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Université Laval




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Paul Aubin

Le manuel scolaire québécois entre l'ici et l'ailleurs.

Colloque Le manuel scolaire d'ici et d'ailleurs, d'hier à demain à la Bibliothèque nationale du Québec à Montréal du 11 au 14 avril 2006.

Nous avons amorcé hier soir une réflexion sur un sujet qui, d'habitude, ne fait pas courir les foules. Le discours sur le manuel scolaire est rarement laudatif; en fait, il ne se retrouve sur la place publique que lorsqu'on veut s'en plaindre, quand ce n'est pas tout simplement pour le vilipender car, de façon générale, on préfère oublier ces livres qui nous rappellent nos balbutiements sur les bancs de la "petite école". Alors, qu'est-ce qui nous a conduits ici d'un peu partout sinon le besoin de comprendre ces imprimés grâce auxquels nous avons commencé, enfants, notre réflexion sur nous-mêmes et sur le vaste monde qui nous entoure?

A cet égard, le Québec se présente comme un laboratoire particulièrement riche en possibilités d'analyses comparatives avec d'autres cultures. Nous sommes majoritairement issus de deux grands courants migratoires d'Europe de l'ouest qui nous ont marqués pour le meilleur et pour le pire. Après avoir plus ou moins ingéré ces apports étrangers, nous avons tenté de créer notre propre modèle en essayant d'y inclure les cultures qui nous ont précédés sur ce sol et celles qui, récemment, ont coloré notre paysage. Ce va-et-vient pour ne pas dire cette ambiguïté entre l'ici et l'ailleurs marque tous nos produits culturels, à commencer par la littérature que, depuis deux ou trois siècles, nous utilisons dans l'enseignement. Dégager les principaux traits qui ont marqué l'évolution des manuels scolaires québécois peut servir de toile de fond à nos discussions et fournir à nos collègues étrangers quelques éléments pour décoder le paysage pédagogique dans lequel ils seront immergés pendant quelques jours. Les réflexions qui suivent sur l'évolution du manuel scolaire en terre québécoise s'articuleront autour des trois axes qui servent de pivots à ces imprimés pédagogiques: les consommateurs, les producteurs et les régulateurs.

1608-1762

Il pourrait être tentant de balayer toute la période de la Nouvelle-France en rappelant l'absence de toute imprimerie et la carence de toute structure étatique encadrant le monde scolaire pour en conclure qu'il n'y avait pas de manuel. Tout embryonnaire qu'il ait été, le système scolaire fournissait tout de même un premier marché, depuis les «grandes écoles» jusqu'aux «petites écoles» en passant par les écoles de métiers. Le compte est rapide à faire mais il vaut la peine de le mentionner: à Québec un collège classique par les Jésuites et une école par les Ursulines offrant aux filles des cours un peu plus avancés, deux écoles de métiers et un nombre indéterminé de «petites écoles» où on enseignait les rudiments de la lecture, de l'écriture et du calcul, écoles à la durée souvent aléatoire sauf celles des soeurs de la Congrégation de Notre-Dame dirigées par un organisme stable. Nous ne disposons que de très peu de chiffres quant à la fréquentation scolaire et donc quant au bassin de consommateurs; pour le collège des Jésuites, on avance le chiffre de 1700 élèves pour 130 ans d'existence.

Peu d'acheteurs potentiels pour une production forcément étrangère. Publié à Paris en 1702 par le deuxième évêque de Québec, le Catéchisme du diocèse de Québec a été rédigé en grande partie en France par un français, mgr de St-Vallier, et a connu une circulation plus que restreinte ici suite aux aléas de la guerre de succession d'Espagne. Trente ans plus tard et devant l'impossibilité de se procurer ce premier catéchisme, mgr de Pontbriand introduit le catéchisme du diocèse de Sens. Les évêques ne sont pas les seuls agents de pénétration des manuels de France au Québec. À Antoine Forget, laïc français arrivé à Montréal en 1701 pour enseigner chez les Sulpiciens après avoir été formé au séminaire des maîtres de campagne des Frères des écoles chrétiennes de Paris, on promet que son ancien professeur et directeur de cette école normale avant la lettre, le frère Nicolas Vuyart, lui enverra ce qu'il a demandé pour les écoliers; on sait par ailleurs que selon la Conduite des écoles, directoire officiel de la communauté en matière d'enseignement, les livres destinés aux élèves, à cette époque, sont un livre de prières, un syllabaire, un livre de lecture en écriture cursive, un traité de civilité et un psautier. Nous pouvons donc en inférer que ce sont les livres qu'a demandés Forget à son ancien mentor, mais je ne peux aller plus loin pour l'instant dans l'identification formelle des manuels circulant dans ces «petites écoles».

Aux producteurs et consommateurs de manuels, il faut adjoindre les régulateurs. L'éducation en Nouvelle-France, est, faut-il s'en étonner, une affaire d'église; l'ordonnance de l'intendant Dupuy en 1727 rappelle que pour se livrer à des activités d'enseignement, il faut la permission de l'évêque. Non seulement les évêques voient-ils à approvisionner les écoles en catéchismes, mais ils surveillent les imprimés qu'on met entre les mains des élèves: le Rituel de Mgr de St-Vallier en 1703 rappelle que le grand-vicaire, dans la visite des écoles, doit s'assurer que les enfants ne lisent pas dans de mauvais livres.

Le bilan des quelque 150 ans de présence discontinue des Français maintenant enracinés en sol québécois est donc plus que sommaire: quelques dizaines d'écoles, quelques petits milliers d'élèves utilisant un certain nombre de manuels dont nous ne savons pas grand chose. Le changement d'allégeance de 1763 inverse complètement la donne: non seulement les nouveaux maîtres sont-ils de langue et de religion différente mais la prise de possession de la Nouvelle-France par l'Angleterre signifie l'arrivée d'une nouvelle vague d'immigrants qui voudra, elle aussi, être instruite et dans sa langue. Enfin, changement majeur: l'installation à Québec d'un premier imprimeur arrivé de Philadelphie signifie la possibilité de produire localement le matériel pédagogique.

1763-1839

Les quatre-vingts ans qui suivent, jusqu'en 1840, sont marqués par l'apparition des premières structures étatiques tentant d'encadrer la pratique scolaire - l'Institution royale pour l'avancement des sciences en 1801, les écoles de fabrique en 1824 et les écoles de syndics en 1829 - structures toutes éphémères et embrigadant une population scolaire encore embryonnaire mais qui n'en indiquent pas moins la direction que prendra notre enseignement.

Cette toute nouvelle intervention de l'état dans la sphère de l'éducation se manifeste timidement jusque dans la production et la consommation des manuels. Les règlements de l'Institution royale prévoient qu'il "sera suivi un système uniforme dans ces écoles, prescrivant, autant que possible, les livres dont on se servira, suivant une liste qui sera faite pour les écoles appartenantes [sic] à chaque église, par les syndics de l'institution respectivement, qui sont membres de cette église". Pour la première fois, on s'inquiète de l'uniformité des manuels et ce ne sera pas la dernière; de plus, on charge les deux églises accréditées de voir à la mise en place de cette politique. La loi des écoles de syndics de 1829 demande aux inspecteurs d'inclure dans leurs rapports la liste des "livres dont on se sert". Autre intervention étatique: par deux fois, le parlement finance la production de certains manuels que ce soit pour la publication d'un livre d'arithmétique de William Morris en 1833 ou pour la traduction en français du traité d'agriculture de William Evans en 1836.

Les producteurs de manuels n'ont pas attendu l'intervention de l'état pour se mettre à la besogne. De 1765 à 1839, 142 manuels sont imprimés au Québec, soit une moyenne d'un peu moins de deux par année. Cette moyenne double durant la décennie 1830, signe évident de l'augmentation de la clientèle grâce aux nouvelles écoles ouvertes en vertu de la loi de 1829: alors que moins de 12 000 élèves fréquentent les écoles primaires en 1828, on en dénombre plus de 50 000 sept ans plus tard. Il y a donc marché, et il y aura producteurs.

Une soixantaine d'auteurs formellement identifiés écrivent pour les écoles. On y retrouve une quinzaine de membres du clergé, depuis un évêque pour le catéchisme de 1765 jusqu'à des professeurs de séminaires comme les abbés Pigeon et Holmes ou les sulpiciens Rivière et Houdet. Ce qui ne manque pas de surprendre compte tenu de l'état embryonnaire du système scolaire, c'est la proportion de professeurs rédigeant des manuels; plus de la moitié des auteurs font office d'instituteurs. Si certains, comme Joseph Laurin, notaire de formation et professeur un temps au collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière, écrivent pour payer leurs dettes contractées durant leurs études, d'autres inaugurent la tradition de ces professeurs de carrière qui, confrontés à des manuels déficients ou tout simplement inexistants, voudront combler cette lacune à partir de leur propre expérience sur le terrain; Joseph-François Perrault avec ses 13 titres différents figure en tête du peloton suivi de l'abbé Holmes.

A la rédaction il faut ajouter son double: l'édition. Partie d'un éditeur unique en 1765, la production de manuels scolaires aura embrigadé, à la fin de la décennie 1830, plus de soixante imprimeurs/éditeurs témoignant à la fois d'une réalité culturelle, l'élargissement d'un lectorat, et d'une réalité socio-économique, les éditeurs anglophones accaparant, pour un temps encore, la majorité de la productions des textes, indépendamment de la langue dans laquelle ils sont rédigés. Car nous sommes très tôt rattrapés par la question linguistique. Des 142 titres dont j'ai fait état plus haut, 32, soit 22%, sont en anglais, en commençant par un catéchisme pour anglo-catholiques en 1778. L'édition des manuels ne se cantonne pas automatiquement dans l'une ou l'autre des deux communautés linguistiques car les éditeurs anglophones publient un bon nombre de manuels en français, marché oblige, et quelques éditeurs francophones leur rendent la pareille.

Si les auteurs québécois ou oeuvrant au Québec se mettent tôt à la rédaction de manuels - dès 1770 le jésuite français La Brosse publie, pour les Montagnais, un livre de prières qui fait office d'abécédaire -, la rareté des effectifs oblige à s'approvisionner outre-mer. De France viendront 26% des livres mis entre les mains des élèves et 13% d'Angleterre incluant un premier emprunt aux Etats-Unis; je comptabilise toujours uniquement les écrits imprimés ou réimprimés au Québec oubliant volontairement les achats de manuels à l'étranger dont témoignent les encarts publicitaires dans les journaux. Tout comme pour les auteurs d'ici, les étrangers sont majoritairement soit des professeurs soit des ministres de l'une ou l'autre des confessions religieuses parmi lesquels se détachent des figures plus importantes: l'abbé Lhomond de France avec huit titres ou le prolifique anglo-américain Murray Lindlay. Enfin, il faut signaler un mouvement inverse quoique timide: des manuels rédigés et publiés initialement au Québec sont repris à l'étranger comme les deux grammaires des sulpiciens Rivière et Houdet de 1811 rééditées en France en 1832 tout comme l'abécédaire en Mohawk que Daniel Claus publie à Montréal en 1781 et qui refait surface à Londres cinq ans plus tard.

L'apparition de manuels dans des disciplines autres que les catéchismes témoigne de l'élargissement du champ pédagogique en même temps que, pour la première fois, des québécois font part de leur réflexion sur la chose scolaire, amorçant la réflexion dans une science toute nouvelle ici: la pédagogie et le premier qui s'inscrit à ce tableau devient par la suite un prolifique auteur de manuels: le Joseph-François Perrault précité. Cependant, la première intervention du pédagogue ne manque pas de surprendre. Pour contrer la rareté des manuels et leur coût trop élevé pour une grande partie des parents, il suggère, et ce dès 1822, plutôt que de publier des manuels, d'imprimer des tableaux grands formats pour l'initiation à la lecture. En fait, Perrault reprend à son compte une suggestion mise de l'avant dans un rapport gouvernemental publié une dizaine d'années plus tôt et qui s'inspirait ouvertement du pédagogue anglais Lancaster; on y affirme qu'un seul jeu de tableaux remplace l'impression de 600 manuels!

Très tôt, les analystes s'entendent sur la nécessité du manuel: deux ans après son plaidoyer en faveur des tableaux Perrault publie son premier abécédaire. Autre sujet de réflexion et d'inquiétude: l'apport de l'étranger dans les manuels québécois qui "entretiennent les écoliers plutôt des pays étrangers et de l'antiquité que des annales et de la topographie de l'Amérique du Nord." On peut s'étonner que dès 1833 on écrive déjà cette mise en garde mais il est encore plus surprenant de la lire dans un essai publié en France par un auteur qui ne vint jamais au Québec.

1840-1875

La création, en 1840, du poste de Surintendant de l'instruction publique coiffé par un premier Conseil de l'instruction publique en 1856, signifie un changement majeur dans la gestion par le gouvernement du monde scolaire: dorénavant, l'instruction se verra soumise à des règlements stricts promulgués par des organismes stables mandatés à cet effet; le manuel scolaire y goûte aussitôt. On commence par confier, en 1841, le choix des manuels aux toutes nouvelles commissions scolaires avant de spécifier, en 1846, que les ministres du culte, tant catholiques que protestants, ont droit de regard sur les manuels utilisés pour l'enseignement de la religion ou de la morale. Tant que le Surintendant - Jean-Baptiste Meilleur en l'occurrence - était à lui seul l'appareil étatique, on comprend qu'une grande latitude était laissée aux commissions scolaires locales; mais avec la création, en 1856, d'un organisme dont le mandat est de gérer le fonctionnement des écoles à la grandeur du Québec, certains pouvoirs, jusque là dévolus aux instances locales, lui sont transférés. C'est ainsi que la loi de 1856 confère au tout nouveau Conseil de l'instruction publique le mandat d'établir la liste des livres que les professeurs peuvent utiliser, instaurant ainsi la politique d'approbation des manuels toujours en vigueur après 150 ans.

Si la structuration de l'enseignement s'explique, tout au moins en partie, par l'augmentation des effectifs - on passe de moins de 5 000 élèves en 1842 à plus de 240 000 en 1875 -, la même augmentation, fulgurante, justifie une production de plus en plus accrue et diversifiée: 376 nouveaux manuels abordant pas moins de 49 disciplines en trois décennies. Ce qui ne manque pas de surprendre, c'est la part de la production occupée par les livres rédigés en anglais: 46%, plus du double de la période précédente. De plus, la consommation du manuel ne suit pas nécessairement la division linguistique de la société québécoise: dans un village à population francophone probablement à 100% comme St-Jean-Chrystome de Lauzon on utilise, en 1847, "le Murray's spelling book". Les seules données démographiques n'expliquent pas complètement ce phénomène et il faudrait voir quelle partie de la production pour anglophones était écoulée dans les écoles pour francophones, ce qui nous renvoie au manuel scolaire comme témoin d'attitudes sociales peu analysées jusqu'à présent

L'explosion du marché se traduit par la prolifération des auteurs: pas moins de 145 nouveaux noms apparaissent en page de titre sur les manuels pendant ces trente-cinq années dont la moitié oeuvrent, d'une façon ou d'une autre, dans le monde de l'enseignement, particulièrement Félix-Emmanuel Juneau, François-Xavier Valade, François-Xavier Toussaint et Jean-Baptiste Cloutier. On y trouve aussi quelques noms illustres comme l'historien national François-Xavier Garneau qui consent à tirer un résumé à la sauce catéchistique de sa monumentale Histoire du Canada tout comme le futur renégat Charles Chiniquy, pour l'instant dans les bonnes grâces des autorités, avec son Manuel de tempérance utilisé comme livre de lecture tout au moins dans les écoles de Montréal et de Québec.

La réimpression de manuels étrangers, quoique légèrement à la baisse par rapport à la période précédente - 27% contre 39% -, témoigne toujours à la fois d'une production locale insuffisante comme du désir de s'identifier à l'une ou l'autre de nos cultures d'origine. On ne sera pas surpris de voir la France occuper le haut du pavé. Par contre, il faut noter deux autres joueurs dans le paysage: les Etats-Unis et l'Irlande; dans les deux cas, l'arrivée de forts contingents d'immigrants de ces deux pays explique, en partie tout au moins, qu'on sente le besoin de réimprimer ici des manuels qui les aident à maintenir les liens avec leurs cultures d'origine. En dehors des reprises plus ou moins intégrales, s'ouvre le champ immense des adaptations plus ou moins explicites et explicitées; à cet égard, le professeur Juneau offre un cas intéressant: si l'édition princeps de son abécédaire de 1847 indique nommément sa source en page de titre, soit le pédagogue français Jean Palairet, ce rappel disparaît dans les réimpressions subséquentes laissant tout le crédit à l'adaptateur québécois. Problème d'éthique mais aussi problème idéologique que suscitent ces emprunts. Dans son tout premier rapport en tant que Surintendant de l'instruction publique en 1842, Jean-Baptiste Meilleur déplore l'usage, particulièrement dans les cantons de l'est où domine la minorité d'origine loyaliste, de manuels importés des Etats-Unis dans lesquels on fait l'apologie du système républicain à l'encontre de la monarchie.

Rédigés ici ou empruntés plus ou moins intégralement à l'étranger, voire achetés outre-frontières, les manuels scolaires occupent une place de plus en plus importante dans le commerce et l'industrie du livre. C'est d'ailleurs ce que signale le même Meilleur dans le même rapport en entrevoyant le développement de l'édition scolaire comme moteur de l'édition tout court. Les chiffres lui donnent raison: entre 1840 et 1875, près de 150 firmes s'essaient au métier d'éditeur scolaire dont un peu plus du tiers affichent une raison sociale à consonance anglaise. Les perspectives sont suffisamment alléchantes pour intéresser les autorités gouvernementales: la loi de 1859 permet au tout nouveau Conseil de l'instruction publique d'acquérir les droits d'auteurs tant des manuels que des autres instruments pédagogiques comme les cartes murales. Et non seulement le Département manifeste-t-il son intérêt à l'édition, mais il envisage même d'assumer la rédaction des manuels comme le surintendant Chauveau l'annonce dans son rapport de 1860; que ces projets n'aient pas eu suite n'empêche qu'on y décèle le désir des autorités d'augmenter leur emprise à tous les échelons de la production des manuels. S'il ne réussit pas à mener à terme lui-même la rédaction des manuels, le Département essaie une autre voie pour augmenter son emprise sur le contenu: en 1871, il annonce en grande pompe la tenue d'un concours pour la rédaction d'une série de livres de lecture qui donnera naissance, en 1876-1877, à la collection rédigée par Montpetit.

L'augmentation de la production s'accompagne, heureusement, d'une intensification de la réflexion sur le produit. On s'interroge sur la place que doit occuper le manuel dans l'enseignement, allant même jusqu'à en questionner son utilité. Directeur de l'école normale Jacques-Cartier, l'abbé Verreault ne les rejette pas, mais, reprenant à son compte l'argumentation développée cinquante ans plus tôt par Perreault, propose le recours systématique aux cartes murales pour pallier à la pénurie des manuels, elle-même attribuable en grande partie à leur coût trop élevé. Autre effet pervers d'une autre forme de pénurie: si on ne dispose que d'un manuel pour l'apprentissage d'une discipline, les élèves sont condamnés à traîner ce livre pendant des années; c'est ce que note l'inspecteur Lanctot en 1857 en regard de la surutilisation du Traité des devoirs d'un chrétien pour l'apprentissage de la lecture: "Un enfant qui a fréquenté l'école pendant trois ans, l'a lu et relu dix fois. Il revoit toujours les mêmes idées, les mêmes mots, et il s'en lasse. Il perd le goût de la lecture." Il n'en demeure pas moins que l'utilité du manuel n'est généralement pas contestée - "les succès [de l'élève] dépendent presque autant des livres qu'on lui met entre les mains, que des leçons qui lui sont données" comme l'écrit un professeur en 1871 - mais on diverge d'opinion sur la façon de s'en servir.

Où se situe le manuel dans le tandem comprendre-retenir? La multiplicité des catéchismes - formule de présentation des notions sous forme de questions et réponses et utilisée non seulement en religion mais aussi dans toutes les disciplines - favorise ouvertement la mémorisation. L'abbé Mailloux, en 1851, s'attend à ce que les élèves aient appris par coeur leur catéchisme de religion sous la direction des parents avant que le curé ne commence à leur en expliquer le contenu. On comprend très tôt à quelle aberration une telle pratique conduit et on peut en lire une dénonciation dans le Journal de l'instruction publique de 1869 publiant un article coiffé du titre évocateur "Un vice dans nos campagnes". La question n'est pas réglée pour autant: pros et contras de la mémorisation à outrance s'affrontent dans un débat organisé par l'école normale Jacques-Cartier en 1873.

Autre sujet de discussion qui apparaît: la multiplicité des manuels par discipline. Notons que soulever un tel problème laisse sous-entendre que la pénurie n'était peut-être pas aussi dramatique qu'on voulait bien le dire. En clair, faudrait-il qu'il n'y ait qu' un seul manuel pour chacune des disciplines à la grandeur du territoire? On peut aborder le problème sous deux angles différents, voire contradictoires: si l'uniformité absolue en arrive à nier l'individualité tant de chaque enfant que de chaque région, par contre, elle égalise les chances en offrant à tous des outils identiques. Dans son rapport sur la situation de l'éducation en 1853, Sicotte fait état des plaintes des instituteurs: "chaque enfant apporte à l'école un livre différent." Les professeurs eux-mêmes sont pris à partie par le surintendant Chauveau en 1856 constatant que chaque professeur choisit ses livres et que chaque changement de professeurs signifie l'achat de nouveaux livres. Pourtant, les dénonciations des effets pervers de la trop grande diversité ne manquaient pas et encore par des personnes dont la crédibilité ne pouvait être mise en doute à commencer par Meilleur qui, dès 1846, établit une équation entre uniformité des manuels et progrès de l'enseignement. Son successeur, moins dogmatique, temporise, ne serait-ce que suite aux pressions des professeurs, en acceptant la possibilité d'approuver deux ou trois manuels par discipline, politique que fera sienne le Conseil de l'instruction publique à partir de 1860 et qui est toujours en vigueur.

Si une certaine uniformité est défendue au nom de la rentabilité pédagogique, elle pose problème à un autre niveau soit celui de la diversité des appartenances religieuses car on imagine mal des protestants devant lire des textes à la louange de Rome. L'avocat Mondelet, qui avait l'oreille des autorités politiques, avait cru trouver la solution en proposant, en 1841 et tout au moins pour les débutants, un seul livre pour toutes les matières et acceptable tant par les catholiques que les protestants car il serait composé d'extraits de la Bible; inutile de dire que le projet n'eut pas de suite. Plus réaliste, un autre avocat, Morin, suggère quelques années plus tard l'utilisation, par les anglophones, de la série des manuels rédigés en Irlande car ils avaient la réputation d'être parfaitement neutres en matière de confession religieuse.

C'est donc dire que le contenu religieux des manuels fait l'objet d'une étroite surveillance de la part des groupes intéressés. Meilleur rappelle, en 1849, l'obligation faite aux commissaires à ce sujet: "Dans les localités où les habitants sont de croyance religieuse mixte, il est important de faire usage de livres dont les principes de morale et de religion ne portent atteinte à la foi particulière d'aucun". Malgré toutes les bonnes volontés, il s'avère parfois impossible de trouver des manuels dans lesquels chacune des deux confessions pourrait s'y sentir à l'aise, aussi le Conseil de l'instruction publique, dans sa toute première liste de manuels approuvés en 1861 précise que certains ont été approuvés pour l'usage explicite des catholiques et d'autres pour celui des protestants. Malgré toutes les précautions pour éviter les heurts, des frictions apparaissent. Un des leaders de la minorité anglophone, Dawson, se plaint qu'au moins un livre de lecture pour franco-catholiques publié par les Frères des écoles chrétiennes présente les anglo-protestants sous un éclairage désavantageux mais ajoute du même souffle que les éditeurs lui ont promis d'expurger leur texte lors d'une réédition subséquente. Ailleurs, c'est un principal d'école qui s'insurge contre l'obligation qu'on aurait faite à des aspirants anglo-protestants au brevet d'enseignement de prouver qu'ils avaient lu des manuels utilisés dans l'enseignement aux franco-catholiques, tels que Les devoirs d'un chrétien ou l'Abrégé de l'histoire du Canada de Garneau.

Si des divergences de vues se manifestent au chapitre de la religion dans les manuels, il en va de même quant à la consommation de livres importés. Leur utilisation, que ce soit des produits étrangers reproduits ici par traduction, adaptation, voire plagiat ou des importations, suppose à tout le moins un acceptation tacite de cette pratique et plus certainement un engouement plus ou moins exprimé. Il n'en demeure pas moins que cette pratique soulève des objections, particulièrement en ce qui regarde leur inadéquation avec la réalité locale. Lui-même professeur, Norbert Thibault déplore, en 1871, l'utilisation de manuels européens pour l'enseignement de l'agriculture.

Signalons enfin l'exportation chez les francophones hors Québec de manuels utilisés chez nous. En 1853, Meilleur envoie au bibliothécaire du collège de Darmouth de Nouvelle-Écosse un Guide de l'instituteur de Valade. Le surintendant de l'instruction publique du Manitoba, Joseph Royal, mentionne, en 1872, l'utilisation de livres de lecture importés du Québec, entre autres le Traité des devoirs d'un chrétien.

Au Conseil de l'instruction publique créé en 1856 siègent côte à côte catholiques et protestants qui administrent conjointement le secteur public de l'éducation même si, pour l'approbation des manuels, leurs membres se divisent parfois en deux sous-comités basés sur l'appartenance confessionnelle. Cette dichotomie est institutionnalisée en 1875 avec la création de deux comités confessionnels indépendants l'un de l'autre à l'intérieur du Conseil de l'instruction publique; désormais, et jusqu'à la grande réforme de 1964, le monde scolaire sera régi par un comité catholique et son pendant pour les protestants, chacun des deux comités gérant ses propres politiques sans en référer à son vis-à-vis; l'univers du manuel en sera profondément marqué.

1876-1964

Avec un taux de fréquentation scolaire en hausse constante, éditions princeps et réimpressions connaissent une augmentation significative: d'une production de 563 manuels durant la décennie 1870 on passe à 1728 pour la décennie 1950.

Intervenant de premier plan - trop entreprenant diront certains comme le sénateur-historien Thomas Chapais qui combat en 1898 le projet de création d'un véritable ministère de l'éducation comme mesure laïcisante - le Conseil de l'instruction publique poursuivra deux objectifs en regard des manuels durant les quatre-vingts ans qui suivent: uniformité et, en attendant la gratuité, la diminution des coûts.

La bataille de l'uniformité des manuels est probablement la plus ancienne qu'ont menée les administrateurs de notre système scolaire et dont on peut questionner le succès comme en témoigne ce mémoire déposé devant la commission Parent en 1961 par la fédération des principaux d'école: "L'uniformité des livres n'existe pas, tout le monde le sait [...]." En fait, de quelle uniformité est-il question? Une circulaire, adressée aux inspecteurs en 1879 et reproduite dans le Journal de l'instruction publique dans le but évident de la porter à la connaissance à la fois des commissaires et des professeurs, requiert l'uniformité à l'intérieur d'une école. Plus ambitieuse, la loi de 1880 évoque, pour la première fois, l'uniformité à l'échelle du Québec. Si certaines commissions scolaires semblent s'être conformées à la loi, telle celle de Saint-Jérôme publiant en 1915 la liste des seuls livres autorisés sur son territoire, dans l'ensemble du Québec l'objectif visé est loin d'être atteint comme le constate le premier ministre Marchand en 1898 se contentant d'affirmer que le gouvernement veut "graduellement établir l'uniformité des livres dans nos écoles". Le gouvernement peut même compter sur un allié un peu encombrant soit le parti ouvrier qui, fort de ses 20 000 membres en 1910, réclame cette mesure au nom des pères de famille. La politique de l'uniformité s'applique également aux anglophones comme le rappelle le Montreal Daily Star de juin 1915 en commentant la liste des manuels autorisés pour ces écoles.

Les opposants à l'uniformité des manuels à l'échelle du Québec ne manquent pas, à commencer par le Conseil de l'instruction publique qui avoue que la loi de 1880 a été votée sans qu'on l'ait consulté. Le surintendant Ouimet résume les griefs de cet organisme dans son rapport de 1881: opposition d'éditeurs lésés, régionalismes à respecter, danger d'instaurer des monopoles, mesure à ce point nouvelle que même les pays d'Europe de l'ouest ne l'ont jamais envisagée. A ces arguments, s'ajoute celui de la pédagogie: l'uniformité absolue "détruirait nécessairement toute concurrence et toute émulation, décourageant ainsi tout vrai talent [...]" comme l'écrit le supérieur des Frères des écoles chrétiennes dans un mémoire présenté à l'assemblée des évêques en 1894. Membre du Conseil législatif, Thomas Chapais, en 1899, ne pouvait que condamner, dans une formule lapidaire, cette mesure du nouveau gouvernement libéral: "Dans mon humble opinion, honorables messieurs, l'uniformité absolue des livres d'écoles ne devrait pas être décrétée, parce qu'elle est contraire au progrès, contraire à la justice et contraire à la liberté."

Le Conseil de l'instruction publique se lance dans une autre aventure à savoir se faire libraire et prend même la précaution de faire enchâsser cette initiative dans le texte de la loi de 1876 qui crée le dépôt du livre. Le surintendant Ouimet voyait grand et il fait part de ses attentes dans une circulaire aux inspecteurs l'année suivante: "La création d'un dépôt de livres et de fournitures scolaires dans le département de l'instruction publique devra être le point de départ d'une réforme bien importante; je veux dire l'uniformité d'enseignement dans toute la province. Comment pouvions-nous obtenir cette uniformité lorsque le prix des livres d'écoles était soumis à la concurrence des marchands?" Naïvement, le brave homme identifiait publiquement ses adversaires. L'opposition des libraires ne tarde pas et elle est telle qu'elle conduit à une première association dans le milieu et qui s'exprime, entre autres, par un factum dans lequel on soulève des conflits d'intérêt, le dépôt du livre offrant en vente des manuels rédigés par des officiers du Département de l'instruction publique.

Autre cheval de bataille des instances gouvernementales: la gratuité des manuels, intimement liée à l'uniformité comme le rappelait le même député Langlois cité plus haut en se plaignant du coût élevé des manuels dans un texte consacré à sa croisade en faveur de l'uniformité. Évoquée une première fois en termes flous dans un texte de loi en 1897, limitée aux seuls enfants pauvres et aux frais des commissions scolaires dans la loi de 1899, envisagée universelle mais toujours aux frais des commissions scolaires dans la loi de 1912, la gratuité prend réellement forme avec la loi de 1944 assurant aux administrations locales le remboursement, par le gouvernement, des trois quarts de la facture. Tout comme la politique d'uniformité, celle de la gratuité soulèvera des passions, et souvent chez les mêmes passionnés, à commencer par Chapais qui trouve que "[au] point de vue du droit naturel, je dis que l'Etat sort de son rôle et se ses attributions, en s'imposant la charge de fournir aux enfants les livres de classe. Le rôle naturel de l'Etat consiste à faire dans l'intérêt général ce que ne peuvent faire aussi bien que lui ni les individus ni les familles." Au moment de l'adoption de la loi en 1944, Relations des Jésuites émet des réserves: "Quelle que soit la méthode employée, la gratuité des livres développe chez l'enfant et la famille la tendance à toujours compter sur l'État pour tout."

Même dans la valse des hésitations et en dépit des oppositions le gouvernement garde toujours le cap vers gratuité et uniformité et en donne un signe éclatant en 1900 en se lançant dans une grande aventure: produire lui-même une série de manuels, à raison d'un par degré, dans lequel on trouverait toute la matière enseignée durant cette année académique et qui serait distribué gratuitement. Que seul paraisse celui destiné aux débutants - Mon premier livre: lire, écrire, compter - n'empêche qu'on avait vu grand. Selon une circulaire expédiée par rien de moins que le secrétaire provincial Adélard Turgeon on escompte de grands progrès avec le nouveau produit pédagogique: "Grâce à ce programme concentrique, l'enfant, n'irait-il qu'une année à l'école, serait en mesure de lire, d'écrire et de compter passablement, et aurait étudié sans effort, en même temps qu'il apprenait à lire, les grandes lignes de toute l'Histoire sainte, les principaux personnages canadiens, de Jacques-Cartier, au cardinal Taschereau, etc."Malgré une vive opposition dans certains quartiers comme en témoigne la querelle épique entretenue dans les journaux entre l'abbé Baillairgé et le député Langlois, l'opération, bien que limitée à la première année, fut un succès: utilisé au moins jusqu'en 1938, ce manuel fut distribué gratuitement à plus d'un million d'exemplaires.

Outil pédagogique, certes, mais aussi outil économique. On passe d'une soixantaine d'éditeurs durant la décennie 1870 à une centaine pour la décennie 1950 et cette augmentation va de pair avec un début de concentration - d'une moyenne de huit titres par éditeur on passe à 18 -, concentration rendue à la fois possible et nécessaire par les coûts requis et les bénéfices escomptés. La concentration dans le monde de l'édition est une tendance générale à la quelle notre collectivité participe. Par contre, s'il existe une spécificité propre au Québec dans l'édition du matériel pédagogique, c'est bien l'intervention des communautés religieuses dans cette sphère. De quelques titres qu'elles publient au milieu du XIXe siècle, elles accaparent 65% des éditions princeps durant la décennie 1920 avant de voir leur influence diminuer progressivement ensuite.

Plusieurs facteurs expliquent cette situation unique. Fondées en France pour la plupart, elles arrivent ici avec une expérience dans ce domaine et peuvent également reproduire au Québec les manuels de leurs confrères de France; constituées de pédagogues de carrière, elles peuvent compter sur leurs membres non seulement pour les rédiger mais aussi pour tester des versions préliminaires auprès de clientèles cibles; dirigeant des centaines d'écoles, elles disposent d'un bassin de consommateurs automatique pour ne pas dire captif, car chacune n'utilise, autant que possible, que ses manuels, pratique d'autant plus facile que la loi de 1909 les soustrait au pouvoir des commissions scolaires au chapitre de l'uniformité des manuels. L'incursion des communautés dans le secteur le plus rentable de l'édition pose le problème de leurs relations avec les éditeurs laïcs et elles sont ambiguës. Tant qu'elles confient la production de leurs manuels à des maisons laïques, le problème ne se pose pas mais lorsqu'elles utilisent leurs équipements d'imprimerie pour produire autre chose que leurs seuls manuels les conflits éclatent comme l'explique un journaliste en 1938. La situation change radicalement avec l'arrivée des premières maisons d'édition spécialisées dans le manuel et qui ne sont pas le fait des communautés; une coopérative de professeurs voit le jour en 1945, le Centre de psychologie et de pédagogie, bientôt imitée, mouvement qui amorce le déclin des communautés religieuses dans l'édition pédagogique, non sans quelques réticences de leur part.

La scolarisation en net progrès et la généralisation du cours secondaire à partir de la décennie 1940 incitent de plus en plus de joueurs à investir le champ de l'édition du manuel et les règles du jeu ne sont pas toujours claires quand elles ne dégénèrent pas en pratiques pour le moins sujettes à caution, situation qu'analyse et condamne Maurice Bouchard dans son rapport sur le commerce du livre en 1963. A peu près tous les intervenants subissent les foudres du commissaire. Au Département de l'instruction publique on reproche un laxisme tel que des présidents de commission d'approbation de manuels peuvent faire approuver les livres dont ils sont l'auteur ou que des représentants d'éditeurs siègent sur des comités chargés d'évaluer leurs productions. Aux éditeurs, tant laïcs que religieux, on fera grief, tout au moins à plusieurs, d'engranger des bénéfices exagérés. Les constats du commissaire et ses recommandations ne sont certainement pas étrangères à la politique d'achat que mettra en vigueur le gouvernement par la suite.

La jungle des lois du marché n'empêche pas auteurs et pédagogues de réfléchir sur la place de l'imprimé dans l'enseignement et la meilleure façon de s'en servir. Futur principal de l'école normale Laval, l'abbé Rouleau s'interroge en 1881 sur le rôle que doit jouer le "livre de texte" dans l'école primaire. Rappelant ce qu'il qualifie de vieille routine qui favorisait la mémorisation précédant une éventuelle compréhension, Magnan, qui deviendra par la suite un des pédagogues les plus en vue, met le manuel à la remorque du professeur car c'est celui-ci qui "constitue le livre vivant de sa classe", prise de position que partage son collègue et ami chez les anglophones, John Ahern: "Nothing can take the place of the living text-book, the teacher." Dans un texte paru dans Le Devoir en 1931, le frère Marie-Victorin dénonce la mauvaise utilisation de l'imprimé dans l'enseignement: "[...] si l'on n'y prend garde, le livre, le manuel scolaire en particulier, cesse vite d'être un miroir pour devenir un écran, et qu'au lieu d'élargir la pensée, il peut facilement la comprimer, la restreindre, la cadenasser dans la terrible prison des mots." Partie d'une approche négative - comment ne pas utiliser le manuel ou quels sont ses inconvénients - la réflexion se meut, heureusement, en une approche positive comme en témoignent les travaux de Richard Joly au début de la décennie 1960 qui expliquent comment s'en servir.

Contestables, si non sur le fond tout au moins sur la manière dont on les utilise, nos manuels, dont un grand nombre sont rédigés par des éducateurs de carrière, sont-ils irréprochables à tout le moins sur la langue? Que vaut le français dans des manuels écrits par des francophones pour des francophones? Voilà qu'une longue série d'articles publiés dans L'enseignement à la fin des années 1950 dénonce, centaines de citations à l'appui, la piètre qualité du français qu'on y utilise. Ainsi, pour la série de manuels d'arithmétique de Gérard Beaudry: on y relève des anglicismes et des incorrections grammaticales, on y déplore la pauvreté de style et de vocabulaire et on y dénonce ce qu'on qualifie de style de traduction.Trois ans plus tard, un mémoire présenté à la Commission Parent sous les auspices de l'association des femmes universitaires de Québec y va d'une charge impitoyable; la situation leur semble à ce point grave qu'elles en arrivent à une suggestion assez surprenante: "Pourquoi ne pourrions nous pas dès septembre prochain, pour un nombre limité d'années, c'est à dire jusqu'à ce que des livres d'égale valeur sortent de nos presses canadiennes adopter les livres dont on se sert en France, en Belgique, en Suisse ou dans les quelque vingt pays d'Asie et d'Afrique qui ont le français comme langue de culture?", suggestion que les commissaires de la commission Parent reprennent et plutôt deux fois qu'une, éliminant toutefois l'Asie et l'Afrique jugées probablement trop loin.

Il n'y donc pas, à priori, de blocage à l'encontre de l'importation de manuels, même si la pratique est à la baisse: à peine deux cents livres entre 1876 et 1964 sont des repiquages plus ou moins intégraux. Ils nous viennent des sources usuelles auxquelles s'ajoutent, occasionnellement, de nouveaux fournisseurs comme les Clercs de Saint-Viateur réimprimant à Montréal des catéchismes rédigés et publiés initialement pour les franco-américains de l'Illinois. Si la dépendance envers la production étrangère diminue chez les francophones, elle s'accentue chez les anglophones qui importent massivement d'Ontario et d'Angleterre; et comme la guerre de 1914-18 leur a posé de sérieux problèmes d'approvisionnement outre-mer, le Comité protestant envisage de créer un nouveau dépôt du livre à l'intention des seuls anglophones et dont il songe sérieusement à confier la gérance à l'éditeur Dent de Londres qui a une succursale à Toronto ignorant ainsi Renouf de Montréal, le dernier des éditeurs pour anglophones encore en affaires pour un temps.

La réticence est plus grande chez les francophones et tient à plusieurs causes. Revient en premier lieu une vieille accusation qu'exprime Magnan en 1904, à savoir que dans ces produits importés "Notre histoire est ignorée, de même que la géographie canadienne." Mais il y a pire. Peut-on, en ce début du XXe siècle se fier aux productions de la laïcisante France? Le Comité catholique avait approuvé, quelques années auparavant, des grammaires produites en France, notamment celle de Claude Augé éditée par Larousse. Mais voilà que, suite au nouveau courant de laïcisation qui prévaut dans l'ancienne mère-patrie, les messages insidieusement véhiculés rejettent les valeurs traditionnelles à saveur religieuse. Un anonyme pourfendeur s'insurge dans la revue L'enseignement primaire: "Pour flatter les impies qui gouvernent la France et dirigent l'enseignement dans ce pays, les éditeurs de ces ouvrages ont remplacé toutes les expressions chrétiennes par des termes purement profanes, quand ils ne sont pas ridicules. De neutres ou honnêtes qu'étaient les grammaires Augé et Larive & Fleury, on en a fait des véhicules de la libre-pensée." Mais peut-on rejeter des manuels dont on reconnaît la valeur pédagogique? Qu'à cela ne tienne: on confie à l'abbé Desrosiers le soin de québéciser et catholiciser ces grammaires avec des résultats un peu surprenants; ainsi dans un texte de dix lignes où l'enfant est appelé à étudier la lettre «h», on remplace «Suisse» par «Colombie» pour une contrée «hérissée de montagnes» et on ajoute une phrase sur les inévitables «sauvages du Canada» alors que toute la partie normative de la grammaire Augé est retranscrite verbatim.

Nous continuons donc à consommer des produits d'ailleurs mais nous exportons aussi ailleurs. Les Soeurs de Sainte-Anne impriment à Montréal une série intitulée Vocabulaire bilingue destinée à leurs écoles de Nouvelle-Angleterre où elles oeuvrent principalement auprès des franco-américains. Mais notre attention se porte surtout vers les francophones de la diaspora canadienne. Pour des causes idéologiques d'abord; on organise des collectes de manuels destinés aux écoles des franco-ontariens aux prises avec les séquelles du règlement 17 ou, au début de la décennie 1950, pour les francophones de la région de Vancouver. Le facteur commercial y trouve aussi son compte. Longtemps les francophones de l'ouest étudient l'histoire dans les manuels publiés au Québec, principalement par les communautés religieuses et Antonine Maillet rappelle, avec une pointe d'amertume, que les Acadiens recevaient comme dons des manuels qui n'avaient plus cours au Québec.

1965-2005

Depuis la création du ministère de l'éducation en 1964, l'horizon du manuel scolaire n'a guère changé, tout au plus les tendances déjà notées se sont-elles accentuées, à commencer par la progression de l'édition pédagogique. La compilation non encore complétée du catalogue des manuels nous offre 1350 documents publiés durant la décennie 1970 et 3700 durant la décennie 1990. Cette réalité cache cependant un fait nouveau: alors que jusqu'à présent on pouvait toujours associer l'augmentation du nombre des publications à la croissance du nombre d'élèves, depuis la fin de la cohorte issue du du baby boom la clientèle scolaire augmente beaucoup moins rapidement. Faudra-t-il en conclure que les professeurs ont plus de choix ou que les sacs d'écoliers sont plus lourds qu'avant? Notons également que, toute proportion gardée, il y a moins d'éditeurs durant la décennie 1990 que durant la décennie 1970, ce qui signifie une forte tendance à la concentration de la production dans quelques grandes maisons, phénomène qui peut s'expliquer, entre autres facteurs, par les coûts d'investissement de plus en plus élevés: récemment, l'éditeur Guérin, un des majors dans le domaine, évaluait jusqu'à 1 000 000.00$ l'investissement requis pour la production d'un nouveau titre.

On aura compris que le passage du Département de l'instruction publique au Ministère de l'éducation ne s'est pas traduit par un affaiblissement de l'intervention des autorités gouvernementales dans le domaine du manuel scolaire, tant s'en faut. Non seulement la politique d'approbation est-elle toujours en vigueur - et le Ministère en rappelle les grands principes dans un texte formel en 1993 - mais elle est expliquée en long et en large dans un grand nombre de textes destinés tant aux éditeurs qu'aux auteurs potentiels. Surveillance ancienne, donc, mais répondant à de nouvelles préoccupations. Certes, on évalue la valeur pédagogique des manuels - c'est bien la moindre des choses - mais, dans une société de plus en plus multiculturelle, on scrute à la loupe le cadre idéologique sous-jacent; on est devenu frileux "pour l'élimination des stéréotypes discriminatoires dans le matériel didactique", que ce soit au chapitre du racisme ou du sexisme.

Sur le plan pédagogique, les débats sur la place du manuel dans l'enseignement ne semblent pas prêts de prendre fin; ainsi, dans Québec-français en 2000 on pose la question: faut-il "Enseigner avec un manuel ou sans?" Question d'autant plus d'actualité que les nouvelles technologies - internet et CD-ROM - empiètent sur l'imprimé traditionnel et ont la cote des principaux usagers, les enfants; aussi le Ministère de l'éducation n'a-t-il pas d'autre choix que d'"[entrouvrir] la porte au matériel numérique" dont une des caractéristiques est d'ignorer encore plus facilement les frontières que l'imprimé. On aurait pu croire qu'avec les années la consommation de produits étrangers aurait virtuellement disparu, ne serait-ce que suite à la montée du nationalisme québécois. Or, il n'en est rien, bien au contraire. Certes, la France et l'Angleterre sont de moins en moins sollicitées, mais nous nous somme rabattus sur le Canada anglais. Durant les cinquante dernières années, nous avons utilisé dans nos écoles pour francophones plus de quatre cents manuels venus d'ailleurs, particulièrement à partir de textes édités pour le Canada anglophone et plus de la moitié de ces produits exotiques ont servi à l'enseignement des mathématiques; déjà en 1967 on dénonçait, dans L'action nationale, cette dépendance qualifiée d'anglomanie et la pratique a eu tendance à se maintenir, c'est le moins qu'on puisse dire. Mince consolation, nous rendons, tout au moins en partie, la monnaie de la pièce; la méthode de lecture développée dans les années cinquante par une communauté de religieuses de Sherbrooke a fait des petits au Canada anglais, en France et jusqu'en Polynésie française et un éditeur de manuels scolaires de Rimouski a trouvé un important débouché en Afrique francophone.

J'ai situé ces quelques réflexions sur le manuel scolaire québécois quelque part entre l'ici et l'ailleurs. Nul doute que les communications que nous entendrons dans les trois prochains jours alimenteront notre réflexion sur le sujet et nous apporteront de nouveaux éclairages. Espérons que, dans un retour des choses, mes propos seront de quelque utilité aux communicants et à leurs auditeurs. Merci, et que le colloque commence enfin!

Page modifiée le : 13-05-2016
 

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