieur par la prolifération de "faux libraires" participant à des privilèges justifiés uniquement par l'importance culturelle de la librairie.

Dans l'optique d'une politique vigoureuse en faveur de la librairie, il est inadmissible que des garagistes et des barbiers s'imposent deux mois par année comme intermédiaires entre les bibliothèques scolaires et les fournisseurs; que des commerces religieux à buts non lucratifs (qui devraient d'ailleurs, comme nous l'avons recommandé plus haut, s'en tenir au livre spécifiquement religieux) aient, comme les libraires, l'avantage d'approvisionner les bibliothèques et les institutions d'enseignement

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que les communautés enseignantes, profitant du fait qu'elles dirigent un bon nombre de maisons d'enseignement situées dans le secteur public ou tout au moins subventionnées par l'État, importent le livre ou l'achètent directement de l'éditeur canadien, par-dessus la tête des libraires, via des procures essentiellement axées sur l'approvisionnement des maisons d'enseignement. On ne peut pas, en même temps, préconiser l'individualisation de la demande du livre scolaire, le développement de vraies librairies et tolérer les procures qui, bien qu'elles aient rendu de grands services dans le passé, ne sont rien de plus qu'une forme évoluée d'approvisionnement direct des institutions d'enseignement, sans l'intermédiaire du libraire.

Nous préciserons plus loin la question des structures permanentes qu'il faut prévoir pour l'application des mesures que nous préconisons. Pour l'instant, soulignons qu'il est absolument nécessaire d'avoir un système d'accréditation des libraires et de prévoir des normes minima d'accréditation. Il est bien entendu que les privilège [sic] de pouvoir faire commerce avec les institutions subventionnées serait strictement réservé aux libraires accrédités.

En plus de servir à éliminer les formes de commerce indésirables au point de vue de l'expansion de la librairie, ce système d'accréditation pourrait, par le relèvement progressif des normes d'accréditation, devenir un instrument dynamique pour susciter l'amélioration qualitative des services professionnels en librairie.

4 - L'approvisionnement des librairies

Comme la part de l'édition canadienne dans l'édition mondiale de langue française sera toujours relativement

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faible, la grande partie des ouvrages distribués par les libraires de la Province sont importés. Or, il faut bien admettre qu'il est très difficile, sinon impossible, que la petite librairie importe elle-même les ouvrages qu'elle peut vendre. Sa base administrative et financière est généralement trop étroite à cet égard. La nécessité de supporter des stocks considérables, risqués et de vente lente, l'obligation de se tenir en contact avec des centaines d'éditeurs européens, d'honorer régulièrement les engagements financiers vis-à-vis des fournisseurs étrangers, voilà autant de problèmes qu'on ne peut surmonter sérieusement avant d'avoir atteint un volume de ventes de plusieurs centaines de milliers de dollars et une organisation administrative appropriée à cette dimension.

Même dans les villes de Québec et de Montréal, peu de librairies sont en mesure d'envisager une expansion de cet ordre de grandeur. Dans les autres localités de la Province, sauf exceptions très rares, l'hypothèse est exclue. Le développement d'un système de petites et moyennes librairies requiert absolument l'existence, dans la Province, d'un système d'approvisionnement en gros.

Jusqu'ici le marché global, celui du grand public surtout, s'est avéré trop étroit pour que les éditeurs européens, pris individuellement, trouvent profit à établir dans la Province des représentations avec dépôts pour alimenter les petites librairies. Certains éditeurs français ont tenté de résoudre le problème en se groupant pour établir une représentation ici. C'est le cas de la maison Fomac à Montréal qui fait la très grande partie de ses ventes chez les libraires uniquement. Sans être un échec, l'expérience rencontre des difficultés pratiquement insurmontables. Le principal problème vient de ce que Fomac est incapable de vendre ici en exclusivité les ouvrages des éditeurs qu'il représente. Et ceci, parce que tous les libraires importants, les grossistes de Montréal principalement, sont en

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mesure d'acheter des commissionnaires français et des éditeurs eux-mêmes les ouvrages distribués par Fomac. Les efforts de Fomac pour élargir sa diffusion et accroître la publicité des ouvrages qu'il a en stock résultent, en bonne part, en accroissement de ventes chez les commissionnaires et les grosssites [sic] d'ici.

Ce sont en fait ces grossistes qui portent actuellement le poids de l'approvisionnement des petites librairies. Quoiqu'on dise des lacunes de ce commerce de gros, il faut reconnaître, en toute justice, que c'est grâce à lui si le nombre de petites librairies s'est accru notablement depuis dix ans. Les grands libraires de Montréal, et c'est un hommage qu'on ne peut pas rendre aux grands libraires de Québec, ont reconnu l'importance d'implanter ici la fonction de grossiste pour développer la librairie sur l'ensemble du territoire de la Province. Cette fonction est d'ailleurs tout aussi indispensable, eu égard aux nombreux petits éditeurs de langue française. L'édition chez nous vit en quelque sorte sa période d'apprentissage. Il est parfaitement normal dans une phase d'apprentissage que les maisons d'édition soient nombreuses, petites et produisent irrégulièrement. On ne crée pas d'un seul coup une fonction aussi vitale que l'édition. Il faut accepter qu'il y ait des essais plus ou moins malheureux, en tous cas, nombreux. Or, chacun de ces petits éditeurs est incapable, pris isolément, de prendre contact avec toutes les librairies de la Province. Pour qu'ils éditent, ils ont donc absolument besoin de passer par un point de distribution en gros. À cet égard, les grosssites [sic] de Montréal ont rendu un service inestimable aux petits éditeurs. Bien entendu, c'est aux morts seulement qu'on a le droit de faire hommage de semblable témoignage. Les nombreuses conversations que nous avons eues avec les représentants des grossistes de Montréal au cours de cette enquête nous ont permis de constater qu'ils admettent volontiers l'impossibilité de pousser plus loin le développement du réseau de petites librairies

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sans transformer le système d'approvisionnement en gros qu'ils ont mis sur pied.

En premier lieu, comme nous l'avons expliqué plus haut, ce système est coûteux, et inutilement coûteux. Le représentant voyageur de chacune des quatre grandes maisons de Montréal distribue ou peut distribuer les mêmes produits sur le même territoire. Chaque maison a une dizaine de ces représentants. Il y en a donc au moins trente de trop.

Mais pour faire cette réduction des coûts de distribution en gros, il faudrait que les grossistes se partagent ou bien le territoire, ou bien les divers champs de l'édition, ou encore, qu'ils mettent en commun l'opération vente en gros. Les sondages que nous avons faits en ce sens depuis le début de l'enquête laissent peu d'espoir. L'un ou l'autre de ces arrangements permettrait pourtant d'éliminer les trois quarts des agents voyageurs sans réduire l'efficacité de l'approvisionnement en gros. La réticence des grossistes à aller dans cette direction vient du fait que chaque maison n'a développé le gros qu'à titre d'activité marginale et en fonction d'abord de ses besoins propres. En librairie, les maisons Fides et Dussault, par exemple, sont avant tout de grandes librairies de détail à succursales multiples.

Et s'il faut garder le système actuel des grosistes [sic], il est absolument impossible de réduire le prix de vente au détail du livre importé d'une manière sensible. Or, cet abaissement des prix nous apparaît comme la première étape indispensable à l'élargissement du marché de librairie générale dans le grand public. La seconde raison qui nous fait souhaiter la transformation de l'actuel système d'approvisionnement en gros vient précisément du fait que les grands de Montréal, avant d'être des grossistes,

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sont des détaillants. Ils se présentent au petit libraire de la Province à la fois comme un fournisseur indispensable et comme un concurrent redoutable, sinon invincible, sur le marché des institutions scolaires et des bibliothèques. Nous avons préconisé l'individualisation de la demande du livre scolaire et l'orientation de la demande des institutions vers le libraire géographiquement le plus proche de cette demande. Nous ne voyons pas comment le système de petites et moyennes librairies pourrait continuer de grandir autrement. Mais, s'il en est ainsi, les grossistes perdront, comme tels, le principal élément de rentabilité de leur activité sur l'ensemble du territoire.

En troisième lieu, nous croyons qu'une situation virtuelle de concurrence entre de grandes maisons comme le C. P. P., Hachette, Fomac, Fides, Dussault, Granger et Beauchemin, pour la distribution en gros des mêmes ouvrages sur un même territoire, où la demande est fortement concentrée dans les institutions, expose l'ensemble du marché à des guerres de colosses créant une instabilité insupportable pour le petit libraire, aberrante pour le consommateur et, pour ces raisons, incompatible avec un développement souhaitable de la librairie.

Enfin, il faut admettre que les grossistes de Montréal ne se sont pas sérieusement attelés à la tâche d'établir ici un commerce de gros complet. Ils importent surtout en vue de desservir les institutions d'enseignement et les postes de ventes, donc du livre scolaire, de la littérature de jeunesse, et des ouvrages littéraires de grande diffusion comme le dernier grand prix littéraire et le livre de poche. Le petit libraire soucieux de la qualité des services à rendre à ses clients est donc obligé, quand même de s'adonner à l'importation. En outre, aucun des grossistes actuels n'a cru bon ou possible de développer un système d'envois d'office. En Europe, dès l'édition d'un ouvrage, tous les libraires en reçoivent automatiquement

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un nombre limitée [sic] de copies qu'ils ont la faculté de retourner à l'éditeur ou au fournisseur dans un délai donné. Nous ne croyons pas possible que la librairie générale remplisse sérieusement sa fonction essentielle, qui est de faire connaître la production mondiale courante, sans les envois d'office.

Nous devons donc conclure que l'approvisionnement en gros, indispensable à la survie et au développement de notre réseau de petites et moyennes librairies, doit être enlevé aux grossistes actuels, réorganisé et développé pour rendre possible de nouveaux progrès de la librairie de détail.

Et, pour remplacer le commerce de gros actuel, nous ne voyons pas d'autre alternative que de créer une société d'État pouvant accepter en dépôt ou acheter les ouvrages édités ici ou à l'étranger, et ayant pour fonction exclusive d'approvisionner en gros les libraires de la Province. Bien entendu, cette "maison du livre de langue française" serait orientée particulièrement vers les petites et moyennes librairies. Elle servirait, d'autre part, aux grands libraires importateurs, comme moyen de dépannage et comme point de diffusion des envois d'office. Il ne s'agit donc pas de créer un monopole d'importation. La liberté culturelle exige que tout libraire puisse, à sa guise, importer d'où il veut.

Cette maison du livre devrait avoir comme objectif, une fois tous ses coûts d'opération couverts, non pas de réaliser le plus de profit possible, mais de pouvoir accorder aux petits libraires les remises les plus élevées possible. C'est d'ailleurs à cette seule condition qu'elle pourra gagner et conserver la clientèle des libraires.

Comme société étatique, cette institution devrait avoir une administration et un conseil d'administration

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nommés par le Gouvernement. Mais ce conseil devrait être composé de représentants des diverses professions du livre et des consommateurs.

Nous n'hésitons pas à dire que le principe d'une maison du livre remplissant les fonctions que nous venons d'indiquer est presque unanimement admis chez les éditeurs et libraires du Québec, de la France, de la Suisse et de la Belgique. Personne ne doute de l'assainissement et du progrès qui en résulteraient ici. Les seuls points à discuter à propos de ce sujet sont la question de sa rentabilité, compte tenu des contraintes de prix à l'approvisionnement en Europe et à la vente au Canada, et la question de son statut juridique.

À l'item rentabilité, signalons d'abord les contraintes. Les livres importés par cette maison du livre devront être vendus au consommateur de la Province au prix établi d'après la tabelle 0.25 suggérée plus haut. Compte tenu des informations que nous avons pu recueillir en Europe, il n'est pas impossible de penser que, en raison des services inestimables que le projet peut rendre à l'édition européenne au Canada, la maison du livre réussisse à s'approvisionner en obtenant une remise moyenne de 45%. Ainsi, le livre qui se vendrait ici $2. 50 coûterait environ $1. 35 à la maison du livre, frais d'importation inclus. La marge brute couvrant la remise au libraire détaillant et les frais d'opération de la maison du livre serait donc de 45%.

D'autre part, nous croyons qu'il ne serait pas sage de mettre ce projet en marche avec, pour couvrir les frais d'opération, une prévision inférieure à 17% du volume de vente. Une solution est possible, sur la base des prix d'achat et de vente indiqués, si, par ailleurs, la maison du livre limite la remise au libraire détaillant à

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35%. Celui-ci achèterait alors de la maison du livre au prix de $1.625 un ouvrage coûtant $1.35, laissant à celle-ci une marge légèrement supérieure à 17% du prix de $1.625.

Pourquoi cette marge de 17% et non pas de 20% ou de 25%? Il est en effet difficile de présumer d'un coût sans discuter d'une manière précise le cadre concret du fonctionnement de l'entreprise et l'importance des ventes qu'elle peut faire.

Les expériences faites ici et à l'étranger nous permettent d'avancer qu'il n'est pas irréaliste de mettre en route un projet en lui imposant cette marge de 17% comme limite absolue. Au Canada, une maison comme Fomac, qui travaille avec un volume de ventes beaucoup plus faible que celui que pourrait avoir une maison du livre, ne dépasse pas cette marge, malgré certains frais qui n'incomberaient pas à la maison du livre, tels ceux de la publicité et de la représentation auprès des libraires. En Suisse alémanique, la maison du livre de Olten, qui approvisionne la librairie suisse, opère avec une marge de l'ordre de 12 à 14%.

D'autre part, tous les libraires détaillants importateurs accepteraient de bon gré le prix de $2.50 que nous suggérons et donc une marge brute maximum de 45%, en supposant qu'ils aient d'aussi bonnes conditions d'achat que celles que nous espérons pour une maison du livre. S'ils estiment pouvoir vivre convenablement avec cette marge en important isolément, comment nier qu'une importation groupée puisse les faire vivre encore mieux. En d'autres mots, comme la maison du livre opère sans profit et au service exclusif des libraires, elle les décharge de tous les coûts résultant de l'obligation d'importer. Dans ces conditions, il nous apparaît possible d'obtenir des libraires qu'ils se contentent, comme détaillants non

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importateurs, de la marge brute résiduelle, une fois couverts les frais de la maison du livre. Nous envisageons 35% comme possible à priori; si besoin en est, ils pourraient consentir à 33 1/3% comme c'est le cas en Europe. Les services que leur rendrait une maison du livre compenseraient largement l'écart entre cette marge et celle de 40% qu'ils ont actuellement des grossistes. Outre qu'on les débarrasse de la concurrence de ces derniers auprès des institutions situées sur leur territoire et qu'on élimine les remises qu'ils font actuellement aux institutions et à la majorité des acheteurs individuels.

La maison du livre de Olten opère avec des ventes annuelles de 3. 5 millions de dollars. Compte tenu des ventes actuelles des petites librairies et en escomptant une expansion nécessaire de leur côté, nous croyons possible qu'une maison du livre atteigne ici ce niveau d'activité en quelques années. Ce qui lui donnerait alors un budget d'opération annuel de l'ordre de un demi-million de dollars.

Durant les quatre ou cinq premières années, le projet devrait être mis à l'essai à titre d'expérience et on devrait limiter au strict minimum les investissements. Par exemple, il faudrait louer des espaces d'entreposage au lieu de bâtir, comprimer les dépenses pour l'équipement et approvisionner la maison du livre le plus possible par voie de dépôts. L'expérience initiale permettrait ensuite, si elle s'avère heureuse, d'envisager un projet définitif précis.

Le Centre de Psychologie et de Pédagogie nous a proposé la création d'une centrale d'approvisionnement mais juridiquement constituée comme coopérative de petits libraires, en présentant l'idée comme un moyen de protéger les petits contre, les gros libraires. Nous croyons que le principe de structurer le commerce en postulant, à priori, qu'une partie des libraires sont en conflit irréductible avec

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les autres, est malsain et mal fondé en fait. Nous avons reconnu que les grossistes, à certains points de vue, sont en rivalité directe avec les petits libraires. Mais nous avons admis également que, sans les grossistes, plusieurs petites librairies n'auraient pu être créées et ne pourraient survivre. D'autre part, nous estimons que la maison du livre doit servir à tous les libraires, à leur gré, qu'ils soient gros ou petits. Il est certain, par exemple, que les grandes librairies profiteraient aussi bien que les petites d'un système d'envois d'office organisé à la maison du livre. Et nous ne serions pas surpris, si le projet est administré sagement, que les grands libraires deviennent assez rapidement d'importants clients de la maison du livre.

S'il faut admettre le principe d'une coopérative, il serait essentiel que celle-ci puisse inclure tous les libraires et éviter toute discrimination. Or, les luttes qui ont opposé les libraires les uns aux autres depuis quelques années ont été si violentes que le climat ne nous paraît pas propice à l'établissement d'une coopérative. Du reste, leurs affaires sont dans l'ensemble si fragiles, qu'on ne voit pas comment ils pourraient rapidement engager les capitaux nécessaires pour l'opération. Ils en viendraient immédiatement à réclamer des subventions de l'État. C'est d'ailleurs ce que prévoit déjà le Centre de Psychologie et de Pédagogie dans son projet.

Nous n'excluons pas, toutefois, la possibilité que la maison du livre, lancée d'abord comme société de l'État devienne ultérieurement une entreprise professionnelle, à buts non lucratifs, possédée et contrôlée collectivement par l'ensemble des professions du livre, éditeurs canadiens, représentants au Canada des éditeurs étrangers, et libraires canadiens. Il n'y a pas de raison que l'affaire soit exclusivement contrôlée par les libraires. Dans ces conditions, il ne peut être question de coopérative.

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Pour terminer cette discussion sur l'idée d'une maison du livre, nous tenons à signaler certains avantages importants qui pourraient en résulter. En premier lieu, tous les libraires seraient beaucoup mieux armés pour servir le public efficacement et pour faire face aux besoins complexes des bibliothèques. La maison du livre pourrait aussi, avec le temps, développer les services d'information essentiels: catalogues au public en prix canadiens, recherches et périodiques bibliographiques pour les libraires, expositions itinérantes des nouvelles éditions, etc. Enfin, les petits éditeurs de la Province auraient un moyen efficace et relativement peu coûteux d'atteindre la totalité du marché. Ce faisant, une bonne part des problèmes actuels du petit éditeur seraient résolus.

IV - Recommandations

L'ensemble des considérations faites dans le cours de ce chapitre sur les problèmes et les conditions de redressement du commerce de la librairie dans la Province donne lieu à deux sortes de recommandations, les unes exprimant une politique de défense de la librairie et portant directement sur les conditions immédiates de commerce, les autres prévoyant les structures administratives appropriées pour appliquer les premières et en recommander éventuellement la modification.

a) Structures administratives

Aux fins de rendre possible l'application des recommandations faites plus loin quant aux conditions du commerce du livre de langue française dans la Province, de modifier éventuellement ces recommandations ou d'en faire d'autres au besoin, nous recommandons:

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    1° que le Gouvernement de la Province de Québec institue une Régie du commerce du livre de langue française, ayant pour objet de favoriser le développement du commerce du livre et la profession de libraire;

    2° que cette Régie soit administrée par une commission formée de cinq membres nommés par le Gouvernement de la Province: un libraire, un éditeur, deux consommateurs, et une autre personne représentant le Gouvernement et agissant d'office comme président de la commission. Sauf pour le président qui serait nommé pour cinq ans et dont la nomination serait renouvelable pour un autre terme, un système de rotation devrait être prévu, de telle sorte que la commission se renouvelle périodiquement;

    3° que les pouvoirs de cette Régie soient:

    a) de faire des recommandations au Lieutenant-Gouverneur en Conseil concernant les conditions de ventes, par les libraires accrédités, des ouvrages de langue française dans la Province,

    b) de fixer les conditions d'accréditation des libraires,

    c) d'accorder l'accréditation aux libraires,

    d) d'exercer les contrôles et d'appliquer les sanctions nécessaires au respect des décisions prises par le Lieutenant-Gouverneur en Conseil, ou par la Régie elle-même.

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b) Politique de défense de la librairie

    Nous recommandons:

    1° que les livres de langue française importés de l'étranger et distribués dans la Province par l'intermédiaire des librairies et des points de ventes, soient vendus ici au prix de détail du pays d'origine, majoré seulement des frais de transport, d'assurances et des autres frais d'importation. En pratique, le prix du livre venant de France devrait être fixé, sur recommandation de la Régie, en multipliant par .25 le prix de détail libellé en France; que les livres édités dans la Province soient vendus aux prix fixés par les éditeurs;

    2° que le libraire ou le propriétaire d'un point de ventes de livres ne puisse faire aucune remise à des individus ou à des institutions qui ne sont pas propriétaires d'une librairie ou d'un point de ventes;

    3° que toutes les écoles de l'enseignement public, toutes les institutions d'enseignement ou autres subventionnées par l'État, que toutes les bibliothèques subventionnées par le Gouvernement provincial ou par les municipalités soient obligés d'acheter les livres dont elles ont besoin aux libraires accrédités de la Province;

    4° que la Régie du Commerce du livre de langue française établisse des contrôles et

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    prévoit les sanctions nécessaires pour garantir l'application de ces trois recommandations;

    5° que la Régie du Commerce du livre de langue française soit chargée d'accréditer les commerces de livres à titre de librairies et qu'elle détermine à cet effet des normes d'accréditation qui tiendront compte, non seulement de l'importance des ventes de livres, mais surtout de l'effort déployé pour mettre en étalage et faire connaître à la clientèle la production mondiale récente dans les divers domaines de l'édition;

    6° que le Gouvernement de la Province crée le plus tôt possible, pour l'approvisionnement en gros des libraires de la Province, une "maison du livre de langue française"; que cette insitution [sic] soit constituée juridiquement comme une Société de la Couronne; que cette Société de la Couronne soit rattachée au Ministre des Affaires culturelles.

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Page modifiée le : 17-05-2016
 

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