L'effet récurrent du capitalisme sur une communauté de pêcheurs : St. Paul's River, Basse-Côte-Nord

Yvan Breton


Introduction

St. Paul's River : du capitalisme marchand au capitalisme d'État

Transformations socio-économiques et enjeux liés à la consolidation de l'activité halieutique

Discussion

Notes

Références bibliographiques


Introduction

Les communautés de pêcheurs occupent une place marginale dans la littérature québécoise en sciences sociales sur le milieu rural. Situation en partie justifiée par leur faible importance numérique et leur visibilité moindre dans l'ensemble économique, mais qui s'explique également par le recours antérieur à des conceptions sociales de la ruralité qui ont souvent privilégié le secteur agraire aux dépens d'activités connexes telles que le travail forestier, l'artisanat, le petit commerce et la pêche. Le but du présent article est de rectifier quelque peu cette situation et de souligner comment un plus grand intérêt pour l'étude de l'insertion du capitalisme dans les communautés de pêcheurs permet, à la lumière de l'évolution récente de l'anthropologie maritime sur la scène nord-américaine, un retour critique sur les cadres conceptuels initialement privilégiés pour l'étude de ces communautés et une contribution à une meilleure compréhension de l'industrialisation dans les milieux ruraux et périphériques.

L'étude ethnographique sur laquelle s'appuiera la démonstration, soit celle des transformations qui ont caractérisé l'évolution de l'organisation économique d'une communauté nord-côtière québécoise, St. Paul's River, n'est pas dénuée d'intérêt. Sise à proximité d'un village (Blanc-Sablon) qui a été l'objet de l'une des premières monographies en anthropologie sociale et culturelle au Québec (Junek, 1937)1, St. Paul's River a constitué une unité d'observation privilégiée à l'intérieur du projet « Ethnographie de la Basse-Côte-Nord du Saint-Laurent », mis sur pied au département d'anthropologie de l'Université Laval sous la direction du professeur Marc-Adélard Tremblay vers le milieu des années 602. En tant que jeune chercheur, j'ai eu l'occasion de séjourner à St. Paul's River pendant une période d'un an, en 1967-1968. Cet endroit fut l'objet d'une nouvelle étude dans un mémoire de maîtrise dix ans plus tard et finalement de nouveau intégré à un projet de recherche départemental durant les années 1987-19893. Il est donc l'une des rares commu- nautés rurales québécoises ayant fait l'objet d'une étude anthropologique longitudinale.

Sans reprendre de manière exhaustive les éléments liés à la trajectoire socio-économique de cette communauté puisqu'ils ont déjà donné lieu à diverses publications (Breton, 1967, 1970, 1973), la première partie de cet article fournira au lecteur un cadre de référence qui lui permettra de saisir son contexte d'émergence et d'évolution jusque vers la fin des années 604. Par la suite, la démonstration portera sur les changements qui sont intervenus dans la communauté au cours des 25 dernières années, privilégiant la variable démographique et les caractéristiques des unités de production et accordant une attention spéciale aux conséquences de l'introduction d'un nouveau procès de travail, la pêche au crabe, au milieu des années 80.

Suivra une discussion de la pertinence méthodologique de cette démonstration au sein des débats actuels en anthropologie maritime et de ceux qui gravitent autour de la diversité des modalités d'insertion du capitalisme en milieu rural.

St. Paul's River : du capitalisme marchand au capitalisme d'État

L'un des premiers constats conférant une certaine spécificité aux communautés de pêcheurs québécoises par rapport à celles du secteur agraire est que leur émergence est intimement liée à la consolidation du capitalisme mercantile européen. Contrairement à l'image véhiculée par les tenants de l'école culturaliste qui associaient souvent le développement en milieu rural à la mise sur pied de petites communautés presque autonomes et autosuffisantes, la sédentarisation progressive de la population et la constitution d'entités villageoises sur la Basse-Côte-Nord ne peuvent être comprises sans référence à un contexte macroéconomique plus large dans lequel les effets de la décomposition de la paysannerie autant en Europe qu'au Québec constituent des facteurs explicatifs majeurs.

Prenant forme principalement au milieu du XIXe siècle, au moment où l'Europe constituait le principal foyer halieutique à l'échelle mondiale, le peuplement de la région fut dynamisé par la venue d'entrepreneurs désireux d'accroître leur profit par l'exploitation de nouvelles zones poissonneuses. Ils draînèrent ainsi une main-d'oeuvre d'origine variée, provenant en partie de diverses régions du Québec et des provinces maritimes, et organisée en de vastes unités de production dans lesquelles prévalait une division technique poussée du travail5. Si l'on ajoute à cela une forte concentration du capital et l'écoulement des produits de la pêche sur un marché mondial, on se rend compte que l'émergence de plusieurs communautés de pêcheurs au Québec fut un processus intimement lié à la consolidation du capitalisme halieutique en général. Toutes proportions gardées, la production dans les pêcheries québécoises au XIXe siècle était nettement plus capitaliste que celle dans l'agriculture, même si cette dernière, surtout à partir de 1880, acquiert progressivement une orientation plus spécialisée.

L'émergence de St. Paul's River s'inscrit dans le contexte de cette expansion capitaliste du milieu du XIXe siècle. Habitée au tout début du XIXe siècle par quelques entrepreneurs engagés dans la pêche au saumon et au loup-marin, la région fut progressivement le lieu d'établissement de compagnies terre-neuviennes, notamment celles de Job and Brothers et de Whiteley, dont les activités attirèrent un plus grand nombre de producteurs principalement engagés dans la pêche à la morue. Avec leur sédentarisation progressive (le nombre d'habitants atteignant 120 en 1897), les pêcheurs complétaient leur cycle annuel d'activités par la pratique de la chasse et du piégeage dans la zone intérieure. Il faut dire que c'est dans l'archipel même de St. Paul's River que fut inventée la « trappe à morue », engin de pêche qui se répandit rapidement sur les deux rives du détroit de Belle-Île à la fin du XIXe siècle et qui devint, après le départ des compagnies, vers 1920, la base principale d'édification des rapports sociaux dans la pêche, les emplacements pour celle-ci se transmettant jalousement à l'intérieur de lignées agnatiques6. St. Paul's River devint alors une communauté plus fermée sur elle-même, constituant en quelque sorte un village d'hiver à partir duquel s'effectue une transhumance significative dans les îles côtières durant la période estivale (voir carte 1), et n'entretenant que des contacts sporadiques avec l'extérieur pour l'acquisition de biens de consommation et l'écoulement des produits de la pêche et du piégeage. Jusqu'aux années 70, la présence des institutions gouvernementales demeura relativement faible, situation bien illustrée par la mise en place de quelques services (école, dispensaire, bureau de poste) durant les décennies précédentes et l'insertion nominale de la communauté, en 19637, dans une structure politique plus large, la municipalité régionale de la Basse-Côte-Nord.

À la fin des années 70, toutefois, dynamisée par des oppositions plus manifestes entre les gouvernements provincial et fédéral, l'intervention étatique dans les pêcheries se traduisit par des programmes de capitalisation qui permirent à plusieurs unités de production de renouveler leur équipement et donna lieu à une certaine diversification des captures, notamment avec l'arrivée de la pêche au crabe. Non exempte d'enjeux politiques et basée sur une vision strictement formaliste de l'économie, cette aide de l'État modifia sensiblement la physionomie sociale et économique de la communauté.

Carte 1. Lieux de transhumance à St. Paul's River

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de la page: 416

Nous allons maintenant nous attarder à ces transformations, soulignant, dans une perspective longitudinale recouvrant les 25 dernières années, celles qui nous semblent les plus significatives pour ensuite revenir à la discussion de nos affirmations initiales.

Transformations socio-économiques et enjeux liés à la consolidation de l'activité halieutique

Au moment de notre premier séjour sur le terrain durant l'année 1967-1968, St. Paul's River comptait 435 habitants d'origine anglophone à 98 % et répartis en 70 unités domestiques. Comme le souligne le graphique 1, le groupe d'âge 0-14 ans constituait 46,7 % de la population, ce qui traduit un taux de natalité élevé, oscillant autour de 40/1000. L'un des éléments majeurs de la morphologie spatiale résidait dans la pratique de la transhumance estivale dans les îles de l'archipel avec un retour au village d'hiver, à l'embouchure de la rivière Saint-Paul au début de l'automne. Plus de 86 % des habitants participaient à ce déménagement saisonnier, qui impliquait une répartition de la population en 14 îles et anses côtières. Les regroupements d'habitants se faisaient autour de lignées patrilinéaires à la base de l'organisation de la production et des mécanismes d'héritage dans l'exercice du procès de travail dominant, la pêche à la morue (voir carte 1).

Le début des années 60 avait été caractérisé par des modifications importantes dans le cycle économique annuel, avec l'abandon progressif du piégeage, l'émigration temporaire de jeunes adultes dans les centres miniers de la Moyenne-Côte-Nord et la mise sur pied de programmes d'assistance sociale par les deux ordres de gouvernement.

En 1967, la pêche à la morue se faisait principalement à l'aide de la trappe à morue et mobilisait 35 équipages, incluant en moyenne trois individus, pour un total de 103 pêcheurs. Parmi les engagés à la part, 70,5 % étaient les fils des capitaines, chiffre qui souligne bien la forte tendance agnatique du recrutement. Sans participer directement à l'acquisition du produit, les femmes et les enfants jouaient un rôle indispensable au moment de la transformation première du poisson et de l'étape ultérieure du séchage. C'était d'ailleurs l'une des caractéristiques essentielles de la pêche à la morue que d'exiger une collaboration intense de tous les membres de la famille dont la disponibilité était rendue nécessaire à cause des variations quotidiennes dans les prises et de l'obligation de transformer rapidement le produit8.

Au moment de notre séjour dans la communauté, qui disposait alors de peu de services et d'infrastructures et qui dépendait majoritairement de la morue comme source de revenus, l'organisation économique était relativement stagnante, perpétuant un modèle prévalant durant les décennies antérieures mais qui commençait à montrer des signes d'essoufflement et de marginalisation. La timide ingérence de l'État, basée sur l'instauration de formules expérimentales de soutien économique aux familles telles que les travaux d'hiver, avait encore peu d'effets9. Le seul changement un peu significatif, et qui allait avoir des répercussions dans la pêche au moment où l'État y intervint plus massivement, fut l'instauration d'un programme d'aide à l'acquisition de filets maillants et de moteurs hors-bord. Certains jeunes adultes, tout en continuant à travailler dans les équipages familiaux basés sur l'utilisation de la trappe à morue, purent ainsi s'en détacher progressivement et se constituer un capital autonome, phénomène qui déstabilisa quelque peu la structure d'autorité antérieure dans les unités de production.

Au milieu des années 70, toutefois, à la suite de la détérioration de la situation économique et des revendications de la majorité des familles, la présence étatique se fit beaucoup plus structurée dans la région. Ce phénomène s'expliqua aussi en partie par les prévisions optimistes des responsables des pêcheries quant à la reprise de l'activité (processus dynamisé par la « canadianisation » des pêches atlantiques à la suite de l'extension des limites marines à deux cents milles en 1977) et par la compétition accrue qui s'instaura entre les gouvernements fédéral et provincial10, après l'élection d'un parti nationaliste au Québec en 1976. Se modernisa alors une partie de la flotte, notamment avec la venue de petits chalutiers permettant, avec des moyens de navigation et de manipulation plus sophistiqués, l'exploitation d'une zone productive plus étendue donnant lieu à des captures accrues, de surcroît écoulées sur un marché avec un prix minimum garanti. Cette situation donna lieu à une reprise significative de l'économie halieutique et le climat d'optimisme qui régnait incita même des producteurs qui avaient abandonné leurs activités et émigré à l'extérieur à revenir dans la communauté, dotée alors de l'électricité, de la télévision et d'un tronçon de route communiquant avec le Labrador terre-neuvien. La population du village atteignit 495 individus en 1979.

Progressivement, la pratique de la transhumance estivale commença à diminuer, notamment celle des femmes et des enfants, l'acquisition d'embarcations plus rapides et plus sécuritaires permettant des retours plus fréquents au village principal. À cette transformation s'ajouta celle de la vente de plus en plus généralisée de la morue à l'état frais au comptoir du village ou à ceux de villages voisins, ainsi qu'une certaine diversification de la production (lompe, hareng, capelan). Quelques années plus tard, soit en 1982-1983, dans la foulée d'un changement de politique enclenché au début de la décennie dans les Maritimes, fut décidé par les autorités gouvernementales de mettre en exploitation les stocks de crabe du détroit de Belles-Îles. La demande accrue pour ce produit sur le marché japonais laissait entrevoir la possibilité de diversification des emplois dans les communautés nord-côtières ainsi que sur des entrées additionnelles de devises extérieures. Dix-sept licences furent délivrées aux pêcheurs de St. Paul's River et la pêche au crabe attira environ la moitié d'entre eux. Ainsi, en 1987, elle faisait travailler 17 capitaines, dont 3 étaient propriétaires et 14 actionnaires, 25 pêcheurs actionnaires et 23 engagés à part pour un total de 65 producteurs11. L'instauration de ce nouveau procès de travail, facilitée par le renouvellement antérieur d'une partie de la flotte, eut plusieurs répercussions dans la communauté, notamment en ce qui a trait à la différenciation des revenus entre les pêcheurs et à la création d'emplois salariés pour la population féminine. D'une part, dès la deuxième année de pratique de l'activité, les prix du crabe connurent une hausse significative et permirent aux producteurs de tripler ou même de quadrupler leur revenu antérieur. D'autre part, la petite usine de transformation généra plus d'une vingtaine d'emplois, situation qui permit ainsi aux membres surtout féminins des familles en cause d'obtenir, en plus d'un revenu direct, un accès aux primes d'assurance-chômage.

Graphique 1. Pyramide d'âge de la population de St. Paul's River en 1967

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de la page: 419a

Graphique 2. Pyramide d'âge de la population de St. Paul's River en 1987

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de la page: 419b

Si nous revenons maintenant à la situation d'ensemble qui régnait au moment de notre dernier séjour sur le terrain, soit durant la période comprise entre 1987 et 1989, et la comparons avec celle de 1967, nous constatons que, somme toute, la démographie ne s'est pas caractérisée par un dynamisme très prononcé, le total de population atteignant 465 personnes en 1987-1989, soit 30 personnes de plus que 20 ans auparavant. Le graphique 1 révèle toutefois que s'y sont produits des changements structurels majeurs, le groupe 0-14 ans ne constituant plus que 23 % de la population totale (soit une diminution de moitié) et celui de 65 ans et plus ayant doublé et étant passé de 3,7 % en 1967 à 9,1 % en 1987. Il en est de même pour le nombre et la grandeur des unités domestiques qui, en dépit de la faible augmentation de la population, sont passés respectivement de 70 à 125 et de 5,9 à 3,7 personnes, ce qui illustre un phénomène croissant d'atomisation sociale.

Tableau 1 CIBLE.GIF Grandeur des unités domestiques, St. Paul's River 1967-1987
  1967 1987
Taille
maisonnées
Nombre de
maisonnées
Nombre total
d'habitants
Nombre de
maisonnées
Nombre total
d'habitants
1 - - 14 14
2 5 10 21 42
3 13 39 21 63
4 11 44 29 116
5 6 30 23 115
6 8 48 9 54
7 8 56 5 35
8 4 32 1 8
9 2 18 1 8
10 3 30 - -
11 1 11 - -
12 7 84 - -
13 1 13 - -
14 - - - -
15 - - - -
16 1 16 - -
Indét. - 7 - -
Total 70 438 125 455

Source : Y. Breton, 1968, p. 86 et D. Roy, 1990, p. 52.

Tableau 2 CIBLE.GIF Relations de parenté entre capitaines et pêcheurs, St. Paul's River 1987
Liens de
parenté
Cordiers
40' & 45'
Cordiers
35'
Embarcations
32' & moins
Total
  Act. Eng. Act. Eng. Act. Eng.  
Fils - 9 1 - - 4 14
Frère 18 2 5 1 - 4 30
Soeur - 1 - - - - 1
Gendre - - - - - - -
B.-frère 5 - - - - - 5
Épouse - - - 1 - 1 2
Neveu - 3 - - - - 3
Cousin 1 1 - - 1 1 4
Autre 1 7 - - - - 8
Total 25 23 6 2 1 10 67
Capitaine 17   4   6   27
Total 65   12   17   94

Source: D. Roy, 1990, p.94.

En ce qui a trait à la pratique de la pêche proprement dite, la différence interne s'est accrue entre les producteurs en matière de capitalisation et d'activités de production, et le recrutement des équipages a connu des modifications majeures, ne faisant plus appel désormais à deux générations d'individus, mais se caractérisant davantage par une collaboration entre frères et personnes du même groupe d'âge. Ainsi les fils ne représentent maintenant que 19 % des pêcheurs sous la direction des capitaines dans la catégorie des cordiers de 40 à 45 pieds, la plus importante comme force de travail, et dans l'ensemble, les équipages composés de frères constituent plus de 30 % de la main-d'oeuvre totale. Onze femmes sont même devenues actionnaires, sans toutefois participer directement à l'étape d'acquisition du produit (Roy, 1990 : 94). La transhumance dans les îles côtières est maintenant à toutes fins utiles une activité obsolète, puisqu'on ne produit presque plus de morue séchée et qu'une partie de la population féminine a accès aux emplois rémunérés et aux avantages sociaux qui en découlent. Interrogeons-nous, en conclusion, sur le sens de ces transformations à la lumière de nos interrogations initiales.

Discussion

Même isolée géographiquement et se reproduisant à l'aide d'une activité qui occupe une place relativement marginale dans l'ensemble économique québécois, la communauté de St. Paul's River possède une histoire qui illustre relativement bien le passage d'un capitalisme mercantile à un capitalisme plus avancé en milieu rural québécois. Si on resitue toutefois cette affirmation dans les approches conceptuelles qui ont sous-tendu les premières études en anthropologie maritime au Québec, on se rend compte que les chercheurs étaient encore peu conscients de sa pertinence. Influencés par les prémisses de l'école culturaliste en anthropologie et, de manière plus générale, par le paradigme dominant de la sociologie libérale américaine, ils ont accolé implicitement aux notions d'isolat et de petites communautés une image « traditionnelle », statique, retardataire qui devait se transformer selon les diktats de la théorie dualiste de la modernisation. L'orientation initiale de l'équipe de l'Université Laval au milieu des années 60 ne faisait que refléter une tendance prévalant dans l'étude des milieux ruraux en général et qui était fortement caractéristique de l'ensemble des travaux produits par les anthropologues maritimes à cette époque. Les premiers travaux réalisés sur la communauté de St. Paul's River, à l'instar d'autres portant sur les villages de pêcheurs dans la région atlantique, constituent donc une occasion réflexion pertinente permettant de souligner comment, dans la mise sur pied d'une problématique, le construit ne doit pas être strictement basé sur la matérialité immédiate de l'objet ou de l'image déductive qu'en projette la théorie dominante. Ainsi beaucoup de travaux en anthropologie maritime au Québec et au Canada, lieux premiers de l'expansion du capitalisme halieutique mercantile européen, ont-ils été réalisés dans les années 60 et 70 sous le couvert d'une étude ethnographique qui se voulait objective et minutieuse, presque « boasienne », mais qui occultait une partie de la dynamique à l'oeuvre et qui était essentielle pour comprendre les changements survenus ultérieurement. Cette dynamique résidait dans la présence antérieure et significative d'un capitalisme marchand qui a présidé à la mise en place de la plupart des communautés de pêcheurs mais qui s'est estompée au début du siècle à la suite de transformations dans le système halieutique international12.

L'affaiblissement de ce système et sa disparition ultérieure de la Basse-Côte-Nord durant les premières décennies du XXe siècle ont fait que plusieurs petites communautés de pêcheurs se sont repliées sur elles-mêmes, modifiant leur organisation socio-économique à l'aide de critères davantage centrés sur l'unité de production familiale et acquerant une plus grande autonomie, comme le souligne bien l'élaboration d'un droit coutumier dans plusieurs d'entre elles13. C'est la situation qui régnait dans plusieurs communautés de pêcheurs et qui en fait correspondait bien à la « vision idyllique » et « traditionnelle » véhiculée à l'intérieur des paradigmes de l'anthropologie maritime et de la sociologie rurale en général au moment où furent entreprises les premières études sur le sujet. Si cette situation est devenue source de motivation pour la recherche et en même temps tremplin de justification de la pertinence des cadres interprétatifs existants, elle a néanmoins occulté une partie importante de la réalité, notamment celle qui était liée à la perception même des acteurs et des actrices de leur vécu antérieur et de l'image déjà « critique », positive ou négative, qu'ils avaient du capitalisme en tant que système14.

L'histoire subséquente de la communauté de St. Paul's River et les changements significatifs qui s'y sont produits soulignent que les producteurs ont non seulement fait preuve d'un sens de la continuité, mais aussi de capacité de changement et d'innovation. Le passage graduel de la trappe à morue au filet maillant et au casier pour la pêche au crabe démontre que si, au départ, ils étaient venus s'établir dans la région sous l'influence expansionniste d'un capitalisme mercantile, ils y ont développé par la suite des formes de résistance qui ont pu s'actualiser davantage avec l'affaiblissement du pouvoir des compagnies. Mais cette autonomie plus grande n'a jamais remis en cause leur idéologie du profit, même si l'accroissement de celui-ci a impliqué une nouvelle forme de dépendance, cette fois-ci par rapport à l'État. Resituées dans l'ensemble des travaux de l'anthropologie maritime, les recherches réalisées au cours des années 70 et 80 sur la Basse-Côte-Nord du Saint-Laurent ont constitué un apport important puisqu'en plus de souligner la possibilité de formes régressives du capital halieutique, ils ont attiré l'attention sur la nécessité d'utiliser avec prudence la notion de « pêche artisanale », son contenu étant extrêmement variable selon les contextes culturels et économiques en cause15.

L'étude longitudinale de la communauté permet par ailleurs, dans une optique d'interrogation sur le changement social, de souligner la vitesse et la profondeur des transformations que peuvent susciter des modifications dans la technologie. Dynamisée par une intervention étatique axée sur la modernisation de la flotte de pêche à la fin des années 70, l'introduction de la pêche au crabe au milieu des années 80 s'est traduite par un accroissement considérable des revenus de plusieurs producteurs et des membres de leurs familles. Ces hausses de revenus fortement visibles sur le plan de la consommation avec la construction de résidences luxueuses, l'achat d'automobiles, de motoneiges, d'antennes paraboliques, et perçus positivement par plusieurs intervenants, comportent néanmoins des contreparties négatives de divers ordres qu'il importe d'objectiver dans une perspective de développement régional. Ainsi, les possibilités limitées d'emplois et d'investissements ont suscité une différence économique accrue entre les unités de production, puisque seulement une partie d'entre elles ont accès à la ressource « crabe », et graduellement favorisé une consommation improductive qui confère une grande fragilité au devenir économique de la communauté, qui repose de plus en plus sur une activité spécialisée, basée sur des ressources à potentiel fluctuant.

Carte 2. Morphologie spatiale à St. Paul's River en 1967

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de la page: 424a

Carte 3. Morphologie spatiale à St. Paul's River en 1987

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de la page: 424b

À cet écart sur le plan économique s'ajoute une atomisation sociale accrue, peu propice à l'émergence d'une conscience collective plus forte dans l'éventualité de revendications qui permettraient de consolider, face aux autorités gouvernementales, le statut économique de la communauté. L'examen de la structure des maisonnées a souligné qu'avec seulement 30 personnes de plus en 1987 par rapport à 1967, le nombre d'unités domestiques est passé de 70 à 125. Non seulement cette augmentation remet en cause les mécanismes d'entraide antérieurs basés sur un modèle de résidence axé sur la famille patrilinéaire étendue (voir cartes 2 et 3), mais elle se traduit par la présence de 14 personnes vivant seules, phénomène inexistant auparavant selon les schèmes culturels en vigueur.

Finalement, soulignons que l'intervention de l'État dans les pêches, d'abord visible dans l'injection de nouveaux capitaux, s'est accompagnée en contrepartie de mécanismes de gestion et de surveillance plus formalisés qui contrastent beaucoup avec la liberté relative dont jouissaient antérieurement les producteurs dans l'exercice de leur activité. Cette intervention étatique s'étend maintenant davantage à l'ensemble de la vie municipale, la communauté de St. Paul's River faisant actuellement partie d'une municipalité régionale dans laquelle les citoyens doivent payer des taxes et respecter divers règlements pour légaliser leur statut. On est donc en présence d'une situation caractérisée par une atomisation sociale accrue à l'interne, mais enchâssée de l'extérieur dans un cadre juridique de plus en plus formel et homogénéisant. Comme le soulignent plusieurs études récentes en anthropologie maritime (Kearney, 1992 ; Apostle et Barrett, 1992 ; Davis, 1992 ; Neis, 1991), le devenir de plusieurs communautés de pêcheurs, de plus en plus conditionné par la présence de l'État, réside dans la façon avec laquelle les habitants parviendront à résoudre cette contradiction de base. L'hypothèse de la « spécialisation flexible », maintenant mise de l'avant par plusieurs chercheurs canadiens en sciences sociales sur la scène du développement régional, pourrait sûrement s'appuyer, dans les communautés de pêcheurs comme celle de St. Paul's River, sur un tremplin illustratif très riche. Il est à souhaiter, compte tenu des difficultés actuelles énormes du secteur halieutique dans l'est québécois et canadien, que de plus en plus de recherches reconstituent les trajectoires des communautés de pêcheurs afin d'identifier des mécanismes d'intervention et de gestion qui correspondent davantage à leurs besoins et surtout que soient identifiés des mécanismes qui au lieu de promouvoir une atomisation sociale au sein d'un cadre juridique plus formalisé favorisent l'émergence d'un entrepreneurship respectueux des valeurs communautaires et régionales.

Notes

CIBLE.GIF1. Contemporaine de la monographie d'Horace Miner sur Saint-Denis de Kamouraska, l'étude d'Oscar Junek, lui aussi étudiant de R. Redfield rattaché à l'école culturaliste de l'Université de Chicago, ne fut presque jamais mentionnée dans les textes traitant de l'évolution de la sociologie et de l'anthropologie sociale au Québec. Cette situation illustre bien notre affirmation initiale sur l'importance plus grande de la paysannerie agraire par rapport à la paysannerie halieutique dans les schèmes conceptuels des chercheurs en sciences sociales qui s'intéressaient au milieu rural québécois dans les années 50 et 60.

CIBLE.GIF2. Ce projet, démarré en 1965 avec l'aide du Centre d'études nordiques de l'Université Laval, a par la suite bénéficié de nombreuses subventions du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. Il a donné lieu à plusieurs études monographiques sur la Basse-Côte-Nord et s'est élargi, au début des années 70, à sur la Moyenne-Côte-Nord, générant là aussi plusieurs publications. Ce projet, à l'instar de celui qui a été mis sur pied à l'Université Memorial de Terre-Neuve à la même époque, a permis de former plusieurs chercheurs et chercheuses qui ont contribué à la mise en place de l'anthropologie maritime sur les scènes universitaires québécoise et nord-américaine.

CIBLE.GIF3. Voir Breton, Y., 1967 et 1973 pour la première étude. Pour celle de 1977, voir Bernier, P., 1979. Pour la recherche qui s'est déroulée entre 1987 et 1989, voir Breton, Y., Giasson, M., Darveau, J.M. et Roy, D., 1988 ; Breton Y. et al., 1989 ; Darveau, J.M. 1989 ; Roy, D., 1990. Je tiens ici à remercier chaleureusement P. Bernier et D. Roy pour l'accès aux données de leur recherche de maîtrise.

CIBLE.GIF4. Le projet « Ethnographie de la Basse-Côte-Nord du Saint-Laurent » a donné lieu à de nombreuses publications sur le sujet. Voir les contributions synthèses de Charest, P., 1970 et 1979.

CIBLE.GIF5. Pour plus de renseignements sur le sujet, voir les travaux de Lepage, A., 1982 et de Samson, R., 1981 sur l'expansion du capitalisme marchand dans les pêcheries gaspésiennes.

CIBLE.GIF6. Consulter Beaucage, P., 1970, Breton, Y., 1973, et Breton, Y. et Baril, G., 1984, pour une description plus détaillée de l'organisation du travail et des mécanismes du système à la part dans la pêche côtière de la région.

CIBLE.GIF7. Créée en 1963, cette structure temporaire impliquait la présence d'un administrateur nommé par le gouvernement et de comités locaux à caractère consultatif seulement.

CIBLE.GIF8. À noter aussi qu'il n'y avait que 19 emplois salariés dans la communauté à cette époque, dont deux seulement occupés par des femmes.

CIBLE.GIF9. Les travaux d'hiver consistaient en des programmes d'embauche de la population masculine en vue de la réalisation de divers travaux d'infrastructures tels que l'amélioration des portages, la construction de patinoires, la réparation des hangars de pêche, etc. De l'avis de plusieurs, puisque ces travaux devaient se réaliser manuellement, il s'agissait d'une forme déguisée d'aide au chômage.

CIBLE.GIF10. L'élection au Québec en 1976 d'un parti nationaliste pour qui il était important de manifester sa présence dans une région limitrophe et de surcroît majoritairement anglophone comme la Basse-Côte-Nord suscita plusieurs réactions de la part du gouvernement fédéral qui souhaitait alors reprendre le contrôle d'une partie de la gestion des pêcheries qu'il avait cédée au Québec en 1922. Il s'ensuivit une surenchère dans les programmes de capitalisation liés à l'acquisition des engins de pêche, des embarcations et des petites usines de transformation, situation qui fut bénéfique aux producteurs pour qui, jusqu'à cette période, l'accès au crédit avait été limité.

CIBLE.GIF11. Pour de plus amples détails, consulter la thèse de Daniel Roy 1990, p. 92 et suivantes.

CIBLE.GIF12. En plus des difficultés financières des compagnies jerseyaises, principales intervenantes dans les pêcheries commerciales québécoises à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, il importe de souligner que l'épuisement des stocks était devenu un phénomène de plus en plus évident dans les pêcheries nordiques. Par ailleurs la faible composition organique du capital dans les pêcheries obligea les entrepreneurs, face à la montée du capitalisme industriel dans d'autres branches de production, soit à se mécaniser davantage, soit à exploiter de nouveaux territoires susceptibles, avec la même technologie, de générer des rentes accrues. La seconde stratégie a été davantage populaire puisque ce n'est que vers 1950 qu'une véritable industrialisation s'installe dans le secteur halieutique.

CIBLE.GIF13. En ce qui a trait à cette dimension à St. Paul's River, voir Breton, Y., 1973 et Breton, Y. et al., 1989 .

CIBLE.GIF14. Il est intéressant sur ce point de relire les documents relatifs au projet du BAEQ (Bureau d'aménagement de l'est du Québec), au début des années 60, et de se pencher sur la stratégie mise de l'avant pour moderniser les pêcheries. Les promoteurs ont manifesté de l'incompréhension devant les réticences des pêcheurs à se constituer en de plus grandes unités de production. Pourtant, même à la fin des années 60, au moment de l'enquête sur le terrain, plusieurs informateurs soulignaient avec force l'exploitation dont leurs pères ou grands-pères avaient été l'objet du temps des compagnies.

CIBLE.GIF15. Dans la plupart des projets de développement, la dichotomie pêche artisanale-pêche industrielle demeure un référent de base, avec tous les dangers que comporte une telle catégorisation et en dépit des formes très variées de la pêche artisanale. D'ailleurs, à la suite de la modernisation des pêcheries canadiennes, la plupart des auteurs parlent maintenant de pêche côtière ou semi-hauturière pour décrire la petite pêche, ce qui illustre bien l'ambiguïté terminologique liée au développement du secteur halieutique en général.

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