Politique et histoire rurale : la vie d'un organisateur de parti, 1900-1950

Louis-Edmond Hamelin


Décélération socio-économique du milieu, 1900

L'homme

L'enjeu des partis

L'action judiciaire

Décès et inhumation

« Vengeance électorale »

Clivage sociopolitique

Conclusion

Références


Ce cas bien réel, présenté sous fausse représentation, semble atteindre un paroxysme en son genre. Tout tourne autour d'un homme [Claude-Alphonse Bordeleau], secrétaire municipal et organisateur d'un parti politique dans sa paroisse [Saint-Acide].

L'évolution tragique fait poser trois types d'interrogations sur la vie publique dans les campagnes. Un premier groupe concerne la nature des rapports entre la politique provinciale, les partis et les « réponses » locales. Les grands thèmes du programme sont-ils entendus et discutés ? La « machine électorale » ne déclasse- t-elle pas tous les éléments doctrinaux ? Quels peuvent être les effets plus ou moins combinés des gouvernements, des campagnes de « moralité » et du pouvoir judiciaire chez les habitants des rangs reculés ? Les tactiques proprement électorales divergent-elles d'un parti à l'autre, ici désignés A et B ? Une deuxième catégorie de questions se rapporte aux caractéristiques mêmes de la paroisse. Quelle influence le milieu socio-économique exerce-t-il sur les événements politiques, et vice-versa ? Les structures locales et ponctuelles sont-elles aptes à contenir les dérapages ? Quelle peut être la puissance atteinte par le leadership individuel ? Quelle énergie latente les frustrations accumulent-elles chez les perdants de longue durée ? Comment la paroisse va-t-elle, durant une décennie, vivre complètement scindée en deux gangs, chacune se vengeant dent pour dent ? En troisième lieu, comment sera vécu le drame inusité qui va se produire ? Car le triomphe du pouvoir B contre l'ancien organisateur du parti A atteint un niveau extrême, l'accusé mourant en prison. Quelle émotion soulève son enterrement au cimetière paroissial ? Bref, qu'est, chez une âme communautaire, l'autodestruction sans restructuration ?

Décélération socio-économique du milieu, 1900

Au dernier quart du XIXe siècle, Saint-Acide constituait une grosse paroisse rurale avec 2500 habitants. Les choses vont radicalement changer. La déforestation sauvage, la mauvaise qualité de maints sols, la non-persistance des défricheurs, l'attrait des emplois industriels offerts par les States, les difficultés d'exportation des produits agricoles (éloignement, absence de rails, chemins comportant des côtes abruptes) empêchent la durabilité de la croissance. La crise économique du dernier quart du XIXe siècle et la concurrence régionale n'aident pas non plus.

La paroisse connaît un repli grave, et cela à tous les points de vue. Repli démographique. Une forte émigration se fait surtout vers les États-Unis où les « exilés » se rendent gagner leurs « dettes de terre ». Le chiffre de la population paroissiale ne s'établit plus qu'à 1000 personnes. Repli de l'écoumène aussi. Le territoire occupé se rétrécit par la fermeture de la moitié des rangs, seuls les moins mauvais résistant. Durant chaque récession, la dépopulation et la décroissance des petites affaires connaissent un temps d'arrêt. D'une part, l'émigration faiblit, d'autre part, des citadins désoeuvrés reviennent réoccuper les « lots de roches » quittés auparavant. Ces nouveaux venus seront indifférents aux aventures sociopolitiques de la paroisse. Repli économique. Le chômage atteint des niveaux incalculables. Durant les plus mauvaises années, des adultes affamés offrent leur travail quotidien en échange de nourriture et encore, « juste de quoi acheter un pain ». Certains parents et enfants manquent la « messe d'obligation », faute de vêtements endimanchés. Même la société rurale est une société de grande privation. Face à cette situation catastrophique, les gouvernements financent des travaux publics (pont, digue, chemin). Malgré l'aide de l'État, la campagne s'appauvrit. Le tableau est conforme aux analyses rurales conduites par Marc-Adélard Tremblay.

La diminution des revenus influence à son tour la structure sociale qui devient tendue. À partir de la fin du XIXe siècle, les hommes de la « haute », personnifiée par un certain savoir, la cravate, le cigare, le jeu de croquet et le serin en cage, quittent la paroisse ; il en est ainsi des médecins et des notaires. Le couvent des Religieuses n'aura plus de Françaises. La fréquentation scolaire se relâche, un plus grand nombre de cultivateurs gardant leurs enfants comme aides de ferme. Résistent quelques personnes dont le nouveau curé qui fait construire un étang pour accueillir des cygnes et fait peindre en blanc le tronc des arbres d'ombrage. La déstructuration crée à la fois un vide et un appétit de pouvoir ; des groupes essaieront de s'en emparer ; plus rien n'empêchera des agitations, des révoltes, de se manifester.

C'est le plan électoral qui connaît les changements les plus visibles. Le vote, antérieurement favorable au parti B, passe au parti A. Cette transformation radicale semble liée à divers facteurs antérieurs : disparition de l'influence d'un évêque, élection d'un premier ministre populaire. La cause principale tient à l'arrivée au village d'un très habile animateur du parti A, Claude-Alphonse Bordeleau. Les événements décrits se rapportent à la tentative brutale du parti B de reconquérir le pouvoir.

Cette évolution générale affectant chacun des plans va créer un tout autre Saint-Acide, milieu devenu replié, fragile et désarticulé par rapport à celui de la colonisation forestière dynamique des années 1860-1880.

L'homme

Comme le gérant de la Caisse populaire, Claude-Alphonse Bordeleau fait partie de ce qui reste de la « haute » locale. Cet individu de bonne corpulence plaît avec sa figure sanguine et sa moustache. Propriétaire d'un magasin de « marchandises sèches » installé au centre d'une petite ville, il se marie, en « séparation de biens », à la fin du XIXe siècle ; Claude et Édouardina n'auront pas d'enfants. L'insuccès dans le commerce urbain les pousse à déménager loin à la campagne, soit à Saint-Acide. À l'âge d'une quarantaine d'années, Claude-Alphonse remplace un notaire au poste de secrétaire-trésorier du village.

Petit à petit, il animera toutes les institutions paroissiales. Après la grand-messe du dimanche, il fait la criée au kiosque dans la cour de l'église. Il ne rate pas une occasion d'engager les habitants à s'intéresser à la chose publique. Ce chef par tempérament en impose au point de mériter le qualificatif spontané de « monsieur ». Un homme clé qui sait entretenir des relations efficaces avec les députés, les prêtres, les Jésuites, même avec des « développeurs », du type millionnaires de New York intéressés à l'achat de réserves forestières sises aux limites de la région.

Son savoir-faire dans les dossiers lui permet de décrocher de nombreux contrats gouvernementaux : pont de fer au village, aménagement paysager du bloc église-école, revêtement de « gravelle » sur les routes de terre, épandage du calcium combattant la levée de la poussière, prolongement des lignes électriques et remplissage des vallées afin de « mettre les chemins à l'horizontale » ; il construit aussi une digue, peu utile, longeant les berges de la rivière principale. Tous les projets lui semblent possibles à réaliser... pourvu que les gouvernements soient du « bon bord ». Plus d'une fois par semaine, il fait gratuitement du bureau pour aider les siens. Les paroissiens sont heureux de leur puissant secrétaire ; Bordeleau les fait travailler, ce qui leur apporte un argent « frais », toujours bienvenu. En retour, lors des élections, les votants comprennent qu'il ne serait pas dans leur intérêt de risquer l'arrêt des grâces gouvernementales. Et le parti A est réélu.

Claude-Alphonse a conscience de son rang et de son rôle. Il sait les vertus de l'apparence auprès de ses visiteurs gommés. Pour le standing, il y brûle toutes ses économies. Il fait peindre sa maison à volets de même que sa clôture. Il récolte les premiers narcisses et pensées de la saison ; il cultive des fleurs rares dont certaines se développent dans des urnes à motifs ; il offre des bouquets à l'autel lors des grandes cérémonies ; il entretient une haie de cèdres. Son jardin comprend un noyer. Il aime la nature, participe « aux sucres » de son voisin et va à la pêche ; il fait enlever le crottin de cheval dans le chemin devant sa propriété afin de ne pas agresser l'odorat de madame. Comme le curé, il possède un mât pour élever le drapeau papal. Sa bibliothèque comprend le Code civil, tous les Annuaires du Québec, la fameuse « grammaire Bescherelle » et des dictionnaires. Pour la joie de ses visiteurs, il pratique à petite échelle l'élevage du chat sauvage (raton laveur), argenté s'il vous plaît ! Au besoin, il « prend une voiture » (taxi), boit du vin espagnol comme les prêtres, achète des « cerises de France » ; il sera le premier de la paroisse à posséder un poste de radio et un lustre électrique dans le salon. Il est toujours bien habillé, collet de chemise empesé et pli de pantalon tombant droit ; il enlève son chapeau devant les dames, ce qui en surprend plusieurs. Il est assez instruit pour montrer aux écoliers effrayés comment prononcer en anglais le nom du gouverneur général ; ainsi, l'honneur des enfants de Saint-Acide sera sauf, lors de la visite toujours crainte de l'inspecteur provincial... mais les écoliers ignoraient que ledit inspecteur ne l'aurait pas su non plus ! Il appuie les mouvements du Sacré-Coeur et des Retraites ; il rédige joliment les hommages à l'évêque et aux nouveaux curés. Les rôles que prend ou que se donne un tel homme dans une paroisse en voie de déstructuration apparaissent providentiels.

De son côté, l'épouse, bonne cuisinière à l'ancienne, affirme sa personnalité. Elle fait chambre à part, pratique non courante. Contrairement à son mari, elle ne se rend guère dans les rangs empoussiérés. Sa conception bourgeoise dessert la cause du parti A auprès du peuple. Par contre, « Madame Bordeleau » touche l'orgue paroissial, et cela pendant vingt ans. Dévouée au milieu à la façon d'une Samaritaine, elle s'occupe activement du Cercle des Fermières, organise des expositions d'artisanat et encourage la culture des légumes. Le couple fait fabriquer un grand fauteuil afin d'accueillir le curé venant y fumer le « gros cigare » une fois la semaine ; d'un commun accord, on évite les sujets politiques. Les religieuses en promenade arrêtent à leur maison. La paroisse ne contient pas d'autres « tenanciers » de cette allure. Évaluant les choses suivant une idéologie de droite, le ménage ne souhaite aucune modification des attitudes sociétales et ne se prépare pas à l'évolution.

L'enjeu des partis

Les événements paroissiaux vont se tourner vers un pôle très dominant, celui de la politique, mais non celui de la discussion des idées ou de la conceptualisation d'une planification rénovatrice du milieu. On ne se préoccupe pas non plus de la faible différence de doctrine entre les partis A et B. On continue à se battre pour autre chose que des idées. Tout le plan théorique est évacué par la poursuite de petites satisfactions familiales. Le meilleur de la politicaillerie réside dans la méthode, c'est-à-dire le moyen de faire des élections. Certains deviennent ainsi de très habiles tacticiens. À ce chapitre, Claude-Alphonse Bordeleau, même s'il agit avec une certaine noblesse et un détachement personnel, demeure sans rival.

Des citoyens lui trouvent cependant un péché impardonnable, celui d'être trop en faveur du parti A. Habile organisateur comme pas un, il assurera les victoires locales et régionales de son groupe pendant vingt ans. Maire, conseiller, commissaire, représentant de toutes sortes sont difficilement élus ou choisis sans son intervention. Le système fonctionne bien ; il est heureux quand son parti trône partout, à Ottawa, à Québec, dans le comté et la paroisse. Bordeleau, au maximum de sa puissance, ne s'attend sans doute pas à des changements profonds sur le plan électoral ; les fortes majorités locales devraient assurer la continuité du parti victorieux.

Pourquoi C.-A. (prononcé Cé a) s'engage-t-il si à fond dans la cueillette des votes ? En plus d'être un homme de grande énergie, on peut supposer qu'il veut se prouver à lui-même. Ne doit-il pas venger deux défaites : l'insuccès de son commerce urbain, l'absence d'enfants. En outre, il fait face à une épouse fort exigeante dont le caractère devient difficile par suite d'une tumeur humiliante à la figure.

Les adversaires voient bien autrement la situation politique de Saint-Acide. Ils désirent d'abord revenir au bon vieux temps, celui de la dominance du parti B. En outre, ils exigent une certaine acquisition de pouvoir ; celui-ci leur apporterait enfin des satisfactions mentales et surtout des petits privilèges. Ayant assez attendu, ils redoubleront leurs efforts lors des prochaines campagnes électorales. En fait, ils recevront de l'aide, suffisamment d'aide de l'extérieur, pour réussir.

Bref, étant donné la farouche détermination des adversaires, le tableau électoral s'annonce manichéen. Une lutte titanesque va s'engager entre les deux camps surchauffés. Aucune tactique ne sera ignorée. Chaque famille de la paroisse sera l'objet de sollicitation et d'habile stratégie. Entre autres, les deux clans verront à une gestion rentable de la « boisson des veillées d'information », préparatoire aux votes et à la victoire.

L'action judiciaire

La lutte ne sera plus seulement locale et électorale. La direction provinciale du parti B devient le surpuissant ennemi de Claude-Alphonse. Surtout, elle n'apprécie pas qu'il puisse y avoir des petits coins entêtés continuant à voter pour le parti A pendant l'ère de nouveau dominante du parti B. Voyant la quasi-impossibilité de battre Bordeleau au niveau paroissial, le chef fait utiliser à Saint-Alcide l'arme efficace de l'Enquête des comptes publics. Alors, des gestionnaires compréhensifs, nommés par « en haut », viennent farfouiller dans les documents du secrétaire local à accabler. Ils trouvent ce qu'ils cherchent, et Cé a devra justifier la dépense d'une somme de 3600 dollars auprès de la municipalité et une autre devant la commission scolaire. L'accusé consulte des avocats connus de son parti, tel un ancien orateur de l'Assemblée législative. Il refait ses bilans et trouve plutôt que c'est la municipalité qui lui doit 1700 dollars ; une série de lettres documentées forcent la préparation d'une entente entre les deux groupes. Cependant, les propositions locales ne font pas l'affaire des stratèges extérieurs, plus exigeants, du parti B ; le deal paroissial n'est que temporaire. Bordeleau devra donc s'acheminer vers un long procès même si l'accusation finale ne se fixera qu'à 3000 dollars.

Bon coup pour le secrétaire-trésorier, le parti demandeur perd le pouvoir aux élections générales. Bordeleau respire et compte que le retour de ses amis arrangera les choses. Mais le nouveau premier ministre accorde moins d'importance que son prédécesseur au « tricotage des campagnes », et c'est d'indifférence et d'ingratitude que le parti A « paiera » son dévoué organisateur de comté. Et la cour de s'agiter à nouveau. C.-A. Bordeleau et les concitoyens « défendeurs » qui l'appuient doivent aller répondre dans un Palais urbain de Justice à un Bref d'interrogation sur faits et articles. Cet événement énerve un monde « rangique » (réfère à l'habitat dans les rangs) non habitué à de telles pressions. Des témoins presque sortis du bois perdent connaissance une fois convoqués dans la « boîte ». D'autres seraient prêts à payer « gros » afin d'éviter des comparutions « si honteuses », mais leurs gestes risqueraient d'être interprétés comme des aveux de culpabilité.

Un moment, chez le défendeur, existe un nouvel espoir. En effet, une autre tentative d'arrangement amène à Saint-Acide même, en plein hiver, une dizaine d'hommes de loi représentant chacun des groupes locaux. Mais les accusateurs, réchauffés par les organisateurs nationaux du parti B, ne démordent pas et, de nouveau, c'est l'échec. Cé a, démoli mentalement et affaibli sur le plan de la santé, vient de perdre son épouse, décédée d'un cancer, issue fatale sans doute précipitée par les tensions politiques.

La reprise du pouvoir provincial par le parti B n'arrange pas du tout les choses. La cour réactive les procédures. Le gouvernement nomme un nouveau juge qui semblera comprendre ce qu'il doit comprendre. La lutte devient de plus en plus inégale. L'ancien secrétaire de Saint-Acide, sans argent et sans descendants, n'a plus les moyens de se défendre. En outre, il n'a jamais connu les bonnes façons de lutter contre la « puissante machine de Québec ». Cette fois, il essaie de se protéger par des certificats médicaux, signés par plusieurs spécialistes connus. Rien n'y fait.

La Justice le fait alors arrêter à son domicile. Une caution élevée, versée par des paroissiens compatissants, permet qu'il soit relâché. Il peut donc revenir chez lui où les voisins doivent le nourrir et le soutenir moralement.

L'avant-dernière phase d'une saga judiciaire sans pareille va durer pas moins de quatorze jours consécutifs en cour. Un journaliste régional écrit avec raison : « ce procès au cours duquel contestations sur contestations ont eu lieu est un des plus compliqués qui se soient encore présentés devant nos cours de justice ». En effet, la conflagration est générale. Les deux partis politiques provinciaux, des avocats, des juges, des médecins, des « curés », des comptables licenciés, des députés, des organisateurs d'élection, des cultivateurs complètement débordés s'opposent avec rage ou s'appuient avec redondance. L'objectif avoué des attaquants est d'humilier l'accusé en le faisant « coucher dedans » (en prison). D'après La Presse, « toute la région est sur les dents ». En fait, durant une décennie, on parle beaucoup de ce procès.

Le jugement final attire une petite foule. Étant donné le niveau somme toute mineur de l'offense et la relativité des « preuves » du détournement de fonds, Bordeleau n'est condamné qu'à un petit trois mois de détention. Avant la sentence, au juge qui lui demande s'il a quelque chose à ajouter, il répète : « je n'ai jamais retiré un seul sou aux paroissiens ». Le juge demeure inébranlable.

Le même jour, au Palais urbain de Justice, le condamné passe directement de la salle du jugement à la cellule de la prison. On permet à un ami de l'accompagner jusqu'à une bruyante porte ; au-delà, Bordeleau sera seul pour pleurer. Sur demande, on lui apporte quelque chose à boire, mais trop d'émotion l'empêche d'avaler.

Le lendemain, sur l'avis des médecins, le gardien l'accompagne pour une petite marche à l'extérieur. Ce geste pourtant humanitaire déplaît fort aux demandeurs qui craignent d'être à nouveau abusés. Ils obtiennent facilement que le Ministère, à Québec, ordonne le transfert du prisonnier dans un lieu de réclusion plus sévère ; aussi doit-il quitter la prison régionale en vue de se rendre à une maison d'arrêt pour vrais criminels.

Décès et inhumation

Nous avons le témoignage manuscrit d'une femme de vingt-cinq ans qui se rend visiter Bordeleau dans son nouveau lieu de détention.

Arrivée à ce qu'on appelle là-bas l'hôpital de la prison, on me fit attendre un petit moment puis j'entendis des pas qui glissaient lentement sur le parquet. C'était mon pauvre ami qui approchait tout en étant soutenu par un compagnon de bagne. Sa barbe datait de quelques jours. Il ne voyait pas, ses yeux semblaient égarés et lorsque je me présentai, il me prit pour une autre. Je n'arrivais à croire qu'il s'agissait de l'homme que j'avais connu. Il était complètement anéanti, presque une loque humaine. Je ne tardai pas d'ailleurs à me rendre compte qu'il commençait à perdre la raison : discours désordonné, phrases incohérentes.

Pour sa part, le médecin traitant précise :

À son arrivée, le prisonnier était très nerveux, dormait peu et mangeait peu. Il fut gardé dans la grande salle de l'infirmerie et un traitement approprié a été donné par le docteur XXX. Dans la nuit, il présenta une crise de ramollissement cérébral (agitation, position debout continuelle, cris dans la fenêtre, hallucinations...). Son décès est survenu rapidement.

Le prisonnier aurait-il indirectement contribué à sa mort ? On peut imaginer que son état entier de révolte jouait contre son vivre biologique. Bordeleau, orgueilleux, jadis omnipuissant et entouré, ne supporte ni son isolement ni son calvaire. En principe, il ne peut accepter d'être jugé, et surtout d'être condamné. Son esprit éclate ; son corps s'en ressent dramatiquement. À la prison, sa déstructuration n'est-elle que nerveuse et mécaniste ou est-elle en partie volontaire ? D'une façon absurde, aurait-il pu penser que sa propre fin très tragique puisse un jour retomber sur ses accusateurs et démontrer combien ils avaient eu tort de le traîner en justice ?

Peu de jours plus tard, à Saint-Acide, la totalité des paroissiens assiste à l'arrivée du corps, directement de la prison montréalaise. Sans préméditation, tous demandent l'ouverture du cercueil près de la fosse, au cimetière. La plupart pour dire adieu au héros qui leur avait rendu tant de services. Alors que des adversaires politiques semblent lui exprimer un regret d'être allés si loin, quelques irréductibles tiennent à vérifier « si, maintenant, il est bien hors de combat » ! Après quelques prières et beaucoup d'émotion dans l'assistance, Claude-Alphonse Bordeleau est inhumé près de son épouse.

Depuis lors, dans la paroisse, la pénible histoire du secrétaire-trésorier est demeurée un sujet complètement tabou.

« Vengeance électorale »

Ces deux mots appartiennent aux témoins des événements. Pour eux, l'accusation du détournement de fonds est très loin d'apparaître hors de « tout doute raisonnable ». Durant ses trente ans à Saint-Acide, Bordeleau n'a jamais laissé l'image d'un fraudeur. Il faut dire aussi que les entrées dans les livres ne peuvent être jugées « irrégulières » qu'en fonction des nouvelles façons, plus rigoureuses que celles du passé, de présenter les bilans. La pédagogie semble en cause, non la morale. Il est très significatif qu'aucun paroissien ne se soit jamais plaint d'avoir été victime des faiblesses administratives du secrétaire. Bref, il aura fallu beaucoup de manigances pour monter et conduire jusqu'à la fin l'acte d'accusation. La logique et l'équité plaideraient en faveur d'un réexamen judiciaire.

Alors, si la voix de la cour n'est pas convaincante, demeure l'autre motif, celui de la vindicte. Les demandeurs se comportent en Scorpion. La haine joue sans rémission. De toute façon, par la seule condamnation, l'organisateur politique paroissial ne serait plus en mesure d'entreprendre de nouvelles luttes en faveur de son parti A. À Saint-Acide sont donc atteints les vrais objectifs de l'aventure comptable et judiciaire du parti adverse. On parvient ainsi à démolir un adversaire clé aux élections. Un avocat conclut dans la presse : « Un groupe de misérables, mû par un fanatisme politique inqualifiable, s'est rué sur ce vieillard sans défense, sans argent et a réussi à le terrasser sous le fardeau d'humiliations, d'épreuves et de mauvais traitements. »

Les contre-activités des demandeurs dépassent de loin la nature des manoeuvres que l'organisateur Claude-Alphonse avait lui-même utilisées en faveur de son propre parti. Sa formule, pleine de tactiques électorales, ne comportait point l'utilisation des procédés judiciaires. Or, ce sont bien ces derniers qui réussissent à terrasser Bordeleau.

Clivage sociopolitique

Les événements aussi biaisés que durs provoquent l'établissement d'un net clivage dans la paroisse. Chaque famille doit s'aligner dans l'un ou l'autre camp, désignés suivant des expressions nouvelles : la grosse gang, celle de Bordeleau et du parti A, la petite gang, celle des partisans du parti B. La première est « grosse » par le nombre de ses partisans, non par sa puissance réelle, cette dernière diminuant progressivement. Au fur et à mesure que l'accusé n'a plus la santé et les finances pour se défendre et que ses propres partisans ont déjà « mangé leur terre », la grosse gang s'amincit. Le glissement de pouvoir entraîne un réalignement des forces. Des cultivateurs attachés au parti A depuis une génération sont désormais attirés par les avantages offerts par le parti B ; en effet, le changement de camp ouvre sur des octrois (ou promesses d'octrois) se rapportant à l'électrification rurale, l'assistance agricole et à des bouts de route. Or, des gens « pas riches » ne peuvent résister longtemps au parfum des avantages, même petits.

Par ailleurs, des politiciens neutres, même des parents et amis de Bordeleau, se rappelant les succès sans partage de ce dernier, ne semblent pas étonnés de ce qui lui arrive : « Tant pis pour lui », aimeraient-ils dire. Le curé YYY, lui-même crypto-militant de B, fait partie des opposants. « À l'eau, tout ça », dira-t-il, des travaux paroissiaux obtenus par l'intermédiaire de l'ancien secrétaire municipal. Il fait pire ; il invite, à Saint-Acide même, un nombre considérable de prêtres du diocèse et de politiciens du parti B, au nez d'un désigné traqué. Plus tard, le coléreux pasteur se repentira, demandera un changement de cure pour « aller mourir de chagrin ».

La petite gang, composée d'électeurs longtemps brimés, populistes (sans le savoir), sont prêts à tout pour gagner ; eux aussi consentent « à brûler leur terre », si là réside le prix du succès. En fait, ils auront la satisfaction nette de triompher de la mort d'un homme.

La « guerre des deux gangs » constitue une stratégie fondamentale pour comprendre toutes les relations sociales d'une décennie paroissiale. Les citoyens appartiennent, obligatoirement, à l'une ou à l'autre. Tous les domaines sont touchés, magasins (même ceux des lieux voisins), obéissance au curé, nomination des marguilliers, vote municipal, attribution des contrats d'entretien des chemins, choix de la scierie, choix des conjoints, fixation des prénoms, composition des groupes de pèlerins ou de « retraitants », désignation des servants de messe, attribution des prix de classe... Suivant son appartenance, on dénonce ou on ne dénonce pas celui qui abat un orignal hors-saison ou qui chérit une fille dans une grange ; on fait de même pour celui ou celle qui se rend boire dans les « trous » des alentours. La situation se fait infernale à l'intérieur des familles divisées qui possèdent des membres appartenant à des clans différents. Chacun est « identifié », un peu comme durant les anciennes guerres de religion. L'état de suspicion et la pratique de la délation rendent la vie incommode et stressée. Dans un certain sens, la paroisse vit suivant une intensité jamais vue. Malheureusement, c'est la haine qui fournit le carburant de la réactivation artificielle de la société locale.

« Les deux gangs », comme telles, n'auront aucun avenir ; d'ailleurs, elles n'ont plus de fonction après le décès de Bordeleau. Ce dernier perd même ses amis qui, faisant entièrement confiance au système judiciaire, sont ébranlés par la condamnation : « n'auraient-ils pas, de bonne foi, défendu un coupable » ? « Ne pourraient-ils pas être eux-mêmes accusés à leur tour » ? Ses partisans, auparavant inconditionnels, préfèrent tout oublier.

De plus, la conjoncture régionale change de nouveau, après l'émigration et le décès des acteurs. La population totale, encore diminuée, ne se fixe plus qu'à 500 personnes. Parmi les autres facteurs de la disparition de la mémoire d'un atroce clivage, notons l'arrivée d'une nouvelle génération de paroissiens ignorant le style politique très conflictuel des années précédentes, le passage dans l'opposition de l'un des partis, le développement de la voirie régionale assurant le désenclavement des rangs, les problèmes originaux des temps nouveaux et l'arrivée de touristes saisonniers. Enfin, par remords pour les uns, par regret d'une assistance insuffisante pour les autres, on souhaiterait considérer le passé judiciaire comme un non-événement.

Conclusion

La douloureuse « Affaire Bordeleau » qui s'étend sur une dizaine d'années accentue la déstructuration de l'entité paroissiale ; par analogie, il se produit une dé-élitisation. C'est la fin d'une direction « bourgeoise » qui, pendant environ un siècle, avait été l'oeuvre alternative des deux partis politiques. Les difficultés économiques, les procès, l'émigration vers les villes et la perte du sens religieux laissent un milieu rural atomisé, défait, suspect, sans âme et sans direction. Économiquement, il devient encore plus pauvre qu'auparavant. Par un long contentieux mené de l'extérieur, les adultes s'habituent à taire leur parole spontanée au profit d'une parole juridique qu'ils ne contrôlent pas. Saint-Acide se déparoissialise tout simplement. Le lieu est devenu si isolé qu'après la Seconde Guerre, des Allemands bien discrets viendront s'y établir. De son côté, le nouveau curé, trop désolé ou trop honnête, répond par écrit à la question : « Quel est l'avenir de votre paroisse ? » - « Aucun. »

L'histoire électorale de Saint-Acide montre comment l'aphorisme urbain voulant qu'« il ne se passe rien en campagne » peut être faux et méprisant.

Références

Toute référence à cette affaire politique, insuffisamment ancienne, ferait perdre l'anonymat que l'auteur désire conserver à son étude. De toute façon, l'événement n'a jamais fait l'objet de recherches. Par contre, il existe quelques travaux généraux sur la " machine électorale " des partis politiques.

Benjamin, J., 1976. L'organisation locale de l'Union Nationale 1960-1970 . : 197-2l8, dans R. Pelletier (dir.), Partis politiques au Québec . Montréal, HMH.

Lemieux, V., 197l. Parenté et politique. L'organisation sociale dans l'Île d'Orléans . Québec, PUL.

Lemieux, V. et R. Hudon, 1975. Patronage et politique au Québec : 1944-1972 . Montréal, Boréal.

Lovink, J.A.A., 1976. Le pouvoir au sein du Parti libéral provincial du Québec : 1897-1936 . : 91-116, dans R. Pelletier (dir.), Partis politiques au Québec . Montréal, HMH.

Tremblay, M.-A., 1973. L'idéologie du Québec rural . : 2l2-265, dans M. Lebel (présentateur), Travaux et communications de l'Académie des sciences morales et politiques, . herbrooke, Éditions Paulines.


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