Mettre sur pied des organisations pour le développement durable1

Jim Freedman


Introduction

La source d'inspiration

La controverse

L'équité

L'autonomie

Conclusion

Note

Références bibliographiques


Introduction

Depuis quelque temps, une nouvelle expression ponctue le discours sur le développement : « développement durable ». Son émergence a été spectaculaire, comme si le « développement durable » était ce qu'avaient recherché les agences de développement au cours d'un quart de siècle d'errance. Le nouveau terme figure dans les énoncés de politiques et dans les plans de gestion ; les décideurs s'expriment avec une autorité renouvelée lorsqu'ils traitent de « développement durable » ou lorsqu'ils tentent d'en découvrir les multiples significations au cours de conférences interminables. Par quelque étrange sésame, l'expression « développement durable » a ouvert de nouveaux horizons aux tentatives éculées et vulnérables du Canada pour rendre prospères les pays en développement.

Cependant, personne ne semble savoir ce que signifie le « développement durable ».

À l'instar des nombreux leitmotivs des bureaucraties gouvernementales, on l'utilise davantage pour conférer une aura de respect aux efforts bureaucratiques que pour évoquer une pratique ou une position précises. C'est presque à dessein que les plus nobles des nouveaux mots du discours sur le développement, dont développement durable, partenariat et bon gouvernement, sont laissés dans l'ambiguïté afin de redorer le blason des agences de développement. Ces dernières ne jugent pas favorable de conférer à ces leitmotivs des significations opérationnelles précises parce que cela affaiblit leur efficacité et, dans le climat actuel d'insécurité qui frappe comme la peste les organismes de développement, rares sont les gestionnaires qui risqueraient de perdre la face en demandant que soient définies de façon opérationnelle ces sacro-saintes expressions.

Le discours sur le développement semble condamné à n'être qu'une litanie d'expressions et de mots de renforcement qui englobent toutes ses facettes mais n'en traitent d'aucune façon pratique.

Ce texte a pour but de commettre l'hérésie que les agents de développement n'osent pas commettre : ancrer les concepts de durabilité et de développement durable dans une pratique spécifique qui leur permette d'être à la hauteur de leur idéal, c'est-à-dire de rendre durables les actions en matière de développement. Il s'agit, plus particulièrement, d'engager les agences de développement à former et à reformer des organisations de village et de quartier de manière à augmenter leur capacité administrative afin qu'elles deviennent responsables de la planification et de la gestion des ressources nécessaires au développement.

La source d'inspiration

Pour arriver à mes fins, je m'inspire des travaux de Marc-Adélard Tremblay qui, plus que personne d'autre à ma connaissance, est parvenu à joindre la théorie à la pratique.

Marc-Adélard Tremblay m'a appris une série de choses remarquables faisant toutes partie de son talent unique pour passer de l'abstrait au concret. Parmi ces choses, mentionnons la façon de trouver les plus belles talles de bleuets à la lisière des champs, de faire cuire à la broche un agneau délicieux et de s'exprimer gentiment avec des mots et des manières qui déplacent des montagnes. Il possède un talent d'analyse inexplicable qui l'amène aisément au travers de choses complexes, de prime abord impénétrables. J'ai appris qu'une partie de ce talent consistait tout simplement à affûter sa pensée contre la surface de la meule sans jamais la laisser s'écarter de son objectif pratique.

Son habileté analytique à associer l'abstrait au concret m'inspire à libérer le concept de développement durable de l'abstraction perpétuelle qui lui sert de gangue. Il s'est lui-même livré à cette activité dans de nombreux domaines en montrant, notamment, de façon explicite, pourquoi la pauvreté menait à la désintégration sociale (1960a), quels étaient les privilèges que le gouvernement devrait accorder aux premières nations afin d'obtenir les meilleurs résultats (1967), quelles étaient les causes précises de la mauvaise santé qui affecte les communautés pauvres (1960b) ou quelle pourrait être la trajectoire la plus pertinente pour le Québec dans sa quête d'un statut digne au sein du Canada (1983). Voici un philosophe « terrien », un homme du pays qui se consacre aux dilemmes du pays.

Comment le concept du développement durable sert-il le plus fructueusement le but d'assurer que les investissements en matière de développement auront des effets plus efficaces et prolongés ?

La controverse

L'expression « développement durable » a fait son apparition dans le vocabulaire du développement en 1987 au sein de la Commission mondiale sur l'environnement et le développement, qui a débouché sur le Rapport Brundtland.

Cette expression servait alors à rappeler aux planificateurs économiques que la capacité d'un écosystème de renouveler ses ressources naturelles et d'absorber les déchets freine la croissance. Puis, le phénomène prit de l'ampleur jusqu'à devenir une éco-alerte radicale qui mettait en garde contre les diverses répercussions du détournement des cours d'eau et de la détérioration des forêts, qui occasionnent le déplacement des populations et menacent la biodiversité.

Ensuite, le phénomène emprunta une nouvelle tangente. Les économistes et les planificateurs du développement l'associèrent à l'apport de capitaux nécessaires à l'entretien des systèmes d'irrigation et de drainage des projets qui nécessitent de telles infrastructures. Dans cette optique, le développement durable était un poste budgétaire associé à de l'exploitation et à de l'entretien. Aujourd'hui, il est impossible de dresser la liste de toutes ses significations.

Mon propos est que l'aide au développement qui perdure passe par autre chose que des avertissements écologiques et des provisions budgétaires pour l'entretien d'infrastructures. Il faut associer le concept du développement durable à un scénario précis.

Les agences de développement, chargées de soulager la pauvreté, fournissaient traditionnellement des équipements et des services comme des pompes à eau, des programmes de distribution d'engrais chimiques, des programmes de santé et d'hygiène, des réseaux routiers et ferroviaires ainsi que des systèmes d'irrigation. Ces services techniques ont occasionnellement produit des bénéfices mais n'ont presque jamais eu une influence permanente sur les effets de la propagation de la pauvreté. La diminution du nombre de personnes affectées par un faible revenu et par les diverses formes de dépendance nécessite plus que la fourniture d'équipements, même lorsqu'ils sont bons pour l'environnement et s'accompagnent des fonds nécessaires à leur exploitation et à leur entretien.

Commençons par discuter du cliché qui veut que la technologie soit inhérente à la société et poussons la réflexion un cran plus loin pour soutenir que les nouvelles technologies, les équipements ou les services doivent être enchâssés dans des groupes sociaux définis dans le but de les gérer et de les entretenir. Pour que des pompes à eau, des cliniques, des équipements éducatifs, des systèmes d'irrigation et de drainage aient plus qu'un effet temporaire, restreint à un petit nombre d'usagers privilégiés, on doit mettre sur pied des groupes d'usagers spécifiques, des groupes viables qui représentent la majorité des utilisateurs et les engagent à se servir équitablement de ces équipements et à les maintenir en état de marche. L'assurance que les services ou les équipements fournis par les agences de développement perdureront passe par des institutions ou des organisations viables.

Cette affirmation exige, toutefois, de révolutionner la philosophie du développement. Même si elles s'en défendent, les agences de développement ont plus de facilité à fournir des biens matériels qu'à offrir des moyens organisationnels. Elles conçoivent plus facilement l'aspect matériel de la croissance économique et laissent les aspects sociaux s'implanter d'eux-mêmes. Mais elles ne peuvent plus ignorer l'amas de machinerie et d'équipements qui encombre le sol des pays en développement, autant de machinerie et d'équipements abandonnés par des personnes qui n'ont jamais su qu'elles devaient s'unir pour assurer leur longévité. Cette révolution de la philosophie du développement permet de concrétiser le concept de développement durable, de l'asseoir sur les truismes que les résultats clés recherchés par une agence donatrice, légitimement intéressée à mettre en place des programmes durables, sont premièrement des organisations viables et, après et seulement après, des cliniques, des vannes, des pompes manuelles ou des latrines.

Les planificateurs invoqueront une myriade de raisons pour se soustraire à la planification sociale qu'impose l'accord d'une telle priorité à la formation de groupes et d'organisations viables d'utilisateurs locaux. Ils soulèveront la difficulté de quantifier un tel programme et même plus, la difficulté de le mettre en place. Certains prétendront que les planificateurs ne devraient pas se mêler de la distribution naturelle de la richesse puisque ce sont les disparités entre la richesse et présumément l'adversité qu'impose la pauvreté qui incitent les pauvres à améliorer leur état. Ils ont tort car personne n'est encouragé par la pauvreté.

Les structures de propriété et de privilèges des villages des pays pauvres ne favorisent habituellement que quelques personnes, ce qui décourage les initiatives personnelles de la majorité. Ce fait est primordial pour comprendre la pauvreté mondiale. Le don d'infrastructures, de meilleures routes, d'une meilleure irrigation ou d'intrants agricoles ne changera pas beaucoup ces déterminismes de la pauvreté. L'imposition de budgets nationaux réduits ou l'amélioration de la balance commerciale n'auront pas plus d'effet. Au contraire, ces actions ont plutôt l'effet de renforcer la concentration de la richesse. De nouvelles écoles et une eau plus propre peuvent rendre la vie des pauvres moins misérable, mais elles ne modifieront pas les circonstances sociales qui produisent des conditions de vie non hygiéniques à l'état endémique. Les gens pauvres se comporteront de manière à renforcer les racines de la pauvreté aussi longtemps que la majorité des individus et des familles auront peu d'occasions d'améliorer leur condition personnelle. Les fermiers cultiveront leurs champs sans être motivés à augmenter leur production, les chefs de famille continueront de se réfugier dans des liens de dépendance qui tuent l'initiative dans l'oeuf et les ménages continueront de compter sur de grosses familles comme unique stratégie pour accroître leur richesse ou assurer leur survie.

Des organisations de quartier ou de village viables peuvent changer ces environnements sociaux et donner à la majorité des gens l'occasion de participer à une activité profitable, susceptible d'améliorer leur sort. Les exemples affluent, du Ghana au Pakistan, du Sri Lanka au Kenya. Les leçons que l'on peut en tirer indiquent que les organisations viables à l'échelle des villages sont un facteur clé, voire « le » facteur clé de la renaissance financière des pays souffrant des aléas de la stagnation. Norman Uphoff a fait de la mise sur pied de regroupements d'utilisateurs d'eau la première étape de la réorganisation d'un système d'irrigation au Sri Lanka. Alors qu'un conflit ethnique entravait la réussite de cette activité, le degré de succès que l'on y a obtenu est clairement attribuable à la viabilité des comités d'utilisateurs (Uphoff, 1992). Au Kenya, l'histoire se répète avec PROWESS (Parker, 1992). Installées par des experts, des pompes à eau s'étaient rapidement détériorées en l'absence d'un service d'entretien local. Cependant, un programme d'entraînement spécial permit aux groupes de gestion locaux de maîtriser l'entretien des pompes, ce qui aboutit non seulement à un service de pompage régulier mais aussi à des modifications à la conception des pompes, telles que les comités de gestion locaux l'avaient suggérées.

Au nombre des leçons à retenir de ces réussites remarquables figure la collecte des caractéristiques organisationnelles des groupes qui fonctionnaient efficacement, c'est-à-dire ceux qui prônaient l'initiative individuelle et géraient les ressources équitablement. Deux caractéristiques ressortent particulièrement. La première est que les organisations fonctionnent mieux quand elles traitent leurs membres équitablement ; la seconde, que les organisations obtiennent de meilleurs résultats lorsqu'elles sont autonomes, plus précisément lorsqu'elles ne dépendent pas des agences donatrices, des gouvernements et des puissants intérêts commerciaux. Ceci nous amène à examiner deux aspects de la culture des organisations que les praticiens du développement devraient toujours avoir à l'esprit : l'équité et l'autonomie.

L'équité

Le fatalisme, plus spécialement à l'échelle locale, est l'ennemi de la croissance économique. Il condamne les pauvres à la survivance, les collectivités et les groupes communautaires à des querelles inutiles et menace d'un échec certain toute initiative, d'où la question : Quelle organisation sociale encourage le mieux l'initiative individuelle ? Est-ce celle qui prône une distribution équitable des ressources ou celle qui favorise le contraire ? Quelles sont les conditions les plus favorables à la croissance économique ? Est-ce la répartition équitable des ressources ou leur concentration dans les mains de quelques-uns ?

Certaines observations sur la relation entre la croissance économique d'un pays et la distribution de la richesse constituent un point de départ.

La fréquence de la pauvreté augmente lorsque la richesse est concentrée entre quelques personnes. Voici le scénario typique de ce que cela produit à l'échelle nationale. La concentration de la richesse entraîne des îlots de pauvreté où naissent des soulèvements ; les dirigeants y répondent en détournant les ressources naturelles aux fins de défense et de contrôle social ; ceci a pour effet de soutenir le gouvernement de l'élite plutôt qu'une forme populaire de gouvernement. Les droits humains sont transgressés. Les régimes tyranniques survivent, d'éruption de violence en éruption de violence, pour préserver un équilibre politique précaire. Mais que fait-on de la croissance économique pendant ce temps ?

On doute que les économies aux prises avec une instabilité politique perpétuelle, qui résulte d'une répartition inéquitable des ressources naturelles, aient une croissance moindre. Or, la série d'économies nationales qui composent la figure 1 le démontre clairement. Ces dernières y apparaissent en ordonnée selon le taux annuel de croissance économique, tandis qu'en abscisse on les trouve selon l'étendue de l'inégalité des revenus. La figure 1 révèle, entre autres, que les économies caractérisées par une grande inégalité des revenus ont tendance à être stagnantes. Comme c'est le cas au Brésil et en Équateur, elles peuvent afficher une croissance moyenne, mais aucune n'approche celle des tigres du continent asiatique, la Corée, Taiwan et la Chine, qui ont une croissance deux fois plus rapide et qui, fait à souligner, ont poursuivi une politique de distribution équitable dotée quelquefois de mécanismes de répartition des ressources draconiens mais efficaces.

On peut proposer la relation suivante entre la croissance et l'inégalité des revenus : les environnements socio-économiques qui permettent un accès égal aux ressources sont également ceux qui favorisent le plus les initiatives de nature économique (voir figure 1).

Figure 1. Inégalité des revenus et croissance du produit intérieur brut per capita pour des économies choisies, 1965-1989

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Cette figure présente le rapport qui existe entre les revenus des 20% les plus riches et les revenus des 20% les plus pauvres de la population. Les données sur la distribution des revenus proviennent des sondages réalisés principalement à la fin des années 60 et au début des années 70.

Source: Banque mondiale et banque de données du Programme des Nations Unies pour le développement, 1991.

Le défi consiste à mettre en oeuvre cette observation à l'échelle locale, dans les villages et les quartiers, parce qu'il s'agit des contextes sociaux qui ont l'influence la plus immédiate sur la façon dont les gens vivent et travaillent, gagnent leur vie ou pas, ont de l'initiative ou pas. On pourrait logiquement s'attendre à ce que la tendance des données à l'échelle nationale se répète à l'échelle locale, et c'est ce qui se produit : l'équité est le sol dans lequel germe l'initiative, à l'abri de l'instabilité.

Sept villages du nord du Pakistan témoignent de ce parallèle entre les structures nationale et locale. Ils ont été analysés pendant plus d'un an lors d'une étude de l'impact socio-économique du SCARP Mardan, un projet de développement agricole, d'irrigation et de drainage. Il s'agissait de déterminer l'effet de la structure villageoise sur l'acceptation des innovations proposées par les agents de développement et de voir si les inégalités présentes dans le village nuisaient à l'obtention des bénéfices totaux du projet.

La figure 2 illustre clairement que la structure villageoise exerce une influence sur l'utilisation des intrants du projet. Chacun des villages est numéroté du haut vers le bas de 1 à 7, selon le niveau de concentration des terres, le village numéroté 7 disposant de la plus forte concentration des ressources terriennes tandis que celui au bas de l'échelle numérique affiche la plus faible. C'est dans les villages ayant une forte concentration de terres (ceux numérotés 4, 5, 6 et 7) où l'on trouve le niveau de pauvreté le plus élevé et, fait notable, le plus fort degré d'analphabétisation. Cela signifie que lorsque la concentration des terres et du revenu est grande, il y a un bas revenu par habitant et un faible niveau d'instruction. La figure 2 démontre comment la concentration des terres et du revenu a conditionné le degré de conscience et d'acceptation des intrants du projet par les fermiers de ces différents villages. Il n'y a pas ici de surprise, car le niveau d'acceptation des intrants du projet diminue avec l'accroissement de la concentration des terres et augmente avec une meilleure égalité. Dans les villages 4, 5, 6 et 7 où les terres sont la propriété de quelques fermiers, très peu parmi ces propriétaires connaissaient les informations que véhiculaient les agents d'information associés au projet. En fait, peu de fermiers de ces villages étaient au courant que le projet disposait d'un service d'extension. Une proportion beaucoup plus grande des villages de fermiers étiquetés 3, 2 et 1 connaissait le programme, était au courant de l'avis des agents d'information et avait accepté leurs recommandations. La figure 2 démontre très explicitement la forte corrélation qui existe entre le niveau de concentration des terres et le degré d'acceptation par les fermiers des avis des agents d'extension patronnés par le projet (Freedman et al., 1986).

Figure 2. Concentration des terres et proportion de fermiers acceptant les innovations proposées par les agents de formation dans la région de Mardan au Pakistan

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Les organisations favorisent davantage les initiatives de leurs membres lorsque la distribution de la richesse est équitable.

Qu'est-ce que cela signifie pour ceux et celles qui sont appelés à mettre sur pied des organisations ? Cela signifie que la diversité est bonne sauf lorsqu'il est question de richesse, parce que son accumulation par un petit nombre étouffe les initiatives de la majorité. Des organisations équitables sont plus susceptibles de favoriser l'éclosion du potentiel humain. Plus particulièrement, l'influx de capitaux sans égard au contexte social est une sottise parce que ce n'est pas la quantité d'intrants, voire leur nature qui détermine le bénéfice final apporté par les programmes de développement, mais plutôt la distribution de la richesse qui, elle, est un facteur social.

L'autonomie

Les institutions et les organisations autonomes obtiennent de meilleurs résultats. Cette affirmation devrait être un truisme.

Toutefois, la plupart des agences de développement persistent à aider les communautés rurales et les quartiers pauvres par un soutien public ou privé, gouvernement ou entreprise, à grande échelle, en dépit de l'inefficacité apparente de plusieurs gouvernements à fournir des services sociaux et du désintérêt avoué du secteur privé à l'égard des besoins des pauvres. Cette pratique sape l'autonomie des organisations locales au lieu d'en faire la promotion. Le résultat est presque toujours identique, peu importe si les communautés procurent des services sociaux à leurs membres en sollicitant la charité des entreprises, ou en obtenant des transferts de fonds ou de technologies d'agences gouvernementales ou de mécènes.

L'aide gouvernementale accordée sous forme de services de développement social et humain est presque toujours un acte de mécénat qui, lui-même, est presque toujours une manifestation de puissance. Les récipiendaires deviennent empêtrés dans un filet de dépendance, filet de dépendance et de mécénat qui devient l'héritage le plus permanent de cette forme d'aide. Il en résulte finalement que les décisions sont prises au nom de la communauté au lieu de l'être par ou avec celle-ci.

L'histoire de la théorie du développement a presque oublié les théoriciens de la dépendance. Certains pays, comme l'Inde, ont tenu compte des avertissements de ces théoriciens et en ont conclu logiquement qu'il leur fallait poursuivre un objectif d'autosuffisance en substituant la production locale aux biens importés. Les résultats ont été au mieux mitigés et ceux de l'Inde ont souvent servi d'épitaphe à la théorie de la dépendance. Par contre, le principe à la base de cette théorie est toujours valide et s'applique à toutes les formes de distribution et de redistribution de la richesse. Les gouvernements utilisent souvent les dépenses publiques pour s'assurer des allégeances et des alliances. Ils établissent les bases de leur puissance plutôt qu'ils ne construisent des écoles ou des latrines. Et lorsque les agences donatrices mettent de l'avant une philosophie politique ou garantissent leur position dans un marché sous le couvert de l'aide technique, ce qu'elles font de moins en moins à la dérobée, elles établissent les bases de leur puissance et ne développent pas des économies. Le soutien à l'éducation dans les régions rurales est, typiquement, davantage une affaire de puissance que d'alphabétisation.

Voilà pourquoi les gouvernements obtiennent de piètres résultats en matière de développement. Ce paradoxe est curieux mais il caractérise les pays en développement tels que le Pakistan. L'économie pakistanaise paraît en santé. Même si elle obtient un taux de croissance annuelle de son revenu per capita de 6 % depuis plusieurs années, ses statistiques sur le chapitre du développement humain ne sont pas reluisantes. Le Pakistan occupe une place bien au-dessous de la moyenne des pays répertoriés par les Nations Unies dans la portion inférieure du Groupe de développement humain (PNUD, 1991). Dans la ligue des bons agents de développement humain, on serait tenté d'attribuer aux faibles dépenses publiques la mauvaise performance pakistanaise. En fait, quoique peu élevées, les dépenses publiques ont doublé durant les années 80. Malgré cela, le taux d'alphabétisation de la population pakistanaise dépasse à peine les 35 %. C'est pourquoi les dépenses gouvernementales réduites ne peuvent expliquer qu'en partie cette situation.

Le vrai coupable n'est pas le montant dépensé mais plutôt la façon dont on dispense les services d'éducation et de santé, c'est-à-dire sous l'autorité des ministères gouvernementaux. Puisque leur intérêt est politique plutôt que pédagogique, la plupart des gouvernements pratiquent un développement qui est tout simplement peu efficace.

Certaines agences donatrices ont commencé à reconnaître l'inefficacité des gouvernements en matière de développement du capital humain. Un récent sondage effectué par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) blâme les gouvernements pour leur mauvais soutien logistique et leurs mauvaises pratiques sur le plan de l'exploitation et de l'entretien dans des projets d'approvisionnement en eau (OMS, 1986). Dennis Rondinelli (1991) arrive à la même conclusion dans sa revue des exemples de gestion centralisée inefficace pour des projets d'approvisionnement en eau. Ian Smillie (1988) reprend ce refrain familier en traçant un bref historique de l'offre de services sociaux au Bangladesh par des organisations non gouvernementales. La planification centrale (contrôle et coordination) exercée par les hautes instances, à travers les gouvernements ou les mécanismes moins visibles du marché, n'a pas fonctionné.

Les gouvernements commencent également à reconnaître leurs échecs. Les responsables du Programme d'action sociale 1992-1995 du gouvernement du Pakistan admettent que l'offre de programmes de développement humain nécessite une réforme radicale pour plusieurs raisons, dont une qui relie les échecs précédents du gouvernement à une trop grande centralisation (gouvernement du Pakistan). Cette sagesse se répand. Les organisations qui survivent dans un réseau de dépendances et qui doivent mettre en pratique les décisions d'autrui ne travaillent pas pour le bien de leurs communautés. Les organisations autonomes qui vivent avec leurs propres décisions en prennent de meilleures, qui ont un effet plus durable pour leurs communautés.

L'exclusion des gouvernements fédéraux du domaine du développement humain laisse la plupart des agences donatrices dans la noirceur. Que doit-on faire ? Qui mettra en pratique les programmes élaborés par les experts ? Traditionnellement, ceux qui font les politiques auraient situé dans la sphère publique ou dans le secteur privé les solutions au défi que pose le développement. Ils auraient démontré comment les forces du marché peuvent automatiquement corriger les disparités relatives à l'accessibilité aux services essentiels, ou bien ils auraient concocté de nouveaux programmes à financer et à administrer.

Si ce n'est pas vers les gouvernements fédéraux, vers qui les agences se tourneront-elles pour obtenir des programmes de financement et de gestion ?

Les praticiens du développement ont le réflexe de demander au secteur privé et au marché de se substituer aux gouvernements qui ont cessé leurs activités en manquant à leurs engagements et en étant insolvables. La Banque mondiale, qui adhère obsessivement au marché, se tourne particulièrement vers l'entreprise privée pour avancer les fonds que les gouvernements ne détiennent plus et mise sur les mécanismes de distribution du marché pour fournir les ressources en matière d'équipements éducatifs et sanitaires qui permettront aux pauvres d'améliorer leur situation financière.

Toutefois, ce revirement de la Banque mondiale vers le marché comme sauveur du pauvre est paradoxal, comme l'a démontré avec beaucoup d'exactitude un des propres analystes de la Banque.

Pendant des années, Lawrence Salmen a invité le milieu du développement à voir les pauvres comme une partie de la solution à la pauvreté plutôt que comme le problème. Il nous rappelle que si les pauvres ont besoin de liquidités et de systèmes d'éducation, ce dont ils ont véritablement besoin est de pouvoir se faire entendre. Même pour les personnes dans le domaine, les pauvres sont invisibles, inaudibles et presque inintelligibles ; ils ont besoin d'avoir voix au chapitre. Salmen a récemment relevé une contradiction frappante dans l'approche de la Banque mondiale quant au soulagement de la pauvreté. Ainsi, avance-t-il, pour une institution qui s'accroche aux solutions du marché comme un enfant à sa couverture, la Banque n'arrive étonnamment pas à réaliser que ce qui hypothèque le succès des programmes de soulagement de la pauvreté est l'absence du principe à la base du fonction- nement des marchés : la capacité des consommateurs d'exprimer librement leurs besoins.

C'est reconnu par la plupart d'entre nous que les gens qui prennent leurs propres décisions sont également responsables de ce qu'elles entraînent. Quiconque a élevé des enfants sait cela. Toute personne qui désire en motiver d'autres sait qu'un choix librement exprimé est la première étape de l'engagement. Ceci s'applique également aux pauvres. Le réquisitoire de Salmen est de changer la façon de fournir les services de développement humain, en passant d'une stratégie axée essentiellement sur l'offre, c'est-à-dire élaborée et livrée par des organisations de l'extérieur, à une stratégie axée sur la demande, c'est-à-dire élaborée par les pauvres, afin qu'elle reflète l'expression de leurs choix éclairés (Salmen, 1992).

La distinction que fait Salmen entre l'offre et la demande de programmes de services sociaux constitue une prémisse à la discussion en faveur d'un développement déterminé par le consommateur plutôt que par l'expertise de riches fournisseurs. Son propos s'appuie sur la « souveraineté » du consommateur, quoique l'autonomie du consommateur serait une dénomination plus exacte. « L'offre et la demande », « consommateurs et fournisseurs » sont des expressions consacrées ; c'est pourquoi Salmen se sert de la logique du marché pour faire une observation capitale : les consommateurs révèlent leurs préférences avec leur argent. Les pauvres pourraient idéalement se procurer les services dont ils ont besoin avec de l'argent, mais ils n'en ont pas. Dans l'optique du marché, la stratégie de la Banque mondiale passe à côté des pauvres. Le marché est certainement en mesure de produire les services que demandent les pauvres, mais il demeure sourd à leurs besoins. Les pauvres n'ont pas voix au chapitre dans le système du marché, qui, s'il peut créer la pauvreté, est incapable de l'éliminer.

Le défi des praticiens du développement est donc de trouver une autre manière de fournir aux pauvres les services dont ils ont besoin. Curieusement, ils arrivent tous aujourd'hui à la même solution : faire ce que le secteur public ne fera pas et ce que le secteur privé est incapable de faire. Il faut positionner les organisations de village pour qu'elles agissent à titre d'agences locales de développement. Certains experts insistent sur la « capacité de construire » des organisations communautaires et de voisinage. D'autres demandent aux donateurs de penser à aider la société civile, plutôt que l'appareil étatique (Hussein, 1992). Lawrence Salmen parle de développer des « organisations intermédiaires » reliant les pauvres à des donateurs, de façon à fournir aux bénéficiaires un mécanisme par lequel exprimer leur choix (Salmen, 1992).

Une stratégie de développement susceptible d'insuffler des capacités aux organisations communautaires est de voir le mécanisme approprié non pas dans les secteurs public ou privé mais dans un autre qui pourrait être décrit comme un secteur « local » ou « communautaire ». Les règles du jeu sont, ici, vraiment différentes. Les solutions ne reposent plus sur l'illusion des forces du marché ni sur la grosseur et le mécénat d'une bureaucratie, mais elles émergent bien des actions démocratiques d'un regroupement « souverain » comme l'est une organisation de village ou de quartier. Ces organismes communautaires remplissent des rôles que le gouvernement ne peut accomplir à cause de contraintes fiscales ; ils remplissent aussi des rôles que les gens ne peuvent accomplir parce que le marché n'a pas d'oreilles pour ceux qui n'ont pas d'argent.

Les organisations communautaires créent et maintiennent des ressources qui ne sont ni privées ni publiques, mais font plutôt partie d'une catégorie qui pourrait, à juste titre, être appelée propriété « commune », anachronisme charmant pour qualifier une idée particulièrement nouvelle, soit : une propriété que partagent tous les membres de la communauté, qu'ils soient riches ou pauvres.

Conclusion

Établir le développement durable sur cette base fait appel à une évidence : les communautés qui prennent leurs propres décisions et vivent selon ces dernières dans une optique qui correspond équitablement à celle de leurs membres sont plus susceptibles de prospérer que celles qui ne le font pas. C'est pourtant ce que les agences donatrices disent rechercher.

De plus, ces façons de renforcer le pouvoir d'une communauté entraînent une série de conséquences parce qu'une telle politique révolutionne les interventions des agences donatrices. Les agences ne peuvent plus espérer augmenter la puissance que leur confère l'injection de fonds ; elles ne peuvent plus espérer maximiser leurs intérêts. Leur véritable tâche devient plutôt de passer le pouvoir et cela signifie que si elles prennent le développement communautaire au sérieux, les agences donatrices utiliseront l'argent pour renoncer à l'exercice de leur pouvoir.

Note

CIBLE.GIF1. Article traduit par Karen-Dorion-Coupal et Louis Gagnon.

Références bibliographiques

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CIBLE.GIFUphoff, N., 1992. Learning from Gal Oya. Ithaca, Cornell University Press.


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