DTIMUUMADSINA ? (Et la santé, ça va ?) Méthodologie de l'enquête Santé Québec chez les Cris (1991)

May Clarkson


Les Cris de la Baie-James

L'enquête Santé Québec auprès des Cris de la Baie-James

Modèle, thèmes et instruments de l'enquête

La mise en oeuvre de l'enquête

L'adaptation des instruments : une illustration du processus

Préparation du terrain, formation des intervenants et collecte de l'information

L'analyse des données et la transmission de l'information

Quelques faits saillants de l'enquête

Les problèmes d'interprétation : là où la vigilance s'impose...

Références bibliographiques


Santé Québec est un organisme mis sur pied par le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec (CMSSS), en collaboration avec son réseau, et dont le premier mandat fut de réaliser une enquête générale de santé, avec un échantillon représentatif pour chacun des territoires des 32 départements de santé communautaire (DSC) de la province (Émond et Guyon, 1992). Cette enquête, menée en 1987, fut suivie de plusieurs autres.

L'enquête Santé Québec chez les Cris de la Baie-James (1991), réalisée à la demande du Conseil cri de la santé et des services sociaux de la Baie-James (CCSSSBJ), s'inscrivait dans la foulée de l'enquête Santé Québec 1987. Cette dernière avait touché 11 300 ménages et rejoint plus de 32 000 personnes à travers le Québec, mais on en avait exclu certaines populations (entre autres les populations crie et inuite du Nouveau-Québec) pour diverses raisons d'ordre méthodologique, logistique ou linguistique (Lavallée et Guyon, 1993). Toutefois, tant au ministère de la Santé et des Services sociaux qu'au CCSSSBJ, on était très conscient de l'importance d'obtenir non seulement des données sur l'état de santé des populations et les principaux facteurs de risque, mais des données comparables à celles obtenues dans les régions plus au sud, afin d'assurer une juste répartition interrégionale des ressources. C'est pourquoi, en 1989, on décida de mener une enquête de santé générale auprès des communautés cries. Cette enquête devait reprendre le modèle de l'enquête Santé Québec 1987, « tout en l'adaptant aux particularités socioculturelles des populations de la région ». En outre, on devait y ajouter un volet portant sur la santé cardiovasculaire et la nutrition, modelé sur une autre enquête réalisée par Santé Québec en 1990 (Santé Québec, 1991).

Dans ce texte, je décrirai, de façon critique, le cadre conceptuel, la méthodologie et certains résultats de cette enquête, tenant ainsi compte d'une préoccupation que Tremblay et Lévesque (1993) énonçaient de cette façon :

les questions que l'on se pose dans ce contexte se rapportent à l'identification de l'institution qui a en quelque sorte commandité le travail, à l'examen des objectifs visés, à la reconstruction de la perspective conceptuelle utilisée [...], à l'analyse de l'ensemble des questions méthodologiques pertinentes, à l'évaluation des résultats. Toutes ces préoccupations convergent vers un seul but : quelle est la qualité de l'étude et dans quelle mesure ses résultats sont-ils utilisables ? (p. 30)

et, d'autre part, « quels efforts ont été déployés [...] pour assurer une large diffusion scientifique des résultats, ou, mieux encore, pour susciter un véritable transfert des connaissances vers les populations mêmes ? » (p. 6).

Les Cris de la Baie-James

La population crie de la Baie-James compte, au moment de l'enquête, environ 9300 personnes réparties dans neuf communautés, soit cinq sur les côtes de la baie James et de la baie d'Hudson (Waskaganish, Eastmain, Wemindji, Chisasibi et Whapmagoostui) et quatre situées à l'intérieur des terres (Nemaska, Mistissini, Waswanipi et Ouje-Bougoumou). Il s'agit d'une population jeune, puisque 60 % environ des Cris sont âgés de moins de 25 ans et que leur âge médian est de 21 ans, comparativement à 34 ans chez les Québécois « du sud » (Santé Québec, 1994). Traditionnellement chasseurs-cueilleurs, pêcheurs et semi-nomades, les Cris ont commencé à se sédentariser depuis le développement, à la fin du XIXe siècle, d'établissements permanents autour des postes de traite. De fait, les données de l'enquête nous révèlent qu'en 1991, bien que 24 % de nos informateurs disent séjourner dans le bois plus de quatre mois par année, 46 % disent qu'ils n'y passent qu'un mois ou moins et 12 %, qu'ils ne vont jamais dans le bois (Santé Québec, 1994).

À cette sédentarisation partielle s'ajoutent de nombreux changements socioculturels associés entre autres à une présence et une ingérence accrue des Blancs, bien que la signature de la Convention de la Baie James et du Nord québécois, en novembre 1975, ait à tout le moins assuré aux Cris la possibilité d'« exercer un contrôle relatif sur la nature et les conditions du processus de modification de leur base économique ainsi que de leur mode de vie (Larose, 1989) ». Tous ces changements, au-delà des modifications apportées à l'environnement physique et social, ont eu des effets sur l'état de santé des Cris. On conçoit donc tout l'intérêt que pouvait présenter, tant pour les chercheurs que pour la population crie elle-même, la réalisation d'une enquête générale sur la santé physique, mentale et « sociale » des Cris.

L'enquête Santé Québec auprès des Cris de la Baie-James

L'enquête auprès des Cris de la Baie-James devant être la première grande enquête réalisée par Santé Québec auprès d'une population autochtone nordique, on a jugé bon de consulter des personnes qui avaient déjà réalisé de telles enquêtes. C'est ainsi que l'on a pu profiter de l'expérience de chercheurs qui avaient travaillé lors de l'enquête fédérale sur la promotion de la santé dans les Territoires du Nord-Ouest, effectuée en 1985 auprès de trois sous-groupes de population (les Dénés, les Inuits et les non-autochtones). Plus près de nous, une enquête sur l'état de santé et les facteurs de risque des populations autochtones (Cries et Inuites) du Nouveau-Québec avait été réalisée en 1983-1984 sous la direction de Peter M. Foggin, du Département de géographie de l'Université de Montréal (Foggin et Lauzon, 1987). L'expérience des Territoires du Nord-Ouest démontrait en particulier la nécessité d'associer des représentants de la communauté autochtone à chaque étape de la recherche, depuis la conception ou l'adaptation des instruments jusqu'à l'interprétation des résultats (Imrie et Warren, 1988). Quant à l'enquête auprès des Cris et des Inuits, elle présentait plusieurs avantages, entre autres ceux de fournir une base de comparaison et de permettre la détermination de pistes de recherche. En outre, comme les résultats de cette enquête encore relativement récente demeuraient très peu connus de la population crie, on a décidé de publier, en collaboration avec le professeur Foggin, un document résumant sous une forme simple et attrayante les faits saillants de l'enquête (Clarkson et Foggin, 1989). Cette publication s'adressait directement à la population crie et visait à l'informer des résultats d'une enquête à laquelle elle avait participé, tout en suscitant sa curiosité par rapport à l'enquête de 1991, alors en préparation. La présentation de ce document aux conseils de bande et aux intervenants autochtones, dans diverses communautés, et la discussion qui s'ensuivait, permettaient également d'apporter une réponse partielle à une interrogation avec laquelle les anthropologues sont familiers, dans des populations rendues sceptiques par des contacts répétés avec notre culture : « on vient encore nous étudier... mais qu'est-ce que ça peut nous apporter ? »

L'enquête devait reprendre en bonne partie les instruments de l'enquête Santé Québec 1987 et de l'enquête de 1990 sur la santé cardiovasculaire et la nutrition. Le choix définitif des thèmes et l'adaptation des instruments étaient sous la responsabilité d'un comité d'orientation formé de représentants de Santé Québec, du CCSSSBJ, des conseils de bande, du MSSS et du Département de santé communautaire (DSC) de l'Hôpital général de Montréal, auquel les Cris ont choisi de s'associer en 1978 (voir Lavallée et Guyon, 1993 ; Santé Québec, 1991 ; Moffat, 1987). L'adaptation des instruments demandait que l'on tienne compte de certaines particularités socioculturelles et environnementales des communautés cries. À titre d'exemple, c'est à la demande des Cris que certaines questions, portant sur les dangers de traumatismes liés aux armes à feu ou aux chiens errants, ont été ajoutées.

Modèle, thèmes et instruments de l'enquête

Bien que les instruments de l'enquête aient été adaptés dans la mesure du possible aux spécificités de la culture crie, il faut préciser que le modèle de l'enquête correspond à une conception de la santé qui n'est pas celle des Cris, mais celle des « gens du sud ». En effet, Santé Québec a adopté un modèle biomédical linéaire, lui-même inspiré du modèle de l'enquête Santé Canada de 1978. Ce modèle, du type « déterminants : état de santé : conséquences », met l'accent sur la responsabilité individuelle dans le maintien de la santé, d'où l'importance accordée aux habitudes de vie (alimentation, consommation d'alcool, usage du tabac, activité physique, et ainsi de suite). Par contre, la conception crie de la santé, miyupimaatisiiu, ce que Adelson (1992) traduit par being alive well, est beaucoup plus holistique, puisqu'elle fait référence à l'harmonie entre soi-même (en tant que Cri) et l'environnement physique et social : « being alive well » is constituted within a framework of the social and political realities affecting both the individual and the group and is not simply confined to an individual body or based on the absence of disease ". Bobbish-Atkinson et Magonet (1990), par exemple, affirment que lorsqu'un Cri est sur le point de mourir mais qu'il a accepté la situation et qu'il est entouré par les siens, on dira de lui qu'il va bien (miyupiyuu). Ce faisant, on ne nie pas la maladie, mais on la situe dans un contexte où « tous les aspects de la vie ¾ physiques, sociaux, spirituels et psychologiques ¾ ont des répercussions sur le bien-être ». D'autre part, l'analyse d'un certain nombre de questions ouvertes de l'enquête réalisée en 1983-1984 chez les Cris nous éclaire quelque peu sur la conception crie de la maladie et de ses effets. Qu'est-ce que la maladie ? C'est quelque chose qui empêche de fonctionner normalement, c'est-à-dire de remplir ses tâches habituelles (unable to work, can't help kids...), qui affecte les relations avec les autres (can't see people I want to see), et qui affecte le moral (les qualificatifs les plus fréquents étant : helpless, powerless, frustrated, worrying, unhappy, bored, sad et depressed). Quant aux causes des maladies, elles sont souvent perçues comme liées à l'environnement (refroidissements, humidité, saleté, pollution) (voir Clarkson, 1990). On rejoint ici encore une fois l'information recueillie par Adelson (1992) :

*I*Cree well-being, say the adults whom I interviewed, is the Cree way of life : " being alive well " is being able to hunt, pursue traditional activities, live well in the bush, eat the right foods, keep warm, and it is the ability to provide for oneself and others. " Being alive well " is an idealized image of Cree life (p. 11).

Le modèle biomédical retenu pour l'enquête permet la comparaison avec les données recueillies ailleurs au Québec, voire au Canada. Toutefois, dans l'interprétation des résultats et particulièrement au moment de dégager des pistes d'intervention, c'est de la conception crie de la santé et de la maladie qu'il faudra tenir compte, si l'on veut rejoindre la population de façon efficace.

Quant aux principaux thèmes retenus dans l'enquête, ce sont les suivants : la perception de la santé ; la prévalence des problèmes de santé chroniques ou de courte durée ; les accidents et traumatismes ; les limitations d'activités et les incapacités ; la santé cardiovasculaire et certains facteurs de risque qui lui sont associés (tabagisme, consommation d'alcool, sédentarité, rapport poids/taille) ; la nutrition, en lien avec la santé cardiovasculaire et le diabète ; la santé des femmes (examens préventifs, maternité, allaitement) ; la santé mentale des adultes (les idées et gestes suicidaires, la détresse psychologique, certains troubles chroniques, les événements stressants et le soutien social) ; les problèmes sociaux liés à la consommation abusive d'alcool ou à la consommation de drogues et la perception de divers problèmes sociaux dans les communautés ; le recours aux services sociaux et de santé, la prise de médicaments, le recours aux médecines traditionnelles ; et enfin, diverses informations sociodémographiques (âge, sexe, lieu de résidence, caractéristiques du travail, état civil, statut économique et d'activité, langue et religion voir Guyon et al., 1994).

Pour recueillir ces informations, on devait disposer d'une panoplie d'instruments : une fiche d'identification permettant d'établir la liste des membres du ménage et certaines de leurs caractéristiques (âge, sexe, liens de parenté, etc.) ; un questionnaire « ménage » administré par un interviewer cri à un informateur clé dans chaque ménage échantillonné ; un questionnaire individuel s'adressant à chaque personne de quinze ans et plus dans le ménage ; un questionnaire confidentiel à remplir par le répondant lui-même et à déposer dans une enveloppe qu'il devait sceller ; un formulaire de visite en clinique où seraient notées diverses observations (mesures de tension artérielle, mesure du pouls, mesures anthropométriques. On devait également prélever un échantillon sanguin) ; enfin, un formulaire de rappel alimentaire des 24 dernières heures (afin d'évaluer les quantités consommées avec la plus grande précision possible, il fallait utiliser des modèles de portions alimentaires). On conçoit donc facilement la complexité des opérations et l'importance de préparer le terrain sur tous les plans : adaptation des instruments, coopération de la population à l'étude, formation des interviewers et des infirmières et vérification des opérations logistiques.

La mise en oeuvre de l'enquête

Pour chacun des principaux thèmes retenus, la finalisation des questions a été confiée à un groupe de personnes dont le champ d'expertise se devait d'être complémentaire. Le groupe de travail sur la santé mentale et les problèmes sociaux, par exemple, réunissait deux spécialistes des échelles de santé mentale, une travailleuse sociale crie et une anthropologue (moi-même). C'est donc ce groupe qui me servira le plus souvent de référence afin de clarifier la mise en oeuvre et le déroulement de l'enquête, depuis l'adaptation des instruments jusqu'à l'analyse des données.

L'adaptation des instruments : une illustration du processus

Si l'adaptation des instruments servant à évaluer l'état de santé physique pose relativement peu de problèmes, on concevra facilement l'importance de tenir compte du contexte culturel lorsqu'il s'agit d'adapter des indicateurs de la santé mentale et des problèmes sociaux dans la communauté. Lorsqu'il s'agit d'évaluer la santé mentale, une enquête générale de population ne permet certes pas de poser des diagnostics ou d'établir des prévalences en ce qui concerne des problèmes précis ; tout au plus peut-on disposer de certains indicateurs qui permettent de cerner des sous-groupes de population considérés comme plus à risque de vivre des problèmes de santé mentale. Pour l'enquête Santé Québec chez les Cris, on a choisi de retenir deux types d'indicateurs de santé mentale : un indice de détresse psychologique utilisé lors de l'enquête Santé Québec 1987 (IDPESQ), ainsi que quelques questions portant sur les idées suicidaires et les tentatives de suicide à vie et au cours des douze mois précédant l'enquête. En outre, on a retenu une échelle visant à mesurer le nombre d'événements dits « stressants » vécus au cours des douze derniers mois, ainsi que le niveau de stress perçu. Quant aux problèmes sociaux retenus, ils l'ont été en fonction de deux critères, la fréquence du recours aux services (à partir de données statistiques) et l'importance que leur accordait la population. C'est ainsi qu'à des thèmes tels l'alcool et la drogue, la violence conjugale, les enfants négligés, le vol et le vandalisme chez les jeunes, on a pu ajouter un autre sujet de préoccupation grandissante qui est le manque de respect envers les aînés.

La consommation d'alcool devait être abordée dans l'enquête sous trois angles différents : 1) la fréquence de consommation et les quantités consommées, 2) les problèmes liés à une consommation excessive, 3) l'importance perçue de l'abus d'alcool en tant que « problème social », dans chacune des communautés. L'évaluation de la consommation devait se faire par des questions relativement simples et couramment utilisées dans ce type d'enquête. Pour mesurer les problèmes liés à l'alcool, on a repris quatre questions utilisées dans l'enquête Santé Québec 1987 et servant à la construction de l'indice CAGE (acronyme composé de la première lettre du thème principal de chacune de ces questions : Cut down, Annoyed, Guilty et Eye opener). Avant d'être repris et validé dans des enquêtes de population générale, cet indice avait surtout été utilisé pour identifier les buveurs à risque dans des populations cliniques (Smart, Adlaf et Knoke, 1991). Une autre question (comportant neuf éléments) a également été reprise de l'enquête Santé Québec 1987 et visait à mesurer la prévalence de divers problèmes associés à une consommation excessive d'alcool. Quant aux questions sur la consommation de drogue, elles étaient reprises sous la même forme que dans l'enquête nationale sur la consommation d'alcool et de drogue (1989) et l'enquête nationale sur la promotion de la santé (1990) de Santé et Bien-Être Canada. Chez les Cris, on s'intéressait plus particulièrement à la consommation de marijuana ou de haschich, de cocaïne et de solvants inhalés.

Mais comment les Cris allaient-ils réagir à des questions portant sur les problèmes sociaux dans leur communauté, le suicide, la consommation de drogue ou l'abus d'alcool ? Et plus encore, accepteraient-ils, comme l'exige l'échelle de détresse psychologique, de parler de leurs sentiments ou émotions les plus intimes ? Pouvaient-ils percevoir certaines de ces questions comme choquantes ou déplacées ? Pour en discuter, nous avons fait une entrevue de groupe avec une dizaine de Cris, hommes ou femmes, habitant temporairement Montréal. Notre collègue crie s'est chargée d'établir les contacts et d'organiser l'entrevue.

Nous avions décidé de demander aux participants, dans un premier temps, de répondre individuellement par écrit aux questions proposées, avant de nous faire leurs commentaires en discussion de groupe. Cette façon de procéder a entraîné au point de départ un malentendu cocasse. En effet, plusieurs personnes nous ont vertement reproché nos préjugés face à la population crie, puisque nos questions ne portaient que sur des thèmes tels que la santé mentale, le suicide, les problèmes sociaux, la drogue ou l'alcool ! Quelques explications ont suffi à situer les problèmes dont nous traitions dans le contexte global de l'enquête, et la discussion qui a suivi nous a été extrêmement profitable. À titre d'exemple, nous voulions savoir si l'échelle de détresse psychologique développée et validée pour l'enquête Santé Québec 1987 et comportant 29 éléments (IDPESQ-29) pouvait être utilisée chez les Cris, ou si elle risquait de poser des problèmes (d'ordre culturel, de compréhension, etc.). Nous voulions également savoir s'il serait préférable d'utiliser dans le contexte cri une version abrégée de la même échelle (IDPESQ-14), dont la fiabilité et la validité avaient également été démontrées pour les Québécois « du sud » (Préville et al., 1992). La discussion nous a permis de découvrir que certains éléments pouvaient effectivement être mal perçus (par exemple, un élément portant sur la perte d'intérêt ou de plaisir dans la vie sexuelle) ou mal compris (en particulier, certaines questions portant sur des symptômes physiques de détresse psychologique). Toutefois, la plupart des éléments dont on nous disait qu'ils pouvaient poser problème, « particulièrement auprès des personnes âgées », ne se trouvaient pas dans l'IDPESQ-14. Nous avons donc décidé de retenir pour l'enquête chez les Cris cette version abrégée de l'échelle. Enfin, un des éléments de l'échelle a été modifié à la suite de la discussion de groupe. Les Cris présents nous ont en effet affirmé que chez eux les personnes déprimées ont tendance à s'isoler et que le fait de s'en aller seul dans le bois, ou de s'enfermer chez soi sans voir personne, est perçu par les autres membres de la communauté comme un symptôme d'un problème sous-jacent. Dans l'échelle, on a donc remplacé un élément sur le sentiment de solitude (how often did you feel lonely ?) par une question sur le désir de s'isoler (how often did you feel like being alone ?). À ceci près, l'IDPESQ-Cri est identique à l'IDPESQ-14.

Dans certains cas, les Cris rencontrés en entrevue de groupe nous ont demandé de reformuler certaines questions en utilisant un vocabulaire plus simple ou encore, de façon à tenir compte du fait que chez eux les choses se passent différemment. C'est ainsi qu'un élément où l'on demandait combien de fois la personne avait été arrêtée pour conduite en état d'ébriété (arrested for drunk driving) a été modifié de la façon suivante : warned for drunk driving, et une autre question, dont l'énoncé initial était : you were arrested because you were drunk in a public place, est devenue you were sent home because you were drunk in a public place, parce que, nous ont-ils dit, « chez nous, c'est comme cela que ça se passe. »

Par la suite, nous avons acheminé à Santé Québec les questions proposées ainsi qu'un document ayant pour but de préciser le cadre conceptuel, la source des questions retenues et les raisons justifiant certaines modifications aux instruments déjà existants. Chacun des groupes de travail devait d'ailleurs procéder de la même façon. L'intégration des divers thèmes s'est faite à Santé Québec et une version complète des instruments a été soumise au comité d'orientation, qui a effectué une dernière révision avant le prétest sur le terrain.

Préparation du terrain, formation des intervenants et collecte de l'information

En septembre 1990, une enquête pilote a été effectuée auprès de dix ménages, soit cinq à Chisasibi et cinq à Mistissini, afin de tester les instruments et de « vérifier la méthodologie, le matériel et la faisabilité des diverses procédures » (Guyon et al., 1994). Ce prétest a permis d'effectuer les dernières modifications aux instruments et d'améliorer certains modes d'opération, particulièrement sur le plan de la conservation et de l'acheminement des prélèvements sanguins, toujours plus aléatoires en région éloignée.

Au cours des quelques mois qui ont précédé l'enquête, des représentantes de Santé Québec et du module du Nord québécois du Département de santé communautaire de l'Hôpital général de Montréal ont visité chacune des neuf communautés cries afin de « prendre contact avec les représentants des communautés, particulièrement les conseils de bande, et d'établir les bases empiriques de la cueillette des données » (ibid.). Cette tournée a permis d'engager les interviewers et interprètes et de vérifier la disponibilité de locaux, de logements, de matériel, et ainsi de suite. Dans chaque communauté, on a choisi de deux à quatre interviewers. En outre, huit infirmières et un infirmier, soit une personne pour chacun des villages, ont été sélectionnés. La formation de ce personnel de terrain, qui a été faite immédiatement avant la période de collecte des données, a duré deux semaines. Cette formation, assumée par Santé Québec, a eu lieu à Montréal. Quant à la collecte de l'information, elle s'est déroulée du 24 juin au 16 août 1991, puisque c'est durant la période estivale que l'on a le plus de chances de rejoindre la population crie dans les villages. En outre, afin de susciter l'intérêt de la population et de maximiser la participation, on a eu recours à diverses approches : rencontres avec les conseils de bande, émissions de radio en cri ou en anglais... De plus, comme on l'avait fait dans les enquêtes au sud, on a offert une légère compensation financière aux informateurs clés qui devaient répondre au questionnaire portant sur l'ensemble du ménage. Le taux de réponse à ce questionnaire « ménage » a été de 93 %, et le taux de réponse aux questionnaires individuel et confidentiel se situait autour de 89 %.

Je ne compte pas m'attarder davantage sur les aspects techniques de la collecte de l'information, pas plus que sur les diverses opérations d'acheminement, de vérification, de correction ou de codification qui ont occasionné de nombreux maux de tête à la coordonnatrice du travail sur le terrain (une infirmière) et à la coordonnatrice de l'ensemble du projet (une autre anthropologue). Les personnes intéressées par ces divers aspects pourront se référer aux cahiers techniques de l'enquête (Guyon et al., 1994). Ces cahiers techniques ne rendent toutefois pas compte des aléas du travail sur le terrain, comme ce Cri plutôt corpulent qui s'évanouit au moment de la prise de sang et écrase de tout son poids une fragile infirmière, ou encore, ce monsieur qui s'est présenté à l'entrevue du « rappel 24 heures » de la consommation d'aliments après avoir jeûné stoïquement... pendant vingt-quatre heures, à cause d'un malentendu ! Pour aussi cocasse qu'il soit, ce dernier fait illustre tout de même l'exceptionnelle collaboration de la population crie à l'enquête...

L'analyse des données et la transmission de l'information

Dans l'ensemble de la démarche, Santé Québec avait accordé une grande importance à cette participation active des Cris, condition essentielle pour qu'ils s'approprient l'enquête. Pour la même raison, on a tenu à leur transmettre le plus tôt possible l'information recueillie. C'est pourquoi « les chefs des Conseils de bande ont été informés, par lettre, des premiers résultats de l'opération terrain. Les résultats des mesures de tension artérielle ont été donnés aux participants lors du terrain alors que les résultats des analyses sanguines ont été envoyés par la poste aux personnes concernées ainsi qu'aux services de santé de chacune des communautés » (Guyon et al., 1994). De plus, une première publication (Clarkson et al., 1992) a été produite dans un délai de moins d'un an après la fin du travail sur le terrain. Ce document abondamment illustré décrit en langage courant les principaux facteurs de risque et problèmes de santé identifiés lors d'un premier survol des résultats. Ces faits saillants « ont été distribués à chacune des familles participantes, aux comités de santé locaux, aux dispensaires, au Conseil cri de la santé et des services sociaux de la Baie-James. Les résultats ont aussi fait l'objet de sessions d'information tenues lors des foires de la santé (Health Fairs) dans différents villages » (Guyon et al., 1994). Quant à l'exploitation plus détaillée des données, elle a été confiée aux équipes qui avaient déjà assumé l'adaptation des instruments, tant pour assurer la continuité de la démarche que pour faciliter le travail d'analyse. À titre d'exemple, je vais donc décrire maintenant quelques résultats de l'enquête, pour ensuite passer à la description de problèmes spécifiques rencontrés en cours d'analyse qui démontrent bien l'importance de tenir compte des facteurs culturels, tant dans l'adaptation de la méthodologie que dans l'interprétation des résultats.

Quelques faits saillants de l'enquête

L'enquête Santé Québec auprès des Cris de la Baie-James a rejoint 354 ménages répartis dans les neuf communautés cries, soit 1999 personnes. Parmi ces dernières, 1161 personnes de 15 ans et plus ont répondu aux questionnaires individuel et confidentiel, et 943 personnes ont également subi les examens cliniques (prises de sang, mesures de la tension artérielle et mesures anthropométriques) (Clarkson et al., 1992).

L'enquête a permis de faire le point sur certaines habitudes de vie considérées comme des facteurs de risque. Sur le plan du tabagisme, par exemple, on a pu constater que 41 % des Cris, comparativement à 33 % des Québécois « du sud », fument la cigarette de façon quotidienne. Chez les jeunes Cris de 15 à 24 ans, cette prévalence s'élève à 61 %, soit deux fois plus que chez les Québécois du même âge. Par contre, chez les Cris de 45 ans et plus, on trouve proportionnellement beaucoup moins de fumeurs que chez les Québécois des mêmes groupes d'âge. En outre, on remarque qu'on trouve chez les Cris peu de gros fumeurs. En effet, parmi les fumeurs réguliers, 1 % seulement disent fumer quotidiennement plus de 25 cigarettes (comparativement à 16 % des fumeurs réguliers chez les Québécois du sud, voir Santé Québec, 1994).

Les Cris se distinguent également des Québécois du sud par leur mode de consommation d'alcool. D'une part, il y a moins de buveurs chez les Cris : un Cri adulte (15 ans et plus) sur deux, comparativement à un Québécois adulte sur cinq, ne consomme jamais d'alcool. En outre, 27 % seulement des Cris peuvent être qualifiés de buveurs « réguliers », c'est-à-dire consommant de l'alcool au moins une fois par mois. Il est vrai que la plupart des villages cris sont en principe des « communautés sèches », où la vente et la consommation d'alcool sont interdites par des règlements des conseils de bande. Toutefois, 43 % des buveurs, tant occasionnels que réguliers, disent boire dix consommations ou plus les jours où ils boivent. Ce type de consommation (peu fréquente mais abondante, et pouvant entraîner l'ivresse) correspond à ce que la documentation scientifique appelle binge drinking (Reynolds et al., 1992) ou en français le « mode de consommation nordique », parce qu'il semble particulièrement courant dans les régions et pays septentrionaux. Peut-être en raison des problèmes sociaux ou de santé (accidents, violence, vandalisme, enfants négligés...) associés à cette ivresse périodique chez certains d'entre eux, 82 % des Cris considèrent la consommation abusive d'alcool comme un problème sérieux dans leur communauté (voir Santé Québec, 1994 ; Clarkson et al., 1992).

L'état de santé des Cris a beaucoup évolué au cours des dernières décennies. Parmi les principales modifications, on observe un déclin des maladies infectieuses et l'émergence de divers problèmes chroniques qui semblent directement associés à l'évolution du mode de vie, plus particulièrement à la sédentarisation et aux changements apportés au régime alimentaire (voir à ce sujet Young, 1988 ; Robinson, 1990 ; Young et Sevenhuysen, 1989). Par exemple, en utilisant un indice de masse corporelle (IMC) calculé en divisant le poids en kilogrammes par la taille en mètres au carré, on a trouvé chez les Cris, au moment de l'enquête, une forte proportion (46 %) de personnes obèses. À titre de comparaison, lors de l'enquête Santé Québec 1987, en utilisant la même méthode de calcul, on obtenait chez les Québécois du sud un taux d'obésité de 8,7 % (Santé Québec, 1988). Cet écart peut s'expliquer en partie par des différences morphologiques entre les deux populations ; en outre, chez les Cris, les données sur le poids et la taille proviennent d'une prise de mesures directe, alors que chez les Québécois du sud il s'agit de données autodéclarées. Dans ce dernier cas, les gens ont souvent tendance à sous-estimer leur poids réel... ou à surestimer leur taille ! Il n'en reste pas moins qu'on observe chez les Cris un taux élevé d'obésité et que cette dernière constitue un facteur de risque pour l'hypertension, le diabète et les maladies cardiovasculaires, problèmes dont la prévalence semble chez eux de plus en plus élevée.

Parmi les problèmes de santé chroniques les plus fréquemment déclarés lors de l'enquête, on trouve les maladies de la peau ou autres allergies cutanées (5,7 %), de sérieux maux de dos ou de la colonne vertébrale (5 %), des migraines ou maux de tête fréquents (4,7 %), l'hypertension (4,5 %), l'arthrite ou le rhumatisme (4 %), les affections pulmonaires (3,7 %) et le diabète (3,6 %). Parmi les problèmes de santé aigus, les otites sont fréquemment mentionnées. Aussi, 4 % des Cris disent avoir été victimes au cours des douze mois précédant l'enquête d'un accident qui les a limités dans leurs activités habituelles, proportion comparable à celle qu'on obtient chez les Québécois, soit 4,1 % (Santé Québec, 1988). Chez les Cris, les accidents sont plus souvent associés aux moyens de transport (motoneige, automobile, véhicules tout-terrain), alors qu'au sud ce sont les accidents de travail qui prédominent (Clarkson et al., 1992).

Si l'on considère les quelques indicateurs de santé mentale retenus pour l'enquête, on constate que le niveau de détresse psychologique (évalué au moyen de l'IDPESQ-Cri) est particulièrement élevé chez les jeunes de 15 à 24 ans. En outre, 8 % de ces derniers disent avoir pensé sérieusement au suicide au cours des douze mois précédant l'enquête et 4 % disent avoir tenté, au cours de la même période, de s'enlever la vie. Bien que cette proportion semble élevée, elle ne diffère pas significativement de celle que l'on trouve chez les Québécois du sud pour le même groupe d'âge (Santé Québec, 1994 ; Clarkson et al., 1992).

Ces quelques faits saillants illustrent le type d'information qu'une enquête populationnelle permet de recueillir. On voit aussi que la comparaison entre deux populations, dont l'une constitue un point de référence pour l'établissement du bilan sociosanitaire et la répartition subséquente des ressources, est facilitée par l'utilisation d'instruments similaires. C'est d'ailleurs pourquoi, au conseil cri de la santé et des services sociaux de la Baie-James, on avait insisté pour que les instruments de l'enquête demeurent dans la mesure du possible identiques à ceux utilisés pour l'enquête Santé Québec 1987. Toutefois, il est évident qu'on doit tenir compte dans l'analyse des différences culturelles ou linguistiques entre les deux groupes, sans quoi on risque d'interpréter les résultats de façon erronée. De plus, on a pu se rendre compte que certains indices retenus aux fins de comparaison dans l'enquête ne correspondaient pas à la réalité culturelle crie et que certaines modifications de questions, bien que visant à adapter l'instrument au contexte culturel, avaient eu des effets pervers... C'est ce que je tenterai maintenant d'illustrer.

Les problèmes d'interprétation : là où la vigilance s'impose...

Tout comme la recherche qualitative, l'approche quantitative du travail sur le terrain possède ses règles qu'il importe de respecter. Dans l'utilisation d'un questionnaire d'enquête, on doit entre autres s'assurer de la fiabilité et de la validité des instruments. On vise également à obtenir des réponses qui ne soient pas biaisées, que ce soit par la présence de l'interviewer, la formulation des questions ou tout autre facteur. Certains biais sont parfois difficiles à éviter, en particulier ceux qui sont liés à la désirabilité sociale ; par exemple, dans notre culture, on tend à sous-estimer sa propre consommation de tabac ou d'alcool ou encore, la fréquence des comportements sexuels dits « à risque » pour les maladies transmises sexuellement ou le SIDA. De façon générale, ces biais sont suffisamment connus pour qu'on en tienne compte dans l'analyse.

En testant le questionnaire auprès de la population cible, on peut s'assurer qu'il est fiable, c'est-à-dire que si l'on pose deux fois les mêmes questions à la même personne, on obtiendra les mêmes réponses. Quant à la validité (les questions ou les indices mesurent-ils bien ce qu'ils sont censés mesurer ?), on en jugera entre autres par une validation de convergence, c'est-à-dire en comparant les résultats à ceux qu'on obtient par des méthodes différentes et déjà validées. À titre d'exemple, on comparera les réponses aux questions sur le poids et la taille d'une personne aux résultats obtenus par des mesures directes. Dans ce cas, on a vu que, dans notre culture, les réponses au questionnaire risquent de sous-estimer le poids et de surestimer la taille (encore la désirabilité sociale !). Les données obtenues par les deux méthodes sont toutefois suffisamment convergentes pour que l'on considère les réponses au questionnaire comme un bon indicateur, particulièrement lorsqu'il est difficile ou impossible d'avoir recours à des mesures plus précises.

Lorsqu'on adapte un questionnaire à de nouvelles populations cibles (groupes d'âge différents, langue différente, culture différente...), toute cette démarche doit être reprise. Il peut arriver que des questions ou des indices créés pour une population donnée présentent un biais culturel tel qu'ils deviennent inutilisables auprès des populations auxquelles on souhaite les adapter. Chez les Cris, c'est le cas de l'indice CAGE dont je parlais plus haut.

L'indice a été validé dans des enquêtes effectuées en Angleterre, aux États-Unis et au Canada où il semble constituer, tant en clinique que dans la population générale, un bon indicateur de dépendance à l'alcool (Smart et al., 1991 ; Beresford et al., 1990). Selon cet indice, sont considérées comme à risque d'une dépendance à l'alcool les personnes qui répondent de façon positive à deux ou plus des questions suivantes :

1) « au cours des 12 derniers mois, avez-vous déjà pris de l'alcool en vous levant le matin pour calmer vos nerfs ou vous débarrasser d'une " gueule de bois » (vous remettre d'une brosse) ? " On considère comme ayant répondu positivement à cette question ceux qui ont répondu « presque tous les jours » ou « assez souvent », alors que les réponses négatives regroupent les catégories « rarement » et « jamais » ; 2) « avez-vous déjà été critiqué(e) par une personne de votre entourage à cause de votre consommation d'alcool ? », 3) « avez-vous déjà pensé que vous deviez diminuer votre consommation d'alcool ? » et 4) « vous êtes-vous déjà senti(e) mal à l'aise ou coupable à cause de votre consommation d'alcool ? »

L'indice regroupe donc sous un même chapeau des questions portant sur le comportement, sur les réactions de l'entourage et sur des pensées ou sentiments propres à la personne répondante. Il semble bien fonctionner (validation de convergence) lorsqu'on l'utilise auprès de la population anglaise pour laquelle il a été créé ou auprès de populations dans lesquelles une consommation dite « abusive » d'alcool semble susciter des comportements, des réactions ou des sentiments similaires (Smart et al., 1991 ; Santé Québec, 1988 ; Beresford et al., 1990). On peut toutefois mettre en doute la pertinence de son usage auprès d'une population où l'usage de l'alcool et la perception qu'on en a correspondent à un schème tout à fait différent, comme c'est le cas chez les Cris.

Lors de l'enquête Santé Québec 1987, l'indice CAGE permettait d'estimer la proportion des buveurs à risque chez les Québécois non autochtones à 10 %, soit 15 % des hommes et 5 % des femmes ; on admettait toutefois que cet indice est susceptible de surestimer la proportion des buveurs excessifs (Santé Québec, 1988). Chez les Cris, le même indice évalue à 34 % la proportion des buveurs à risque, soit 40 % des hommes et 28 % des femmes... et ce, malgré le fait que la moitié de la population crie adulte ne consomme jamais d'alcool !

De fait, deux des composantes du CAGE semblent perdre leur pouvoir discriminant lorsqu'on les applique à la population crie. À la question « avez-vous déjà pensé que vous devriez diminuer votre consommation d'alcool ? », 78 % des consommateurs d'alcool répondaient par l'affirmative, et 71 % d'entre eux répondaient de la même façon à la question : « vous êtes-vous déjà senti mal à l'aise ou coupable... ? » Les taux élevés de réponses affirmatives à ces deux questions peuvent fort bien être liés au fait que la consommation d'alcool est désapprouvée par la culture (comme en témoignent les fréquentes campagnes anti-alcool organisées par les Cris) et interdite dans la majorité des communautés. Le mode de consommation entre aussi en ligne de compte, puisque l'ivresse peut être associée à divers problèmes sociaux, parmi lesquels les rixes, le vandalisme, les accidents, les enfants négligés ou la violence conjugale. À titre d'exemple, 17 % des hommes et 7 % des femmes participant à l'étude disent s'être blessés ou avoir blessé quelqu'un d'autre, au cours des douze mois précédant l'enquête, en se battant après avoir bu (Santé Québec, 1994 ; Clarkson et al., 1992). On peut se sentir coupable ou souhaiter réduire sa consommation d'alcool en raison de tels comportements, qu'on associe à une consommation excessive.

On voit donc à quel point il devient nécessaire de tenir compte dans l'interprétation des données des biais culturels inhérents à la conception des instruments eux-mêmes. Toutefois, l'adaptation des instruments au contexte culturel peut, elle aussi, créer des problèmes inattendus. Prenons à titre d'exemple la question où l'on demande aux informateurs s'ils ont déjà reçu un avertissement pour conduite en état d'ébriété (have you ever been warned for drunk driving ?), question modifiée, on s'en souviendra, à la demande des Cris eux-mêmes. La proportion de buveurs occasionnels ou réguliers qui disaient avoir reçu un tel avertissement au cours des douze mois précédant l'enquête (18 %) me semblait anormalement élevée. En outre, chose curieuse, 49 % des personnes qui disaient avoir reçu cet avertissement n'avaient conduit ni automobile ni camion au cours des douze mois précédant l'enquête. Il existe, bien sûr, plusieurs explications possibles : une mauvaise compréhension de la question (par exemple, avoir confondu warned for et warned about), une traduction erronée de l'anglais (écrit) au cri (oral), malgré les précautions prises (tous les interviewers disposaient d'une cassette de traduction anglais-cri des instruments, justement pour éviter ce type d'erreur), ou encore, la possibilité qu'on ait reçu un tel avertissement alors qu'on conduisait une motoneige ou un véhicule tout-terrain. Quoi qu'il en soit, dans un tel cas, il est impossible de valider et par conséquent d'utiliser l'information recueillie.

Heureusement, en raison du soin apporté à la préparation de l'enquête, des « problèmes » tels ceux rapportés ci-dessus constituent l'exception plutôt que la règle. L'analyse se fait de façon rigoureuse et tous les textes sont révisés par des chercheurs qui ont une longue expérience de terrain chez les Cris. Une dernière forme de validation de la démarche, sans doute la plus importante, aura lieu lorsqu'on pourra discuter sur le terrain, avec les intervenants cris ou québécois, de l'intérêt et de l'utilité des données recueillies. Ce faisant, il faudra garder en mémoire les limites de l'enquête, liées à ce que Tremblay (1990) appelle le « caractère d'uniformité des politiques sociosanitaires québécoises » :

Ce sont les mêmes principes généraux qui s'appliquent à l'ensemble de la population vivant sur le territoire québécois, indistinctement des lieux d'habitation et des caractéristiques particulières des communautés. Ils s'adressent tout autant à la population euro-québécoise qu'aux communautés inuites et cries du Grand Nord ". (p. 2).

On l'a vu, le Conseil cri de la santé et des services sociaux de la Baie-James a réclamé que l'enquête reprenne pour l'essentiel les instruments déjà utilisés au sud, afin de pouvoir négocier, à partir de données comparables, une juste répartition des ressources. Mais bien au-delà de ces considérations administratives, l'enquête doit permettre de dégager des priorités, d'aider à l'élaboration et à la mise en application de programmes en santé et services sociaux et d'évaluer la pertinence des mesures préventives et correctives, en tenant compte des réalités socioculturelles et environnementales de la population crie (Santé Québec, 1991). Dans ce contexte, le défi consiste à transcender les notions de santé et de maladie telles qu'elles sont véhiculées par le modèle conceptuel biomédical et linéaire de l'enquête. Pour ce faire, il faut recourir à une approche inspirée de l'anthropologie de la santé et inclure, non seulement dans le champ explicatif des données recueillies, mais aussi dans toute forme d'intervention (particulièrement préventive) qui s'ensuivra, les expériences de vie et les situations sociales, les impératifs culturels, les systèmes de valeur, les jugements et les visions du monde proposés par les traditions culturelles des Cris (Tremblay, 1983).

Par ailleurs, les chercheurs et intervenants québécois dans le domaine de la santé et des services sociaux ont eux-mêmes beaucoup à apprendre d'une culture où les grands événements de la vie, de la naissance à la mort, sont l'affaire de toute la société (voir Bobbich-Atkinson et Magonet, 1990) et où l'on trouve « une conception humanisée de la relation thérapeutique à l'intérieur de laquelle le soigné se sent aimé et valorisé par l'ensemble de la communauté » (Tremblay, 1983). Il aura fallu un long cheminement pour qu'on accepte de réfléchir sérieusement, dans notre société, à ce qui est depuis longtemps la conception crie de la santé : un état d'harmonie entre la personne et son environnement, physique ou social.

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