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Sources imprimées

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1963

Bouchard, Maurice. Rapport de la Commission d'enquête sur le commerce du livre dans la province de Québec. S.l., s.n., 1963. 250 p.

DEUXIÈME PARTIE

LE COMMERCE DE LIVRE DE LANGUE FRANÇAISE

DANS LA PROVINCE DE QUÉBEC

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CHAPITRE IV

PRINCIPES D'UNE POLITIQUE RELATIVE
AU COMMERCE DE LIBRAIRIE

Tout examen des faits repose sur des hypothèses, au moins implicites, qui commandent la sélection des données significatives et l'interprétation qu'on en propose ensuite. L'observation neutre et objective est impossible. Dans une enquête comme la nôtre, nombre de faits sont tout simplement ignorés, comme non significatifs ou peu importants. Les mêmes critères qui expliquent le rejet de ces faits poussent, au contraire à donner une importance prépondérante à d'autres faits, qui sont alors observés et analysés systématiquement. En deux mots, nous admettons, au départ, que notre analyse du commerce de librairie s'est inspirée d'une théorie ou, si l'on veut, de principes. Et avant de procéder à cette analyse et d'en tirer des conclusions et des recommandations, nous éprouvons l'obligation morale d'expliciter ces principes et de les exposer à la critique. Ceci, parce que la force des conclusions et des recommandations proposées ensuite, à condition évidemment que l'analyse des faits soit jugée valable, repose entièrement sur la valeur des principes qui ont guidé l'observation et l'analyse.

Comme institution concrète géographiquement localisée, le commerce de la librairie a pour fonction, à l'instar de tout commerce, de développer l'échange, c'est-à-dire, de permettre des transactions entre des produc-

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teurs et des consommateurs, localisés à des endroits différents. Dans le cas d'un marché de consommation, comme la librairie, l'institution commerciale a pour fonction spécifique de présenter aux consommateurs d'une aire géographique donnée l'ensemble des produits fabriqués au même endroit ou ailleurs dans le pays, ou encore, dans d'autres pays. Même si tous les producteurs et consommateurs sont localisés dans une ville, il n'en reste pas moins nécessaire que s'organise un commerce de détail pour assurer au consommateur une possibilité de choix entre les divers produits, à des coûts qui ne soient pas prohibitifs pour les producteurs. C'est une vérité connue de tout le monde que, sans commerce, les producteurs se verraient obligés d'assurer eux-mêmes la mise en marché de leurs propres produits, mais à des coûts qui auraient pour conséquence certaine de réduire la quantité et la variété des produits écoulés. Le commerçant élargit les possibilités de production et de revenu total dans une société, non seulement parce qu'il fait connaître au consommateur et met à sa disposition immédiate toute la gamme des produits fabriqués, mais aussi parce que ses services à cet effet ont pour conséquence d'abaisser les coûts et les prix de ces produits.

Il ne peut donc être question de contester l'utilité fondamentale d'un système de mise en marché ou, si l'on veut, d'un commerce du livre dans notre milieu et, partant, la nécessité de garantir des conditions générales de rentabilité telles que ce commerce se développe normalement. Un débat peut survenir toutefois lorsqu'on s'interroge sur les formes possibles que peut prendre le commerce du livre. Doit-il être surtout un commerce spécialisé ? Faut-il, au contraire, favoriser principalement une distribution du livre par l'intermédiaire des diverses catégories de commerces de détail, comme les pharmacies, les marchands de tabac, les grands magasins à rayons, etc,? Dans une économie comme la nôtre où la population est

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dispersée sur un territoire relativement vaste, la spécialisation des commerces est généralement coûteuse. La tendance spontanée est, en conséquence, de favoriser la seconde formule. C'est ainsi que nos pharmaciens vendent une gamme d'articles les plus hétéroclites, que nos banques, en plus du commerce purement monétaire, font une variété croissante de commerces de crédit. La répartition des frais généraux sur un plus grand nombre de produits ou de services permet à un établissement commercial particulier d'abaisser le coût de distribution et, par conséquent, de vendre à meilleur prix.

Toutefois, dans le cas particulier du commerce du livre, nous croyons que la question de savoir s'il est ou non souhaitable qu'il y ait un commerce spécialisé, c'est-à-dire, un commerce de librairie, requiert une discussion préalable sur les caractéristiques de la demande et sur les incidences culturelles de l'une ou l'autre forme de commerce.

Pour autant qu'il faille tenir compte de la demande pour déterminer les formes d'organisation du commerce du livre, il nous paraît important de distinguer deux sortes de besoins assez distincts l'un de l'autre pour donner lieu, en principe, à des circuits de vente indépendants. D'une part, il y a les besoins de livres propres à des groupes particuliers ou à des institutions et, d'autre part, les besoins des individus et des familles ou, si l'on veut, les besoins du grand public.

Certains livres sont achetés d'une manière exclusive et en quantités parfois très considérables par des groupes bien définis. C'est le cas des manuels scolaires, des ouvrages techniques et professionnels, des ouvrages de doctrine, de religion et de spiritualité. Il faut admettre, d'une façon générale, qu'il est impensable que ces ouvrages

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se distribuent via des commerces quelconques comme les pharmacies et les restaurants. D'autre part, on constate que, moyennant les incitations appropriées, cette demande, qui est fondamentalement une demande des individus inclus dans le groupe, tend à s'exprimer par l'intermédiaire des institutions appartenant au groupe ou qui le structurent. C'est ainsi que les manuels scolaires et les ouvrages de références ne sont que très rarement achetés du libraire par l'étudiant lui-même. En raison d'une foule de circonstances, sur lesquelles nous reviendrons d'ailleurs, cette demande est exprimée chez nous le plus souvent par une commission scolaire, une école, un collège classique, une procure, ou une coopérative d'étudiant, parfois au libraire, souvent à l'éditeur ou au grossiste exportateur étranger. L'institutionnalisati on de la demande de livres des groupes particuliers la rend évidemment moins dépendante du commerce de librairie. Comme les achats se font à la caisse, on devient sensible aux économies, et l'on a spontanément tendance à négocier des remises aux fournisseurs, à s'adresser aux éditeurs et à importer soi-même de l'étranger.

Notons ici qu'il n'est absolument pas indispensable que les livres destinés aux individus de groupes particuliers, comme les écoles de tous genres, soient achetés par les institutions. On peut très bien concevoir l'élimination de cette demande institutionnelle artificielle et l'achat des livres par les étudiants directement. Auquel cas, le rôle du libraire devient différent et plus important.

Il existe toutefois une demande de livres qui est purement institutionnelle et qui peut donner lieu à des opérations commerciales importantes. C'est le cas, par exemple, des besoins de livres des bibliothèques publiques et scolaires, des achats de livres pour fin de récompenses scolaires ou de propagande culturelle. Il est évident que

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le livre de bibliothèque, pas plus que le manuel scolaire, ne peut être vendu par un simple point de vente comme la pharmacie ou le marchand de tabac. Reste à savoir s'il est désirable que les bibliothèques, les commissions scolaires et les écoles couvrent leurs besoins en livres en passant par-dessus la tête des libraires, et que, pour satisfaire les besoins du grand public, on se contente d'une distribution commerciale non spécialisée.

L'option qu'il faut faire, en ce qui a trait aux besoins de livres du grand public, entre un véritable commerce de librairie et un système de distribution non spécialisé dépend immédiatement de notre orientation culturelle comme communauté nationale.

La raison d'être de la librairie, comme commerce spécialisé, est de faire connaître au public une production internationale considérable, extrêmement variée et constamment renouvelée. À cette fin, la librairie doit avoir en stock et en étalage un échantillon suffisamment représentatif de cette production, compte tenu des préférences de sa clientèle; il doit aussi détenir tous les instruments, catalogues, revues bibliographiques, etc, utiles pour informer efficacement ses clients et les approvisionner rapidement s'il y a lieu. Du point de vue culturel le libraire a pour fonction d'élargir le plus possible les possibilités de choix du consommateur et de le tenir en contact immédiat avec les nouveaux courants de la production dans les divers domaines. Il apparaît ainsi comme un instrument capital dans le développement d'une culture du type individualiste, c'est-à-dire, basée sur la liberté pour le citoyen de s'autodéterminer culturellement au sein de la communauté nationale, et de s'ouvrir à des influences et à des apports inexistants ou même combattus dans cette communauté. Même si, à certains égards, la bibliothèque publique apparaît comme un substitut de la librairie,

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admettons qu'à ce point de vue la librairie est irremplaçable. La librairie favorise le développement d'une culture non déphasée dans le temps et, par conséquent, capable de dialoguer avec les autres cultures. Bien sûr que l'amateur de littérature, le spécialiste d'une discipline scientifique ou autre ont besoin des bibliothèques pour fins d'étude et de recherche. Mais, pour se tenir au courant des plus récentes tendances littéraires et des nouveaux progrès de la science, ils dépendent de la librairie. En raison de lenteurs administratives et de critères de sélection particuliers, la bibliothèque est, à cet égard, un instrument non satisfaisant.

Nous ne nions pas l'utilité dune certaine diffusion du livre par l'intermédiaire de réseaux de distribution non spécialisés, tels que les pharmacies et les points de ventes du même genre. Au contraire, ce type de distribution favorise éminemment l'accroissement du nombre des lecteurs, en multipliant les occasions d'acheter le livre. Les libraires admettent eux-mêmes qu'il existe dans le public moyen une sorte de crainte d'entrer dans une librairie, probablement due à la difficulté de choisir entre un grand nombre de titres et au risque de paraître ignorant. Parce qu'il n'offre ordinairement qu'une sélection très courte de livres de vente facile, le point de vente ne présente pas cet obstacle et réussit mieux que la librairie ordinaire à recruter de nouveaux acheteurs de livres.

Mais on ne saurait prétendre que ces réseaux de distribution non spécialisés suffisent pour répondre aux besoins de livres du grand public, sans opter explicitement pour ce qu'il convient d'appeler une culture de masse, c'est-à-dire, une culture caractérisée par l'uniformité médiocre des niveaux de culture d'un individu à l'autre. Et ceci, pour la raison que ces points de vente ne peuvent offrir au consommateur qu'un nombre très

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restreint de titres, habituellement sélectionnés parce qu'il se vendent bon marché, facilement et en grande quantité.

Il est possible d'imaginer l'existence d'une société où tous les moyens de culture populaire seraient du type collectif, presse, radio, télévision, cinéma, et où la lecture deviendrait principalement un instrument d'adaptation de l'individu au milieu ambiant. Pour s'assurer de bien communiquer avec son voisin chacun y lirait ce que le voisin lit et ne [sic] même temps que lui.

Peu importe l'originalité des idées personnelles la valeur clé de cette société étant le maximum de coïncidence entre les préférences de chacun et celles de l'ensemble. À notre avis, semblable société pourrait se passer de librairies et se contenter de points de ventes.

Il semble, toutefois, que la communauté canadienne-française du Québec s'oriente spontanément dans une autre direction et qu'elle a depuis toujours opté en faveur d'une culture où la liberté et la possibilité, pour l'individu, de se lier intellectuellement aux influences de son choix seraient développées au maximum. Si nous faisons erreur sur ce point, nous admettons, au point de départ, que l'analyse et les conclusions qui suivent doivent être rejetées en bloc. Si, au contraire, notre interprétation du sentiment collectif est juste, nous tenons à préciser que toute cette partie du rapport sur le commerce de librairie est tendancieuse, en ce sens, qu'elle cherche:

    1° À démontrer que le commerce du livre de langue française s'est organisé en fonction surtout d'une demande exprimée par les institutions, principalement les institutions d'enseignement; qu'il est en voie de devenir un "commerce à la caisse" et un "commerce caché"; que le véritable
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    commerce de librairie est étouffé par une multiplicité de facteurs: politiques de prix et de remises, organisation du commerce, etc, qui finiront par détruire la librairie comme commerce spécialisé;

    2° à préconiser des mesures pour éliminer cette partie de la demande de livres exprimée par les institutions - demande artificielle en ce sens qu'elle pourrait être exprimée en librairie par les individus et le grand public - et d'autres mesures pour éliminer la concurrence anormale et les excroissances commerciales qui n'ont de raison d'être que d'approvisionner cette demande artificielle.

Le problème de la distribution du manuel scolaire canadien est envisagé dans cette optique générale d'une politique de défense et de renforcement de la librairie. Les recommandations que nous proposons sur cette question particulière n'ont de sens que dans le cadre des autres recommandations visant à permettre des conditions normales de développement de la librairie.

Il s'agit donc d'une enquête dans laquelle nous avons pris parti en faveur de la librairie comme commerce spécialisé. À ceux qui nous le reprocheraient, nous tenons à rappeler l'invitation non équivoque qu'il y avait en ce sens dans les termes mêmes de l'Arrêté en Conseil créant cette commission d'enquête¹.

"ATTENTU [sic] qu'un mémoire présenté par le Conseil supérieur du Livre soutient qu'un
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(1) Appendice A

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grand nombre de librairies sont menacées de disparaître;

ATTENDU que la disparition de ces librairies nuirait à l'épanouissement culturel du Québec (....)"

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